TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.VIII (1994)

Michel DURAND-DELGA et Richard MOREAU
Un savant dérangeant : Jules Marcou (1824-1898), géologue français d'Amérique

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 30 novembre 1994)

Curieux destin que celui de Jules Marcou ! Comment ce Jurassien, plus ou moins autodidacte, devint-il, à peine âgé de vingt ans, l'un des meilleurs connaisseurs du Jura de son époque, en récoltant l'estime des plus grands savants suisses ou parisiens ? Comment, parti au Nouveau Monde, fut-il le premier géologue à parcourir, au milieu du dix-neuvième siècle, la moitié occidentale des actuels Etats-Unis, ce qui l'amena à publier la première carte géologique de ce pays et ensuite à éditer, après celle d'Ami Boué, une carte géologique du globe ? Pourquoi, installé à Boston près de son protecteur Louis Agassiz, consacra-t-il une indomptable énergie à ferrailler durement avec les plus grands géologues américains de l'époque et avec bien des européens, tout en conservant l'estime et l'amitié de beaucoup d'autres ? Bien des questions se posent au sujet de ce géologue de haut vol qui a laissé une odeur sulfureuse dans la géologie américaine et qui, malgré l'attachement que, même de loin, il ne cessait de montrer à son pays natal, est mort volontairement ignoré de ses confrères français. Ses charges sans nuances contre les corps constitués, qu'il s'était mis en tête de vouloir réformer à Paris et à Washington, empêchèrent ce géologue d'une furieuse indépendance d'esprit, ami fidèle des plus grands, Louis Pasteur, Louis Agassiz, Joachim Barrande parmi d'autres, d'obtenir en France la reconnaissance et les honneurs qu'au fond de lui-même il ambitionnait d'obtenir. Une telle vie, unique en son genre, mérite d'être contée du point de vue scientifique, comme elle l'a été, sur un plan plus biographique, dans le cadre de la Franche-Comté (Moreau, 1992).

I. RAPPEL SYNOPTIQUE DE LA VIE DE JULES MARCOU.

Le tableau qui suit a pris en compte les notices de Max Buchon (1865), de Hyatt (1899), l'évocation de R. Moreau (1992), ce dernier ayant pu utiliser les Notes sur ma famille et ma vie (inédites) laissées par Marcou. Maints documents ignorés ont été aussi trouvés dans les archives de l'Académie des Sciences.

II. LES ANNEES DE JEUNESSE.

Né à Salins, petite ville du Jura, Jules Marcou conserva toute sa vie un profond attachement à sa terre d'origine. Sa famille, d'origine artisanale et aux moyens financiers limités, était liée et même alliée (de la main gauche !) à celle de Pasteur avec lequel, à travers les épisodes de sa vie agitée, il conservera de vifs liens d'affection. Ses études se déroulèrent à Salins puis à Besançon. Il échoua au baccalauréat, comme Pasteur les deux années précédentes. Destiné par son père aux études supérieures scientifiques, Marcou effectua à Paris un bref séjour que sa santé, toujours incertaine, interrompit rapidement. Dès cette époque, cet élève intelligent, dont Pasteur nous a donné un portrait au pastel (1842), faisait preuve d'un esprit de critique permanente, du fait de "sa franchise selon les uns, de sa tendance à tout critiquer d'après les autres" (Moreau, 1992). Il semble que ces deux appréciations aient été l'une et l'autre justifiées.

A vingt ans, le jeune Jurassien a abandonné tout espoir de diplômes, bien qu'il ait suivi les cours de Mathématiques spéciales au collège (futur lycée) Saint-Louis de Paris en 1842-43 et au Collège royal de Besançon en 1844. Jules Marcou est alors un jeune homme de haute stature (1,84 m), à la crinière blonde, au visage ouvert attirant la sympathie. On relèvera que, beau garçon et sans doute charmeur, il obtenait auprès des dames une aimable réputation, qui expliquera sans doute plus tard son mariage avec une riche héritière de la Nouvelle-Angleterre.

Son attirance pour la géologie naquit au contact des roches et des monts autour de Salins. Y habitait alors un géologue-amateur, le Dr Claude-Marie Germain (1793-1861), de la génération du père de Marcou : il avait pu suivre, lors d'un "recyclage" à la Faculté de Médecine de Paris en 1840, les cours de Constant Prévost à la Sorbonne et participer à des sorties géologiques. Voilà donc le jeune Marcou, vivant à la maison familiale, suivant presque journellement le bon docteur, récolteur de fossiles. Il rayonna dans toute la contrée et, rapidement, ressentit la nécessité d'établir une succession précise de superposition des couches géologiques, jusque là fort rudimentaire.

Un puissant encouragement lui fut fourni par Jules Thurmann (1804-1855), auteur bien connu des "Soulèvements du Jura" où orographie et géologie sont traitées de pair. Le géologue de Porrentruy vint même à Salins en 1845, pour connaître Marcou, son cadet de vingt ans, avant de le recevoir à son tour en Suisse et de l'introduire auprès de Louis Agassiz (1807-1873), déjà célèbre par ses travaux en paléontologie et sur les phénomènes glaciaires. L'illustre naturaliste apprécia immédiatement Marcou et publia à Neuchâtel, dans le bulletin de la société qu'il dirigeait, la première note du jeune français. Ainsi encouragé, Marcou partit pour Paris et, parrainé par Alcide d'Orbigny, devint membre de la Société géologique. A 22 ans, il présenta ses "Recherches géologiques sur le Jura salinois". Dans ses "notes inédites" (in Moreau, 1992), il a décrit ses premiers contacts avec ce cénacle, que fréquentaient les grands noms de l'époque en géologie : "La salle était pleine de monde et, à la première séance où j'eus la parole, je lus mon manuscrit ; après peu de temps, je m'aperçus de l'inattention générale, chacun causait, et à peine si 3 ou 4 écoutaient. Je décrivais le Keuper, où il y a beaucoup d'aridité de description, par suite de la composition même du terrain [...]. Je me promis de changer à la prochaine séance, et au lieu de lire mon manuscript [sic], j'exposai mes recherches sur le terrain jurassique, écrivant sur le tableau la classification que j'adoptais, esquissant une carte des chaînes des Monts Jura, et faisant aussi des coupes. Cette fois j'eus l'attention de toute la société...".

On retiendra que, toute sa vie, et malgré certaines déconvenues, Marcou demeura un membre fidèle de la Société géologique de France dont il appréciait, face aux conventions des corps constitués, le caractère démocratique qui, à cette époque, mettait sur le même pied dans la discussion scientifique le simple débutant et l'académicien le plus honoré.

Il s'agissait aussi de trouver des moyens de vivre. Sur la recommandation de son compatriote, le physicien Claude-Mathias Pouillet, académicien et député du Jura, Marcou obtient une place, à 66,50 francs par mois, de préparateur du minéralogiste Delafosse, à la Sorbonne. Très vite on le retrouve au Jardin des Plantes, où il fut chargé de classer des collections de paléontologie. Le séjour à Paris permit au jeune provincial, qui ne devait pas briller par sa timidité, de se lier avec la plupart des géologues de la capitale et avec maints visiteurs étrangers. Marcou rapporte qu'ainsi, un jour de juin 1847, il guida Leopold von Buch, venu consulter la collection bien négligée de roches du Cachemire envoyées par Victor Jacquemont, "naturaliste-voyageur" du Muséum, mort tristement à Bombay. Dans une situation analogue d'explorateur de la planète, le malheureux d'Osery venait d'être assassiné au Pérou... Cordier, professeur au Muséum et à l'Ecole des Mines, lui proposa la succession du disparu, et voici Marcou nommé en janvier 1848 géologue-voyageur, à 8 000 francs l'an, tous frais compris. Il obtient de consacrer ses recherches à l'Amérique du Nord, encore vierge dans sa majeure partie. Il savait que, depuis peu, son protecteur Agassiz, appelé en Amérique, avait largué les amarres afin d'occuper une chaire sur mesure que l'université Harvard de Cambridge (Massachusetts) venait de créer pour lui.

III. L'ACTIVITE DE MARCOU, "GEOLOGUE JURASSIQUE"

Voilà l'assise indiscutable sur laquelle va se fonder la réputation de Marcou. Ce sera le fruit de moins de trois années de sorties, de 1844 à 1846. Concrétisant ses exposés oraux, un mémoire de plus de 150 pages, illustré de cartes et coupes, imprimé en 1848 par la Société géologique, fit connaître les résultats du jeune géologue du Jura salinois. Le lecteur est frappé par la netteté du plan, la clarté et le classement des descriptions. Pour chacun des niveaux, Marcou distingue les caractères généraux, la pétrographie et la "géognosie" (l'ordre séquentiel des superpositions), enfin le contenu paléontologique.

Marcou propose des qualificatifs stratigraphiques nouveaux. Certains connaîtront, un siècle durant, de belles fortunes : niveaux loedoniens (Bajocien inférieur), vésuliens (Bathonien), argoviens (Oxfordien supérieur) ce dernier groupe "ayant tout ce qu'il faut pour exister [...] la superposition, l'épaisseur des strates et une faune spéciale".

Par la suite, Marcou (1857) introduisit des dénominations locales, seul moyen à ses yeux d'établir des classifications exactes - ce qui est vrai - et claires - ce qui l'est moins -. Cette tentative naîtra de la difficulté de corréler les successions stratigraphiques à distance, par exemple avec l'Angleterre où la plupart des assises avaient été définies depuis longtemps par William (surnommé "Strata" !) Smith.

On relèvera aussi sa bonne analyse du Crétacé inférieur jurassien, en particulier la description des "marnes d'Hauterive" dont la faune présente "un très grand intérêt, à cause de ses divers faciès et de leur distribution...". S'il faut attendre Eugène Renevier pour nommer formellement l'étage Hauterivien en 1873, c'est bien Marcou qui en posa les bases.

Moins bien inspiré, il écrivit en 1858, d'un ton persifleur : "Au risque d'être taxé de lourdaud [il donnait des verges pour se faire battre !],je puis assurer mon ami le professeur Charles Lory que je persiste à dire qu'il y a discordance générale de stratification entre le terrain jurassique et le terrain néocomien, dans le département du Jura et dans tout le Jura suisse". Marcou maintiendra cette idée inexacte en 1889. En fait, Lory, en expliquant par des fractures les différences d'inclinaison entre les couches contiguës des deux époques géologiques, était dans le vrai. Ce n'est pas le seul cas où l'on peut juger de l'absence de flair tectonique chez Marcou et de son obstination à ne pas remettre en question ses premières affirmations.

