TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XVII (2003)
François-Dominique de LAROUZIÈRE
Le Comte de Montlosier : une vision originale des volcans d’Auvergne à la fin du XVIIIe siècle

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (réunion extraordinaire du 20 juin 2003 en Auvergne)

Résumé.
Le comte de Montlosier (1755-1838) est une figure auvergnate marquante de son époque qui s’est pour la première fois fait remarquer par ses contemporains, en 1788-1789, par la publication d’un Essai sur la théorie des volcans d’Auvergne, volcans qu’il a arpentés durant de longues années. Cet ouvrage expose les vues originales de l’auteur sur la nature des appareils de la chaîne des Puys et des monts Dore, vues basées non sur des spéculations intellectuelles mais sur l’observation de terrain. Il distingue les « volcans anciens » et les volcans récents, propose des interprétations originales et visionnaires sur la formation des dômes volcaniques, décrit le barrage de vallées par les coulées de lave, à l’origine de lacs, observe les inversions de relief et en propose une explication cohérente, montre le rôle de l’érosion dans le façonnage des paysages, récuse l’idée de combustion des charbons souterrains ou des bitumes pour expliquer l’incandescence des volcans. L’analyse du texte permet d’apporter un éclairage sur une pensée qui, par de nombreuses facettes, était en avance sur son temps, charnière entre deux époques. Elle précise les contours d’un fonctionnement intellectuel qui s’appuie sur l’observation de la nature et que Montlosier déclinera, durant sa vie, dans des domaines aussi variés que l’action politique, l’agronomie ou le combat contre les excès de certains religieux et, plus généralement, de ses contemporains.

Mots clés : volcanisme - Auvergne - théorie - XVIIIe siècle.

Abstract.
In his native province of Auvergne (Central France), the count of Montlosier (1755-1838) was an outstanding figure of his time. He was first remarked when he published in 1788 and 1789 his Essai sur la théorie des volcans d'Auvergne, after having observed these volcanoes during years. In this book, he expressed original views on the nature of volcanoes of Chaîne des Puys and Monts Dore. His conceptions were not the result of pure intellectual speculations. On the contrary, they result of long and repeated observations in the field. Montlosier distinguished old and recent volcanoes, and proposed an original and visionary interpretation of the genesis of volcanic domes. He also described the daming of valleys by lava flows which had given birth to lakes, observed the relief inversion and explained it in a rational and « modern » way. He emphasized also the role played by erosion in the shaping of landscapes, and finally rejected the standard hypothesis according to which coal and bitumen’s combustion might have been responsible for volcanoes conflagrations and lava genesis. This book bears also witness to a thought that was in many aspects in advance on its time, which can be considered as a turning point or a bridge between two epochs. It shows a way of thinking based mainly on the observation of nature during numerous field trips. Montlosier has always been keeping this observation-based attitude throughout his life in such different fields as politics, agronomy, struggle against religious excesses, etc.

Keys word : volcanism - Auvergne - theory - XVIIIth century.

 

Biographie condensée

 

François-Dominique de Reynaud naît à Clermont-Ferrand le 16 avril 1755, au sein d’une famille nombreuse appartenant à la noblesse locale peu fortunée (filiation prouvée : 1530 ; maintenue dans sa noblesse par jugement de l’intendant de Moulins, rendu le 23 juillet 1667). Pour se distinguer de ses frères, il prendra le nom de Montlosier, du nom de la terre, à l’époque désolée et couverte de landes, dont il hérita de son père dans la chaîne des Puys, au pied des puys de la Vache et de Montchal. Toute son œuvre écrite sera signée Montlosier, à commencer par le célèbre Essai sur la théorie des volcans d’Auvergne, dont il est traité ici et qui semble en être le premier jalon.

 

Montlosier, après quelques années durant lesquelles il est formé par les précepteurs de ses frères, poursuit ses études chez les moines augustins, successeurs des jésuites au collège de Clermont, où il manifeste et développe son caractère indiscipliné. Très tôt, il se lance dans la lecture des philosophes et remet en question l’éducation qu’il a reçue. À ce titre, on peut le considérer comme un homme des Lumières, d’autant qu’il est très attaché à l’idée de liberté. Cette indépendance sera un trait dominant de son caractère. Lieutenant d’infanterie en 1779, il mène une vie active mais encore discrète, où l’observation de la nature joue un rôle important, comme nous allons le voir. C’est alors que le cours de l’histoire s’accélère. Dès la fin du mois d’avril 1789, il quitte l’Auvergne pour assister à l’ouverture des Etats généraux et se faire une idée de la situation. Il est élu, par la noblesse d’Auvergne de la sénéchaussée de Riom, député à l’Assemblée nationale qui s’est déclarée constituante. Pour le moins non-conformiste, estimé même de ses adversaires qui le craignent, il se distingue à la fois par ses positions conservatrices et libérales. Il aime le combat et se bat en duel pour défendre l’honneur de son ami Malouet. Il apprécie par-dessus tout d’être confronté en même temps à deux adversaires, eux-mêmes aux prises l’un avec l’autre : c’est ainsi qu’il renvoie dos-à-dos, à de nombreuses reprises, émigrés et révolutionnaires. Le choix de ses adversaires d’un temps, ou qui s’avèrent parfois plus permanents, montre ses goûts éclectiques : il ferraille aussi bien contre la Noblesse, pour laquelle il a un faible mais dont il déplore les excès et le manque de clairvoyance, que contre le parti libéral, révolté qu’il est par les procédés révolutionnaires et les dérapages qu’ils occasionnent, ou contre le clergé. Quand on le réprimande sur la violence de ses attaques verbales à la tribune de l’Assemblée nationale, il réplique froidement en annonçant que des phrases comme cela, il en a des dizaines à dire, et qu’il les dira. En septembre 1791, l’assemblée est dissoute. Chaque député ayant droit à des frais de route pour rejoindre leur province d’origine, Montlosier s’amuse et se fait payer le voyage à Coblence : « Au lieu de compter le nombre de postes jusqu’à Clermont, où je ne voulais pas aller, il me parut plus simple, plus franc et plus gai de lui demander mes frais de poste jusqu’à Coblentz » (Montlosier, 1830). Après quelques mois passés avec les troupes d’émigration dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’en garde pas un souvenir impérissable et qu’il s’y fit de solides ennemis, il gagne l’Angleterre où il fonde, avec d’autres émigrés, un journal intitulé Le Courrier de Londres, tout en menant une vie assez mondaine et en se liant d’amitié avec Chateaubriand.

Figure 1 : Portrait de Montlosier, exécuté d’après nature en 1826 (collection privée).

 

Il rentre en France en 1802, rappelé par le Premier Consul, bientôt proclamé Empereur. Talleyrand le nomme attaché au ministère des Affaires extérieures, avec pour mission de rédiger une histoire de la Monarchie, en précisant le rôle de la Révolution dans l’effondrement du système et celui de Bonaparte pour rebâtir la société et les institutions. Il y travaille durant quatre années. Mais on ne manipule pas facilement Montlosier : si l’action de Bonaparte, devenu entre-temps Empereur des Français, est ici et là objet d’éloges, on décèle sans difficulté une certaine tiédeur et le rôle des années post-révolutionnaires n’est pas présenté comme un modèle institutionnel remarquable. L’impression de l’ouvrage est donc logiquement interdite, la parution n’ayant lieu finalement qu’en 1814, lors du retour des Bourbons au pouvoir. Sous le titre De la Monarchie française… ou recherches sur les anciennes institutions françaises… et sur les causes qui ont amené la Révolution… (3 volumes, un quatrième volume paraîtra en 1815 avec une préface hostile à Napoléon !), il défend des idées qui sont tout aussi inacceptables pour Louis XVIII.

 

Sa « Charge de naturaliste breveté » lui permet de visiter la Suisse, l’Italie et l’Allemagne, sous couvert de voyages diplomatiques : il s’acquitte de ses missions, mais s’intéresse surtout aux manifestations volcaniques des pays ainsi parcourus et en compare les effets avec ses observations auvergnates. Sa réputation comme sa perception de la société en font à partir de 1810 l’un des « correspondants secrets » de l’Empereur, l’éclairant sur l’état d’esprit du peuple envers le régime.

 

Ses vieux démons sont toujours actifs : à la fois critique des excès de la réaction, attaché à un certain libéralisme, à l’idée de liberté que défendaient les réformateurs, il n’hésite pas à dire ce qu’il pense et chacun en prend pour son grade : les ecclésiastiques « moins ministres de Dieu qu’agents du pouvoir », les juges « récompensés s’ils sont reconnus complaisants, punis s’ils sont récalcitrants », les préfets « il ne faut pas se les représenter comme quelque chose qui a un corps et une âme ; ce sont des instruments : leurs mouvements partent du Ministère de l’Intérieur de la même manière que ceux du télégraphe ». Louis XVIII n’appréciera guère cette causticité.

