TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Deuxième série -
T.3 (1985)

Martin RUDWICK
Les Sociétés Géologiques de Londres et de Paris en 1835 et la vie géologique contemporaine.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (Séance du 27 novembre 1985)

Dans son exposé sur le "débat sur les lignites du Soissonais" le président de notre comité écrit : "(La science) est par définition une entreprise humaine collective. De loin en loin, de puissants esprits introduisent des progrès décisifs... Mais une Histoire qui ... se limiterait à l'étude monographique de ces grands noms ne serait qu'une construction artificielle. La science a également été l'oeuvre d'une multitude d'artisans. Nous n'avons pas le droit de les ignorer" (1).

C'est exactement ce que je voudrais souligner ici. J'ai choisi un "échantillon historique", pour ainsi dire, tiré d'une période bien formatrice pour la géologie, à savoir la première moitié du dix neuvième siècle. J'ai choisi une seule année de cette époque, à savoir l'année dix huit cent trente cinq, simplement parce que c'est il y a exactement cent cinquante ans. En outre, afin de donner dans un exposé assez bref une impression authentique de la vie géologique à cette époque, je me borne à comparer deux sociétés géologiques qui ont été d'une grande importance pour la géologie pendant les décennies proches du milieu du dix neuvième siècle, à savoir, d'une part la Geological Society of London, fondée en dix huit cent sept, et donc la première société au monde à s'être consacrée à cette science, et d'autre part, la Société Géologique de France, fondée en dix huit cent trente, qui à certains égards parait avoir pris la Société anglaise comme modèle pour sa propre organisation.

Les membres les plus actifs de chaque Société étaient un groupe assez réduit. La plupart d'entre eux étaient membres, presque sans interruption, du conseil ou du bureau, les deux corps qui gouvernaient les Sociétés à Londres et à Paris respectivement. A Londres, par exemple, le président au début de dix huit cent trente cinq était George Greenough, un des fondateurs principaux de la Société ; en février, à la réunion annuelle commemorative, il a été remplacé par Charles Lyell. Lyell, qui avait été le secrétaire pour l'étranger, a été remplacé à son tour par Henry De La Beche (géologue anglais malgré son nom). Roderick Murchison était un des quatre vice-présidents, et parmi les membres ordinaires du conseil figuraient les deux professeurs universitaires de géologie en Angleterre, William Buckland, d'Oxford, et Adam Sedgwick, de Cambridge. A Paris, Ami Boué, qui fut, comme Greenough, l'un des fondateurs de sa Société, a été élu président au début de l'année ; parmi les quatre vice-présidents, on remarque les noms de Louis Cordier et de Léonce Elie de Beaumont, tandis qu'Alexandre Brongniart, Constant Prévost et Alcide d'Orbigny étaient membres ordinaires du bureau.

J'ai trouvé seulement une image d'une séance de la Société anglaise de cette époque (2), et, jusqu'à présent, aucune de la Société française. Les membres principaux de la société - les "puissants esprits" de la géologie anglaise - s'asseyaient habituellement au premier rang, face à face de part et d'autre des échantillons géologiques (ici la tête d'un ichthyosaure). Les membres plus jeunes ou moins actifs s'asseyaient sur les autres banquettes, et ils ne sont guère dessinés (cela reflète bien les rôles respectifs de chacun pendant les séances).

A Londres, par exemple, trente sept exposés ont été lus pendant l'année. Quatre d'entre eux l'ont été par Murchison ; ils concernent ses recherches stratigraphiques près de la frontière entre l'Angleterre et le Pays de Galles. Sedgwick a donné deux exposés ; l'un d'eux est son mémoire célèbre dans lequel il a, pour la première fois, distingué clairement la stratification, le clivage et les diaclases, distinction qui a rendu possible de distinguer les terrains complexes de la soi-disant Greywacke (la Grauwacke des allemands). Greenough lut le discours annuel du président, donna un résumé critique de tous les exposés qui avaient été lus aux séances pendant l'année précédente. De La Beche a donné un exposé sur les plantes fossiles qu'il avait trouvées dans la grauwacke (Greywacke) ancienne du Devonshire - exposé qui a déclenché la "grande controverse dévonienne". Lyell a résumé son travail de terrain au Danemark, sur les rapports entre la Craie et les terrains tertiaires. Enfin, Buckland a signalé sa découverte d'un nouveau genre de reptiles énormes, dans le terrain oolithique de l'Angleterre (3).