Entre 1856 et 1860, profitant du calme de ses années professorales à Zurich, Marcou tenta d'élargir à l'ensemble du globe ses anciennes recherches sur le Jura, en utilisant les données bibliographiques de l'époque. Tentative audacieuse et évidemment provisoire à un moment où des continents entiers restaient mal explorés, mais utile mise au point pour ses lecteurs d'alors. Marcou usa de l'original procédé de dix longues "lettres" adressées au Dr Albert Oppel, brillant spécialiste allemand du Jurassique. Il s'en donna à coeur joie pour mêler à ses considérations scientifiques des attaques, souvent humoristiques, mais qui durent être mal reçues par les victimes, et cela en toute connaissance de cause : "Je dis assez, et peut-être même trop franchement, mon opinion sur les théories généralement admises, ainsi que sur plusieurs de mes contemporains. J'avoue que j'aurais bienfait de présenter ces opinions avec plus de ménagements, et en me servant d'expressions mieux choisies et moins blessantes ; car enfin, en sachant s'y prendre, on peut toujours dire ce que l'on veut. Or c'est précisément là la difficulté avec moi ; je ne sais pas comment m'y prendre, et comment tourner à force d'adresse une question un peu délicate ; je préfère aller droit au but, en prenant le taureau par les cornes, au risque d'être lancé dans l'espace"..., ce qui lui arrivera bien souvent !

Exemples de ce "franc-parler d'un trappeur" (Marcou affectionne ce qualificatif après ses premières expéditions dans le Far West), il accable de critiques divers puissants de l'époque. Il en fut ainsi avec l'intègre vicomte d'Archiac (1802-1868), professeur au Muséum national d'Histoire naturelle, "un géologue que j'aime" écrit-il, bien que "beaucoup trop un savant de cabinet". Mais, quelques années plus tard, il ne résiste pas à commettre une injustice à son égard, après que d'Archiac se fût suicidé en se jetant dans la Seine, en rappelant la nomination du malheureux vicomte au Muséum : "il fallait un paléontologiste, on nomma un ancien hussard"... Mais ce fut surtout le professeur Edmond Hébert (1812-1890), qui régenta de la Sorbonne les géologues universitaires français, que les sarcasmes de Marcou poursuivirent ; au point qu'à la mort d'Hébert, il souhaita (lettre à Gustave Dollfus du 6 mai 1890) "que son successeur soit un bon géologue au lieu [d'être] un farceur de son espèce" ; autre injustice, mais, pour l'explorateur du Nouveau Monde qu'était Marcou, le travertin de Sézanne (Marne), qui fit la réputation d'Hébert, était un bien mince objectif...

Autres victimes, aux Etats-Unis le "Grand Lama Dana" [sic], qui allait être le père de la notion, aujourd'hui périmée mais qui eut des heures de gloires, de "géosynclinal", ce Dana avec lequel, nous le verrons plus loin, il ne cessa de combattre. En Angleterre, Marcou évoque le directeur du Geological Survey, Sir Roderick Murchison (1792-1871), "Pape de la géologie ... habitué à user et à abuser de sa position sociale et scientifique pour imposer ses opinions aux géologues anglais", néanmoins "à juste titre le général du corps de géologues et mineurs de Sa Très Gracieuse Majesté la Reine".

En face de ses têtes de turcs, on trouve la galerie de ses prédécesseurs admirés : William Smith et Lyell en Grande-Bretagne, Agassiz et Jules Thurmann en Suisse, Cuvier et Elie de Beaumont (pour l'instant !) en France, sans oublier Edward Forbes, dont il porta aux nues et développa la définition de provinces paléontologiques, réparties dans l'espace et aussi dans le temps géologique, ce qui était une vue étonnement prémonitoire.

Beaucoup plus tard - les années auront passé - c'est sur un ton devenu serein que Marcou (1889) retraça sa jeunesse "jurassique" et l'oeuvre des géologues du Jura jusqu'en 1870, dans un opuscule bourré d'amusantes anecdotes.

IV. MARCOU, PIONNIER DE L'EXPLORATION DE L'AMERIQUE DU NORD

Jules Marcou séjourna longuement en Amérique du Nord : outre les seize dernières années de sa vie, durant lesquelles il ne bougea guère de son domicile du Massachusetts, il comptera une douzaine d'années d'explorations à son actif. La période initiale, de 1848 à 1854, fut sans doute la plus riche en résultats.

A son arrivée, Marcou va parcourir les divers états du Nord-Est des Etats-Unis et le Canada voisin, accumulant observations et échantillons de roches, destinés au Muséum de Paris dont il était naturaliste-voyageur. Une expédition dans la région des Grands Lacs avait facilité son acclimatation dans un pays qui lui était totalement étranger par ses moeurs et par sa langue. Le romancier et poète Max Buchon (1865), son compatriote et ami politique salinois, écrivit (Marcou tenait la plume !) : "L'expédition, composée d'Agassiz, Marcou et une dizaine d'étudiants de l'Université de Cambridge, explora tout le pourtour du Lac Supérieur [...]. Ce voyage se fait dans des canots en écorce de bouleau, de 30 à 35 pieds de long, et qui sont bien connus de tous les lecteurs des romans de Cooper. Ces canots sont conduits par des voyageurs Canadiens, ou des Bois-brulés, descendants de pères canadiens et de mères indiennes, des tribus des Hurons et des Chippewais. Tous les soirs, après une dure journée d'exploration, autour de grands feux de bivac [sic], qui se reflétaient dans les eaux bleues et profondes du Lac Supérieur, chacun racontait ce qu'il avait trouvé de nouveau en géologie et en zoologie, et souvent Agassiz terminait par une de ces admirables improvisations, sur les grandes classifications et la philosophie de l'histoire naturelle..." On imagine sans mal l'enthousiasme du jeune jurassien, qui venait d'avoir 24 ans !

Marcou avait dû faire de sérieux progrès en langue anglaise puisque, en 1850, introduit -probablement encore par Agassiz - dans la haute société de Boston, il épousa Jane Belknap, fille d'un historien, ce qui lui apporta une vie confortable et totalement indépendante des organismes officiels, universitaires en particulier. Aussi démissionna-t-il de son poste du Muséum de Paris. Ce mariage lointain provoqua un ébahissement touchant dans sa famille à Salins.

Nouvellement marié, Marcou, auréolé de l'amicale protection du grand Agassiz, dut savourer les plaisirs liés à son installation dans le milieu riche et intellectuellement ouvert de la Nouvelle-Angleterre, ce qui ne dut pas manquer d'adoucir ses sentiments jusqu'alors nettement libertaires ! De 1850 à 1854, il séjourna à deux reprises en France, le voyage de 1852 pouvant avoir résulté de l'épidémie de choléra qui était apparue à New-York. Cette période fut mise à profit pour réaliser une carte géologique des Etats-Unis (Boston, 1853) : Marcou ajouta ses propres observations aux résultats de ses prédécesseurs et de ses confrères américains. Ce fut apparemment la première réalisation de ce type en Amérique du Nord.

Une occasion extraordinaire se présenta alors. Au printemps 1853, on offrit à Marcou d'être le géologue de l'une des trois grandes expéditions chargées de reconnaître de futurs tracés ferroviaires à l'Ouest du Mississippi. Ainsi le jeune français participa-t-il au trajet le plus méridional, de la ville de Napoléon, au confluent de l'Arkansas et du Mississippi, jusqu'à Los Angeles, alors minuscule bourgade des bords du Pacifique. Près de dix mois furent nécessaires pour parcourir, dans des conditions plus ou moins héroïques, quatre mille kilomètres à travers ces régions souvent désertiques et parcourues par des tribus d'Indiens insoumis. Le récit de ses aventures et les diatribes avec certains maîtres de la géologie américaine qui suivirent la publication de ses découvertes ne manque pas de saveur (Durand-Delga et Moreau, 1996). Bornons-nous à dire ici que, de ces solitudes récemment arrachées au Mexique et allant du Colorado à la Californie, Marcou donnera une coupe d'ensemble, en mettant en évidence des assises mésozoïques jusque là inconnues dans le Nouveau Monde : les "Nouveaux Grès Rouges" du Colorado et de l'Arizona, un Trias gypsifère analogue à celui du Jura, et un Jurassique calcaire, déterminé d'après des fossiles qui furent vivement contestés par James Hall, mais dont la valeur reçut l'approbation d'Agassiz, d'Archiac et de Edouard de Verneuil.

Nous ne possédons pas d'éléments pour juger objectivement ces découvertes. Citons toutefois le témoignage d'un géologue américain notable, Charles Keyes (1923), éditeur du Pan-American Geologist, qui défendit avec vigueur les mérites jusqu'alors contestés de Jules Marcou : "I cannot but express warmest admiration for the remarkable keeness of perception he displays in difficult and virgin fields". Keyes, ayant suivi à pied l'itinéraire de Marcou, écrira que la carte de reconnaissance de la "geological cross-section along the line of the thirty-fifth parallel is in reality a marvelous piece of construction".

Outre le résumé et les notes de terrain publiées à Washington en 1856, Marcou envoya à la Société géologique de France plusieurs textes, relatant sa traversée des Montagnes Rocheuses. Son "résumé explicatif d'une carte géologique des Etats-Unis [...] avec un profil géologique allant de la vallée du Mississippi aux côtes du Pacifique", accompagné d'une planche des fameux fossiles jurassiques contestés, occupe 124 pages du bulletin de 1855. On se doute de l'impact que ces pages durent obtenir dans la vieille Europe.

L'oeuvre ouest-américaine de Marcou, jointe à ses résultats antérieurs dans le Jura, explique sans mal la proposition qui fut faite à ce géologue sans diplômes d'enseigner, durant près de trois ans, à l'Ecole Polytechnique Fédérale de Zurich. Il en profita pour publier, dans cette ville, sa "Geology of North-America" (Marcou, 1858).

C'en sera trop pour ses censeurs américains. Enfourchant les critiques du paléontologiste James Hall, Dana, l'éditeur de l'influent American Journal of Science, ira jusqu'à mettre en doute les capacités scientifiques du jeune français. Cela amena le très respecté Louis Agassiz à rappeler vertement à Dana que Marcou était un des meilleurs connaisseurs des formations jurassiques et qu'il avait, sur ses confrères américains, la priorité des découvertes dans l'Ouest des Etats-Unis (cf. Marcou, 1859).

Les années passant, les préoccupations principales de Marcou se déplacèrent vers le Nord-Est des Etats-Unis. Nous le retrouverons cependant en 1863, alors que la guerre civile entre Unionistes et Confédérés faisait rage, parcourant Kansas et Oklahoma. Et à cinquante ans passés il participa, en 1875, à son ultime expédition dans le Sud de la Californie ; on trouvera, dans le rapport publié (1876) à cette occasion des évocations de lieux, alors déserts et maintenant totalement urbanisés, de la région de Los Angeles.

V. LA QUERELLE DU "TACONIQUE"

Les Taconic Mountains, qui appartiennent à la grande chaîne des Appalaches, sont aujourd'hui connues par les géologues pour être à l'origine du terme de "phase tectonique taconique" : vulgarisée par Hans Stille, cette appellation désigne un épisode majeur survenu il y a quelque 450 Ma et dont les effets se retrouvent des deux côtés de l'Atlantique (elle paraît coïncider avec la "phase sarde" définie en Sardaigne).

C'est dans un tout autre sens que le terme de "Taconique" (cf. Marcou, 1885) avait été proposé par le Dr Ebenezer Emmons (1800-1863), géologue de l'Etat de New-York, à l'époque où l'on s'efforçait de caractériser les "premières" traces paléozoïques de la vie sur le globe. Ebenezer Emmons désignait sous le nom de Taconique ce qu'il considérait comme un ensemble lithologique inférieur. Mais voyons ce qu'il en était en Europe.

