UN SIÈCLE DE GÉOLOGIE AU LABORATOIRE DE L'INSTITUT CATHOLIQUE DE PARIS
par PIERRE BORDET

Texte publié dans : Humanisme et foi chrétienne, Mélanges scientifiques du centenaire de l'Institut catholique de Paris, publiés par Charles Kannengiesser et Yves Marchasson, Beauchesne, 1976.

Fondé en 1875, en même temps que l'Institut Catholique de Paris lui-même, le laboratoire de géologie aura cent ans cette année.

Un siècle de recherches et de travaux dans le domaine de la Géologie et des Sciences connexes - voilà l'oeuvre de ceux qui s'y sont succédés : il peut être intéressant à cette occasion de jeter un regard en arrière et de rappeler leur souvenir, car ils ont, chacun à leur manière et selon leur génie propre, apporté leur témoignage de croyants, influencé l'évolution de la Science et participé souvent de manière éminente aux progrès du Savoir humain.

Il n'y a pas lieu de revenir ici sur les circonstances qui ont présidé à la création des Instituts Catholiques ni sur les vicissitudes qui ont accompagné leur naissance.

Notre histoire s'ouvre donc avec la visite que l'Abbé de Foville fit en 1875 à Albert de Lapparent pour lui proposer, de la part de l'abbé d'Hulst, la chaire de géologie et de minéralogie de l'Université Catholique de Paris, alors en cours de création.

Albert Auguste de Lapparent était né le 30 décembre 1839 à Bourges. Fils d'un ingénieur militaire, il eut une jeunesse facile ; il se montra exceptionnellement doué, aussi bien dans les domaines littéraires que scientifiques et parvint sans effort à entrer premier à l'école polytechnique. Il ne semble pas que ce soit le résultat d'un choix délibéré de sa part : son grand père Emmanuel, son oncle Henri, son père Félix Rémy avaient suivi la même voie ; il s'est laissé conduire par les circonstances et, curieusement, il érigea bientôt en principe de vie cette acceptation quelque peu passive des événements, dans lesquels il devinait la main de la Providence. «L'observation du devoir, de la discipline et la constante pratique de la bonne volonté » lui ont assuré une vie pleine et heureuse, riche en succès de tous ordres, qui l'ont récompensé, de son aveu même, au delà de toutes ses ambitions.

Reste qu'il a vécu des temps particulièrement heureux et aucun de ses successeurs n'aurait pu s'en tenir à une telle philosophie.

Entré à l'Ecole des Mines, sans autre motif que la tradition, il y brilla par ses qualités intellectuelles et bientôt, passionné par la géologie, il devint le favori du grand maître qu'était alors Elie de Beaumont. Sorti premier comme il était entré, il glissa sans réagir dans le fonctionnariat.

Ses travaux de recherche avaient débuté dans le Tyrol, par une étude de la région de Predazzo — où il créa le terme de monzonite qui fit fortune depuis — alors qu'il était encore à l'Ecole des Mines. Ensuite le pays de Bray attira son attention ; il y avait là une belle succession de strates dont l'étude permettait de préciser l'histoire de la période crétacée, mais celles-ci, cachées sous les limons et la dense végétation du Nord de la France, ne livraient pas sans réticence leurs secrets. Il lui fallut un long travail sur le terrain pour tirer au clair leur anatomie et finalement publier un mémoire récapitulatif en 1879. De là il passsa à un problème géologique auquel son nom reste attaché : l'étude du tunnel ferroviaire sous la Manche, destiné à réunir la France et l'Angleterre. On sait comment ce projet est périodiquement repris et abandonné depuis bientôt deux cents ans. Les dernières vicissitudes ne datent que de quelques mois. Les hésitations ne viennent pas des géologues : depuis le travail d'Albert de Lapparent, on sait que l'oeuvre est réalisable ; on peut chiffrer ce qu'elle coûtera ; mais on ne peut deviner les obstacles que les politiques nationales ou internationales pourront dresser devant un projet qui, dans l'état actuel des techniques, apparait comme le symbole d'une évolution que cetains ne peuvent s'empêcher de regretter.

Ces années furent aussi consacrées à la mise en train du Service de la Carte géologique de la France.

Beaucoup de voyages ne l'empêchaient cependant pas de fréquenter avec succès les salons de la haute société. Ce n'est cependant pas là qu'il rencontra celle qui devait devenir sa femme : son patron Elie de Beaumont l'informa un jour des projets de sa famille à ce sujet ; il les accepta sans hésiter et n'eut pas à s'en repentir : il jouit sa vie durant d'un bonheur conjugal sans faille ; il eut neuf enfants dont six survécurent. Parmi eux Jacques de Lapparent devint aussi géologue et minéralogiste ; il fut professeur à Strasbourg et finalement à la Sorbonne.

Cependant, après dix ans, l'existence de géologue itinérant commençait à peser à Albert de Lapparent ; c'est alors qu'il reçut la visite de l'abbé de Foville à laquelle nous avons fait allusion. Il obtint sa mise en congé illimité et accepta cette charge.

D'un coup toute sa vie s'en trouva changée : sans doute découvrit-il, dans le métier de professeur qui devint le sien, ce qui correspondait le mieux à son tempérament : son besoin de relations humaines et de contacts avec les autres était comblé, - ses remarquables qualités d'expositions pouvaient s'employer - mais surtout, il se trouva face à face avec une tâche qui bientôt le passionna.

La géologie était alors à un point crucial de son évolution. Depuis Léonard de Vinci, Buffon et tant d'autres, elle avait, peu à peu, acquis sa stature d'histoire de la Terre. L'analyse des strates de terrain - la Stratigraphie - avait progressé et venait de parvenir à son point d'achèvement : la constitution d'une échelle continue permettant de situer dans le temps, les uns par rapports aux autres, les événements qui s'étaient succédés depuis l'apparition des premiers êtres vivants jusqu'à celle de l'homme et de sa civilisation.

Bien sûr, il restait, il reste toujours, beaucoup à faire pour analyser dans le détail cette si longue histoire.

Cependant le cadre général était dressé, la succession des étages mise en ordre, et les grandes « révolutions » qui pendant longtemps avaient servi d'explication à l'histoire de la Terre s'étaient peu à peu effacées devant les preuves d'une continuité qu'il avait fallu rechercher avec persévérance : elle était désormais acquise.

Tout ceci n'était connu que d'un petit nombre de grands esprits enfermés dans leur bureau et leurs connaissances, souvent bourrus, dont plus d'un ont laissé un souvenir qui appelle la caricature.