 

Sous la Restauration, après les Cent-Jours, il revient s’installer en Auvergne (1815) et aménage sommairement sa terre de Montlosier, à Randanne, au cœur de la chaîne des Puys, ce qui lui permet aussi de reprendre les courses naturalistes dans les montagnes auvergnates, entrecoupées de quelques escapades à l’étranger (Allemagne, Écosse). L’aménagement de son domaine est pour le moins spartiate. Le château actuel, aujourd’hui siège administratif du Parc naturel régional des Volcans d’Auvergne, ne sortira de terre qu’en 1835. Durant toutes ces années, il passe l’hiver à Clermont, car cette saison est particulièrement inhospitalière dans les montagnes.

 

Figure 2 : Le domaine de Randanne, vers 1830, avec les puys de la Vache et de Lassolas en arrière-plan. Gravure en hommage à Montlosier, avec un commentaire : « Il a su dérober, par ses longues poursuites, Randanne à la Nature et la France aux Jésuites » (collection privée)

 

Il se lance avec son opiniâtreté habituelle dans des programmes agricoles ambitieux : apport de terre végétale au moyen de centaines de tombereaux tirés par des bœufs, pour couvrir les cheyres ou les étendues couvertes de pouzzolane, développement de l’élevage de brebis, mise en culture de seigle, reboisement des cheyres avec des épicéas communs qu’il introduit dans le pays, après en avoir perçu l’intérêt durant l’émigration en Allemagne. Il prône la mise en place d’une agronomie originale pour l’époque, avec symbiose d’une mise en valeur forestière de landes et d’une activité pastorale contrôlée.


 

Ceux qui espéraient qu’il se ferait oublier, accaparé par la mise en culture de terres perdues au cœur d’une région enclavée, alors presque inaccessible, devront vite déchanter. Il publie de nombreux écrits, dont le plus célèbre est un pamphlet contre les jésuites intitulé Mémoire à consulter sur un système religieux et politique tendant à renverser la religion, la société et le trône. Il y dénonce une force occulte à vocation politico-religieuse : la congrégation. Pour le comte de Montlosier « Les forces de la Congrégation sont immenses ; elles se composent d'abord du parti jésuitique dont le centre est à Rome, à l'École de Sapience. Après le parti jésuitique, un autre appui ardent de la Congrégation est le parti ultramontain. À côté de celui-ci se tient un troisième parti, [...] le parti prêtre. Il est composé de ceux qui, à tout risque et à tout péril, veulent donner la société au Sacerdoce ». Bien entendu, tout cela enchante l’Église en général et la Compagnie de Jésus en particulier, qui attendront sa dernière heure pour tenter en vain d’étouffer le brûlot. Le combat que Montlosier poursuit dans ce domaine ne l’empêche nullement de continuer à observer, voyager (Écosse, Allemagne…) et s’impliquer dans la vie politique. Il est élu conseiller général du Puy-de-Dôme (1830), est nommé chevalier de la Légion d’honneur, entre à la Chambre des pairs (1832). Il ne craint pas de monter sur les différentes tribunes qui s’offrent à lui et d’abreuver son auditoire de discours enflammés et souvent provocateurs, que l’âge rend parfois un peu fumeux.

 

En 1823, il participe à la création de la Société académique de géologie, minéralogie et botanique d’Auvergne, qui fusionne en 1824-1825 avec la Société libre d’encouragement des sciences, lettres et arts et les restes de l’ancienne Académie de Clermont, moribonde depuis la Révolution : ainsi naît la Société des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Clermont-Ferrand, dont Montlosier est élu président, fonction qu’il conservera jusqu’à sa mort.

 

Il meurt à Clermont-Ferrand, le 9 décembre 1838, comme il avait vécu, en déclenchant une nouvelle polémique. Sur son lit de mort, il refuse en effet de signer un document rétractant ses écrits anti-cléricaux, malgré un marchandage des représentants de l’évêque, fort bien décrit par ailleurs (Bardoux, 1881), en « échange » de l’absolution. Il conclut fièrement : « On ne veut pas de ma confession, mais Dieu est juste et je peux me passer de prières ainsi refusées. Qu’on m’emporte dans la petite maison mortuaire qui est toute prête à Randanne […]. Les pauvres femmes se signeront en passant [devant] et leurs prières me suffiront ». En représailles, l’Eglise ne lui accorde pas de funérailles religieuses. Il a donc des obsèques civiles, même si des prêtres suivent le cortège entre Clermont-Ferrand et Randanne, au milieu d’une foule nombreuse. L’évêque de Clermont avait d’ailleurs ordonné que l’on dépouille les autels de leurs ornements et que l’on éteigne la lampe du Saint-Sacrement dans les églises situées sur le trajet du cortège. Qu’importe ! La procession gagne lentement les hauteurs de la chaîne des Puys et Montlosier est enterré le 11 décembre dans les bois attenant à son château de Randanne. L’intransigeance de l’Eglise souleva d’ailleurs tant de réprobation au sein de la population auvergnate que, dans un souci de préserver la paix civile, le préfet interdit toute messe de minuit le 24 décembre 1838 sur le diocèse de Clermont, par crainte d’émeutes contre l’évêque. Une interpellation a lieu à la Chambre des pairs et le garde des Sceaux saisit le Conseil d’État, qui juge rapidement qu’il y avait eu abus. Et l’on vit naître une nouvelle querelle entre les partisans de Montlosier et ceux qui se levèrent pour défendre l’évêque.

 

Montlosier est un homme de contraste, qui a sans doute passé une bonne partie de sa vie à errer en solitaire sur les hauts plateaux volcaniques du Massif central, mais qui a également eu une vie publique et de salon active et mouvementée. Sa pensée s’épanouit dans le conflit : il pourfend ceux qui se hâtent un peu trop d’écrire, sans avoir éprouvé au préalable la solidité de leurs assertions. Il oppose aux purs raisonnements intellectuels l’observation des faits, dans laquelle il est passé maître, grâce à sa passion pour les sciences de la Terre. Il est en ce sens à la fois moderne et précurseur, même si, par ailleurs, il a une profonde nostalgie du monde ancien qu’il aura vu disparaître : dans ses Mémoires (1830), il regrette de ne pouvoir partager ses vues avec ceux qu’il côtoie à Paris, étant le seul à pratiquer l’observation naturaliste. Il applique son analyse géologique à l’homme, rassemble les faits, établit des analogies, et finira par conclure que les volcans humains, malgré leurs excès, sont moins dangereux et imprévisibles que les véritables volcans. Dans ces mêmes Mémoires, où il passe en revue et analyse les événements qui ont marqué sa vie durant la Révolution, le Consulat, l’Empire et la Restauration, le récit est entrecoupé de digressions géologiques qui semblent prolonger ses vues sur la société des hommes et étayer ses opinions. Celui dont on a dit à l’époque qu’il était « le seul volcan d’Auvergne qui n’était pas éteint » avait consacré à ces anciennes montagnes vivantes une bonne part de son activité physique et intellectuelle.

 

C’est au tout premier volet de son action dans ce domaine, son fameux Essai sur la théorie des volcans d’Auvergne (1788-1789), rédigé alors qu’il était âgé de 33 ans, que nous allons nous intéresser. Pour ne pas interpréter sa pensée au-delà du raisonnable, j’userai de citations in extenso avec d’autant plus de plaisir que la forme littéraire est souvent imagée. Je me contenterai donc d’apporter ici un éclairage ponctuel sur un aspect de la pensée du comte de Montlosier, un peu délaissé par les biographes qui se sont attachés à cerner le personnage.

 

 

Contexte intellectuel

 

 

Avant d’évoquer les apports de Montlosier aux sciences de la Terre, il est indispensable de faire un petit détour par le contexte dans lequel il évolue et d’en rappeler quelques étapes. L’époque est marquée par des découvertes révolutionnaires qui vont laisser une empreinte déterminante dans l’évolution des sciences, en même temps que d’âpres combats sont menés : dans un monde en profonde mutation où il était encore inconcevable d’imaginer un passé qui eût été différent du présent, le pas conceptuel est immense. Montlosier, sur ce plan, épouse parmi les premiers l’air du temps.