Complètement isolé en Bohême, où il réalisa pendant un demi-siècle un travail gigantesque, Joachim Barrande (1799-1883) avait distingué en 1846 la succession de trois associations paléontologiques : une "faune primordiale", que suivaient une seconde et une troisième faunes. Précepteur puis familier du comte de Chambord, chef de la branche aînée des Bourbons qu'il suivit en exil, Barrande était basé à Prague, où il acquit une immense réputation, toujours vivante en cette fin du vingtième siècle.

En Grande-Bretagne, la parution du "Silurien System" en 1839 assura la célébrité de Sir Roderick Impey Murchison. Cet ouvrage fut une révélation pour Barrande : il reconnut que ses seconde et troisième faunes de Bohême se rencontrent dans la succession stratigraphique "silurienne" du Pays de Galles et, plus exactement, aux périodes que nous appelons actuellement "Ordovicien" et "Silurien" (au sens strict actuel). A la même époque, le Révérend A. Sedgwick, proche ami puis adversaire implacable de Murchison, découvrit une succession lithologique au-dessous de son Silurien (au sens large = Ordovicien + Silurien actuel). Il la nomma (1835) "Cambrien", du nom de l'ancien peuple cimbre du Pays de Galles. Mais ce "Cambrien" ne fournit alors aucune faune caractéristique à Sedgwick. Ce fut seulement en 1850 que, lors d'une visite en Grande-Bretagne, Barrande en trouva des exemplaires ... dans les collections du British Muséum, mais leur provenance était imprécise. On saura plus tard qu'ils venaient des collines de Malvern.

Revenons en Nouvelle-Angleterre et à Ebenezer Emmons. C'est en 1844 que celui-ci découvrit les premiers Trilobites dans son "Taconique". Au fil des ans, la faune récoltée devint de plus en plus nombreuse. Ainsi, dans son "Manual of Geology" (première édition en 1859), Emmons affirma que cette association était identique à la "faune primordiale" de Barrande en Bohême. Logiquement - comme Marcou et Barrande le soulignèrent par la suite - le terme de "système taconique" aurait donc dû avoir priorité pour qualifier la période fossilifère des temps primaires la plus ancienne alors connue. En effet, Emmons avait, non seulement défini une série lithologique (comme l'avait été ailleurs le "Cambrien" de Sedgwick), mais aussi montré par quels fossiles elle était caractérisée (ce que le "Cambrien" du Pays de Galles n'était pas encore).

Mais les découvertes d'Emmons furent vivement contestées par divers géologues américains et canadiens : parmi ces derniers, Sir W.E. Logan et T. Sterry-Hunt, ainsi que l'américain James Hall. Pour eux, les fossiles "taconiques" d'Emmons, beaucoup plus jeunes que ce qu'Emmons admettait, appartenaient à une "Hudson River Formation", tenue par eux pour silurienne.

Ce fut seulement quand Barrande (1851) affirma avec force l'identité de sa "faune primordiale" d'Europe avec celle des Taconic Mountains (et cela en fonction de figurations de fossiles parues en 1859 sous la signature ... de Hall) que, progressivement, les adversaires d'Emmons - d'abord Logan puis, plus difficilement, Hall - reconnurent leur erreur. On ne peut pas ne pas penser que Jules Marcou n'ait été ravi de la déconfiture de celui qui, peu d'années auparavant, avait contesté ses déterminations paléontologiques dans l'Ouest américain !

La cause de l'intervention de Marcou dans cette affaire du "Taconique" peut ne pas paraître claire, bien qu'il ait eu l'occasion, à plusieurs reprises, de circuler dans les Appalaches, chaîne à l'intérieur de laquelle il habitait. La lecture d'une brochure éditée en 1885 dans les Proceedings de l'Academy of Arts and Sciences - dont Marcou était membre depuis 1861 -nous en donne l'explication. Il en avait déjà exposé les raisons (Marcou, 1864) à ses confrères français de la Société géologique.

"Immédiatement après mon dernier voyage dans le nouveau monde, en juin 1860 [en fait, il y arriva le 28 mai], notre savant confrère, M. Joachim Barrande, m'a adressé à Boston plusieurs lettres sur la question dite de la faune primordiale, en me priant de lui envoyer les observations que j'avais pu faire ou que je pourrais faire, en Amérique [...]. Ce n'est pas sans de grandes hésitations que je me suis rendu aux demandes réitérées de M. Barrande. D'abord les localités à explorer sont éloignées de 150 à 200 lieues de mon domicile, tandis qu'elles sont à la porte même des géologues anglo-américains, employés par leurs gouvernements respectifs pour faire aux frais des Etats les relevés géologiques de ces contrées jadis françaises, mais à présent au pouvoir des Anglo-Saxons. Secondement ma qualité de Français n'était pas précisément une lettre de recommandation dans des pays où le titre d'étranger éveille tout autre chose que des sympathies. Enfin, en dernier lieu, une opposition passionnée et systématique est faite depuis plus de dix ans à tout ce que je publie sur la géologie américaine. Pour ces diverses raisons, j'aurais préféré que M. Barrande fit un choix plus heureux et plus convenable, et remit la défense de ses vues entre des mains plus capables de les soutenir et de les interpréter. Cependant, après plusieurs mois d'attente, pendant lesquels personne ne voulut ou n'osa prendre ouvertement la question en main, et, d'un autre côté, sollicité par plusieurs autres observateurs, tels que MM. Agassiz, Emmons, Jewett et Billings, je crus devoir céder, et je répondis à l'appel de M. Barrande avec le désir bien arrêté de remplir mes devoirs envers la science quelque opposition et quelques difficultés que j'eusse à surmonter".

Ce texte révèle crûment que les leaders d'alors de la géologie des Etats-Unis considéraient Marcou comme un intrus. Celui-ci, évoquant l'ancienne présence française au Canada, faisait preuve d'une fierté nationale opposée. Ainsi Marcou fut-il amené à parcourir de 1861 à 1863 divers points de la chaîne appalachienne où le "Taconique" d'Emmons était supposé exister. Il donna des descriptions locales dans des notes qui ont été récemment republiées (Skinner, 1978) "to provide research scholars with ready access to these scattered articles", ce qui est l'indice d'un certain intérêt pour ces textes, plus d'un siècle après leur rédaction.

Ainsi Marcou fut-il amené à révéler à Barrande les anciens travaux et la priorité des idées d'Emmons. Peu après, Barrande lui suggéra de prévenir Emmons du développement de la situation, et l'on assista alors, de septembre 1860 à janvier 1861 (le déclenchement de la Guerre de Sécession se produisit le 13 avril, précisément en Caroline du Sud, où s'était replié Emmons) à un intense échange de courrier, Emmons s'y montrant ravi de la tournure des événements : cela se comprend puisque Barrande s'était prononcé en effet en faveur de la validité des anciennes idées de ce dernier sur le "Taconique". Emmons rappelait amèrement le dénigrement et la persécution dont il estimait avoir été victime, vingt ans durant. Puis la guerre civile se développa, et il mourut en 1863. Son portrait donne l'image d'un homme sévère, distant - a écrit Marcou dans la biographie qu'il en donna en 1891 -. Possédé par le délire de la persécution, Emmons ne contribua-t-il pas à attirer sur lui-même les foudres de tant de ses contemporains ?

Il est évidemment impossible d'aborder ces questions en détail, d'autant plus que la compréhension de la structure de la chaîne appalachienne, presque nulle à l'époque de Marcou, a fait depuis lors des pas de géant. Cependant, il faut évoquer l'usage que fit - à tort - Marcou après Barrande de la notion, inventée en Bohême, des "colonies" paléontologiques. Pour les deux hommes, on rencontrait parfois, au sein d'une formation géologique, des nids de fossiles caractéristiques de la formation immédiatement plus ancienne. Pour Barrande, il s'agissait d'une migration exceptionnelle de formes "qui ont quitté un pays pour en peupler un autre", aboutissant à ce que Marcou qualifia de "centres d'êtres précurseurs et de types prophétiques"... En fait, l'explication est tectonique, ces soi-disant "colonies" paléontologiques résultant de la mise en contact accidentelle de terrains d'âges différents. Sur ce point, la critique de J.D. Dana (1881) est justifiée : "This application of the ideas of colonies makes a jumble of the early Paleozoic of America, instead of indicating the way out from difficulties of faulted and flexed metamorphic rocks".

Revenons au "Taconique". Barrande joua un rôle essentiel dans l'acceptation générale de la présence de sa "faune primordiale" aux Etats-Unis : cela permettait la corrélation, remarquable pour l'époque, entre les successions de roches du Primaire ancien d'Europe et d'Amérique. Mais l'intervention de Marcou fut déterminante, en tant qu'ambassadeur du savant de Prague. Dans la dernière période de sa vie, de 1861 à 1885, Marcou mena une offensive énergique pour que la "Taconique" d'Emmons, contenant la "faune primordiale", désigna la première période des temps fossilifères. Il présenta un curieux plaidoyer, exposant que, si les Européens étaient à l'origine des appellations de la classification stratigraphique générale, ils devraient avoir la courtoisie d'accepter le Taconique, terme américain ayant la priorité sur le Cambrien d'Europe. Et il ajoute : "To the American geologists I would say, y ou have a patriotic duty to fulfil !" En fait, divers auteurs réputés, tel Dana, soulignèrent que le "système taconique" d'Emmons possédait un contenu disparate.

L'intervention dans le débat de Charles D. Walcott (1850-1927), grand spécialiste des faunes du Cambrien, déçut fortement Marcou, qui l'avait reçu chez lui. Il en avait pensé beaucoup de bien (lettre à Dollfus du 31 mai 1887), d'autant qu'il croyait avoir convaincu Walcott de la valeur des arguments en faveur de l'emploi du terme "Taconique". Or, l'année suivante, Walcott publia dans l'American Journal of Science (l'organe de Dana !) une conclusion exactement inverse, en faveur du terme "Cambrien". Il expliqua qu'il ne pouvait pas retenir celui de "Taconique" car "it was a fortunate happening that the upper Taconic fossils proved to be of pre-Potsdam age and not a scientific induction based on an accurate observation and comparison". Cette phrase abrupte signifiait que la découverte (par Emmons) de la "faune primordiale" avait résulté d'un coup de chance. Réalisée dans un ensemble composite, elle n'était pas la conséquence d'une observation scientifique sérieuse... Marcou réagit aussitôt (1888) contre "the partisan and unpatriotic action of an observer [=Walcott] who is contradicting each year what he said the year before". Il ne nia pas que l'ensemble "taconique" contienne parfois des faunes plus jeunes que la "faune primordiale" : il l'expliquait soit par le maintien de "colonies" vestigiales à la Barrande, soit - plus logiquement - par le jeu d'accidents tectoniques. Cependant, tout à son indignation, Marcou alla jusqu'à recommander à l'U. S. Geological Survey de ne pas laisser "the Taconic System under such passionnate and unpatriotic attacks. Its duty is clearly indicated". Sans pouvoir l'approuver sur le fond de l'affaire, on ne peut qu'admirer l'ardeur juvénile de ce "veteran geologist", comme l'organe de Dana le qualifiera à sa mort, bloqué dans sa retraite par sa santé précaire.