Pour harmoniser la masse des faits connus en un édifice unique et le livrer à tous ceux qui, par obligation ou par attrait, en étaient curieux, il fallait un esorit clair, lumineux, épris de synthèse. Une bonne connaissance de la paléontologie était en outre nécessaire.

Albert de Lapparent l'acquit progressivement en organisant la collection de l'Institut Catholique. Les collectionneurs de fossiles, amateurs ou professionnels, ne manquaient pas ; plus d'un était tout disposé à donner tout ou partie de ses richesses : le premier et le plus illustre fut Barrande, le très célèbre spécialiste des terrains anciens de Bohême.

Albert de Lapparent, aidé par d'humbles bonnes volontés comme celle du Marquis de Rincourt, vérifia les déterminations, et classa plus de trente six mille fossiles qui constituent le fond de la collection toujours conservée dans le local où il l'a lui-même installée.

La synthèse, il la proposa dans son «traité de géologie» (1886) : oeuvre de vulgarisation par certains côtés, mais surtout oeuvre d'organisation d'une pensée qui se cherchait encore : parti d'une masse de documents lentement et péniblement accumulés par des générations de chercheurs, il en a montré les articulations, en a extraits les lois, il en a révélé l'unité.

Cette oeuvre a été finalement poursuivie après lui. Son propre élève Emmanuel de Margerie traduisant et adaptant l'Antlitz der Erde de Ed. Suess - Emile Haug professeur à la Sorbonne écrivant son traité de géologie - Maurice Gignoux enfin publiant sa stratigraphie. La géologie a périodiquement besoin d'esprits assez ouverts et assez puissants pour refondre en un tout la multitude des faits épars et des théories que les chercheurs ont dispersés tout au long de leurs travaux.

Le traité de géologie correspondait si exactement aux capacités d'Albert de Lapparent qu'à peine terminée sa première édition, il se tourna, pour entreprendre une oeuvre analogue, vers un autre domaine du Savoir : la minéralogie.

La minéralogie est une science curieuse ; partie de l'étude des cristaux naturels, les «minéraux», elle en entreprit l'inventaire et la description avec l'Abbé Haüy. Parce que ces minéraux sont souvent de petites tailles, et faciles à collectionner, elle fut souvent une science de cabinet. Elle évolua rapidement de l'étude géométrique des formes cristallines vers l'analyse de leurs propriétés physiques et chimiques, puis vers l'étude des cristaux artificiels et celle de la matière.

Albert de Lapparent ne resta pas insensible à l'intérêt des théories mathématiques élaborées sur les cristaux : son passé de polytechnicien l'y prédisposait et il prit un intérêt à développer les dernières conceptions de Bravais et de Mallard.

Pourtant son «cours de minéralogie» (1890) fait une part prépondérante à la description des minéraux et la classification qu'il en propose est celle-là même qu'il avait utilisée pour ranger la collection de l'Institut Catholique : elle est basée essentiellement sur les associations que l'on rencontre dans la nature. En lui le naturaliste avait alors pris le pas sur le mathématicien.

On retrouve dans ce traité toutes les qualités de l'auteur ; cependant son travail a vieilli parce que la minéralogie a évolué, qu'elle a vu croître à ses dépens des sciences nouvelles - la cristallographie, la pétrographie, la métallogénie - ... qui l'ont peu à peu dépossédée de ses chapitres essentiels. Parce que son objet était au départ trop étroitement défini, elle se trouve réduite à n'être plus guère maintenant qu'une passion de collectionneurs curieux, riche seulement de la gloire d'avoir donné le jour à des domaines entiers de la physique moderne.

Le troisième volet de l'oeuvre d'Albert de Lapparent est un peu postérieur (1896). La notoriété qu'avaient acquis ses traités ne lui avait guère amené d'élèves : trop technique pour beaucoup, cette orientation n'intéressait que médiocrement les auditeurs habituels de l'Institut catholique, parmi lesquels prédominaient ceux qui avaient une formation littéraire.

Il se décida donc à modifier la forme de son enseignement ; se rapprochant des préoccupations des géographes, il voulut montrer comment la structure géologique était la clef des paysages. Pour un géologue habitué aux recherches sur le terrain, c'était une évidence, encore fallait-il en faire prendre conscience et fournir un corps de doctrine suffisamment élaboré pour établir un pont entre une géologie dont les vues historiques étaient essentiellement évolutives et une géographie trop statique qui avait tendance à considérer la morphologie terrestre comme une donnée immuable.

De là naquirent les «leçons de géographie physique» : le retentissement de ce travail fut considérable, car il ouvrait à tous, spécialistes ou non, un domaine resté l'apanage de quelques grands esprits intuitifs et géniaux; ceux-ci n'avaient pas su diffuser le savoir qu'ils avaient accumulé. Une conséquence en fut, quelques années après, la création de la chaire de géographie physique de la Sorbonne, dont le laboratoire devait constituer pendant cinquante ans - avec ceux de géologie de la Sorbonne, du Collège de France et de l'Institut Catholique - l'un des quatre pôles de la géologie parisienne.

Pendant cette période de sa vie, Albert de Lapparent ne cessa pas de manifester son activité par les contacts incessants qu'il entretenait avec la société de son époque. Doué comme il l'était pour la parole en public et pour la rédaction, on ne compte pas les conférences qu'il a prononcées, les articles qu'il a écrits.

Il s'est toujours présenté comme un catholique convaincu et militant. Les rapports parfois tendus qu'il a eus avec les milieux gouvernementaux et politiques ont toujours eu pour base une prise de position sur laquelle il n'a jamais transigé. Cependant il n'a pas essayé de pénétrer les milieux philosophiques et théologiques de l'Institut Catholique. Sa propre philosophie pragmatique ne le prédisposait guère à intervenir dans les controverses de spécialistes : il semble en avoir eu conscience et s'être gardé avec soin de sortir du domaine de ses compétences.

Sa notoriété, après s'être imposée en France, gagna les milieux de la Science internationale. Entraîné dès sa jeunesse à parler allemand, il noua des rapports scientifiques avec les géologues d'Europe Centrale, plus qu'avec les anglo-saxons.

C'est là qu'au début du vingtième siècle, se trouvait le centre principal de l'intérêt géologique : les Alpes. A cette époque apparurent les premières synthèses structurales tendant à expliquer les chaînes de montagnes par des mouvements tangentiels de l'écorce terrestre : les charriages. Il n'y prit pas une part directe, les grands protagonistes furent les autrichiens, les suisses et chez nous de grands noms tels que Marcel Bertrand et Pierre Termier.