A Paris, on a lu quarante deux exposés, pendant la même année. Deux d'entre eux étaient de Dufrénoy, sur la grauwacke en Bretagne et sur la corrélation des terrains tertiaires du Midi, tous les deux étant destinés à la Carte Géologique de la France. Prévost a discuté deux fois le problème des rapports entre le calcaire de Château Landon et les grès de Fontainebleau, sujet de controverse dans le bassin de Paris, mais aussi problème très important pour l'interprétation générale des terrains tertiaires. Enfin Claude Rozet, l'un des secrétaires, a lu, comme Greenough, un discours annuel très détaillé sur tous les travaux de la Société française pendant l'année précédente (4).

Cependant, cette liste des exposés ne donne pas une impression suffisante de la contribution des "puissants esprits" à la vie de leurs Sociétés respectives. En effet, les exposés ont été suivis, pendant les séances de chaque Société, par des discussions animées et parfois véhémentes. A cette époque, les discussions n'étaient pas permises habituellement pendant les séances de la plupart des sociétés scientifiques, ni en Angleterre, ni en France, parce qu'on avait peur de disputes violentes entre les scientifiques, événements qui, pensait-on, non seulement pouvaient diminuer le prestige des scientifiques eux-mêmes mais aussi l'objectivité de la connaissance scientifique. Ainsi, la Société Géologique de Londres était devenue l'exception, lorsqu'en dix huit cent vingt huit, les discussions avaient été permises pour la première fois. Mais ce qu'on a appelé une "expérience hardie" était devenue une réussite célèbre parmi les scientifiques anglais. Lorsque la Société Géologique de France fut fondée en dix huit cent trente, elle imita cette habitude pratiquement dès ses premières séances (5). En 1835, il y avait par exemple des discussions animées à Londres, sur le problème du Dévonien, c'est-à-dire sur le problème de la découverte, dans le Devonshire, de plantes du terrain houiller dans des terrains beaucoup plus anciens, ceux de la grauwacke (Greywacke) ou terrains de transition. La même année à Paris, il y eut également des discussions animées, notamment après les exposés de Dufrénoy et Prévost, sur le problème de l'interprétation des terrains tertiaires (6). Et selon les documents disponibles toutes ces discussions étaient dominées par les "puissants esprits" des deux Sociétés.

Cependant, l'assistance comprenait un grand nombre de gens qui ont joué un rôle sans doute moins actif mais non négligeable. Quelles sortes de gens étaient membres des deux Sociétés ? Pour la plupart des grands bourgeois. Les classes sociales plus modestes étaient en effet exclues par les cotisations assez élevées : vingt francs et plus de six livres anglaises pour le droit d'entrée, trente francs et plus de trois livres anglaises pour la cotisation annuelle. Parmi les géologues anglais qui ne furent jamais membres de la Société Géologique de Londres, on peut citer, en raison de leur standing, James de Carle Sowerby, spécialiste renommé de la paléontologie des mollusques, et surtout William Smith, qui reçut néanmoins, en 1839 la première Wollaston Medal, honneur suprême de la Société (6).

Si les techniciens étaient exclus, surtout de la Société anglaise, chaque Société faisait au contraire bon accueil à l'aristocratie, afin de renforcer son propre standing. En dix huit cent trente cinq, presque six pour cent des membres de chaque société étaient aristocrates, parmi lesquels quatre ducs anglais et deux marquis français. En outre, trente membres de la Société Géologique de Londres - cinq pour cent de l'ensemble - et deux membres de son conseil étaient membres du Parlement. En France, parmi les membres de la Société Géologique, il y avait au moins deux députés et deux pairs de France (l'un d'entre eux, le comte de Montlosier, était un géologue auvergnat renommé).