La terminologie britannique en "Cambrien" et "Silurien" (l'"Ordovicien" sera proposé peu après pour désigner la partie inférieure du second système) allait ainsi triompher. Malgré la priorité incontestable (Barrande, 1861) de la désignation d'Emmons, que Marcou défendit, la complexité tectonique des Appalaches entraîna de telles discussions qu'à l'inverse, la relative simplicité structurale du Cambrien du Pays de Galles, remarquablement illustrée par Sedgwick et par Murchison, emporta la décision. Marcou avait cependant pensé qu'il gagnerait la partie : "In the end, the truth is ahvays victorious, in spite of opposition and obscurity, and therefore the future of the "Taconic System" is fully assured" (Marcou, 1884). Il perdit néanmoins le combat qu'il avait mené, non sans panache, avec Barrande. On peut penser que, s'il avait connu cette issue, il se serait volontiers identifié à Montcalm, expirant un siècle plus tôt devant Québec, dans l'ultime combat des plaines d'Abraham, où Marcou avait lui-même, un siècle plus tard, porté ses pas !

Ainsi, Marcou s'illusionna-t-il. En attaquant durement Dana et James Hall, il atteignait deux savants de première grandeur. Hall venait de prendre, à Philadelphie (1876), la tête du Comité fondateur des futurs Congrès géologiques internationaux. Le premier de ceux-ci devait se tenir à Paris en août-septembre 1878, sous la présidence d'une autre bête noire de Marcou, le professeur Edmond Hébert, le maître de la géologie de la Sorbonne. Le prestige de James Hall en France était de la sorte devenu considérable. Et, quand il mourut en 1898 - la même année que Marcou -, son éloge par Charles Barrois à la Société géologique montre que l'orateur condamne son sulfureux compatriote au bénéfice de l'Américain : "Des échos lointains d'outremer laissèrent parfois arriver jusqu'à nous des bruits sourds de batailles, des récits de blessures personnelles, de souffrance même, apprenant que James Hall subissait [...] l'expiation habituelle de ceux qui dépassent les niveaux moyens". Dure phrase adressée à l'ombre de Marcou, dont Jules Bergeron (1899) président de la Société géologique déplora parallèlement "qu'une voix plus autorisée [que la sienne] ne se fasse pas entendre pour rappeler la figure si originale de Jules Marcou".

VI. MARCOU, "GEOLOGUE PRATIQUE", ET SES VUES REFORMATRICES

A une époque où les connaissances géologiques concrètes se limitaient à des territoires d'Europe occidentale et centrale, à la frange atlantique des Etats-Unis et, ailleurs, aux résultats régionaux d'explorateurs hardis, parmi lesquels les "naturalistes-voyageurs" du Muséum de Paris, la cartographie géologique du Globe s'imposa à Marcou comme un objectif fondamental.

Cette cartographie représentait pour lui un document de synthèse. Dans les opuscules où il préconise la réforme des organismes chargés en France ou aux Etats-Unis d'un tel inventaire, Marcou insiste sur la nécessité d'une planification, le choix de chercheurs compétents, leur encadrement et l'obligation de résultats. Ce sont des vues étonnamment actuelles.

Marcou voulut être, et il le fut, un "géologue pratique", c'est-à-dire un chercheur de terrain, ayant quelque mépris pour les savants de cabinet, jouissant bien au chaud de leurs prébendes universitaires ou académiques. Il l'exprima souvent avec hargne, sans souci de l'exagération.

A plusieurs reprises, il expliqua quels critères d'appréciation le guidaient sur le terrain. Le but essentiel était, pour lui, d'étudier les grands traits géologiques de toute la surface de la planète ; à partir de là pourrait être construite l'échelle des dépôts stratifiés, de région à région, puis de continent à continent. Aussi privilégia-t-il les rapports stratigraphiques (superpositions de couches à couches, discordances pouvant les séparer), en somme la disposition géométrique à l'affleurement : les perturbations introduites par les actions tectoniques étaient en effet presque complètement ignorées à cette époque. Au second rang d'importance, Marcou plaçait les découvertes paléontologiques qui permettaient de dater les terrains : cela montrait qu'au milieu du dix-neuvième siècle, la connaissance des groupes paléontologiques était encore fort sommaire, et que le degré de certitude dans ce domaine ne permettait pas de décider seul de l'âge des couches fossilifères. En dernier lieu, Marcou utilisait les caractères lithologiques des roches, "which are the least important, but still useful when considered by a geologist of great practical experience". Il se rangeait évidemment dans cette catégorie !

Il fut de la sorte amené à chercher aux Etats-Unis des faciès de roches connus en Europe. A l'époque, retrouver à dix mille kilomètres de distance les mêmes types de dépôts contemporains fit quelque scandale, créant au minimum de la surprise. Aujourd'hui cela n'étonne plus guère, depuis que l'on connaît les étapes de l'ouverture de l'Atlantique médian. Au Trias, le Sud-Ouest de l'Europe et l'Est de l'Amérique du Nord étaient relativement proches : Marcou n'avait donc pas tort de tenter des assimilations fondées sur les comparaisons de faciès : en particulier les grès rouges de l'Ouest américain qui lui rappelaient des faciès analogues du Vieux Continent.

Géologue "pratique", Marcou devait toutefois fonder ses raisonnements sur une base théorique. L'époque voyait se développer des discussions fort vives sur de nombreux sujets : la succession des espèces vivantes ; l'existence, ou non, de l'homme fossile ; le mode de formation des chaînes de montagne, etc. Il devait donc prendre position dans ces débats (cf. Durand-Delga et Moreau, 1996) et, comme il était de tempérament combatif, il le fit souvent avec vigueur, sans souci d'éreinter ceux qui pensaient autrement que lui.

D'esprit farouchement indépendant, aussi fidèle en amitié qu'incapable de ne pas railler les erreurs ou les faiblesses qu'il pensait discerner chez les membres des institutions officielles, Marcou publia à deux reprises de vigoureuses critiques des corps constitués, d'abord en France, ensuite aux Etats-Unis. Le but affiché en était louable. Cependant la personnalisation des attaques fut tellement outrancière que les suggestions de réformes, souvent fort sensées, ne purent avoir aucun résultat réel, sinon sa mise à l'index par une bonne partie des savants contemporains, soit qu'ils aient été victimes directes de Marcou, soit qu'ils aient jugé prudent de paraître n'avoir rien de commun avec ce diable d'homme.

Plus d'un siècle s'est écoulé. Il est devenu possible de lire ces textes avec un esprit serein et d'apprécier le talent hors-pair du polémiste. Leur intérêt est grand car Marcou nous rappelle quelle était la constitution d'alors, bien oubliée, de puissants organismes qui subsistent toujours en cette fin du vingtième siècle. Il proposa des réformes sérieuses, qui parurent alors révolutionnaires et dont un certain nombre ont vu le jour récemment.

1° La science en France. Tel est le titre d'ensemble de trois pamphlets, quasi-introuvables aujourd'hui, que Marcou fit imprimer en 1869. Il avait alors 45 ans. Sa réputation en France et en Amérique était considérable : sa brillante oeuvre de jeunesse dans le Jura, son rôle de pionnier dans l'exploration du Far West, ses ouvrages et cartes de synthèse sur les Etats-Unis, la première édition de sa Carte géologique du Monde, ses "lettres sur les roches du Jura", dans les deux hémisphères, tout cela se trouvait derrière lui. Son oeuvre essentielle était achevée, ce qui aurait justifié sa phrase, imitée de Darwin, selon laquelle "passé cinquante ans, un savant n'est plus bon qu'à embarrasser les progrès de la sciences qu'il a cultivée" (Marcou, 1869, II, p. 177). La suite de sa vie vit cependant son interminable querelle avec de puissants confrères américains sur le "Taconique", telle que nous l'avons décrite plus haut. Quand il disparaîtra en 1898, le rappel de cette phrase par le professeur J. Bergeron, alors président de la Société géologique de France, sera suivi de ce commentaire amusé : "Marcou est mort à soixante-quatorze ans, n'ayant jamais cessé de publier ni de combattre [...], il est probable qu'il avait changé d'opinion !".

En 1867, Pasteur, à la tête des membres de la section de Minéralogie de l'Académie des Sciences - section baptisée pour la circonstance de "Géologie et Minéralogie" - cosigna une lettre au ministre de l'Instruction publique, à laquelle s'associa le Secrétaire perpétuel Elie de Beaumont, et qui fit obtenir à Marcou la croix de la Légion d'Honneur. Cette apparente et flatteuse unanimité semble avoir été destinée à offrir à Marcou un lot de consolation : il venait en effet d'essuyer un échec à sa candidature au concours de 1866 pour le très apprécié prix Cuvier de l'Académie des Sciences, doté de 1500 francs-or et dans lequel il devait voir un tremplin pour devenir Correspondant de l'Académie. Cette élection n'eut jamais lieu, après la douche froide qu'allait constituer l'édition de "La Science en France".

Depuis 1864, Marcou était revenu à Salins avec sa famille. Analysant le milieu scientifique français, il exprima "un sentiment de découragement profond" en mettant en regard la stagnation des recherches en France par comparaison avec les pays étrangers, anglo-saxons ou allemands, alors qu'au début du dix-neuvième siècle la science française était au zénith.

Louis Pasteur (1868) publia un constat identique à peu près au même moment : "Depuis trente ans, l'Allemagne s'est couverte de vastes et riches laboratoires et chaque jour en voit naître de nouveaux. Berlin et Bonn achèvent la construction de deux palais d'une valeur de 4 millions, destinés l'un et l'autre aux études chimiques. Saint-Pétersbourg a consacré 3 millions à un Institut physiologique. L'Angleterre, l'Amérique, l'Autriche et la Bavière ont fait les plus généreux sacrifices. Sous le ministère de M. Matteuci, l'Italie a marché un instant dans cette voie. Et la France ? La France n'est pas encore à l'oeuvre. La vigilance lui a fait défaut. Elle a dormi à l'ombre de ses vieux trophées". De même, en 1871, il rappela avec force le rôle des savants du dix-huitième siècle et de la grande Révolution dans l'avancement de la science mondiale de leur temps : "L'Académie eut-elle jamais plus d'importance que pendant les années où, sur les mêmes bancs, étaient assis Clairault, Lacaille, d'Alembert, Coulomb, Lagrange, Réaumur, Buffon, Daubenton, et bientôt après Lavoisier, Laplace, Laurent de Jussieu, Legendre, Monge, Carnot, Delambre et tant d'autres ? car je ne nomme que les plus illustres" (Pasteur, 1871). Mais ensuite vint le temps où "Le Muséum et l'Ecole Polytechnique ne form(èr)ent plus de savants" (id.), et celui où "les Facultés étaient comme mortes", écrivit Ernest Lavisse dans sa Notice sur Victor Duruy, le ministre réformateur (Lavisse, 1895), pimentant ce constat d'un commentaire acide : "A quoi donc avait pensé dans ce siècle, la "classe dirigeante", et que dirigeait-elle ?"