Pour un temps, il fut le porte-drapeau de toute la Science française lorsque, membre de l'Académie des Sciences, il en fut secrétaire perpétuel.

Il mourut le 4 mai 1908 à l'âge de soixante-neuf ans.

Le laboratoire qu'il avait créé, installé et équipé fut fermé dans l'attente d'un successeur.


Ce successeur fut Jean Boussac.

Né le 19 mars 1885, il était issu d'une famille parisienne. Il s'enthousiasma dès l'âge de quinze ans pour les fossiles que l'on pouvait récolter dans le bassin de Paris et sa vocation de géologue data de ses premières courses sur le terrain.

Esprit clair et calme, il savait aussi être brillant et passionné. Sans aucune peine il obtint sa licence de Sciences et devint préparateur à la Sorbonne.

C'est alors qu'il entreprit un travail dont l'ampleur étonne. Les cadres de la Statigraphie avaient été mis au point à la fin du xixe siècle ; il restait à en étudier le contenu exact : ceci s'annonçait particulièrement délicat, or le sujet à lui proposé, fut l'étude des étages moyens et supérieurs du nummulitique en France et dans les pays voisins.

De multiples problèmes se posent en effet. Il faut d'abord mettre en ordre les listes de fossiles déjà publiées dans ces régions, s'assurer de leur exactitude et par voie de conséquence affiner jusqu'à la limite du possible l'outil paléontologique : ceci nécessite le coup d'oeil rapide et sûr, la mémoire sans défaut du naturaliste ; il en est doué et en donne immédiatement la preuve. Dépassant les problèmes purement locaux et accidentels, il s'attaque au mécanisme même de l'évolution et tire de ses observations des arguments nouveaux en faveur de la théorie des mutations.

Il doit aussi se rendre sur le terrain pour en étudier les strates, y rechercher les fossiles, les identifier, en vérifier les évolutions et les associations, bref utiliser l'outil paléontologique pour fixer l'âge des formations et leurs successions. Se posent alors à lui des problèmes d'équivalences et de corrélations qui débouchent finalement sur l'interprétation stratigraphique.

Mais dans le secteur où il travaille se trouvent les Alpes occidentales ; or ces montagnes constituent encore de redoutables énigmes pour ceux qui les étudient. Certes, on sait, depuis peu, que de grands chevauchements affectent l'édifice, que des masses considérables de terrains plus anciens ont glissé sur de plus récentes, que la géométrie de l'édifice est d'une complication imprévisible.

Il faut être doué d'une sûreté de jugement et d'une confiance peu ordinaire pour s'attaquer au problème crucial : qu'existait-il avant la formation de ces montagnes? Les techniques nécessaires pour répondre existaient, mais c'était la première fois qu'elles étaient appliquées systématiquement à un pareil problème. La reconstitution des mers nummulitiques et leurs modifications lors de la première phase de déformations alpines fut le résultat de son travail, travail pour lequel il reçut en 1913 - à l'âge de vingt huit ans - le titre de Docteur es Sciences et le prix Fontannes de la Société géologique de France.

Cependant les exigences de son travail l'avaient poussé à démissionner de sa charge de préparateur à la Sorbonne. En 1911, il sollicite et obtient le poste de Professeur à l'Institut Catholique et reprend aussitôt l'enseignement arrêté depuis la mort d'Albert de Lapparent. Il a de remarquables qualités de professeur : son succès est immédiat; il rouvre le laboratoire, organise des excursions qui ont un retentissement jusqu'à l'étranger, entreprend des voyages d'études à travers l'Europe et jusque en Egypte.

En quelques années, il était devenu le plus connu des géologues de sa génération. En 1912, il épousa la fille du grand géologue, Pierre Termier [Jeanne Termier], et eût deux enfants. Hélas, en Août 1914 c'est la guerre.

Mobilisé comme tous les jeunes français de son âge, il est nommé sergent d'infanterie, sans égard pour son exceptionnelle valeur intellectuelle. Durant deux ans, il va vivre le long calvaire des tranchées. Blessé deux fois, il retourne deux fois au front. Sa troisième blessure est fatale : il meurt le 22 août 1916, en présence de son beau père Pierre Termier, à l'âge de trente et un ans.

Il laisse derrière lui une oeuvre à peine entreprise mais déjà magistrale (63 publications), et surtout une méthode de travail qui sera appliquée opiniâtrement par ses successeurs pendant près d'un demi-siècle et qui forgera toute l'architecture de la géologie moderne.


 

Non loin de l'ambulance où mourut Jean Boussac, un autre géologue peinait dans les tranchées : c'était Pierre Teilhard de Chardin. Les saignées creusées dans la montagne de Reims lui permettaient, au jour le jour, de ramasser des restes de vertèbres fossiles qu'il envoyait au laboratoire de son Maître Marcelin Boule au Muséum.

Ces restes présentaient un intérêt exceptionnel : on sait qu'à la fin de la période secondaire - et pour des raisons encore très mystérieuses - les grands sauriens, qui depuis l'aube de cette période régnaient en maîtres sur les continents et les océans, disparurent soudainement. La place laissée libre fut très rapidement conquise par d'autres vertébrés, les mammifères. Cet épanouissement brusque se fit dans des conditions qui mettent en lumière, de manière exceptionnelle, les principes et les lois qui régissent l'évolution de la Vie. Cela passionnait Teilhard.

A vrai dire, son attrait pour de tels problèmes ne datait pas d'alors : dès sa jeunesse, il s'était enthousiasmé pour la Création et s'était donné pour tâche d'en découvrir le sens philosophique et théologique.

Né à Sarcenat en 1885, il avait eu une jeunesse studieuse qui l'avait amené à entrer très jeune au noviciat des Jésuites.

Esprit prodigieusement pénétrant, âme profondément religieuse et mystique, il avait toujours eu une manière très personnelle de concevoir la vie spirituelle ; il ne paraît pas avoir été sensiblement marqué par le passage entre les mains de ses maîtres. Il a, durant toute sa vie, développé une pensée intuitive dont le caractère «prophétique » a toujours surpris, inquiété, voire indisposé ses supérieurs. Il n'y a pas à s'étonner qu'il ait eu, plus d'une fois, à pâtir de son manque de conformisme et qu'après sa mort, le jour de Pâques 1955, la publication de ses oeuvres - dont beaucoup n'ont guère été composées à l'intention d'un lecteur éventuel - ait provoqué des enthousiasmes et d'aigres remous, à peine apaisés.