Cependant, comme je l'ai déjà dit, une grande partie des membres des deux Sociétés, et surtout de l'anglaise, étaient membres des professions libérales. En 1835, 8% des membres de la Société anglaise et 10% de la française avaient des diplômes de médecine, même s'ils n'exerçaient pas la profession : par exemple William Fitton, spécialiste des terrains crétacés à Londres, et Ami Boué, à Paris. 8% de la Société française, et probablement un pourcentage comparable en Angleterre, étaient juristes : par exemple Lyell (quoiqu'il n'exerçât plus sa profession), et Edouard de Verneuil, avocat attaché au Ministère de la Justice à Paris. Mais dans une autre profession traditionelle, on remarque un contraste frappant. Parmi les membres de la Société anglaise, pas moins de treize pour cent étaient ecclésiastiques, parmi lesquels plusieurs doyens des cathédrales et des professeurs de géologie à l'université (comme Sedgwick et Buckland) et des pasteurs anglicans des paroisses rurales. Par contraste, il y avait un seul ecclésiastique parmi les membres de la Société française, à savoir l'abbé Croizet, curé d'une paroisse rurale près d'Issoire en Auvergne, et auteur d'un mémoire de style cuviérien, sur les ossements fossiles de sa région (7). A mon avis, le contraste est un reflet des rapports entre la vie scientifique et la vie religieuse à cette époque, respectivement en Angleterre et en France.

Il est difficile d'estimer le pourcentage des membres pour lesquels la connaissance géologique était professionnellement importante. Parmi les français, 9% peuvent être considérés comme professeurs (sensu lato), parmi lesquels des professeurs des grandes établissements parisiens (par exemple Elie de Beaumont, Dufrénoy et les Brongniart père et fils), des conservateurs de musées provinciaux et des professeurs indépendants, comme le paléontologue Gérard Deshayes. Dans la Société anglaise, seulement 6% étaient professeurs, et en outre la plupart d'entre eux n'enseignaient pas les Sciences de la Terre, ou même les autres sciences naturelles. Parmi les 9% de Français et les 5% d'Anglais qui étaient officiers, on comptait plusieurs membres respectivement du Corps Royal des Ingénieurs Géographes et de l'Ordnance Trigonometrical Survey. Mais la participation beaucoup plus importante du gouvernement français aux activités techniques qui peuvent utiliser les Sciences de la Terre est révélée par le fait que 17% des membres de la Société Géologique de France étaient employés par les services des mines, des ponts-et-chaussées etc. : ainsi Dufrénoy et Elie de Beaumont, qui ont achevé la grande Carte Géologique de France à la fin de 1835 et plusieurs ingénieurs des mines provinciaux qui les ont aidés sur le terrain. Par contraste, l'inspiratrice de cette carte officielle, à savoir la grande Carte Géologique de l'Angleterre par Greenough, était en cours de révision par son auteur mais il s'agissait d'une initiative individuelle. La seule participation du gouvernement britannique était tardive, avare et peu enthousiaste, à savoir la nomination de Henry De La Beche pour faire ad hoc une carte géologique du Devonshire, dans le Sud-Est de l'Angleterre (8).

Tous ces pourcentages ont été fondés sur la totalité des membres des deux sociétés (les membres étrangers exclus) : en 1835, la Société anglaise avait 644 membres et la Société française en comptait déjà 234 (9). Ces grandes nombres, avaient-ils cependant de l'importance pour le progrès de la géologie, ou même pour la vie géologique à cette époque ? Cela dépend de la définition de la Science. Certes, on n'avait pas besoin de diplômes ou d'autres qualifications pour être élu membre des Sociétés géologiques. Il suffisait de montrer qu'on s'intéressait de la géologie et qu'on avait un certain standing. Mais la plupart des membres des deux Sociétés, quoiqu'ils ne fussent pas "actifs" en géologie, étaient néanmoins importants pour la vie scientifique, au moins parce qu'ils étaient auditeurs des exposés et des discussions qui les suivaient, lecteurs des Proceedings ou des Bulletins de leur société respective (qui contenaient les procès-verbaux des séances) et acheteurs des Transactions ou des Mémoires où les exposés étaient publiés intégralement.