 

En 1756, Jean-Etienne Guettard publie son mémoire Sur certaines montagnes de France qui ont été autrefois des volcans à l’Académie royale des sciences. Il marque la découverte (ou la re-découverte ?) de la nature volcanique d’une partie des montagnes du plateau central de la France. Au-delà de cette reconnaissance, émerge une idée nouvelle qui ouvre des perspectives immenses : il peut donc y avoir des volcans dans des régions où aucune éruption n’est connue dans l’histoire. Par une ironie de l’histoire, celui qui va provoquer un véritable séisme dans le système de pensée des naturalistes sera en même temps, pour des raisons qu’il serait trop long de détailler ici mais qui ont été développées par des historiens des sciences, un adepte des idées neptunistes alors dominantes.

 

En 1774, c’est Nicolas Desmarest qui montre que basalte et lave sont tous deux issus d’éruptions volcaniques dans son célèbre Mémoire sur l’origine et la nature du basalte à grandes colonnes polygones, déterminées par l’histoire naturelle de cette pierre, observée en Auvergne, synthèse de ses observations menées en Auvergne depuis huit ans ; il professe également l’idée que le degré d’altération des coulées et leur altitude par rapport aux cours d’eau actuels permet de connaître leur ordre relatif de mise en place. Comme Guettard et comme la plupart de ses contemporains, il pense que c’est la combustion d’horizons charbonneux souterrains qui est la cause du volcanisme.

 

En 1774, Abraham Gottlob Werner met en place le système neptuniste : les roches se forment par décantation dans l’océan primitif, granite et basalte sont des sédiments déposés au fond d’anciennes mers.

 

En 1778, Barthélemy Faujas de Saint-Fond publie un ouvrage sur les volcans du Velay et du Vivarais.

 

D’autres idées, certaines feux de paille sans lendemain, d’autres beaucoup plus pérennes, voient le jour dans les années suivantes. Elles marquent de leur empreinte l’évolution de la découverte du monde et furent souvent âprement débattues. Montlosier en évoque certaines dans son ouvrage, avant même qu’elles soient portées sur la place publique, et en propose parfois une interprétation innovante et en avance sur son temps.

 

En 1795 paraît la Théorie de la Terre de James Hutton : il met en relation la combustion souterraine des charbons et la chaleur à l’intérieur de la Terre, puis pose les premières pierres du concept de plutonisme, qui évoluera ensuite vers des vues plus réalistes. Cet ouvrage marque le véritable début de la rivalité des Plutonistes, qui défendront son point de vue après la disparition de James Hutton, avec les partisans de la théorie adverse dont Abraham Gottlob Werner était le porte-drapeau, les Neptunistes.

 

En 1797-1798, Déodat de Dolomieu récuse le rôle de la combustion des charbons, bitumes et autres fermentations de pyrites dans l’apparition des volcans, et invoque l’existence de matières chaudes et visqueuses en profondeur, sous l’écorce granitique que l’on découvre à l’affleurement dans de nombreuses régions du Massif Central. Le basalte est donc un matériau qui a fondu, même s’il reste fondamentalement Neptuniste, le granite étant pour lui d’origine aqueuse.

 

En 1819-1825, Leopold von Buch fait connaître sa théorie des « cratères de soulèvement » et, par là-même, déclenche une polémique qui durera quelques dizaines d’années.

 

On a peine aujourd’hui à imaginer la violence des joutes oratoires entre Neptunistes et Plutonistes. Le sujet est d’ailleurs moins manichéen et plus subtil qu’il ne paraît, comme l’a bien souligné François Ellenberger (1994). Il est motif à revirements, car géologie du passé et pétrographie sont alors des domaines en pleine émergence et chacun cherche ses marques : on mélange, ou on distingue, les questions relatives au granite et celles qui concernent le basalte, basalte et lave sont l’objet de débats pour définir s’il doivent ou non être considérés comme parents. Certaines notions se télescopent, des concepts qui nous paraissent aujourd’hui évidents émergent à grand peine d’un brouillard opaque : les cristaux visibles dans les roches d’origine volcanique sont alors couramment considérés comme des résidus incomplètement fondus, voire comme des matériaux réfractaires. Il est à cet égard significatif de constater que le terme même de pyroxène, minéral qui sera bientôt (1797) nommé par René-Just Haüy sur des bases étymologiques grecques (« puros », feu, et « xenos », étranger), accrédite l’idée d’une origine étrangère au magma, alors que ce groupe minéral est un constituant majeur de la phase cristallisée des roches magmatiques basiques !

 

Dans le cas de nos deux écoles de pensée, on verra progressivement se rallier les partisans d’une origine sédimentaire, en milieu marin, des coulées de basalte, aux vues plutonistes de James Hutton. Montlosier jouera d’ailleurs un rôle dans certaines de ces conversions, en conduisant ses (parfois illustres) visiteurs sur des affleurements particulièrement démonstratifs. Il en parlera d’ailleurs plus tard avec ironie : « Je remarquerai que M. d’Aubuisson qui, dans ses premières études, avait adopté le système de Werner et qui était venu en Auvergne pour planter, disait-il, au puy de Dôme le drapeau de Neptune, fut étonné de trouver partout le basalte mélangé avec des scories ». Ces revirements dans le sens de l’histoire seront parfois compensés par des contorsions plus acrobatiques : un grand esprit comme Horace-Bénédict de Saussure, qui visita l’Auvergne et le Vivarais en 1776, après avoir parcouru les volcans d’Italie et de Sicile, considère d’abord que les basaltes sont d’origine volcanique. Après une visite du Kaiserstuhl (1791), il propose une origine mixte pour les « basaltoïdes », selon lui dépôts effectués en milieu aqueux et fondus secondairement par les volcans. Quelques années plus tard, il a achevé de parcourir le chemin inverse pour redevenir wernérien (1797). Il est vrai que le basalte n’a occupé qu’une infime partie de l’esprit de ce grand naturaliste par ailleurs éclairé.

 

Il n’est pas inutile de rappeler également que le XVIIIe siècle est la grande époque des cabinets d’histoire naturelle. Ils se multiplient et consistent à accumuler, en général sans véritable logique, des objets curieux issus des travaux de Dame Nature. La plupart du temps, ils s’enrichissent par des achats de collections entières. Leurs propriétaires les font visiter avec discussions et explications qui, pour n’en pas être systématiquement erronées, n’en sont pas moins pour l’essentiel détachées de l’observation naturaliste et fruits de spéculations purement intellectuelles.

 

Montlosier, lui, homme original, indépendant, curieux de tout, arpente les terres auvergnates, s’échappe par les chemins de traverse, observe, compare, mesure, tire des conclusions à partir d’observations in situ. Ses idées s’appuient donc d’abord sur une longue et patiente observation des affleurements et des paysages. On est loin de la méthode de nombre de ses contemporains, attitude qui perdure d’ailleurs à l’époque actuelle, où l’on s’applique à bâtir des théories par le raisonnement pur et, dans le meilleur des cas, à aller chercher les faits qui s’en accommodent, quitte à les arranger un peu pour qu’ils soient plus présentables. Montlosier reste néanmoins tributaire des idées de son époque : ainsi, distingue-t-il nettement, sinon clairement, les volcans et les coulées de lave, ce qui le conduit parfois à quelques acrobaties dans le domaine de l’interprétation…

 

 

L’Essai sur la théorie des volcans d’Auvergne

 

Figure 3 : La page de titre de l’Essai sur la théorie des volcans d’Auvergne, portant la date 1789.

 

Hormis Guettard et Desmarest, personne n’a publié d’ouvrage sur les volcans d’Auvergne avant la Révolution. Il faut se replacer à cette époque où les courses en montagne autour de Clermont-Ferrand sont pour le moins hasardeuses et exigent souvent d’être accompagnés de guides expérimentés. Le climat de moyenne montagne est rude, soumis à de brusques changements d’humeur : des orages d’une violence extrême éclatent en été ou en automne, et l’habitat très clairsemé comme la quasi-absence des forêts en altitude n’entretiennent guère l’espoir de trouver un abri pour qui se laisse surprendre par le déchaînement des éléments. Les hivers sont interminables et très rudes. Le loup règne sur ces espaces enneigés, balayés par le blizzard. Si Montlosier prend évidemment du plaisir à ces longues escapades sur des sentiers sauvages, il est vite considéré comme peu fréquentable par la bonne société locale que, d’ailleurs, il côtoie peu.