Après la guerre, qu'il avait eu la chance de traverser indemme, il reprit la chaire de géologie de l'Institut Catholique, restée vacante après la mort de Jean Boussac.

Sa thèse sur les faunes de mammifères de Champagne l'avait placé parmi les rares spécialistes des vertébrés fossiles ; on pouvait s'attendre à ce que le problème de l'homme fossile entre un jour ou l'autre dans le champ de ses préoccupations.

Ceci se produisit alors qu'il était professeur à l'Institut Catholique ; invité par un de ses collègues, le Père Licent, à une mission paléontologique en Chine, il prit contact avec ce pays où il devait passer la partie la plus active de sa vie.

Ses supérieurs, inquiets de la tournure que prenait son apostolat parisien et des textes qui commençaient à circuler sous son nom, décidèrent brusquement en 1925 de l'envoyer définitivement là-bas.

On peut encore lire les protestations que souleva cette décision dans le registre des comptes rendus du Conseil de la Faculté des Sciences. Celle-ci y perdait sans aucun doute le plus brillant de ses professeurs. Lui, au contraire, par un coup imprévu du sort - que la Providence avait dû soigneusement régler - se trouvait à pied d'oeuvre pour entreprendre l'étude du Sinanthrope qui allait être découvert à Chou Kou Tien et devait le rendre mondialement célèbre.

Ainsi s'ouvrait un chapitre alors totalement inattendu de la Paléontologie.

Son passage au laboratoire avait été bref et y a laissé peu de traces ; il eût alors pour élève le paléontologiste Jean Piveteau. Ce n'en fut pas moins pour lui un moment crucial ; il prouva que son attachement indéfectible à l'Eglise pouvait lui faire accepter une décision qui paraissait contredire le but même qu'il avait fixé à sa vie.

Contrairement à ses prédécesseurs, le Père Teilhard n'était pas minéralogiste. Le laboratoire de la Catho fut donc scindé en deux : géologie et minéralogie.


Cette discipline échut à l'abbé Christophe-Léon Gaudefroy.

Celui-ci faisait partie d'une trilogie d'amis : Teilhard, de Breuil, le célèbre professeur de préhistoire au Collège de France, et Gaudefroy. Trois esprits éminents, trois savant hors pair ; cependant le troisième est resté dans l'ombre, inconnu sauf de ses propres élèves.

Esprit vif et pénétrant, le Père Gaudefroy était un doux et un timide. Il passa toute sa vie auprès des minéraux qu'il étudia et scruta inlassablement, bien souvent sans prendre même le soin de faire connaître le fruit de ses travaux sur l'optique cristalline, ou de ses découvertes.

Il fut simultanément assistant de Minéralogie à la Sorbonne, et Professeur à l'Institut Catholique. Tous ceux qui l'ont connu se rappellent sa longue blouse grise, son béret basque, son sourire émouvant, son inépuisable bonté.

Il ne faisait pas de cours : il s'asseyait simplement avec ses élèves à la table des travaux pratiques et là, des heures durant, il leur faisait découvrir les symétries sur les modèles en bois, leur apprenait à régler le goniomètre et à souffler dans un chalumeau.

La collection des minéraux qu'il avait préparée pour eux était faite d'échantillons remarquables et minuscules; il s'astreignait à l'entretenir avec soin et à s'inscrire sur chacun le numéro qui renvoyait au cahier de références.

C'était un expérimentateur adroit : avec sa vieille lampe à arc et quelques lentilles, il réalisait des expériences d'optique d'une surprenante beauté.

Parfois il partait sur le terrain et en revenait épanoui avec dans sa sacoche quelques minéraux rares qu'il faisait admirer à ses élèves.

On ne le vit en colère qu'une seule fois : le jour où ses amis voulurent fêter avec lui son accession au Canonicat.

Il s'occupa fidèlement de la Société de minéralogie dont il fut président.

Il fut professeur à la catho jusqu'en 1948 : à l'âge de la retraite, on lui proposa de s'occuper du classement des minéraux du Maroc au Service des Mines de Rabat.

Alors s'ouvrit pour lui une deuxième vie. Enthousiasmé par ce qu'il découvrait, il n'hésitait pas à partir, dans des conditions de total inconfort, pour les bleds les plus perdus, afin d'en rapporter quelques spécimens rares.

Il constitua ainsi une collection unique et prépara avec ses anciens élèves, qui l'avaient accueilli là-bas, la Minéralogie du Maroc, une oeuvre de première grandeur qui peut se comparer avec ce que l'illustre Alfred Lacroix avait fait pour la France ou pour Madagascar.

Il poursuivit son travail jusqu'au jour où frappé d'hémiplégie, il dût revenir au village de ses aïeux.

On le vit encore une fois, à une réunion de la Société de minéralogie, vieillard infirme, entouré par tous ceux qu'il avait formés, puis ce fut le silence.

Durant de longues années, totalement immobilisé, le Père Gaudefroy attendait l'heure du Seigneur. Elle sonna pour lui en 1971.

Il disparut comme il avait vécu - sans bruit - mais dans la Joie d'avoir admiré toute sa vie l'oeuvre du Créateur.

A vrai dire une science disparaissait avec lui : la minéralogie classique ; celle qu'il avait connue, aimée et admirée n'était plus de mode. Depuis que l'introduction des Rayons X avait fait faire à la cristallographie un énorme bond en avant, les laboratoires s'étaient encombrés de machines puissantes et coûteuses : les diffractographes, les sondes, les microscopes électroniques, les spectrographes de masse, tout un arsenal lourd et compliqué avait relégué bien loin en arrière la contemplation de la pure beauté d'un cristal.

Il n'était pas possible pour son successeur de poursuivre dans cette direction : les locaux étaient trop exigus, les ressources minimes, les techniciens absents; rien ne permettait de suivre une voie qui s'éloignait de plus en plus des sciences naturelles pour se diriger vers la haute physique. C'est pourquoi l'orientation du laboratoire fut modifiée. La Pétrographie, sciences des roches et branche de la géologie, devint sa principale activité. Ainsi se trouvaient harmonisés les domaines de recherches des deux laboratoires de la Catho, que tout prédestinait à travailler en commun, sinon à se réunir comme ils l'avaient été par le passé.


Le successeur du Père Teilhard en géologie, fut l'abbé Albert Félix de Lapparent, petit-fils d'Albert Auguste de Lapparent, et neveu de Jacques de Lapparent.

Il naquit au Mont Dieu dans les Ardennes, le 9 septembre 1905.

Son père, Pierre, était ingénieur agronome.