Marcou et Pasteur étaient donc parfaitement en phase entre eux et avec les meilleurs du pays, ils durent certainement discuter souvent ensemble de ces problèmes et il n'est donc pas étonnant que le géologue ait obtenu en 1868, grâce au second, une entrevue avec le nouveau Secrétaire perpétuel pour les "Sciences Physiques" de l'Académie, le chimiste J.-B. Dumas, dont Pasteur était le protégé et à qui il exprima certainement sa pensée. Deux ans plus tôt, il avait d'ailleurs été déjà reçu en audience par "Son Exc. Victor Duruy" [sic], qui fut un très grand ministre de l'Instruction publique. Il est vraisemblable que Pasteur, qui connaissait fort bien Duruy, n'y fut pas étranger aussi. Le ministre suggéra à Marcou de rédiger un rapport sur le sujet de ses alarmes, ce qu'il fit. Le texte fut publié en 1869 : "Après avoir longtemps hésité, je me rends aux voeux de M. Duruy [...] mais je pense ne pouvoir mieux faire que de l'adresser à S. Exc. l'opinion publique, le plus compétent et le meilleur des juges". De quoi décourager l'esprit réformateur du ministre...

Marcou annonça donc qu'il allait traiter en 500-600 pages des divers corps et organismes scientifiques de France. Outre l'Ecole des Mines, l'Académie des Sciences et le Muséum d'Histoire naturelle, dont chacun fit l'objet d'un opuscule imprimé, Marcou envisageait d'étendre son examen à la Sorbonne, à l'Observatoire, au Collège de France, aux facultés des sciences de province, aux Sociétés savantes du pays. Les événements de la guerre de 1870-71 semblent s'y être opposés. On peut le regretter.

A. Le Corps impérial des Mines, avec son annexe responsable de la Carte géologique de la France, fut traité dans le premier fascicule. Marcou dressa d'abord un tableau flatteur des services géologiques de divers pays, Angleterre (service fondé en 1836), Suisse, etc. Il rappela que le principe d'une carte géologique de la France avait été officiellement décidé en 1823. Sa première expression fut celle des cartes départementales, qui parurent à partir de 1825 : oeuvres de qualité variable, en fonction des capacités fort diverses des ingénieurs des Mines chargés des relevés et, réalisées en absence totale de contrôle et de coordination. Marcou instruit ensuite un procès sans nuances contre Léonce Elie de Beaumont (1798-1874), Inspecteur général au Corps des Mines, professeur au Collège de France, Secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences, sénateur de l'Empire... Ce Normand à la forte stature, au menton carré, au crâne dégarni, régentait la géologie française depuis des dizaines d'années. Brillant produit de l'école Polytechnique, il avait commencé sa carrière avec de belles réalisations : avec Dufrénoy, il avait préparé la première carte géologique du territoire français ; il eut des vues prophétiques sur la succession de la formation des chaînes de montagnes. Mais il compromit tout avec la diffusion urbi et orbi d'une théorie que concrétisa une classification rigide, celle du dodécaèdre pentagonal, sur les arêtes duquel auraient dû s'inscrire, successivement, les chaînes de montagnes. Pendant plusieurs décennies, cette théorie compromit les progrès de la géologie française et l'on eut le triste spectacle de la reproduction des idées du maître par des disciples s'efforçant de mériter ses faveurs, et du silence gêné de ceux qui, non convaincus, ne voulaient pas voir compromettre leur carrière. Marcou ne fut pas de ceux-là, encore que, longtemps, il ait admiré les débuts de la tentative d'Elie de Beaumont. Le voilà donc qui écrit, en 1869 : "Le sénateur Elie de Beaumont s'est cantonné depuis longtemps dans la forteresse du pentagone, plus inexpugnable encore que le fameux quadrilatère italien" [le carré des forteresses de Lombardo-Vénétie que venaient de trouver devant elles les armées de Napoléon III et du Piémont, coalisées contre l'Autriche].

Or c'est ce même Elie de Beaumont, maintenant âgé de 71 ans, que le pouvoir politique chargea, fin 1868, de créer un service géologique en France, doté d'un important budget. Sa mission essentielle résidait dans l'établissement d'une carte géologique régulière à 1/80.000, à réaliser en... dix ans.

Marcou s'insurgea contre le fait que l'organisation de ce service ait été décidée sans concertation avec qui que ce soit, aboutissant à confier cette tâche cartographique aux seuls ingénieurs des Mines : "il suffît simplement de passer de bons examens en mathématiques pures et en physique et chimie théoriques [...] avant l'âge de vingt ans" pour acquérir un tel titre, qui ouvre toutes les portes, mais ne donne pas les capacités en géologie, sauf exception "des huit ou dix géologues véritables et seuls ingénieurs des Mines du Corps qui, eux, sont à leur place et la remplissent honorablement".

Marcou demanda donc la création d'une commission de cinq membres, dont deux hors-administration, pour représenter les diverses branches de la géologie, suivre les travaux du service en rédigeant un rapport annuel, et choisir les géologues les plus capables, engagés pour un an (renouvelable sauf inaptitude) et formant des "brigades" sur le terrain. Il suggéra aussi une profonde réforme du Corps des Mines, qui serait ouvert à 38-40 personnes jeunes, s'ajoutant aux "12 à 16 ingénieurs actuels capables".

Il concluait : c'est avec un "véritable chagrin que je me sépare d'une manière si accentuée du corps des Mines [...] et de son ingénieur le plus célèbre, M. Elie de Beaumont", qu'il avait beaucoup admiré mais dont il dénonçait aujourd'hui le "pouvoir dictatorial". On se doute de l'accueil que pouvaient recevoir des propositions aussi radicales. Si aucune réforme sensible du Corps des Mines ne fut réalisée, cela explique le malaise qui, durant plus d'un siècle, ne cessa de s'insinuer dans les rapports entre "géologues" et "mineurs" dans le domaine de la Carte géologique de la France. Par contre la composition du Service de la Carte géologique fut rapidement libéralisée. A côté d'ingénieurs des Mines, parmi lesquels Auguste Michel-Lévy, Marcel Bertrand, Henri Douvillé, Albert de Lapparent, Pierre Termier, tous grands savants, furent accueillis des "collaborateurs" bénévoles, universitaires ou amateurs compétents. C'est à leur activité que l'on doit la réalisation des feuilles de la carte géologique à 1/80.000 de l'ensemble de la France. Toutefois ces levers, prévus initialement en dix ans (!), et que Marcou espérait - lui - en trente ans, ne se sont achevés qu'un siècle plus tard.

La modification du plan initial d'Elie de Beaumont fut-elle due au pamphlet de Marcou ? Celui-ci en était persuadé. Dans une lettre adressée à Wilfrid Kilian en juillet 1892, ne proclamait-il pas : "En 1869, j'ai arrêté en France l'organisation foncièrement mauvaise de la Carte géologique de France dirigée par Elie de Beaumont" ?

B. Un autre fascicule traita du Muséum d'Histoire naturelle : Marcou y retraça l'historique de l'établissement, rappela les occasions manquées de réforme (en 1849, 1858 et 1862) d'un établissement à l'immense prestige initial. Il dénonça la manière dont celui-ci était gouverné et le mode de désignation des professeurs, dont un bon nombre en outre étaient montrés du doigt. On sait les débats houleux qui, un siècle plus tard, se rapportent au même sujet...

C. Mais c'est surtout dans le second texte, qui avait pour objet "l'Académie des Sciences de l'Institut de France", que Marcou exerça sa verve. Il décerna les satisfecit et surtout les blâmes. Le ton y est donné dès le début, après le rappel de l'organisation du Corps par le Premier Consul en 1806 : "depuis lors, l'Académie des Sciences est restée complètement stationnaire ; les découvertes ont eu beau s'accumuler, le monde se transformer, rien n'a changé dans son enceinte. Les savants y ont été remplacés par d'autres ; le niveau des intelligences, au lieu de s'élever, s'y est abaissé". Et il raillait : "Il n'est pas jusqu'à l'éclairage qui ne date de la fondation : on y allume encore une bougie [l'éclairage au gaz était déjà répandu] avec un abat-jour devant chaque académicien".

Pourtant, ajoute-t-il, "la position d'académicien est très-désirable", car elle est "aux yeux du vulgaire ou des gens du monde [...] pour les savants français la question du to be, or not to be". Et cela malgré la faiblesse des "indemnités et droits de présence" : 2000 francs l'an.

Dans ce texte au vitriol, le plus intéressant se trouve dans le tableau de l'Académie en 1869 : onze sections, chacune de six membres, comme lors de l'organisation par Bonaparte. Les remarques essentielles de Marcou peuvent être ainsi résumées : dans les élections de membres, les applications de la science doivent être mieux considérées qu'elle ne le sont ; depuis 70 ans (de 1803 à 1879), le développement des diverses disciplines en France a beaucoup varié et le nombre relatif d'académiciens doit être corrigé. Marcou insistait naturellement sur la section dite de Minéralogie : cette discipline, "devenue stationnaire, est une science faite", alors que la Géologie et la Paléontologie, presque inexistantes à l'aube du dix-neuvième siècle, se sont extraordinairement développées en tous pays. Or, en 1869, la section de Minéralogie, qui était censée regrouper ces trois disciplines, comportait trois minéralogistes (Gabriel Delafosse, Charles Sainte-Claire Deville, Daubrée) et deux chimistes (Henri Sainte-Claire Deville et Louis Pasteur, ami de Marcou). Pour remédier à ce fait, celui-ci suggérait de réduire le nombre de membres de la section de Minéralogie, maintenue sous son nom, et de créer deux nouvelles sections, l'une de Géologie, l'autre de Paléontologie. Il alla jusqu'à suggérer des noms de candidats pour cette dernière ; ses choix apparaissent heureux, un siècle plus tard : Deshayes, Barrande, de Saporta, Lartet, Nicolas-Auguste Pomel et Gustave Cotteau.

Au total, Marcou suggérait d'importantes modifications, parmi lesquelles :

a) la suppression des "Correspondants nationaux habitant l'Empire", ceux-ci devraient être regroupés avec les Membres normaux, car il ne voit plus de raison d'une telle catégorie "depuis l'établissement du réseau des chemins de fer" qui facilitent les relations avec Paris ;

b) le titre de "Correspondants" serait ainsi réservé aux savants, essentiellement étrangers, hors de la France continentale ;

c) l'augmentation de 68 à 101 des membres ordinaires (métropolitains et âgés de moins de soixante ans), et de 100 à 242 de celui des Correspondants (Etrangers et Français hors-métropole) ;

d) la création de "membres honoraires" pour les membres au-dessus de soixante ans, ce qui libérerait un nombre de postes important pour appeler des "savants jeunes, arrivant avec de nouvelles idées".

A son avis, les augmentations de chiffres qu'il suggérait étaient bien faibles, si l'on considérait les progrès immenses et le développement souvent inattendu des sciences depuis 1803. Que dirait-il aux approches de l'an 2000 ?