 

Ce qui semble déclencher chez lui le processus littéraire, qui sera publié en 1788 ou 1789[1], c’est une relation de voyage d’un certain Pierre-Jean-Baptiste Legrand d'Aussy qui effectue un voyage en Auvergne en 1787-1788. Dès la préface, Montlosier justifie sa propre entreprise : « Je me suis occupé de l’histoire de ma Province, non pas comme les autres pour l’écrire, mais pour la savoir ». La formulation est noble et modeste, mais les arrière-pensées rôdent et les motivations réelles sont dévoilées quelques pages plus loin. En effet, comme on peut le constater dans beaucoup de ses écrits, Montlosier répond ici à un autre, en l’occurrence Legrand d'Aussy, qui s’est empressé, un peu trop à son goût, de publier un ouvrage sur un sujet qu’il ne maîtrisait guère. Ce « littérateur » qui, « visitant nos volcans, publia un écrit rempli d’inexactitudes », agace visiblement Montlosier, tant par la précipitation de ses affirmations non fondées que par le mépris condescendant et tout parisien qu’il manifeste pour les choses de province : les femmes d’Auvergne sont laides, bien qu’aimables, et le lac Pavin est « pour un lac de province, d'une assez belle proportion ». Cette légèreté ironique déplaît souverainement à Montlosier. Le ton est donné, et les critiques, parfois cinglantes qui pleuvent sur le malheureux (« Tout ce que nous pouvons dire de ces hypothèses, c’est qu’elles sont peut-être fort ingénieuses, mais assurément elles n’ont rien de vrai »), émaillent l’ensemble de l’opuscule et, pourrait-on dire, lui servent de trame. Cette tactique, qui consiste à s’appuyer sur un opposant à ses idées pour en permettre l’exposé, est un trait dominant du caractère de Montlosier : il la mettra en œuvre tout au long de sa vie, dans tous les domaines de son action, comme si la défense de ses convictions sociales, politiques, agronomiques ou géologiques était un seul et même duel à mener. Ainsi manifestera-t-il, à propos du projet de Code civil (1801) une hostilité qu’il aurait pu témoigner envers Legrand d'Aussy : « Nous avons trouvé beaucoup d’erreurs dans cet ouvrage, et cependant ce sont moins ces erreurs qui nous ont frappé que le défaut d’ensemble dans les vues ; il n’y a pas une idée qui tienne à l’autre ».

 

Au-delà de sa victime désignée, Montlosier se fait un malin plaisir à railler ceux qui sont passés trop vite sur des faits essentiels. Il préfère, à la méthode expérimentale et aux pures digressions intellectuelles, l’enseignement du terrain : « Je n’examinerai pas ici quelle confiance on doit avoir dans l’opinion de certains naturalistes qui s’imaginent avoir, à cet égard, une grande supériorité sur le feu des volcans, parce qu’ils parviennent à fondre, dans leurs petits creusets, des matières que ceux-ci semblent constamment épargner ». Il privilégie « une bonne méthode toujours secondée par l’observation ». En même temps, l’analyse précise de son argumentation est rendue un peu délicate, faute de matière, car il omet toute description qu’il juge inutile, tant l’évidence de l’observation lui paraît suffisante. Son « intention n’a été que de donner des idées générales. C’est l’essence de mes observations que je présente ici au public, plutôt que mes observations mêmes, et je ne suis entré dans les détails que lorsqu’ils m’ont paru absolument nécessaires pour appuyer de grands résultats ». Le détail de l’observation et des faits récoltés est donc cantonné aux seules circonstances dans lesquelles il peut s’opposer de manière frontale aux idées de ses contemporains pour mieux en démontrer la légèreté.

 

Vient ensuite une digression historique sur les volcans d’Auvergne, avec force démonstrations pour expliquer pourquoi les volcans n’ont pas été identifiés comme tels dans le passé : César était plus occupé des choses de la guerre que de l’observation de la nature, Pline l’Ancien connaissait le pays, au moins par ouï-dire, puisqu’il parle de la statue de Mercure faite par Zénodore, mais reste silencieux à leur sujet, Sidoine Apollinaire s’intéressait surtout au calme de sa retraite en bordure du lac d’Aydat et Pascal étudiait la pesanteur de l’air sans s’intéresser à la nature des roches sombres de la région. Il est frappant de constater que 35 ans après la découverte des volcans d’Auvergne par Jean-Etienne Guettard, l’idée est, pour Montlosier, d’une clarté évidente et il s’étonne que les Anciens n’aient pas laissé de témoignage sur ce point. Sa plume féroce trouve une explication aux silences du grand Pline qui, il est vrai, n’avait pas visité la région : « Il est vrai qu’il n’a pas aperçu, quoique familiarisé avec les volcans de la Sicile […] que le Vésuve lui-même étoit un volcan éteint, dans le temps où il en décrivoit avec tant de soin les vignes et le terroir ». Il conclut : « Peu importe que les hommes soient muets quand la nature parle avec tant d’énergie ». On ne peut douter qu’il y ait des volcans en Auvergne ! Quant aux idées couramment admises depuis le Moyen Âge, selon lesquelles ces accumulations de scories seraient les antiques résidus de traitement des minerais métallifères (haldes) abondants dans la région, Montlosier n’en parle même pas : le « travail de Romain » qu’elles supposent a des limites !

 

Il parle de Guettard et de l’accueil mitigé qu’il reçut lorsqu’il découvrit les anciens volcans de l’Auvergne : « Une idée singulière qui parut une vision, une extravagance ». Et constate : « Il put bien persuader quelques sociétés savantes, mais ne fit aucune impression sur l’opinion générale ». En fin observateur, il lance des mots assassins : « Les beaux-esprits surtout répandus dans les petites sociétés où ils règnent, doivent naturellement trouver très-mauvais qu’une idée grande et neuve, qui n’a aucun rapport avec tous leurs petits talens, vienne s’emparer un moment de l’attention publique ». La réticence aux idées de Guettard n’est que rarement évoquée aujourd’hui, comme si l’ensemble des penseurs de l’époque avait basculé d’un seul coup. Pourtant, elle est bien naturelle, car c’est en général le sort réservé aux grandes idées non conformistes. Il est vrai, et on l’oublie trop souvent, que les gens concernés par ce débat, à l’époque, étaient très peu nombreux, sans doute quelques dizaines de savants en grande partie parisiens. Il suffisait donc de quelques incrédules ou opposants, « beaux-esprits » qui comprenaient sans doute quelques Auvergnats mais surtout des personnalités de l’époque étrangères à la région, contre lesquelles Montlosier se fait un malin plaisir de ferrailler, pour justifier cette assertion. Et il constate que ce sont les écrits de Desmarest qui font basculer les idées, non sans d’ultimes guérillas.

 

La méthode employée par Montlosier est simple : il suffit de grimper sur ces « taupinières volcaniques », terme qu’il emploie, comme un écho à Lord Hamilton dont il ignore les écrits sur la Campanie et qui comparait (1776) les « grandes opérations des feux volcaniques avec les petits travaux des Taupes dans une prairie », pour constater l’existence d’un cratère au sommet de nombre d’entre elles. De ces points de vue élevés, on peut aussi voir « les matières torréfiées » qui s’échappent au pied des cônes et envahissent les fonds de vallées en épousant leurs contours. Mais qui s’aventurait à cette époque dans le haut-pays, ou osait gravir les cônes de scories, pour constater l’évidence ? Lui en tous cas, qui décrit également la sortie des coulées à la base des cônes de scories, alors que tant de nos contemporains pensent toujours qu’elles s’écoulent à partir du cratère sommital…

 

Tout de suite, on est frappé par la clairvoyance de Montlosier. L’analogie avec les taupes, qui remontent des matériaux du sous-sol pour les accumuler en surface autour de l’orifice d’émergence, montre une pensée déjà en avance sur celle que développeront les partisans de la théorie des « cratères de soulèvement » qui fera fureur une vingtaine d’années plus tard. Il décrit en outre avec précision les inversions de relief, sans en employer l’expression, et les interprète correctement : il montre l’impossibilité, pour la plupart des gens, de « voir » ce qui semble opposé à l’ordre naturel, chacun cherchant toujours la lave « dans les vallées où elle n’est pas » et étant incapable « de la voir sur ces côtes élevées où elle est ».

 

D’où la conclusion, credo sans cesse renouvelé et érigé en ligne de conduite : la méthode naturaliste, basée sur l’observation des faits et l’établissement de leurs relations, à la recherche de la « doctrine cachée » de la Nature, est « infiniment préférable à tout l’art des fourneaux ». C’est cette méthode qui guide ses pas.

 

Montlosier développe ensuite l’idée des anciens et nouveaux volcans, sur un registre semble-t-il proposé indépendamment de Desmarest, mais qu’il poussera plus loin encore.