Sa première jeunesse se passa dans la propriété familiale ; mais la guerre de 1914 éclata : sa famille dut fuir et se réfugier dans le Midi. C'est là qu'il poursuivit ses études et qu'il prit contact avec une nature colorée et chaude pour laquelle il manifesta un attrait qui ne faiblit pas.

Dès la fin de ses études, il entra au Séminaire, fut ordonné prêtre en 1929 et entra dans la Compagnie de Saint-Sulpice l'année suivante. Il racontait parfois que son souhait, à cette époque, était de devenir curé de campagne.

Ses supérieurs cependant l'orientèrent autrement. Le Cardinal Verdier, pressentant en lui un atavisme de géologue, lui demanda de prendre la succession de son grand-père au laboratoire de l'Institut Catholique. Il prépara donc sa licence, puis son patron. Charles Jacob, lui confia comme sujet de thèse l'étude des rapports géologiques entre les Alpes et la Provence. C'était reprendre en l'étoffant un sujet déjà effleuré par Jean Boussac. Comme celui-ci l'avait montré, il fallait analyser la stratigraphie en détail, lever des cartes et tenter une interprétation structurale de cette région de passage entre deux chaînes de montagnes : les Alpes au Nord et la Provence, prolongement des Pyrénées, au Sud.

Très vite il vit s'effondrer devant ses investigations l'interprétation proposée par Léon Bertrand, qui étendait à tout l'édifice provençal la conception des grands charriages connus dans les Alpes. Son point de vue «fixiste» apparaissait précisément au moment ou une controverse parfois violente, - comme dans les Pyrénées - opposait les tenants des chevauchements généralisés et ceux qui les refusaient.

Une tendance trop systématique avait conduit certains à étendre le schéma structural des Alpes à toutes les chaînes de montagnes : c'était là une tentation propre à séduire des esprits plus habitués à la rigueur des lois physiques qu'à la liberté qui préside aux phénomènes de la Nature.

Le travail d'Albert de Lapparent s'inscrit dans la ligne de la réaction qui a ramené vers une observation plus stricte ceux qui s'étaient laissés enthousiasmer par de trop belles théories. Combien de fois une telle tentation ne s'est-elle pas manifestée dans l'histoire des sciences naturelles ? C'est peut-être à craindre plus encore aujourd'hui, ou une vulgarisation facile permet de présenter au profane des théories parfois hasardeuses comme des vérités acquises. Il appartient au chercheur, patient et indépendant, d'en poursuivre une critique sans parti pris mais sans condescendance. Cela seulement permettra à la vérité de se faire jour, à travers les multiples hypothèses qui fleurissent sous les pas des chercheurs.

Survint la guerre de 1939-45, l'abbé de Lapparent, de constitution apparemment frêle, fut mobilisé comme infirmier puis bientôt renvoyé à son laboratoire où il reprit son activité de professeur.

Il faut noter, à cette époque (1941), une course faite en commun par Albert de Lapparent et Pierre Bordet dans la montagne de Reims. Elle préludait à la mise en route de la thèse de ce dernier sur l'Estérel, ainsi qu'à une collaboration de tous les jours qui a duré trente cinq ans.

Les sombres années de l'occupation virent peu à peu se réduire le champ des régions accessibles : bientôt, sous les bombardements, les excursions devinrent impossibles, même à Etampes, même à Provins, même à Cormeilles !

La libération de Paris et la fin de la guerre, en 1945, rétablirent la possibilité de voyager.

Les travaux d'Albert de Lapparent se développèrent alors dans deux directions qui souvent se chevauchèrent, pour lui donner des raisons d'entreprendre, sans cesse, de nouvelles missions en France, et à l'étranger.

Il poursuivit d'abord les recherches entreprises à l'occasion de sa thèse et étendit ses investigations dans les régions voisines : Dévoluy, Champsaur, Ventoux, Montagne de Lure, Corbières, Pyrénées...

Puis il en entreprit la comparaison avec le bassin de Paris, que ses excursions le forçaient à scruter toujours davantage, et où il dirigea les travaux de ses premiers disciples.

L'étude d'autres grands bassins sédimentaires le retint, et il s'orienta vers le Nord-Est de l'Espagne, à une époque où la géologie y était encore peu connue ; il y dirigea, au cours des années 50-60, une quarantaine de diplômes, plusieurs thèses, multipliant les contacts avec les géologues espagnols alors bien isolés.

Il se spécialisa aussi dans l'étude des gisements de bauxite qu'il visita dans les Pyrénées, en Espagne, en Afrique du Nord, en Grèce, et plus loin encore.

Son deuxième centre d'intérêt fut l'étude des dinosaures. Il en avait découvert des restes en Provence. Jean Piveteau lui suggéra d'en entreprendre l'étude. Il explora les gisements français : Pays de Bray, Jura, Languedoc, Vendée puis il parti à leur recherche au Maroc, au Portugal, en Tunisie, en Espagne, en Angleterre, au Sahara, au Niger, en Amérique et en U.R.S.S. où il visita spécialistes et musées, et même au Spitzberg où, lors du Congrès géologique internationnal de 1960, il découvrit les premières traces de ces reptiles disparus.

Il rédigea avec René Lavocat, le chapitre des dinosauriens du traité de paléontologie, publié par Jean Piveteau, et devint un des meilleurs spécialistes de ces fossiles

Il faut faire ici mention particulière de ses tournées sahariennes, accomplies à pied et à chameau, à une époque encore héroïque où le géologue partait seul avec un ou deux guides, pour des semaines ou des mois ; elles lui ont permis de visiter des régions encore inconnues et de jeter les bases de la géologie dans des secteurs comme Edjelé où fut plus tard découvert le pétrole saharien.

Elles faillirent lui coûter la vie : une chute de chameau, la veille de Noël 1947 provoqua une luxation grave de l'épaule gauche et un extraordinaire concours de circonstances durant lequel la malchance s'acharna sur lui, permit cependant de le ramener vivant à Tunis, après trois semaines, pour y être opéré d'urgence. Il souffrit le martyre pendant près d'un an et en conserva une paralysie partielle de la main gauche, qui ne l'empêcha pas de reprendre bientôt ses missions dans les pays lointains.

Cependant son activité majeure allait s'orienter vers un nouveau domaine.

Un de ses premiers élèves, Guy Mennessier, était parti comme professeur à l'Université de Kaboul en Afghanistan.

En 1961, il y fut invité. Après de multiples difficultés administratives, il obtint enfin l'autorisation d'entreprendre quelques tournées d'exploration dans ce pays encore presque inconnu.