Cependant, beaucoup de ces membres ont joué également un rôle plus actif. En géologie, plus que dans la plupart des autres sciences naturelles, la dimension géographique est fondamentale ce qui fait des observateurs provinciaux des auxiliaires précieux, pourvu que leurs observations soient solides, par exemple que leurs échantillons soient localisés avec précision. Il était donc très important pour la géologie que la distribution géographique des membres des deux Sociétés soit très étendue. En 1835, 52% des membres de la Société anglaise habitaient en dehors de Londres, partout dans les Iles Britanniques, à l'exception des régions les plus lointaines. Remarquer aussi la concentration dans les villes universitaires, mais aussi dans de nombreux comtés d'Angleterre, beaucoup de ces membres étant les pasteurs et les médecins.

La même année, 45% des membres français de la Société Géologique de France habitaient de même à Paris.

Les procès-verbaux des séances des deux Sociétés montrent que plusieurs de ces membres provinciaux n'étaient pas uniquement des bénéficiaires passifs de la science métropolitaine, mais aussi des artisans de son progrès. Pendant des séances à Londres, en 1835, par exemple, on a lu des exposés par Austen, jeune propriétaire du Devonshire et amateur de fossiles, et par Williams, pasteur d'une paroisse rurale du comté de Somerset. Pendant les séances à Paris la même année, on a lu par exemple des exposés par Castel, géomètre du cadastre de Caen, par Breton, capitaine du génie à Grenoble, et par Drouet, greffier en chef du tribunal de première instance de Châlons sur Marne (10). De plus ces exposés par les géologues amateurs de province peuvent avoir eu de l'importance pour les grandes questions géologiques de l'époque. L'exposé de Austen, par exemple, sur une terrasse littorale du Devonshire, était un témoignage très important pour la question fondamentale de l'existence, ou non, de mouvements récents de la croûte terrestre.

Les géologues provinciaux étaient aussi intégrés dans la communauté géologique par leur compétence pour aider les géologues éminents sur le terrain. Les géologues de Londres ou de Paris qui voulaient faire un reconnaissance géologique dans une nouvelle région ne pouvaient guère trouver ce qui "vaut le voyage" ou même "mérite un détour", sans les conseils des géologues provinciaux qui pouvaient leur indiquer les meilleurs localités pour trouver les roches et les fossiles qui les intéressaient ; ces connaissances étaient le fruit d'un travail sur le terrain aussi étendu que détaillé. Ainsi, par exemple, Claude Rozet a signalé, pendant son discours annuel à Paris, qu'il y avait à Epinal, un trio de membres parmi lesquels le médecin Mougeot et l'ingénieur des mines Hogard, qui étaient enthousiastes pour montrer la géologie des Vosges aux géologues parisiens (11). Même les géologues étrangers pouvaient bénéficier des connaissances des géologues provinciaux. Pendant l'été 1835, par exemple, Lyell, en route pour les Alpes, a été aidé sur le terrain par deux membres de la Société Géologique de France, à savoir l'ingénieur des mines Thirria à Vesoul, et le propriétaire Thurmann juste au-delà de la frontière à Porrentruy, dans le Jura suisse (12).

Encore plus important pour les géologues les plus actifs, il y avait des membres des deux Sociétés qui habitaient ou travaillaient respectivement hors de l'Angleterre et de la France. En 1835, il y avait ainsi des membres de la Société anglaise presque partout dans l'Empire britannique et dans d'autres pays où les Anglais étaient actifs dans le commerce (par exemple en Amérique Latine, ou représentés par des diplomates comme à Francfort et à Naples). Parmi les résidents hors de France, il y avait de même un médecin à New York, un ingénieur à Alger, et un voyageur scientifique au Chili. De même que les membres provinciaux, plusieurs de ces membres d'outre-mer ont envoyé des échantillons et des exposés respectivement à Londres et à Paris. Quelques-uns de ces exposés étaient d'une grande importance pour les géologues "éminents" : ainsi le mémoire par l'officier de marine Basil Hall (fils de l'ami de Hutton Sir James Hall), sur le soi-disant temple de Serapis près de Naples, témoignage frappant des mouvements de la croûte de la terre postérieurs à la période romaine (13).