Les esprits furent longs à avoir conscience, comme Marcou, de la nécessité de faire évoluer l'Académie des Sciences. Aucune modification sensible ne se produisit entre 1803 et... 1975. Depuis lors, les réformes, forcément timides étant donné le mode de décision collégial, se sont succédées en 1976, puis en 1987 et d'autres sont en cours. Aujourd'hui le nombre des Membres titulaires peut atteindre 110 (ce n'est qu'au-delà de quatre-vingts ans qu'ils sont placés hors-contingent) ; si l'on n'a pas jugé bon de regrouper avec les titulaires les Correspondants - depuis peu gratifiés officiellement du titre de "Membres Correspondants" -, cette catégorie, réservée maintenant aux Français, est portée à 180 (au-delà de 70 ans, ils sont hors-contigent) ; quant aux "Associés étrangers", ils peuvent atteindre le nombre de 120, alors qu'ils n'étaient que huit à l'époque de Marcou.

Ainsi, si Marcou revenait parmi nous, il constaterait que les effectifs de l'Académie des Sciences de Paris ont atteint en 1995, des chiffres comparables à ceux qu'il préconisait voici 125 ans.

Le recrutement du personnel académique donna lieu à des pages pleines de verve. Marcou s'éleva contre les campagnes de candidature, et contre la remise de notices où les auteurs célèbrent leurs propres mérites en celant leurs erreurs ! Il proposa que les sections de l'Académie dressent elles-mêmes les listes de candidats, les visites de candidature étant stigmatisées, sinon interdites. "Le titre d'académicien n'est qu'une récompense, et il n'est pas convenable d'obliger un savant à le demander lui-même ; c'est à ses confrères, à ses pairs, à être justes, à gracieusement lui offrir l'accolade fraternelle et à lui tendre la main". Marcou se réjouirait de savoir que la réforme de 1976 a décidé que les propositions de candidatures devaient dorénavant émaner de membres de l'Académie.

Quant à la direction de l'Académie, Marcou notait que le Président et le Vice-président "n'ont que des fonctions purement d'étalage et honorifiques ; ils ne sont pas les véritables chefs de l'Académie, ils sont seulement les aides ou vice-secrétaires des secrétaires perpétuels". Il soulignait les difficultés que pouvait entraîner, comme ce fut le cas lors de la "dictature d'Arago" (1830 à 1852), le rôle décisif d'un Secrétaire perpétuel. Et l'on peut penser que certains traits du tableau suivant lui aient été inspirés par la personnalité d'Elie de Beaumont, alors en fonction : "Si ce secrétaire [perpétuel] est compromis dans la science par des idées étroites, un caractère difficile, violent, irascible ou rancuneux, il a les plus magnifiques occasions de donner carrière à tous ses faibles..." Et il ajoutait : "Pour des fonctions actives, on ne se lie pas les mains ainsi, d'une manière si absolue, que la mort seule puisse amener une nouvelle élection. C'est ainsi qu'on élevait au trône de Pologne, et c'est ainsi que la Pologne a cessé d'être". Du coup, Marcou suggérait des mandats de 3-4 ans. Sur ce plan, la réforme a été plus timide. Le président de l'Académie est maintenant élu pour deux ans, mais pour un seul mandat, et l'âge d'un Secrétaire perpétuel ne peut excéder, en fonction, 75 ans.

La verve de Marcou éclate quand il décrit la manière dont, à l'époque, l'on pouvait devenir académicien : "Pour arriver à être membre de l'Académie des Sciences [...], voici la marche à suivre...". Il décrit la longue préparation dans le déroulement de carrière. "Enfin et surtout, il faut être patronné par un des académiciens ayant le plus d'influence ; faire partie d'une coterie [...]; se garder bien de publier quoi que ce soit, comme observations ou comme recherches, qui puisse froisser les idées reçues ou ayant cours au sein de l'assemblée ; flatter les faiblesses (hobby) de l'académicien que vous avez choisi comme patron, ou tout au moins garder le silence le plus absolu sur les côtés discutables des théories qu'il a avancées, et sur lesquelles repose quelquefois toute sa réputation ; visiter et envoyer souvent sa carte aux académiciens influents, à chaque événement gai ou triste qui leur arrive..." Et Marcou ajoutait "le passeport infaillible, c'est d'être fils ou frère d'académicien", ce qui, les fils prenant plus rarement qu'autrefois la profession du père, est devenu plus rare de nos jours ; on est passé cette fois-ci du maître au disciple. Et l'on arrive à la séance d'élection où "Les chefs de file comptent leurs soldats", car "le recrutement de l'académie dépend de trois ou quatre savants". A l'époque, on ne nommait "jamais un candidat à la première présentation", mais "la plus grande partie des candidats persiste ; il y en a qui, pour arriver, montrent une opiniâtreté auprès de laquelle celle du castor ou de la fourmi n'est que badinage". Allant jusqu'au bout de sa pensée, Marcou prévoyait - bien à tort, l'histoire l'a montré - que, même avec les réformes qu'il préconisait, c'est seulement "de vingt-cinq ans, un demi-siècle ou même plus" qu'"on pourrait prolonger l'existence de ce corps savant officier, dont il juge l'existence anachronique. Que dirait-il aujourd'hui où même la Confédération helvétique, où les décorations sont proscrites, voit se fonder des Académies ?"

Un exemple remarquable [de non-nomination d'un candidat à la premire présentation] est celui d'Emile Duclaux qui, lors de sa première candidature, n'eut aucune voix, même pas celle de son maître Louis Pasteur [in R. Moreau (1989), "Le dernier pli cacheté de Louis Pasteur à l'Académie des Sciences (suivi du jugement inédit de Pasteur sur les travaux d'Emile Duclaux consacrés aux vers à soie", La Vie des Sciences (Revue Acad. Sci. Paris), Comptes rendus, série générale, t.6, n°5, p.403-434)].

On conçoit sans peine quelles durent être les conséquences d'un pareil texte. Marcou s'en rendit probablement compte en l'écrivant. En tout cas, il s'en était persuadé en 1888 (lettre du 21 octobre à son jeune ami Gustave Dollfus, futur président de la Société géologique) : "J'ai à l'académie beaucoup d'ennemis et un très petit nombre d'amis [...]. En publiant mon livre "De la Science en France", je savais que je me fermais les portes de l'Académie, même dans la supposition qu'il y eu [sic] possibilité qu'elles fussent ouvertes pour moi. Mes vues n'ont pas changé depuis lors : et je préfère rester dans la compagnie de Barrande, A. d'Orbigny, Deshayes, Lartet, etc. que d'être avec Hébert et..."

2° Marcou et le Geological Survev of America. Infatigable pourfendeur des corps constitués, Marcou s'attaqua vertement, dix ans avant sa mort, au déjà célèbre Survey, fondé en 1879. Dans un pamphlet, édité encore à ses frais (Marcou, 1892), il retraça l'évolution de cet organisme qui avait conquis le rôle moteur de la Géologie aux Etats-Unis, faisant la loi jusque dans la National Academy of Science. C'était pour Marcou l'occasion de dénoncer ce qu'il estimait en être les abus ou les insuffisances. Sa principale tête de turc fut le directeur John Wesley Powell, en qui il dénonça un "scientist-politician". Mais, en personnalisant à l'extrême ses critiques, il perdait évidemment toute chance de réaliser les réformes qu'il souhaitait : "this paper is published in order to call attention to the incompetence and extravagance of an administration, bent on entailing difficulties on American Geology which may be perpetuated for centuries in the future".

Marcou trace un tableau intéressant de ce qu'était, voici un siècle, la géologie de l'Amérique du Nord. Pour 70 millions d'habitants, elle comptait 500 géologues, dont 200 membres de la jeune Geological Society of America. En face, l'Europe faisait meilleure figure. A 38 millions d'Anglais comme de Français correspondaient respectivement quelque 2500 et 1400 géologues. La Geological Society de Londres, la plus ancienne du monde, comptait 1300 membres ; la Société géologique de France, créée en 1830, 600 membres. L'Allemagne, pour ses 48 millions d'habitants, l'Italie ses 30, la Suisse ses 3, auraient compté respectivement 1600, 350 et 100 géologues. L'Europe était encore à cette époque, et elle le restera jusqu'à la Grande Guerre, le siège essentiel de la géologie mondiale.

Ainsi s'explique-t-on que Marcou ait recommandé de faire appel pour la direction du Geological Survey à deux candidats choisis avec soin par un comité compétent "Of the four actual leaders of the Geological Survey, not one is the right mon in the right place !". Ces candidats s'initieraient durant un an aux classifications et aux méthodes des Européens, avant d'être nommés directeur et directeur-adjoint. Marcou soulignait que la mission essentielle du Survey devait être l'établissement d'une carte géologique à 1/2.000.000ème (localement à 1/1.000.000ème) ; soit 10 à 12 coupures au total, réductibles à 1-2 feuilles pour l'usage courant. Cette tâche demanderait un corps de 30 géologues, bien formés après un stage de terrain de 6 à 8 mois en Europe, à l'image des officiers de l'armée et de la marine des Etats-Unis, et consacrés uniquement à ce travail, alors qu'en 1888 - date de ce pamphlet - la plupart des 150 employés du Service occupaient aussi des postes extérieurs, professeurs, etc. Marcou estimait qu'après 10-12 ans de terrain et 3 ans de laboratoire, la totalité de ces cartes pourrait sortir, et cela pour un coût bien inférieur aux dépenses du Survey en 1888. Incorrigible optimisme !

Marcou critiquait sans ménagement les quatre responsables du Survey. Sans pouvoir porter de jugement sur leur rôle à l'époque et à ce titre, il faut dire que, parmi eux, G.K. Gilbert (1843-1918) et Ch.D. Walcott (1850-1927) ont conservé, un siècle plus tard, un considérable prestige. Le premier reste l'inventeur de la notion d'épirogenèse, responsable des larges et lents mouvements verticaux de compartiments de l'écorce terrestre. Le second est resté un paléontologiste fort connu du Cambrien et du Précambrien.

Le projet de Marcou comportait certaines propositions très modernes comme la conception de stages obligatoires à l'étranger et l'obligation pour les géologues cartographes de se consacrer à ce seul travail avec obligation de résultats en un temps bien défini. Cependant, du fait même du ton qu'il utilisait, Marcou ne se faisait aucune illusion : "I shall be either misunderstood, or dissaproved ;for it is always unsafe to be too far in advance of your time". Malgré cette déclaration, Marcou restait optimiste sur les résultats de son libelle. Alors qu'il était presque septuagénaire, une lettre du 7 juillet 1892 à Wilfrid Kilian, le géologue bien connu de Grenoble, semble le montrer : "Je vous ai envoyé ces jours derniers une brochure sur la carte géologique des Etats-Unis, qui fait bien du bruit ici ; et qui aura, et a déjà eu, pour résultat une réorganisation complète de la Commission géologique chargé [sic] du relevé. En 1869 j'ai arrêté en France l'organisation foncièrement mauvaise de la Carte géologique de France dirigée par Elie de Beaumont ; et il est singulier que le destin m'aie [sic] ramené en Amérique pour faire la même besogne désagréable, mais nécessaire, ici aussi". Le ton d'un justicier...

VII. MARCOU ET L'HISTOIRE DES SCIENCES.

Comme il a déjà été dit, si l'on désire compléter et corriger les éloges généralement sans nuances que contiennent les notices nécrologiques consacrées aux principaux géologues du milieu du dix-neuvième siècle, il faut relire Marcou. Son esprit caustique met en lumière les insuffisances et les petitesses que ne purent éviter les plus grands savants de cette époque. Sauf quelques personnalités bien ciblées, tels Hébert à la Sorbonne ou Dana aux Etats-Unis, à l'égard desquels il ne professait aucune indulgence, Marcou reconnaissait les côtés positifs des victimes de sa plume. Inversement, il n'hésitait pas à souligner les points faibles de ceux, tels Alcide d'Orbigny et Louis Agassiz, pour lesquels il professait le plus grand respect.