 

A. Les volcans anciens

 

Les « volcans anciens » s’écroulent de vieillesse et de vétusté : les volcans d’origine ont été « effacés » [par l’érosion] et ont laissé place à des reliefs sans cratères, sans morphologie caractéristique, dont le sommet est envahi de masses rocheuses et de prismations, roches en partie transformées en argiles, l’ensemble formant des reliefs « témoins » (Montagne de la Serre, Côtes de Clermont). Il remarque le caractère basaltique de ces formations anciennes ayant opposé la résistance de leur carapace à l’érosion et imagine clairement l’histoire qu’elles racontent : « Le foyer de cette volcanisation, quoique sur le même emplacement, devoit être à une hauteur bien différente, puisqu’on voit ces divers courans infiniment plus élevés que les courans modernes, et dont la direction est pourtant telle, qu’elle n’a pu certainement partir que de ces montagnes ». Montlosier développe son argumentation en des termes que ne renieraient pas les auteurs modernes : « Ces laves […] ont suivi la loi commune à tous les fluides, qui est de gagner dans leur écoulement les lieux les plus bas […] ; cependant ces laves sont demeurées souvent sur des arêtes étroites, sans se verser de çà ni de là, dans nos vallées actuelles. Il falloit donc que ces vallées ne fussent pas encore formées ; elles sont donc antérieures à ces vallées ». Il ira donc chercher alentour des arguments concrets et goûtera « la plus douce satisfaction » à trouver, sous ces coulées perchées, les alluvions fossilisées des anciens cours d’eau, « lits de cailloutage et de sable » nappant la paléo-vallée que les coulées de lave ont empruntée et comblée. L’observation deviendra systématique (« C’est presque une règle générale. Point d’anciennes laves, qui ne soient encore gissantes [sic] sur d’anciens lits de graviers, de cailloux, de sable et tout ce qui caractérise le sédiment des eaux ») et conforte Montlosier dans ses idées. La puissance de l’érosion se manifeste à lui dans toute son étendue. Il nuance également la question de l’ancienneté de ces creusements latéraux, car il remarque que le creusement, dans certains secteurs, peut être extrêmement rapide : il observe l’action érosive, le long du cours de la Monne, et ne conserve que la notion d’antécédence et d’inversion de relief, pas celle de durée. Il s’interdit toute supputation sur l’ancienneté de la mise en place des coulées. Il faudra attendre la deuxième moitié du XXe siècle, avec la mise au point de méthodes de chronologie absolue, pour commencer à établir un calendrier précis des activités volcaniques dans le secteur.

 

Avec ses mots, il admet donc le principe de ce qu’on appelle aujourd’hui « inversion de relief », expliquant ainsi ce qui semblait inexplicable : la position topographique des tables de basalte, perchées au sommet de plateaux, empêchait certains d’y voir un matériau de type coulée, puisque chacun sait qu’un fluide préfère s’écouler dans les fonds de vallées. Il est convaincu que le rôle de l’érosion, et donc du déroulement du temps, est considérable, faisant évoluer les morphologies. Il défendra cette idée toute sa vie, puisqu’on la retrouve dans ses écrits sur le Cantal (1834) : « le basalte s’est défendu contre les eaux, à raison de sa compacité […] et se montre en relief ». S’il l’évoque à demi-mot en 1789, il étendra ultérieurement ces observations aux basaltes dont le foyer a disparu [par érosion] et aux laves poreuses, à surface formée de scories boursouflées. Cette généralisation sera appuyée sur des faits similaires observés lors de ses voyages, en particulier au Vésuve, qu’il visitera en 1813 : il remonte alors le cours de ces flots de lave figés, sectionnés ici ou là par des ravins, jusqu’à atteindre leur source, soit un volcan avec ses formes parfaitement reconnaissables, soit un orifice de sortie adventif dont le caractère volcanique ne fait aucun doute.

 

Il s’oppose à Horace-Bénédict de Saussure, déjà célèbre à l’époque, qui croyait à la prééminence des eaux marines dans le creusement des vallées et démontre le rôle essentiel des cours d’eau dans le façonnage du relief et dans le profil des vallées : « Ici une rivière considérable se trouve extrêmement resserrée ; allez voir sur ses deux bords les côteaux qui la dominent, et vous en trouverez la roche excessivement dure et compacte. Plus loin vous voyez cette même rivière occuper un lit plus spacieux : c’est qu’elle n’a eu à attaquer que des masses terreuses et tendres qu’elle a facilement divisées, délayées et emportées ». Certes, il interprète la Limagne comme le résultat de l’action érosive de l’Allier, mais la tectonique extensive était alors inconnue. De même, pour lui, le processus est irrémédiable et sa vision, encore fixiste, est plus celle d’un géographe (le relief est inchangé, du moins à l’échelle de la vie des hommes) que du géologue moderne, qui sait que la Terre est active et soumise à des déformations de grande ampleur qui, localement ou régionalement, font plus que compenser l’action des forces érosives : « Les eaux […] ont déjà aplani une grande partie du globe. L’horizontalité des vallées commence déjà à pénétrer dans l’intérieur des montagnes, et toutes les montagnes ne seront bientôt plus, comme les Alpes, que des pointes ardues, que les eaux creuseront et entraîneront sans cesse, jusqu’à ce qu’enfin détruites, et anéanties dans tous les lieux, le sol de la terre formera partout une vaste plaine ».

 

Il constate ainsi dans les résidus des volcans anciens toute une série de plateaux d’inégale élévation, correspondant à autant d’époques de volcanisation dans la région. Il les considère comme des « témoins » de ces activités anciennes. La modernité du terme est étonnante.

 

Désir de réfuter une partie des idées de Desmarest, reprises sans nuance par Legrand d’Aussy ? Montlosier poursuit son idée jusqu’au bout et applique cette notion de relief témoin à l’ensemble des pics isolés recouverts de « basalte » qui pointent sur les plateaux ou dans les vallées. Il s’appuie pour cela sur l’existence d’une dépendance située en contrebas du plateau de la Serre, qu’il interprète comme un écroulement dans la vallée. Il nie donc le caractère de point de sortie de la lave pour ces reliefs coniques, pour lui simples « segmens d’anciens plateaux », ce qui montre que parfois, et même si l’observation stricto sensu n’est pas prise en défaut, il va un peu trop loin dans ses interprétations, emporté par le désir de démontrer l’inconsistance de la pensée de son adversaire. Il généralise donc, et de manière péremptoire, tout en se gaussant des « étrangers qui arrivent dans la province, pleins d’ailleurs de connoissances et de talens, mais ne pouvant sacrifier ce temps nécessaire pour voir et observer, se trompent nécessairement sur des phénomènes dont ils n’ont pas la clef ». C’est joliment dit, mais Legrand d’Aussy ne peut être systématiquement dans l’erreur et, dans ce cas précis, il emporte l’adhésion.

 

B. Les volcans nouveaux

 

Le second ensemble est représenté par les « volcans nouveaux » : ce sont les appareils dont la forme évoque clairement un volcan classique, même si pour cela il faut grimper sur ses pentes pour s’en apercevoir. Ils ne sont pas affectés par l’altération ni l’érosion, et l’on découvre souvent un cratère à leur sommet. Montlosier place dans cette catégorie les reliefs volcaniques récents de la Chaîne des Puys. Ce sont les volcans ordinaires, que l’on appelle aujourd’hui cônes de scories stromboliens. Au pied de ces buttes, se sont épanchées des coulées de lave à la surface souvent chaotique (on les appelle « cheyres » en Auvergne), qui épousent le tracé des vallées actuelles. Il observe en particulier le départ des coulées au pied du puy de Côme, récuse tout débordement à partir de son cratère, et suit ces coulées jusqu’à Pontgibaud en en décrivant les différents bras et les contournements des petits reliefs qu’elles rencontrent dans leur course. L’existence de surfaces scoriacées est pour lui un indice de la jeunesse de ces coulées.

 

Il en profite, lorsque ces coulées atteignent la plaine de Limagne, pour rectifier les conclusions hâtives de Legrand d’Aussy : il considère que la lave de Volvic est jeune et non pas altérée comme l’écrit ce dernier, même si elle est couverte de mousses et de lichens, pour des raisons sans doute liées au climat, plus clément que celui du plateau, qui règne à ces basses altitudes.

 

Il expérimente les échos imitant « les roulemens du tonnerre » en tirant un coup de fusil dans le cratère du Pariou, profond de 90 mètres. Il propose une interprétation moderne pour les cônes de scories égueulés de la Vache et de Lassolas (« l’embrasement même les a fait éclater, ou en a fondu ou fait écouler les parois ») et décrit avec précision l’obstruction de vallées par des coulées et la formation consécutive de lacs de barrage en amont (« la lave arrivant des Puys de la Vache et de las Solas […] s’est emparée du lit du ruisseau qu’elle a rempli », formant « une digue qui, empêchant les eaux de s’écouler, les a forcées de s’accumuler sur elles-mêmes »). Son explication de l’émergence de sources au front des coulées, « parfois assez fortes pour faire tourner plusieurs moulins immédiatement à leur naissance », est tout aussi pertinente, et conforme aux idées actuelles sur le sujet.