Cependant, en dehors de ceux qui résidaient à Londres et à Paris, les membres les plus importants pour les géologues éminents, étaient les membres étrangers. La Société Géologique de Londres élisaient ses "Foreign Members" et aussi des membres royaux non seulement pour élever son propre standing scientifique et social, mais aussi pour améliorer les rapports internationaux avec les géologues étrangers. Il n'y avait pas de cotisation pour cet honneur. Par contraste, la Société Géologique de France, peut-être dans un souci d'égalité, a admis des membres étrangers sous les mêmes conditions et avec les mêmes cotisations que les membres français.

En 1835, la société anglaise comptait 57 membres étrangers : parmi eux, des géologues renommés comme Elie de Beaumont et Alexandre Brongniart à Paris, von Buch et Humboldt à Berlin, mais aussi un éparpillement presque dans toute l'Europe, et même aux Etats Unis. Ce qui est plus frappant, cependant, c'est que la même année, presque trente cinq pour cent des membres de la Société française étaient étrangers, parmi lesquels dix sept anglais, dont tous les puissants esprits de la Société anglaise. Les membres étrangers de la Société française étaient encore plus éparpillés en Europe et ailleurs que ceux de la Société anglaise, avec dix sept pour cent des étrangers en Amérique du Nord.

Ces liens internationaux, ainsi que ceux entre les capitales et les provinces, n'étaient point seulement honorifiques. En 1835, par exemple, la Société Géologique de France a reçut de Lyell la nouvelle édition de ses "Principles of Geology", de De La Beche ses "Researches in Theoretical Geology" et de la part d'autres membres étrangers des mémoires en provenance, par exemple, de Moscou et de Philadelphie. Inversement, par exemple, Dufrénoy et von Buch ont fait don de leurs mémoires à la Société londonienne. Henry De La Beche a envoyé à Paris un exposé de ses découvertes controversées dans le Devonshire, qu'Elie de Beaumont a lu sans tarder à la Société française (14). Mais le plus important a été les visites des géologues étrangers en personne. En 1835 parmi les étrangers qui ont été invités aux séances de la Société Géologique de Londres il y a eu le paléontologue parisien Edouard de Verneuil, tandis que le jeune paléontologue suisse Louis Agassiz a exposé à Londres les résultats de ses recherches sur les Poissons fossiles. Tous les deux ont aussi assisté aux séances géologiques pendant la réunion annuelle de la British Association for the Advancement of Science, tenue cette année-là à Dublin (15). Inversement, Charles Lyell a été l'un des géologues anglais qui ont assisté la même année aux séances géologiques à Paris tandis que cinq géologues anglais, dont Greenough et Buckland, et plusieurs autres étrangers, ont assisté à la réunion extraordinaire de la Société Géologique de France qui se tenait cette année-là à Mézières, et qui comprenait une longue excursion sur le terrain à travers l'Ardenne jusqu'à Namur en Belgique (16). Juste après cette réunion franco-belge, la grande réunion annuelle des naturalistes allemands s'est tenue à Bonn, avec la participation de beaucoup de géologues non allemands, parmi lesquels Greenough, Buckland et Lyell pour l'Angleterre, et Elie de Beaumont, Prévost et les Brongniart père et fils de Paris (17). Toutes ces réunions furent l'occasion de discussions internationales entre les géologues qui travaillaient sur les grandes questions géologiques de l'époque.

CONCLUSION

J'ai choisi l'année 1835 comme un échantillon historique d'une période formative pour la géologie. J'ai cité beaucoup de géologues et beaucoup d'événements parce que ce n'est qu'au moyen d'une telle "histoire événementielle" qu'on peut donner une impression authentique de la vie scientifique. Pour terminer, j'insisterai sur trois points de valeur plus générale.