Il sut peindre la rudesse de manières que beaucoup de géologues - qu'à le lire on sent crottés par leurs sorties sur le terrain - manifestaient en société. Dans l'opuscule qu'il consacra (Marcou, 1889) à l'avancement de la géologie et aux géologues du Jura, des origines jusqu'en 1870, il décrivit avec humour les réactions de l'épouse de Mérian, géologue jurassien qui recevait : "Ces visites étaient devenues la terreur de Mme Mérian, qui avait fini par prendre en horreur les géologues, disant, et avec une certaine raison, qu'ils étaient des gens impossibles et insociables. Léopold de Buch, Ami Boué, Buckland, Gressly, Thurmann, Quenstedt, Hugi, etc. étaient en effet, des savants à manières et à manies peu faites pour plaire à une dame, et Madame Mérian, enveloppant tous les géologues dans une même catégorie, les regardait, disons le mot, comme des ours mal léchés ou comme des maniaques". Tous, sans doute, mais non le jeune Marcou, certainement charmeur et qui dit avoir plu à son hôtesse !

Pour connaître l'évolution des connaissances et les relations entre géologues des pays -Angleterre, Pays Allemands, France - qui furent les sanctuaires de la géologie naissante, la lecture des travaux de Marcou est aussi très importante, particulièrement les "Lettres sur les roches du Jura", où défilent les portraits des savants de l'époque. Marcou y regrettait amèrement que ses compatriotes n'aient pas toujours le sérieux des savants allemands ni la méthode des britanniques, ce qui l'amena à souligner le rôle fondateur de certains géologues d'outre-Manche. Ainsi William Smith (1769-1839), en lequel il voyait (Annexe, in Marcou, 1857-1860) un créateur de la Stratigraphie : "Smith [écrivait-il] est un des exemples les plus frappants de l'oubli de ses contemporains, créateur de l'une des trois branches dont se compose la géologie, il a vécu oublié, pauvre, dans la misère même". Sa loi (datant de 1799, in litt), établie dans la succession du Carbonifère à la Craie dans l'auréole du bassin de Londres, postule "que les mêmes strates étaient toujours rencontrées dans le même ordre de superposition et contenant les mêmes fossiles caractéristiques". Marcou rappelle que Smith eut toutes les peines du monde à faire imprimer les 15 feuilles de la première carte géologique de l'Angleterre et que seule l'intervention providentielle de Fitton lui fit obtenir, vieillissant, la première Médaille Wollaston (en 1831) de la Société géologique de Londres.

Autre savant qu'admirait presque inconditionnellement Marcou, le célèbre Barrande. Curieuse communion entre le démocrate presque libertaire qu'était Marcou, et le conservateur que sa rigide droiture avait conduit à vivre en exil avec son ancien élève le comte de Chambord, héritier légitimiste de la couronne de France.

Marcou a montré par ailleurs, dans ses rapports amicaux avec le Comte de Paris, petit-fils de Louis-Philippe et féru de Sciences naturelles, qu'il connut en Amérique, que pour lui la qualité des hommes comptait plus que leur position sociale ou leurs opinions politiques. Encore faut-il rappeler que, sur certains points, le Comte de Paris n'était pas tellement éloigné des vues de Marcou et de ses amis.

Marcou (1884) vante ainsi ajuste titre, l'oeuvre gigantesque de Barrande sur les faunes paléozoiques de Bohême, pays où celui-ci était isolé, mis à part ses échanges épistolaires avec des confrères du monde entier. Son sentiment s'exprime dans une lettre à G. Dollfus (10.8.1882) : "J'ai reçu les 4 derniers volumes de Barrande : quel géologue ! le plus grand des géologues français depuis Alexandre Brongniart !" Les rapports entre les deux hommes furent tels que Marcou hérita, au printemps 1887, du "paquet des souvenirs de Barrande [...] marteau, loupe et cachet".

Ce fut cependant à la mémoire de Louis Agassiz (1807-1873) que Marcou (1896) consacra un hommage exceptionnel, sous forme d'un ouvrage en deux tomes, totalisant 640 pages. Du célèbre naturaliste dont il fut le protégé dans ses débuts jurassiens et à son arrivée en Amérique, puis le collaborateur au Muséum of Comparative Zoology de Harvard, il a retracé la vie en réunissant le maximum de documents originaux, de lettres en particulier. En dépit de leurs trente ans d'amitié, Marcou analyse avec un lucide regard le parcours de ce grand charmeur, qu'il replaça dans les milieux suisse puis anglo-saxon où il vécut. Sans s'en rendre compte, Marcou se décrivait lui-même en dépeignant Agassiz, dont une caractéristique spéciale, héritée de son modèle Cuvier, était de se montrer "seldom to acknowledge an error, but on the contrary to try by all means to maintain his position". Comme Marcou, Agassiz fut un explorateur hardi qui, deux ans avant sa mort, montait encore une expédition en Amérique du Sud. Et, si Barrande fut oublié pour les honneurs, par contre Agassiz fut l'un des huit Associés étrangers que comptait alors l'Académie des Sciences de Paris.

Sur un plan plus général, Marcou se montra toujours fasciné par l'histoire de l'Amérique. Il retraça dans son ouvrage de 1858 les premières étapes de l'exploration géologique des Etats-Unis : si son texte fut durement critiqué par Dana, il fut précieux pour les lecteurs européens, car il fut publié à Zurich. En outre, il rédigea des notes rapides sur l'or de l'Ouest américain (c'était le moment de la "ruée vers l'or"); des souvenirs sur Panama et le problème du canal, la relation d'une ascension dans les Montagnes Rocheuses lors de la mémorable expédition Whipple en 1853. Cependant, dans le domaine purement historique, deux sujets particuliers parurent le passionner. Ce fut d'abord le problème de l'origine d'une carte d'Amérique de 1669 qu'il trouva chez un bouquiniste de Salins : il supposa qu'elle avait été réalisée à la demande de Louis XIV et qu'elle avait été rapportée à la Révolution par le conventionnel Ferroux, de Salins, chargé de l'inventaire du garde-meuble de la Couronne...

Il fit ensuite une longue recherche sur l'origine du nom d'Amérique. Marcou défendit l'idée que l'italien Amerigo Vespucci, qui prit pied en Amérique centrale à plusieurs reprises entre 1497 et 1505, lors d'expéditions commandées par Colomb, connut par les indigènes le nom des "montagnes d'Ammerique", situées entre la côte des Mosquitos et le lac de Nicaragua. Selon Marcou, Vespucci signe "Alberico V" jusqu'en 1503. C'est en septembre 1504 qu'il commence à utiliser celui d'"Amerigo", qui n'a rien de chrétien. Sobriquet de marin, jouant sur les mots et alignant son prénom sur le qualificatif des montagnes voisines ? "Le nom d'Amerigo a paru à Vespucci devoir le désigner mieux que n'eut [sic] fait le prénom commun d'Alberico". Conclusion : "au lieu d'avoir eu l'honneur de donner son nom à la quatrième partie du monde, c'est lui, au contraire, qui en a tiré ce surnom devenu par l'usage le prénom qui l'a rendu si célèbre". Et cela au moment où un imprimeur de Saint-Dié (par l'éventuel canal d'une liaison entre l'Italie de Vespucci et le duc de Lorraine) marqua pour la première fois en mai 1507 le nom "Amérique" sur un planisphère : ce fut en effet Jean Basin qui imprima les mots "Amerige" et "Americus" qui connurent la fortune que l'on sait ! Puisqu'il s'agit d'italien, on peut dire : Se non e vero...

VIII. LES DERNIERES ANNEES DE JULES MARCOU.

Doté d'un esprit d'aventure exceptionnel, le "trappeur-géologue" qu'était Jules Marcou, comme il aimait se qualifier lui-même, appréciait non moins les douceurs de la vie en société, que ce soit dans son Jura natal ou plus tard dans le milieu mondain de Boston.

Républicain déclaré, de tempérament démocrate, il n'en recherchait pas moins l'amitié de conservateurs affirmés, fussent-ils légitimistes comme Barrande, et il ne refusa pas la Légion d'Honneur octroyée par Napoléon III sur la présentation de son ami Pasteur. L'accepta-t-il à cause de l'Empereur ou de Pasteur ? Nous ne saurions le dire. Défenseur de la civilisation française et de son expression linguistique, qu'il utilisa dans la plupart de ses travaux, parfois même sur l'Amérique, il n'hésita pas à dénoncer les travers de ses compatriotes et confrères, et sut apprécier les qualités du mode de vie américain.

De ce marginal de haut niveau demeurent, un siècle après sa mort, des traces durables : il fut le premier géologue à avoir reconnu et décrit un itinéraire de plusieurs milliers de kilomètres, du Mississippi à la côte du Pacifique ; le premier auteur à avoir réalisé une carte géologique de l'Amérique du Nord ; il fut aussi le premier, après la tentative d'Ami Boué, à oser établir une carte géologique du Monde, qui fut longtemps la seule. Demeure aussi le souvenir de son incomparable talent de polémiste, qu'un riche mariage dans le milieu chic de Boston permit de développer en lui donnant une indépendance totale, loin des combinaisons ou des complications universitaires ou académiques.

Il faut aussi se rappeler que l'ardeur étonnante de cet homme fut une lutte continuelle contre de graves ennuis de santé, et cela dès sa jeunesse. Sujet à "l'esquinancie" (les angines), il avait aussi des "palpitations" et son père lui recommandait dans ses lettres d'alterner de courtes périodes de travail d'une à deux heures avec du repos, ce qui ne l'empêcha pas de galoper partout ! Marcou n'avait encore que 55 ans, quand il se plaignit qu'"un vieux voyageur comme lui" se retrouve "à demi-fossilisé". Deux ans plus tard, en 1881, il écrivait à G. Dollfus : "Je vous rabâcherai comme tous les vieillards, qu'il ne fait pas bon devenir vieux !" Malgré son état de santé médiocre, plus ou moins replié dans sa retraite de Cambridge (Mass.), il ne cessait d'entreprendre de nouveaux chantiers. Ainsi, en juillet 1880, lit-on : "Je travaille résolument à mon dictionnaire" (on n'en saura pas plus : il est vraisemblable qu'il devait s'agir d'un dictionnaire de géologie, et ainsi était-il très en avance sur son temps). Le 30 décembre 1882, il assurait avoir achevé le "Catalogue des Cartes géologiques sur l'Amérique" : c'est le "Mapoteca" que la Société géologique lui refusera en 1885 et qui sera imprimé à Washington par la suite. Le 12 mars 1883 : "Ma carte géologique des Etats-Unis en 9 feuilles est finie, malheureusement l'éditeur [...] recule devant les dépenses". Déjà, fin 1882, il écrivait avoir avancé "la 3è édition de la carte géologique de la Terre [...] avec le temps, j'arriverai à l'achever mais il faudra encore un an à 18 mois". L'âge avancé et les circonstances semblent avoir empêché l'impression de tous ces documents.