 

Le Puy de Dôme l’intrigue et il lui consacre un chapitre entier. Pour Desmarest, « c’étoit tout simplement un rocher de granit chauffé sur place », et il pense à « l’action du feu sans bouleversement ni déplacement ». Montlosier l’arpente en tous sens, sans comprendre. Il procède par analogie et recherche dans la chaîne des Puys des formes similaires, se focalisant sur les deux Clierzou (Clierzou et puy de l’Aumône) et le Grand Sarcoui. Ce sont tous les trois des volcans sans cratère, caractère incompréhensible qui plongea d’illustres géologues dans une profonde perplexité jusqu’au milieu du XIXe siècle. Montlosier fut ainsi le premier à recenser les principaux dômes trachytiques (en langage moderne) de la chaîne des Puys et à envisager, pour leur genèse, des causes similaires. Dans les cavernes du Grand Sarcoui, il trouve des scories spongieuses « incrustées » dans la roche, ce qui lui fait dire que cette dernière a été « primitivement dans un état de mollesse, propre à se laisser pénétrer par ces matières étrangères et adventives ». L’argumentaire est parfois un peu « capillotracté » et le conduit, à partir d’observations justes, à une interprétation exacte basée sur des conclusions erronées. En effet, sa découverte de scories basaltiques sur le Clierzou l’entraîne à conclure qu’il s’agit bien d’un volcan, alors que l’on sait aujourd’hui que ces matériaux proviennent de saupoudrages et de recouvrements à partir d’autres édifices proches, notions qui étaient inconnues et probablement inimaginables à l’époque. Différentes observations le convainquent donc que ces trois appareils « mineurs » sont bien des « volcans nouveaux », quoique d’un type différent. Par analogie, le Puy de Dôme en est donc également un, un peu particulier avec ses crêtes et ses épines rugueuses. Montlosier est le premier à envisager la formation du Puy de Dôme par des « éruptions pulvérulentes » et par un « soulèvement des matériaux », qu’il attribue à des phénomènes de trituration et de dissolution pas assez poussés pour « arriver à l’état de fusion et de lave » et donner ainsi naissance à des épanchements sous forme de coulées. Ces projections broyées et incandescentes retombent et s’agglomèrent en coupoles. Il cherche en vain un cratère proche qui aurait pu vomir cette masse énorme, car il a visiblement du mal à imaginer une accumulation sur place, strictement à l’aplomb du point d’émergence du matériau fondu. Cette vision « d’explosions pulvérulentes » annonce néanmoins, avec ses mots un peu décalés, le dynamisme péléen que décrira plus d’un siècle plus tard Alfred Lacroix à la Montagne Pelée.

 

Montlosier parcourt la chaîne des Puys et découvre d’autres éminences de moindre importance qui sont constituées de matériaux similaires (en fait, des trachytes), parfois mélangés avec des scories sombres qu’ils moulent.

 

Il recherche des caractéristiques qui permettent de rapprocher des objets de nature et d’aspect différents. Ainsi, les cristallisations de « sublimations de fer » (fer spéculaire), qui tapissent en particulier les lèvres des fractures précoces affectant des coulées basaltiques de la chaîne des Puys, et se nichent aussi dans des anfractuosités sur les flancs du Puy de Dôme et dans certaines formations des monts Dore, sont autant de preuves que tous ces matériaux-supports ont une forme de parenté et sont bien de nature volcanique.

 

Il va chercher du côté du puy Chopine des arguments supplémentaires : la roche grise « pleine comme celle du Puy de Dôme de petites aiguilles noires de schorl [amphibole] et de cristallisations de feldspath » entoure des panneaux de granite et de « roche de corne ». Il décrit avec précision les connexions avec le puy des Gouttes qu’il analyse comme étant « un segment de cratère, dans lequel le Puy-de-Chopine s’est élevé lui-même et s’est formé ». Il interprète l’ensemble comme l’action de processus volcaniques qui, « au lieu de fondre les matières, n’a pu que les briser et les soulever en grosses masses ». C’est une assez belle vision d’un appareil volcanique complexe, qui servit d’argument-clef à Leopold von Buch pour sa théorie des cratères de soulèvement (1819), et que l’on interprète aujourd’hui (P. Boivin et al., 2004) comme le résultat d’une mise en place polyphasée : édification d’un cône strombolien basaltique, ouverture d’un vaste cratère d’explosion trachytique qui l’éventre et mise en place d’une protrusion trachytique lentement expulsée du cratère refoulant les matériaux qui l’obstruaient, en particulier des panneaux de grande taille du substratum cristallin local, particularité qui a fait couler beaucoup d’encre depuis deux siècles.

 

Si l’on détaille un peu l’analyse, on constate que Montlosier ne distingue les dômes et les puys à cratères, dont il reconnaît parfaitement la différence de nature des constituants, que par le degré croissant de la « volcanisation » qui les a affectés. Pour lui, le puy Chopine, le Puy de Dôme et le puy de Côme représentent une gradation dans l’intensité des transformations subies, simple soulèvement de dalles de granite dans le premier cas, accumulation sur place de matières pulvérulentes dans le second, liquéfaction partielle et inondation des plaines avoisinantes dans le dernier cas. Même si cette vision est erronée, car les trachytes ne peuvent par fusion plus complète générer des basaltes, cela le conduit à des digressions sur le basalte et sur les laves, qui ne manquent pas d’intérêt.

 

Restent des questions sensibles, comme la prismation (il parle de « basaltes cellulaires » et de « colonnes prismatiques ») qui affecte certaines coulées. Si son point de vue sur le sujet reste erroné, il les attribue cependant à une trempe dans des « eaux quelconques », histoire de se démarquer de Barthélemy Faujas de Saint-Fond qui en faisait le témoin de leur immersion dans les eaux de la mer.


 

C. Les monts Dore

 

Montlosier propose également la première synthèse connue de ce massif, strato-volcan complexe dans la terminologie actuelle, dont il dit avoir gravi plusieurs fois presque toutes les cimes : il signale l’existence de planèzes inclinées (« les plateaux me paroissent avoir une pente décidée de l’est à l’ouest ») et des paliers successifs qui s’abaissent au fur et à mesure que l’on s’éloigne du cœur de la montagne, autant de masses solides et continues de courants de lave qui reposent elles-mêmes sur d’autres « matières torréfiées ». Pour lui, le massif des monts Dore « n’a été primitivement qu’un continent plein et presque horizontal » avant d’être excavé « par les eaux fluviales ». Il a du mal à envisager une origine purement autochtone (idée qu’il développera néanmoins plus tard) et pense à des épanchements venus d’un massif voisin plus élevé, aujourd’hui disparu. Mais il a conscience de la pénéplénation préalable du socle avant l’installation des matériaux volcaniques. Il observe de vastes coulées très épaisses, d’innombrables courants de lave dont l’accumulation constitue une « île » s’élevant « au-dessus du sol montagneux », recouvrant par endroits des « bancs énormes des tripoli (nos actuelles cinérites) ou d’un sablon très-fin et très-pulvérisé » et des « amas […] confus et […] bouleversés de matières de toute espèce, rassemblées sans intention et sans cohérence », « courants […] garnis de gros accidens de laves écumeuses et scorifiées, qu’ils paroissent avoir happés et saisis dans leur écoulement » ou des « détritus volcaniques » : ces descriptions constituent autant de formulations imagées de ce qu’on appellera plus tard des brèches, qui montrent la grande connaissance du terrain qu’il avait acquise et la qualité de ses observations. Il ne découvre en aucun endroit « de granit […] ni aucune de ces matières qui forment la composition des montagnes réputées primitives » et recherche en vain les lits de graviers et d’alluvions sous-coulées, qui lui permettraient de conforter une opinion maintes fois vérifiée dans la chaîne des Puys et en Limagne. Même si elle n’est pas exprimée, l’idée d’une accumulation de matériaux volcaniques, s’épanchant les uns sur les autres pour donner naissance à un strato-volcan complexe, est sous-jacente dans les descriptions de Montlosier. Il distingue les basaltes, les roches qui lui évoquent la pierre de Volvic (ce sont des trachyandésites) et les porphyres « dont la pâte fondue s’est incrustrée d’une quantité de cristaux de feld-spath », terme qui regroupe les sancyites et autres roches différenciées présentes dans le massif.

 

Sa perception du rôle de l’érosion est toujours aussi claire : les torrents ont creusé des vallées (« les eaux ne cessent, depuis le commencement du monde, d’abaisser les montagnes en élevant des vallées »), envahies par des coulées plus jeunes. On ne saurait mieux dire.