Premier point : la diversité des rôles et des compétences scientifiques parmi la totalité des géologues de cette époque de même qu'aujourd'hui. J'ai tenté de représenter sur un schéma ci-joint (18) cette diversité. Remarquer les limites bien tranchées des deux Sociétés géologiques, avec un chevauchement important, qui représente les géolgues qui étaient membres de toutes les deux. A mon avis, ces deux Sociétés incluaient à cette époque au minimum deux tiers de tous les géologues du monde, c'est-à-dire deux tiers de ceux que les géologues principaux considéraient comme méritant le titre de géologue. Remarquez aussi le passage graduel invisible mais véritable entre le "noyau", l'élite de la géologie (au centre du diagramme) et le grand public ignorant de cette science (à la périphérie). Parmi l'élite se trouvaient par exemple Sedgwick et Lyell en Angleterre, Elie de Beaumont et Alexandre Brongniart en France, von Buch en Allemagne. C'étaient les "puissants esprits" de la géologie, ceux qui se sont jugés eux-mêmes compétents pour évaluer les questions les plus fondamentales et les plus générales de leur science, bien qu'étant en désaccord. Au-dessous d'eux (en dehors de l'élite, sur ce diagramme) se trouvaient les géologues qui étaient renommés comme spécialistes sur un sujet plus restreint (sur la figure : "accomplished") : par exemple Dufrénoy sur la Bretagne, Constant Prévost sur le bassin parisien, William Fitton sur les terrains crétacés. A leur tour, au-dessous de ces géologues à compétence régionale ou spécialisée, se trouvaient les géologues à compétence toute locale, c'est-à-dire les géologues amateurs, observateurs provinciaux et collectionneurs de fossiles etc. (sur la figure : "amateur"). Mais je voudrais souligner que tous les géologues ont joué un rôle dans le progrès de la science à cette époque.

Deuxième point : l'intensité de l'activité géologique et la rapidité des échanges entre les géologues, il y a cent cinquante ans. A mon avis, il est évident que les discussions scientifiques, soit face-à-face pendant les séances géologiques, soit par correspondance, étaient beaucoup plus importantes pour la résolution des problèmes et pour le progrès de la science que les publications formelles ou même que les sorties sur le terrain.

Troisième point : la diversité des débats géologiques à cette époque. A l'arrière plan de la géologie, pour ainsi dire, il y avait beaucoup de travail qui ne prêtait pas à controverse. Mais la plupart des travaux des géologues de l'élite concernait des problèmes fondamentaux et souvent des sujets à controverse et qui étaient l'objet de discussions intenses et internationales. En 1835, ces problèmes incluaient le décryptage des terrains anciens de transition ou "greywacke" (Grauwacke) (par exemple les recherches de Adam Sedgwick et Roderick Murchison en Angleterre, de Dufrénoy et Elie de Beaumont en France) ; l'interprétation et la corrélation des terrains tertiaires et de leurs fossiles (par exemple les recherches de Charles Lyell en Angleterre, de Prévost et Deshayes en France) ; et la réalité et les causes des mouvements relatifs des terres et des mers pendant le passé assez récent (par exemple les recherches de Lyell et George Greenough en Angleterre, d'Elie de Beaumont en France). Chaque problème a donc été l'objet de l'attention d'un groupe différent de géologues de l'élite (il y avait naturellement des chevauchements entre eux) avec l'assistance de beaucoup de géologues moins renommés. La résolution de ces problèmes, qui ont jalonné les progrès de la géologie a donc été dépendante de la totalité de la communauté géologique, et de la mobilisation de l'ensemble des compétences, non seulement des "puissants esprits" de la science, mais aussi, plus modestement, des amateurs provinciaux et d'autres "artisans" de la science. Ce sont les échanges scientifiques entre tous les géologues qui ont construit la connaissance géologique.

NOTES

Remarque. - Sur la figure, "SCRIPT. GEOL." désigne le groupe marginal et peu influent, des interprètes littéraux de la Bible, généralement peu ou pas compétents en géologie (F.E.)