Marcou avait la hantise de ne pas être reconnu et d'être oublié après sa mort. Il inspira manifestement la biographie un peu hagiographique que son ami d'enfance, le littérateur et poète salinois Max Buchon lui consacra en 1865, et qui conclut : "Le jour où [les membres de l'Institut] ouvriront leurs rangs à Marcou, on ne les accusera pas de déroger !" De même envoya-t-il à son jeune ami Dollfus des documents "qui [lui écrit-il] pourront vous être utiles un jour si vous publiez quelque chose sur moi à la Société de Géologie [sic]", mais rien ne viendra ! Quand il mourra, il aura été oublié par la génération montante depuis presque un quart de siècle, et les plus âgés resteront gênés par la franchise brutale de ses anciennes diatribes. On remarque aussi que Marcou distribuait ses photographies à ses correspondants ; mais Pasteur aussi ; c'était probablement une mode du temps. Il parlait aussi avec satisfaction de son buste qui, en 1881, devait figurer à l'Exposition Universelle de Paris. C'est sans doute le Marcou qui trône sous les grands arbres de l'entrée du parc public de Salins-les-Bains, mais il est sine nomine. Seuls ses amis, et ils sont rares, savent encore qui est cet homme à la barbe fleurie. Quelle méconnaissance de la part des compatriotes salinois de ce géologue de grande stature, au propre comme au figuré !

Nous pouvons imaginer ce que fut sa vie après la période (de 1848 à 1881) de ses nombreuses allées et venues entre le Jura et la Nouvelle-Angleterre quand il se résolut à vivre définitivement auprès des siens à Cambridge. Un mois après son arrivée, il écrivait : "Je me suis vite remis à la vie américaine : c'est une ornière que j'ai pratiquée trop souvent pour ne pas la reconnaître bien vite. Pourquoi ne pas l'avouer, j'aime cette vie. J'ai tout retrouvé avec grand plaisir, ma famille et ma maison (mon homej en bon état ; tout m'attendrit. Ma maison est une véritable bonbonnière, bien capitonnée, très comfortable [sic], pas de locataires. Deux servantes, un jardinier à l'année, un très beau tapis vert aboutissant à une immense vérandah de 5 mètres de profondeur sur 14 mètres de longueur, le tout aboutissant par une simple marche d'escalier au Salon et à la Bibliothèque..." Il était environné par les innombrables ouvrages que, depuis cinquante ans, il avait fait venir du monde entier par le biais de ses correspondants, achetés sur sa cassette et destinés à la préparation de ses synthèses. A l'en croire (lettre du 14 décembre 1886 à J.A. Eudes-Deslongchamps), Marcou n'était plus "qu'un infirme et un invalide, retiré du monde et de la partie active de la géologie". Sans doute ressassait-il alors la "grossièreté publique" que venait de lui infliger l'Université Harvard qui, disait-il, "en [le] traitant comme elle vient de le faire, c'est-à-dire en m'ignorant complètement (après tous les services gratuits rendus depuis 1847, du temps de Louis Agassiz) a été injuste, ingrate et cruelle". C'est le cri du coeur du vieil homme meurtri. Dans les dernières années, l'isolement de Marcou s'accentua. Dès 1889, presque totalement coupé de la France, il n'en recevait plus que les publications de la Société géologique qu'il avait "toujours aimée, disait-il, et que je continuerai à aimer comme par le passé", en dépit du refus d'imprimer le dernier de ses envois.

Enfin, la vie de Marcou ne fut pas totalement séparée de celle de son ami Louis Pasteur. Entre lui et les Pasteur (Madame Pasteur ne fît manifestement pas la bégueule face à un géologue), il y eut le lien que l'on trouve parfois entre les hommes et les femmes et qui fait les vrais amis. Il culmina sans doute en intensité quand Pasteur fit décerner la Légion d'Honneur à son ami en 1867, après lui avoir demandé malicieusement s'il était encore français, et où Marcou répondit par une avalanche de cadeaux géologiques, tant pour Marie que pour Louis Pasteur. La lettre pleine d'humour du 23 octobre 1867 par laquelle il leur annonce l'envoi de ces cailloux mérite d'être lue : "Un géologue ne peut offrir que des cailloux. Voici un vase ou plutôt un vrai pot, en porphyre brun avec cristaux et veines de feldspath rouge de la Scandinavie, que je prie Madame Pasteur de bien vouloir accepter en souvenir de l'Exposition Universelle de 1867, et aussi un peu en souvenir de Jules Marcou. Pour toi mon viel [orthographe utilisée par Marcou] ami Louis, il m'a semblé remarquer que dans ton cabinet d'études, il y avait beaucoup de piles de papiers et de brochures, sans presse papiers dessus pour les empêcher de voltiger à tous les vents. Afin d'y remédier dans une certaine mesure, je t'envoie cinq presse papiers ; l'un et le plus beau est en porphyre vert de la Suède ; un autre est un fragment d'un arbre fossile que j'ai trouvé il y a quinze années dans mon voyage dans les Montagnes Rocheuses ; un troisième est un Poisson fossile que j'ai recueilli à Oningen près de Zurich ; le quatrième est une hache fossile de la célèbre localité de St. Acheul, qui a fait tant de bruit depuis quelques années ; enfin le cinquième est une ammonite du Lias que j'ai ramassée d'Angleterre. Voilà bien des pierres ; mais un casseur de pierres de mon espèce n'a guère autre chose à son service ; et je désirais te prouver combien j'étais touché des marques d'amitié que tu n'a [sic] cessé de me marquer depuis mon retour d'Amérique" (lettre inédite du 23 octobre 1867, fonds Pasteur, BN NaF 18105-62). Il envoya aussi sa photo aux Pasteur en 1883. A propos de sa longue barbe de patriarche quaker, il faisait remarquer : "Une vielle [sic] barbe", dirait Madame Pasteur", qualifiée en 1891 de "rude bonne femme" (lettre inédite du 16 septembre 1891, fonds Pasteur, BN NaF 18105-70-71) ! C'était bien la preuve de la profonde amitié qui les liait.

Louis Pasteur disparut en 1895. Jules Marcou le suivit trois ans plus tard, ayant sans doute conservé sa vivacité d'esprit. Il avait combattu toute sa vie et, en 1889, il proclama : "Je continue ma lutte homérique, engagée depuis 35 années et plus avec d'audacieux menteurs (...) Mais je ne bronche pas, et tant que je serai en vie, je leur tiendrai tête". Cette profession de foi est d'une venue identique à la devise des Comtois : "Comtois, rends-toi ! Nenni, ma foi !". Elle rend le même son que la déclaration d'un officier français qui, lorsque les troupes de Louis XIV dévastaient la contrée, disait d'eux qu'il faudrait les abattre jusqu'au dernier pour en avoir raison. Calmes et timides, travailleurs concentrés et tenaces, les habitants de la Comté sont susceptibles et sans complaisance. Alors, ils agissent ou disent brutalement ce qu'ils pensent même dans des circonstances tragiques et l'on pourrait citer des réponses superbes faites aux envahisseurs français à Gray ou à Arbois. Indépendants et fiers, leur indépendance leur donne le courage d'exprimer ce qu'ils ont lentement mûri et longuement conservé en eux ; ce fut d'ailleurs un maître mot pour Marcou comme pour Pasteur. De plus, une tendance naturelle les porte à saisir rapidement l'envers des questions et souvent ensuite à contredire ou, du moins, à exprimer des réserves fortes : Marcou et Pasteur y étaient portés. Aussi reproche-t-on souvent aux Comtois d'être des contradicteurs obstinés, avec une brusquerie qui dénote plus une timidité poussée que de la sauvagerie ou une rudesse de formes ; ici encore, Marcou et Pasteur étaient conformes au modèle. Cela dit, il ne faut pas être prude. Les Comtois aimaient le combat et il n'était pas de conseil de révision ou de fête au village où il n'y eût de bagarre. Les gens y allaient souvent exprès pour se battre avec ceux des pays voisins ; Louis Pergaud n'a pas inventé la "guerre des boutons". On rapporte d'ailleurs que les hommes de Lemuy, village situé au-dessus de Salins et dont était issu l'arrière-grand-père de Pasteur (mais les ancêtres de Marcou vivaient à deux pas), avaient une telle réputation de batailleurs que, quand on leur demandait s'ils avaient bien fêté la Saint-Maurice, fête du pays, ils répondaient invariablement : "Je vous crois ; on s'est battus à trois ou quatre bandes". Admettant comme Marcou son goût pour la lutte que tous deux portaient par atavisme, Pasteur (1872) parlait "de cette forme vive et incisive, qu'il reconnaît lui être propre dans la défense de la vérité, [qu'il] regrette toujours quand elle a dépassé les bornes de la courtoisie, mais qu'il déclare n'être jamais associée à des sentiments hostiles pour ses contradicteurs, tant [il] les juge de bonne foi". On doute que Marcou soit allé jusque là dans la magnanimité, d'autant plus qu'il n'avait pas à ses côté un mentor pour lui faire les gros yeux, comme Jean-Baptiste Dumas pour Pasteur : "Quand, emporté moi-même dans une lutte vis-à-vis de confrères que j'estime et que j'aime profondément [voire !], disait le biologiste dans sa réponse au Discours de Réception de Joseph Bertrand, en 1885, je me laissais cependant entraîner, pour la défense de la vérité, à une expression trop vive, un regard presque suppliant de M. Dumas s'arrêtait sur moi et s'efforçait de calmer mon animation". On peut gager que, sans les freins que constituèrent Dumas et antérieurement Jean-Baptiste Biot, la vie scientifique de Pasteur, pourtant déjà bien pourvue en matière d'orages et de tempêtes, aurait égalé voire dépassé celle de Marcou de ce point de vue.

Fondamentalement très proches, Marcou et Pasteur furent donc des synthèses parfaites du caractère comtois, tant par la vivacité du sang que par leurs autres qualités ou défauts. Laissons parler le premier : les deux amis partageaient "l'horreur des mensonges et de la vie factice du monde" ; ils possédaient "une indépendance de caractère rare" ; ils tendaient tous deux à "se former un jugement par un examen direct et sans influence autoritaire" ; "ils cherchaient la vérité", mot qui revient souvent sous la plume de l'un comme de l'autre : "Par la persévérance dans la recherche, on finit par acquérir ce que j'appelle l'instinct de vérité", écrivait le second en 1884 ; lorsqu'ils croyaient l'avoir trouvée, ils "la disaient avec loyauté et indépendance" ; ils aimaient le travail isolé, et une fois commencé, "ils ne s'arrêtaient plus avant qu'il ne soit achevé" ; ils évitaient "de se mettre en évidence sur une plateforme de réunion publique" ; ils avaient le "tranchant de l'acier" et "assommaient leurs adversaires". Dans la vie courante, par contre, ils étaient "doux, simples, modestes, cordiaux" et "appréciés des jeunes savants". Enfin, et ce sera le mot de la fin, "aimant la science pour les progrès accomplis ou à accomplir", "ils la servirent sans s'en servir".

BIBLIOGRAPHIE.