 

Ses pérégrinations montdoriennes le conduisent au bord du lac Pavin, vaste étendue d’eau aux profondeurs insondables pour l’époque, qui occupe un cratère parfaitement circulaire. Il le rapproche du lac de Servières, situé à proximité, et du Gour de Tazenat, qui marque la terminaison septentrionale de la chaîne des Puys. Montlosier identifie clairement ces dépressions circulaires emplies d’eau, que l’on baptisera beaucoup plus tard « maars », à des volcans. Il en note les caractéristiques : ces lacs « ne présentent aucun indice de matières torréfiées », « n’ont fourni aucun courant de lave », et leurs cratères « sont infiniment plus évasés, ont infiniment plus de circonférence que n’en ont tous nos autres volcans ». Après avoir établi une analogie avec le puy Chopine, dont on sait aujourd’hui que la protrusion a effectivement surgi au cœur d’un maar, il attribue leur existence à « une explosion pulvérulente causée par l’action de l’air, ou de l’eau condensée en vapeurs dans ces vastes souterrains ». Là encore, on ne peut qu’être frappé par le côté visionnaire de cette interprétation.

 

L’idée existe chez Montlosier que les matières volcaniques crachées par les différents volcans ont été extraites des profondeurs. Il doit donc s’être formé d’immenses cavités souterraines. Il ajoute : « L’imagination s’effraie des vides immenses sur lesquels reposent ces montagnes […]. Quel désastre à la première convulsion de la terre ! Quels abîmes dans lesquels s’engloutiront aussitôt un pays entier et tous ses habitans ! ». Au-delà de la grandiloquence percent deux concepts en gestation, là encore modernes : 1° la possibilité de l’effondrement du toit d’un réservoir après sa vidange partielle, pour donner naissance à une caldera ; 2° l’idée que la terre auvergnate puisse connaître de nouveaux soubresauts et que les volcans locaux s’éveillent à nouveau. L’idée ne lui semble visiblement pas absurde, comme elle avait d’ailleurs effleuré Guettard, d’autant que le contexte de l’époque s’y prête : au XVIIIe siècle, les volcans de la chaîne des Puys étaient presque entièrement dénudés, seule une pâture à moutons en couvrait partiellement les flancs. L’apparence de jeunesse extrême des morphologies, moins immédiate de nos jours, devait faciliter une telle vision.

 

Il enchaîne une réflexion concernant les causes des tourments volcaniques, qu’il attribue à l’emprisonnement « des feux ou de la force active » dans la Terre, qui « cherche de toutes part à se faire des issues », « fouille autour d’elle les entrailles de la terre » et « arrive à de grands amas d’eau » grâce à laquelle « elle [la force active] parvient à fondre, à dissoudre les matières les plus apyres ».

 

Il termine par une évocation des idées de Desmarest sur l’origine du basalte par fusion du granite primitif, les remarques et observations de Saussure et de Dolomieu concernant cette question. Saussure, en particulier, avait tenté de fondre des granites et n’avait obtenu que des masses vitreuses. C’est en vain qu’il avait essayé de produire ainsi des basaltes. Il en avait donc conclu un peu hâtivement que le basalte ne pouvait être obtenu par fusion. Au-delà de Saussure, Montlosier raille tous les « naturalistes qui fondent en leurs petits creusets des matières que ceux-ci [les volcans] semblent constamment épargner » (op. cit.), sans connaître les évidences qu’offre l’observation des affleurements. Aussi, dépassant le cas particulier du basalte, conclut-il : « Ce n’est ni la roche de corne, ni le granit, ni telle autre substance, qui forme la matière primitive des laves, mais en général toutes les matières possibles de la nature, lorsqu’elles se rencontrent dans les fournaises volcaniques ». Belle intuition, qui attendra quelques décennies avant de s’imposer comme une vérité scientifique… Là encore, Montlosier poursuit sa route et récuse l’idée, à l’époque fort courante, d’une origine des volcans par des incendies spontanés et de combustions de matériaux provenant du sous-sol, idée confortée, pour ceux qui la défendaient, en se fondant sur l’existence d’horizons charbonneux en Auvergne, et de suintements bitumineux en Limagne (puy de la Poix). L’auteur constate d’ailleurs qu’il existe des mines de charbon en combustion spontanée depuis des siècles, qui n’ont « jamais produit aucun effet volcanique » et qui n’en produiront « probablement jamais ». Il est aussi intrigué par l’existence d’eaux thermales « qui sortent bouillantes du sein de la terre » dans des lieux « qui n’ont pourtant point été volcanisés, et ne montrent pas de disposition à l’être ». Même s’il ne précise pas ses idées sur les causes premières du phénomène volcanique, il s’aventure sur la pointe des pieds, ce qui n’est guère dans ses habitudes, sur ce terrain en constatant que le « feu n’est pas, comme on le croit communément, l’agent originaire et primitif des volcans », dont les « feux ont une manière d’agir tout à fait différente du feu ordinaire ». Il précise que les naturalistes « ont tous parlé des feux souterrains, mais aucun d’eux peut-être n’a songé à l’existence d’une force souterraine indépendante de ces feux, qui n’en seroient alors eux-mêmes qu’une suite et un effet ». L’ouvrage se termine par un assassinat en bonne et due forme : « Certains naturalistes se sont encore bien trompés, quand ils ont pensé que la quantité de bitumes qui se trouve en Auvergne, étoit la cause de l’ancienne déflagration de cette province. Rien n’empêcheroit d’en dire autant des pyrites et des mines de charbon qu’on y trouve […]. Ni les charbons, ni les bitumes, ni les autres matières que nous connoissons, ne sont décidément les principes de la force volcanique, qui agit sur tout ce qu’elle trouve, et à qui toute matière est indifférente ». Montlosier professe ainsi en conclusion une idée fondamentale : la fusion des laves que les volcans rejettent n’est pas due à des combustions souterraines et ce n’est pas par absence de combustible carboné que les volcans s’éteignent. Dans un monde où les idées ne voyagent pas encore très rapidement, il est le premier à le dire en France.

 

 

En guise de conclusion provisoire

 

 

Je m’arrêterai ici, même s’il reste beaucoup à dire. Montlosier continuera tout au long de sa vie à arpenter l’Auvergne et à produire des opuscules sur la géologie. Il ira chercher dans les monts du Cantal, du Velay et du Vivarais des éléments de comparaison, ce qui en fait sans doute l’un des meilleurs connaisseurs de l’Auvergne des monts et des plaines de son époque. Il développera ses idées dans différents opuscules, édités au crépuscule de son existence. Dans Du Cantal, du basalte et des anciennes révolutions de la Terre (1834), c’est aux idées de Léonce Elie de Beaumont sur les cratères de soulèvement qu’il s’attaque vigoureusement. Il y évoque entre autres, avec les mots de l’époque, l’injection de filons rectilignes et verticaux dans des zones de faiblesse, à partir d’observations qu’il a faites sur le Vésuve. Il reviendra sur ses observations du massif des monts Dore, avec de nouvelles observations et de nouveaux assauts contre Léonce Élie de Beaumont, dans Le Mont Dore, de sa composition, de sa formation, de son origine (1834). Mais ceci est une autre histoire…

 

Sa réputation d’orateur redoutable tient à la fois à sa parfaite maîtrise de l’art rhétorique et à un goût évident pour la confrontation et la polémique, mais sa force réside aussi dans ses capacités d’observation et dans ses facultés d’analyse appuyée sur des observations concrètes. Son caractère ferme et son indépendance d’esprit l’accompagnent jusqu’au terme de sa vie. Je ne résiste pas à la tentation de citer quelques extraits d’un opuscule daté du milieu de l’an 1838, qui montre qu’à 83 ans, Montlosier reste campé sur des positions fermes, par lui défendues durant toute sa vie. Clermont-Ferrand avait en effet été choisie pour accueillir le 6e Congrès scientifique de France, et la question d’introduction posée avant la session consacrée à l’histoire naturelle fait bouillir Montlosier : « Quels sont les divers soulèvements qui ont imprimé au plateau de l’Auvergne sa configuration actuelle ? » Montlosier prend donc sa plume et règle ses comptes, tant avec la toute jeune Société géologique de France, à laquelle il ne souhaite plus continuer à adhérer, qu’avec les organisateurs du congrès, Henri Lecoq en tête, dont il reconnaît pourtant la valeur et l’amitié avec une formulation mitigée (il lui écrira en concluant en ces termes : « Conservez, malgré vos soulèvements, toute mon amitié »). Il s’adresse tout d’abord à la SGF, avec un affrontement direct concernant ce qu’il considère comme des errements et des excès :

 

« Les mémoires publiés par la Société ne manquent pas de descriptions techniques, lithologiques, minéralogiques de diverses localités […] qui animent peu l’attention […] et quelquefois sont futiles. Aristophane, représentant dans ses Nuées Socrate mesurant méthodiquement avec ses disciples la dimension du saut d’une puce, a mis en lumière la niaiserie et la futilité des descriptions qui ne présentent pas pour la science un intérêt précis.