Tout de suite, il découvrit, à Hadjigak, un gisement de minerais de fer de plus de deux milliards de tonnes, dont il fit aussitôt connaître l'existence au gouvernement afghan.

Il fut conquis par ce pays rude et pauvre, pays de hautes montagnes et de déserts, qui lui rappelait l'Espagne et l'Afrique où il avait déjà tant peiné; il fut frappé par le caractère hospitalier et sympathique des populations, s'initia à leur langue et y retourna pendant quatorze ans, constituant peu à peu, autour de lui, une équipe de chercheurs géologues, géographes, naturalistes, dont la direction lui fut finalement confiée par le CNRS en 1974.

Il fut un animateur persévérant et enthousiaste, un professeur d'une clarté exceptionnelle, un homme dont la sûreté de jugement se doublait d'une ouverture discrète pour les problèmes des autres.

Directeur de Recherche au CNRS, correspondant de l'Académie des Sciences, il fut président de la Société géologique et assura pendant un an le cours de géologie à la Faculté d'Orsay.

Il a publié environ 250 notes et mémoires.

Son orientation vers la géologie afghane l'avait poussé à parfaire sa connaissance de l'Iran où il avait fait connaissance de Johan Stöcklin, un géologue suisse établi dans ce pays depuis vingt cinq ans. Avec lui, il fit un mémorable voyage dans les Républiques soviétiques de l'Asie du SW, à Bakou, Du Chambé, Tachkent et Alma Atta, où il parla persan avec les indigènes et eut l'émotion de découvrir une petite église orthodoxe encore ouverte et fréquentée.

Il visita les chaînes du Nord du Pakistan avec Emmanuel Bouyx, le Cachemire avec Pierre Bordet. Enfin il se rendit dans les Emirats d'Oman avec Christian Montenat au début de 1975. C'est au retour de ce voyage très dur que le Seigneur l'a rappelle à lui le 28 février 1975. à l'âge de 69 ans.

Il ne cachait pas, que devant bientôt prendre sa retraite, il aurait aimé finir ses jours à Kaboul et y reposer parmi ses amis.

« Une synthèse s'est faite peu à peu entre la vie du géologue et celle du prêtre» a-t-il écrit deux mois avant sa mort. «J'ai conscience de poursuivre en Afghanistan une forme de ministère sacerdotal telle que je la vis en France dans les milieux scientifiques, une présence, une prière de louange à Dieu pour les beautés de la Nature mieux connues, des contacts amicaux et parfois profonds avec une population très pauvre, ouverte et accueillante»...

N'est-ce pas là le résumé d'une vie dont la richesse a éclairé ceux qui, scientifiques ou prêtres, ont eu la grâce de l'approcher, de le fréquenter, ou de le connaître?


Pendant ce temps la géologie évoluait.

La première mutation qui l'affecta fut l'introduction, peu après la guerre de 1940-45, puis la généralisation des mesures de chronologie absolue.

Jusqu'alors les géologues, privés de données précises, avaient spéculé sans fin sur l'âge de la terre. On connaissait son histoire - on savait ce qui s'était passé depuis que les premiers restes fossiles s'étaient trouvés conservés dans les strates les plus profondes de l'écorce : mais à quand tout cela remontait-il ?

Les meilleurs esprits - Albert A. de Lapparent en 1891 - estimaient «qu'il ne devait pas s'être écoulé plus de cent millions d'années depuis que les premiers océans avaient commencé à devenir habitables pour les êtres organisés ».

Or voici que les études des minéraux radioactifs et de leurs produits de fission contenus dans les roches, donnaient des chiffres précis : 560 millions d'années pour les premiers fossiles ; 4600 millions d'années pour la terre elle-même.

Ce que les géologues avaient pris l'habitude d'appeler antécambrien et de considérer avec un certain mépris «parce qu'il n'y avait pas de fossiles», représentait les sept huitièmes de l'histoire de la terre, la durée des temps géologiques était cinquante fois plus longue qu'on ne l'avait imaginé !

Cette découverte sensationnelle devait faire basculer l'intérêt des géologues vers les terrains anciens le plus souvent métamorphiques. Une nouvelle géologie en est issue celle des déformations, des recristallisations, des échanges chimiques. Avec toute une nouvelle vague d'hypothèses, d'interprétations, de synthèse, appuyées sur l'utilisation de machines de plus en plus lourdes, et puissantes, la géologie a conquis alors ses véritables dimensions, qui lui ont permis de rejoindre celles de l'astronomie.

Ces mêmes datations absolues ont été appliquées aux fossiles humains : après les dizaines de milliers d'années des Néanderthaliens, les centaines de milliers des Sinanthropes, ce furent les millions d'années des Africananthropes puis les dizaines de millions des premiers Homnidés...

La genèse de l'humanité s'enfonce vertigineusement dans le passé et il paraît certain qu'on en retrouvera finalement les ancêtres jusqu'à la grande éclosion des mammifères, il y a 60 millions d'années.

Une deuxième mutation est encore plus récente : elle date des années 60-70. Elle est peut-être encore plus radicale.

Depuis qu'il existait des géologues, ceux-ci avaient étudié les continents. Les fonds des océans - les deux tiers de la surface du globe - étaient pratiquement inconnus et personne n'imaginait qu'on put jamais se faire une idée exacte de leur nature à partir de coups de sonde dont les résultats étaient désespérément ponctuels devant la surface à explorer.

Or brusquement deux techniques - inventées pour d'autres fins mais mises en oeuvre systématiquement pendant la dernière décennie - viennent de tout bouleverser : le sondage acoustique qui donne non seulement le profil du fond sous marin mais aussi la coupe géologique des formations que celui-ci recouvre, et l'étude du magnétisme océanique qui révèle une étrange structure, dont l'aspect évoque celui des cartes géologiques.

En quelques années la synthèse de ces données est faite et la conclusion s'impose : les continents dérivent!...

Cette hypothèse n'est pas pour surprendre les géologues habitués, par l'étude des chaînes de montagnes, à envisager des déplacements horizontaux de masses considérables dans l'écorce terrestre.

Mais Wegener le précurseur génial de ces conceptions était resté pour eux un doux rêveur, faute d'arguments dirimants à l'appui de ses théories.

Ce sont les géophysiciens qui ont construit cet édifice, avec la froide assurance que donne l'utilisation des mathématiques et de l'ordinateur.

Une vague d'enthousiasme souleva le monde géologique et chacun s'estima obligé d'apporter sa pierre à l'édifice sous forme de considérations de son cru.