 

Vos géologues trouvent que dans la nature tout vaut l’honneur d’être nommé. De là se produit un déluge de dénominations au milieu d’un chaos de classifications.

 

La formation des montagnes par soulèvement, celle des vallées par enfoncement, sont annoncées comme des vérités établies. Quel que soit mon respect pour les autorités dont ces opinions sont appuyées, il m’est impossible de leur trouver le moindre fondement.

 

Dans la ligne que vous vous êtes faites, n’ayant rien à recevoir de vous ; dans la ligne que j’ai adoptée, n’ayant rien à vous donner, là où l’union est impossible, une séparation est inévitable. C’est avec regret, et en même temps avec le respect qui s’attache à la supériorité de talent que je reconnais dans un grand nombre de vos membres, que je me suis vu dans la nécessité de renoncer à faire partie de votre établissement, et à vous adresser mes adieux ».

 

Et il termine par un post scriptum destiné aux organisateurs du Congrès, comme si cela ne constituait qu’un détail un peu méprisable qui ne méritait pas une réponse spécifique. Il vient en effet de recevoir la circulaire « portant le titre de Programme » avec la fameuse question d’introduction citée plus haut. Elle le conforte dans les idées qu’il défend depuis un demi-siècle avec une constance remarquable, solidement ancrées sur des observations indéniables. Il peut certes résider une confusion entre le « plateau de l’Auvergne » et ses volcans et le « Massif Central », au bénéfice d’un doute que, en raison de son caractère volcanique et sans concession, Montlosier n’imagine même pas. Mais ce dernier voit surtout dans la phrase incriminée une généralisation hâtive du dogme des « cratères de soulèvement » qui sévit alors presque sans partage et qui sombrera bientôt dans les oubliettes de l’histoire. Aussi, comme en écho à ce qu’il a asséné aux membres de la Société géologique de France quelques lignes plus haut, Montlosier enfourche une dernière fois son cheval de bataille préféré :

 

« Il est assez remarquable, à la manière dont cette question est posée, que, selon les décisions de la science actuelle, il ne peut plus s’élever de doute sur le fait déclaré désormais orthodoxe de la formation des montagnes par soulèvement.

 

J’aurais peut-être bien quelque chose à dire sur d’autres questions de ce Programme, dont je ne pourrais probablement ni approuver ni adopter le sens ; mais celle-là même qui se rapporte à une doctrine qui me paraît erronée, encore qu’elle ait la faveur générale, suffit pour m’éclairer sur le parti que j’ai à prendre.

 

Vieille plante d’un autre temps et d’une autre sphère, convaincu de mon existence exotique sur le terrain qu’occupe la science actuelle, ma résolution est de m’en tenir désormais séparé, n’ayant rien à en recevoir, n’ayant rien à y porter. En conséquence, tout en faisant des vœux pour le succès des vues et des directions exprimées dans le Programme, je désire demeurer étranger à la réunion qui est annoncée devoir avoir lieu sous le nom de Congrès scientifique, et déclare ne pouvoir participer à ses travaux ».

 

On peut méditer cet ultime plaidoyer d’un homme de combat qui, comme l’écrit Bardoux, ne fut peut-être « ni un écrivain, ni un grand politique, mais qui fut, ce qui est aussi rare peut-être, un caractère ».

 

 

Références

 

 

Bardoux, A. (1881). Le Comte de Montlosier et le gallicanisme. Calmann Lévy édit., Paris, 394 p.

Buch, L. von (1819). Physicalische Beschreibung der Canarischen Inseln. Koenigl. Akad. Wissensch., Berlin, 411 p.

Buch, L. von (1842). Observations sur les volcans d’Auvergne (lettres 1802-1804). Thibaud édit., Clermont-Ferrand, 116 p.

Boivin, P., Besson, J.-C., Briot, D., CAMUS, G., GOËR DE HERVE, A., Gourgaud, A., Labazuy, P., Larouzière, F.-D. de, Livet, M., Mergoil, J., Miallier, D., Morel, J.-M., Vernet, G. et Vincent, P. (2004). Volcanologie de la Chaîne des Puys (Massif Central français). Parc Naturel régional des Volcans d’Auvergne édit., Aydat, 4e édit., 182 p + 1 carte volcanol.

Desmarest, N. (1774). Mémoire sur l’origine et la nature du basalte à grandes colonnes polygones, déterminées par l’histoire naturelle de cette pierre, observée en Auvergne. Mém. Acad. roy. Sci., Paris, 1771, p.  705-775.

Desmarest, N. (1777). Mémoire sur le basalte. Mém. Acad. roy. Sci., Paris, 1773, p. 599-670.

Ellenberger, F. (1994). Histoire de la géologie, 2 : la grande éclosion et ses prémices (1660-1810). Technique & Documentation, Lavoisier édit., Paris, 383 p.

Faujas de Saint-Fond, B. (1778). Recherches sur les volcans éteints du Vivarais et du Velay, avec un discours sur les volcans brûlans, des mémoires analytiques sur les schorls, la zéolite, la pouzzolane, le basalte, les laves et les différentes substances qui s’y trouvent engagées. Cuchet édit., Grenoble, 460 p.

Guettard, J. E. (1756). Mémoire sur quelques montagnes de la France qui ont été des volcans. Mém. Acad. roy. Sci., Paris, 1752, p. 27-59.

Hamilton, W. (1776). Campi Phlegræi, ou observations sur les volcans des Deux Siciles. Naples, 89 p. + 54 pl.

Legrand d’Aussy, P. J.-B. (1788). Voyage en Auvergne (Voyage fait en 1787 et 1788, dans la ci-devant Haute et Basse Auvergne, aujourd'hui Départemens du Puy-de-Dome, du Cantal et partie de celui de la Haute-Loire, ouvrage, où l'on traite de ce qui regarde la nature du sol, les révolutions qu'il a éprouvées, ses productions, climat, météores, produits de volcanisation, mines, carrières, lacs, eaux minérales, moeurs des habitants, constitution physique, population, arts, commerce, manufactures, industries, etc.). E. Onfroy édit., Paris, 551 p.

Montlosier, F.-D. de REYNAUD de (1789). Essai sur la théorie des volcans d’Auvergne, 134 p.

Montlosier, F.-D. de REYNAUD de (1802). Essai sur la théorie des volcans d’Auvergne. Landriot édit., Riom (2e édit., publiée sans le consentement de l’auteur), 134 p.

Montlosier, F. D. de REYNAUD de (1830). Mémoires de M. le Comte de Montlosier sur la Révolution française, le Consulat, l’Empire et la Restauration, et les principaux événemens qui l’ont suivie. Dufey édit., Paris, 2 vol., 420 et 426 p.

Montlosier, F.-D. de REYNAUD de (1834). Du Cantal, du basalte et des anciennes révolutions de la Terre, en réponse à un nouvel écrit par M. Elie de Beaumont. Thibaud-Landriot édit., Clermont-Ferrand, 104 p.

Montlosier, F.-D. de REYNAUD de (1835). Le Mont Dore, de sa composition, de sa formation, de son origine. Thibaud-Landriot édit., Clermont-Ferrand, 59 p.

Montlosier, F.-D. de REYNAUD de (1838). À Monsieur le Président et à Messieurs les Membres de la Société Géologique établie à Paris. Thibaud-Landriot édit., Clermont-Ferrand, 23 p.

Saussure, H. B. de (1794). Observations sur les collines volcaniques de Brisgaw. J. Phys., Chimie, Hist. Nat. , 44 (n.s., 1), p. 325-362.

 

 



1)     Dans la littérature, cette première édition est souvent signalée comme publiée en 1788 et il semble que des exemplaires ont circulé dès la fin de cette année-là. L’exemplaire original consulté porte la date de 1789.

François-Dominique de Reynaud, comte de Montlosier (1755-1838)

Il publie en 1789 un Essai sur les Volcans d'Auvergne. Il est élu par la noblesse aux Etats-généraux. Il émigre ensuite à Koblenz, puis à Londres. Bonaparte 1er consul le charge d'écrire des articles contre les anglais. Il fut Conseiller général du Puy de Dôme (1830), puis pair de France. Il lutta contre le clergé, qui lui refusa les sacrements à sa mort.

Voir aussi :

    Joseph Brugerette. Le comte de Montlosier et son temps
    François-Dominique de Reynaud, comte de Montlosier. Des mystères de la vie humaine (1829) précédé d'une notice sur le comte de Montlosier, rédigée par François Mongin de Montrol