Mais qu'en est-il exactement ?

Il reste maintenant à vérifier l'hypothèse et à la passer au crible des observations méthodiques. C'est un énorme travail qui demandera longtemps et qui conduira sans doute à la compliquer au point de la rendre méconnaissable. Deux cents ans de travail n'ont pas permis d'achever l'étude des continents ; il aurait été bien étonnant que moins de dix ans aient suffi pour achever celle des océans. Déjà, dans les congrès internationaux, on voit partir le feu roulant des critiques et des objections : naïf serait celui qui imaginerait que tout a été dit et que les géologues peuvent aller se reposer.

De tout ceci paraît résulter que les grandes découvertes sont le fruit des «techniques avancées». De même qu'il faut la fusée Saturne pour aller sur la Lune, de même pour faire progresser la géologie il faut des «équipements lourds».

Mais tout dépend de ce que l'on entend par «équipement». Il y a longtemps déjà que Paul Fallot, professeur au Collège de France, s'insurgeait contre « ceux qui ont de gros souliers mais un petit cerveau » et qui espèrent compenser ceci par cela.

Tout dépend du but que l'on poursuit et les moyens doivent être adaptés à ce but : or le premier de ces moyens est l'oeil d'un bon observateur, le reste n'est qu'adjuvant.

Il est des domaines de la géologie dans lesquels tout reste pratiquement à faire, des contrées à explorer où personne n'a jamais systématiquement travaillé. Elles n'en sont pas moins intégrées dans les synthèse «globales» ; mais, quand on y va, on y trouve de l'inconnu toujours, parfois de l'inattendu, du surprenant, de l'incompréhensible...

Les théories n'ont pas été construites pour de telles régions : la faute en est aux théories et non pas l'inverse ; on peut essayer de tout faire entrer de force dans le cadre de celles-ci ; l'attitude du naturaliste sera au contraire d'y soupçonner du nouveau, du remarquable et du passionnant, et peut être l'explication de faits, connus ailleurs mais mal interprétés, sortira-t-elle de là.

La terre est une et tant que toutes ses parties n'auront pas été également étudiées, il sera bien présomptueux d'en proposer une explication «globale».

La libération de Paris puis la fin de la guerre en 1945 avaient permis d'envisager une réorganisation des laboratoires de l'Institut Catholique. Celle-ci acquit tout son sens lorsque le Père Gaudefroy étant parti au Maroc en 1949, le laboratoire de minéralogie prit en charge l'enseignement de la Pétrographie.

A cette époque les laboratoires de géologie et de minéralogie faisaient partie d'un ensemble cohérent - la Faculté des Sciences - ou d'éminents professeurs assuraient la préparation de la licence de sciences.

Les élèves suivaient l'enseignement relativement léger de la Sorbonne, puis les cours et les travaux pratiques complémentaires de la Catho ; ainsi formés, ils avaient les meilleures chances de succès et personne n'était surpris de les voir, en général, occuper les têtes de listes des examens de l'Université d'Etat, seule habilitée à leur délivrer des diplômes.

L'enseignement théorique était complété par des excursions. L'abbé de Lapparent s'en était fait une spécialité et il n'était pas rare de le voir, à la tête d'un groupe de 60 ou 80 étudiants, visiter les carrières célèbres du bassin de Paris, pour les initier à l'observation ou leur faire ramasser leurs premiers fossiles.

Rien n'empêchait qu'ils poursuivent au-delà de la licence jusqu'au diplôme d'études supérieures ou à la thèse de doctorat. Les candidats n'étaient pas rares et on pouvait, à coup sûr, leur promettre un débouché. C'est ainsi que furent installées dans

la célèbre collection, des tables pour jeunes chercheurs. Depuis, celles-ci ont toujours été occupées et nombreux - plus de cent - sont ceux et celles qui y ont travaillé, au milieu des fossiles et des minéraux, dont la contemplation était seule proposée à leurs distractions.

Cependant ces conditions heureuses ont évolué assez rapidement. Peu à peu l'enseignement de la Sorbonne s'est étoffé, le nombre des cours a augmenté ainsi que celui des T.P. ; les excursions se sont multipliées. C'était assurément et jusqu'à une certaine limite, un bienfait pour les étudiants. Reste que les compléments fournis par la Catho devinrent bientôt inutiles : le nombre des étudiants décrut de façon inquiétante.

Chaque laboratoire réagit à sa manière.

Il y avait évidemment place pour un enseignement qui ne serait plus de type universitaire : on pouvait former des techniciens, des spécialistes, des ingénieurs, dont le besoin se faisait nettement sentir sur le marché du travail. On pouvait y gagner une liberté d'action que les programmes universitaires et l'exclusivité des diplômes interdisaient, une liberté dans le choix des élèves, une liberté financière aussi, grâce aux contributions demandées aux étudiants et à l'aide que pouvaient apporter les secteurs intéressés de l'Economie.

Dans cette perspective et dès avant la guerre était née l'ESSEC; son exemple prouvait la validité de cette solution.

Bientôt devait apparaître l'ISEP issu du laboratoire de physique puis l'ESCOM de celui de chimie.

Reste que cette transformation n'était pas sans risques : des écoles administrativement et financièrement autonomes, dont le potentiel était prélevé sur celui de la Faculté des Sciences, ne pouvaient qu'affaiblir celle-ci et la vouer tôt ou tard à l'asphyxie.

Cette solution était-elle applicable en géologie ?

On pouvait essayer ; cependant des difficultés considérables apparaissaient à la réflexion.

La première résultait du fait que la demande en jeunes géologues, sur le marché du travail, était généralement réduite mais évoluait de manière imprévisible suivant le déclanchement ou l'arrêt des programmes de recherches pétrolières et minières.

On avait vu peu après la guerre s'édifier le C.E.A. et ses services de prospection de l'uranium - se constituer et s'étoffer les services géologiques coloniaux - puis se mettre en place l'étude des ressources de pétrole et de gaz, en France, au Sahara et dans les territoires d'outre-mer.

Les écoles spécialisées (Nancy) et les universités étaient capables de couvrir largement cette demande. On ne pouvait espérer y placer des jeunes qu'en leur assurant une formation différente et mieux adaptée aux besoins des employeurs : leur proposer la recherche sur le terrain plutôt qu'au laboratoire ou au bureau d'étude ; on était alors à peu près assuré de leur spécificité.

Mais il faut remarquer qu'un géologue est essentiellement un naturaliste, que les qualités qui lui sont demandées - don d'observation et de synthèse, mémoire visuelle, résistance physique et morale - sont souvent innés et peu développés par l'enseignement traditionnel, qui mise exagérément sur les mathématiques comme critère universel de sélection. Il faudrait donc trier les candidats - leur nombre ne pourrait être que petit ; ceci s'accorderait avec une demande réduite, mais interdirait d'espérer l'autonomie financière d'une telle école.

La deuxième difficulté provenait du fait que les programmes d'une école devaient être ouverts sur de multiples domaines qui ne font pas partie de l'enseignement universitaire. Il fallait en assumer la totalité ; on pouvait espérer l'assistance de spécialistes de bonne volonté et, de fait, celle-ci ne fit jamais défaut ; les professeurs se trouvaient cependant devant la perspective d'un enseignement beaucoup plus lourd qu'auparavant.

La troisième difficulté résultait de l'impossibilité de délivrer un diplôme officiel. Or les situations les plus importantes et les plus stables pour des géologues se trouvent évidemment dans les services officiels, seuls alimentés en crédits de recherches indépendants des fluctuations des marchés. Il fallait, pour obtenir malgré tout la confiance de certains employeurs, que l'image de marque de l'Ecole soit acceptée et que la signature de son directeur fasse foi. Il y avait donc, pour les responsables, une obligation absolue à être connus comme géologues, donc à faire de la recherche, donc à cumuler le métier de chercheur et celui de professeur, jusqu'à la limite de leurs forces...

On essaya...

Ainsi naquit l'Ecole de l'Institut géologique Albert de Lapparent - plus familièrement appellée IGAL - qui fit ses preuves dans les années 1955-65 et délivra des diplômes qui permirent à leurs possesseurs des carrières de géologues dont plus d'une se sont révélées brillantes.

Cependant de nouvelles difficultés apparurent à nouveau. Elles provenaient d'une même cause profonde : la crise de civilisation qui se dessinait alors ; depuis, celle-ci secoue le monde et est entrain de transformer totalement notre société.

Une conséquence fut la disparition dans les convulsions et les guerres des anciennes colonies ; l'autonomie fut acquise par les territoires de l'ancien Empire français.

Par une réaction prévisible, les fonctionnaires métropolitains en furent exclus, ils durent regagner le territoire national où en quelques années ils provoquèrent un engorgement de la profession qui ne se résorba que lentement par la mise à la retraite progressive des plus âgés.

En même temps se dessinait une évolution rapide de la mentalité des jeunes : plus d'un se laissait prendre par le mirage d'une vie sans contrainte, de la liberté sans freins, du laisser-aller. Le métier de géologue pouvait leur sembler tout à fait adapté à un tel idéal.

La résistance morale - qualité essentielle du géologue amené à vivre souvent dans des conditions difficiles et hors de son cadre social normal - devint plus rare. Même l'enthousiasme initial pour le travail ne garantit plus une persévérance qui devenait problématique. Il devint hasardeux de se porter garant de la valeur d'un sujet devant ses employeurs. Corrélativement le niveau intellectuel faiblissait. Le goût des études disparut. Tout cela déboucha sur Mai 68.

La désorganisation s'empara de l'Université. Le désordre fit tache d'huile...

Depuis, les étudiante se sont assagis et remis au travail, mais trop de facteurs interviennent pour qu'on puisse déjà prévoir vers quel nouvel équilibre nous allons.

Une autre conséquence enfin fut la crise qui secoue l'Eglise depuis le deuxième Concile du Vatican. Il n'y a pas lieu d'en analyser ici les causes ou d'en apprécier les conséquences.

Son résultat immédiat fut la nécessité de réorganiser l'Institut Catholique, et d'équilibrer un budget qui se dégradait dangeureusement avec le temps.

En quelques mois, deux des facultés profanes furent affrontées à des problèmes qui entraînèrent leur reconversion. Beaucoup de bonnes volontés se dispersèrent aux quatre vents ; l'organisation centenaire ébranlée s'affaissa ; en Sciences, seules les écoles purent subsister.

L'IGAL incapable de s'autofinancer fut mis en demeure de trouver une solution ou de disparaître.

Une seule porte restait ouverte.

Les membres du Laboratoire étaient tous à cette époque inscrits au CNRS comme chercheurs à plein ou à mi-temps. On pouvait espérer de celui-ci, vu les antécédents et le potentiel du laboratoire, un geste qui pourrait le sauver.

Le directeur du Centre de Recherches sahariennes, Nicolas Menchikoff, avait, dans sa jeunesse, assuré des répétitions de géologie à l'Institut Catholique après le départ du Père Teilhard. Ses premières recrues pour l'étude du Sahara furent des chercheurs ou des anciens du laboratoire, si bien que des liens étroits et amicaux existèrent toujours entre les deux organismes. L'idée d'une fusion n'était pas contre nature. Elle fut négociée par Jean Marçais, le directeur du CRZA qui avait pris le relais de la Recherche Saharienne.

Ainsi en 1969 - ses membres ayant opté pour la recherche à plein temps - l'IGAL devint partie autonome d'un laboratoire propre du CNRS.

Quel peut être l'avenir de l'IGAL ?

Dieu seul le sait.

A l'Institut Catholique, l'orage s'est apaisé.

Les branches restantes sur le vieux tronc ont recommencé à verdir.

Ce qui, depuis cinquante ans, fait l'originalité du laboratoire est la juxtaposition de chercheurs de formations diverses, appliqués ensemble à résoudre des problèmes connexes ou parallèles.

Curieusement - alors qu'une telle conception constitue la base si prônée de la pluridisciplinarité - elle n'a guère trouvé jusqu'ici sa place dans le cadre des institutions permanentes du CNRS. Peut-être l'IGAL constituera-t-il un levain?

Mais il est bien évident que la marge de manoeuvre est devenue maintenant fort étroite entre une intégration totale dans le cadre administratif du CNRS et la dispersion des chercheurs et de leurs moyens de travail entre divers laboratoires spécialisés.

Depuis cent ans le laboratoire a bénéficié de l'activité d'hommes qui se sont imposés par leur valeur personnelle, par leurs qualités de scientifiques et de professeurs. Ils y ont formé des émules. Ils y ont trouvé un lieu favorable à leur épanouissement, à l'écart des intrigues et des passions, orienté vers une recherche libre et désintéressée.

C'est cela qu'il nous faut défendre avant tout.

Si cet esprit se conserve, on peut compter voir à nouveau de grands esprits choisir notre vieux laboratoire pour y développer leur vie de chercheurs.

A défaut, un effort pour survivre paraîtrait vain et bien inutile.