TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XVI (2002)
Goulven LAURENT
Jean-Guillaume Bruguière (1750-1798), et les débuts
de la paléontologie des invertébrés

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 13 mars 2002)

Résumé.
Bruguière est un naturaliste de la seconde moitié du XVIIIe siècle qui fut estimé par ses contemporains, mais qui a été un peu oublié ensuite. Une des raisons en est sans doute qu'il est disparu assez jeune. Né en 1750 à Montpellier, il est mort le 11 vendémiaire de l'an VII (2 octobre 1798) à Ancône (Italie), sur le chemin du retour d'un long voyage dans les pays du Moyen Orient. Il a de ce fait peu publié, et il est souvent cité dans les ouvrages d'histoire des sciences en rapport avec Lamarck, avec lequel il a travaillé, bien qu'il ne semble pas avoir partagé ses idées transformistes – idées que Lamarck n'avait pas encore au moment de leur collaboration.

Après des études de médecine, Bruguière s'était tourné vers la botanique et l'étude des Invertébrés. Il a fait un premier voyage en 1773-1774, dans les mers de l'hémisphère Sud, où il a recueilli un grand nombre de plantes et de mollusques. En 1789, il entreprit de publier, dans l'Encyclopédie méthodique, une Histoire des Vers qui le fit connaître, dit Lamarck, comme un des savants les plus profonds dans ce domaine. Cuvier aussi exprima la grande estime qu'il avait pour ses travaux.

Dans cet ouvrage et dans quelques articles qu'il publia dans le Journal d'Histoire naturelle, Bruguière soutient le continuisme dans sa vision de l'histoire de la Terre et de la Vie, fondé sur l'horizontalité des couches et l'existence d'espèces analogues actuelles et fossiles. Il est ainsi, selon Carozzi et Burkhardt, un des premiers géologues uniformitariens. Il est aussi un des premiers paléontologues invertébristes, et il a ouvert la voie que son ami Lamarck devait exploiter pour fonder la théorie transformiste.

 

Mots clés : catastrophisme - continuisme - géologie - invertébrés - paléontologie - transformisme - XVIIIe siècle.

 

 

Abstract.
Bruguière was a naturalist who lived during the second half of the 18th century. He was very highly regarded by his contemporaries but, no doubt because of his early death, he was later to be forgotten. Born in Montpellier in 1750, he died in Ancona (Italy) on the 11th of the month of Vendémiaire An VII (October 2nd 1798), on his journey back home after a long tour of the Middle East. Because of his travels he published very little but he is often quoted in books dealing with the History of Science when referring to Lamarck, with whom he worked, but with whom he did not share transformist ideas – ideas that Lamarck did not yet have while they were working together.

After studying medicine, Bruguière studied invertebrates and botany. From 1773 to 1774 he made his first journey to the seas of the southern hemisphere where he collected a wide variety of plants and molluscs. In 1789, he set about publishing the Histoire des Vers, (A History of Worms), in the Encyclopédie Méthodique, which, according to Lamarck, made him known as one of the most learned members in that particular field of study. Cuvier also expressed his appreciation of Bruguière's works.

In this particular work and in various articles he published in the Journal d'Histoire Naturelle, Bruguière upheld the continuity of his vision of the history of Earth and Life, founded on the horizontality of the earth's layers and the existence of analogous contemporary and fossil species. According to Carozzi and Burkhardt, he was one of the first uniformitarian geologists. He was also one of the first invertebrate palaeontologists, opening the way that his friend Lamarck followed when founding the transformist theory.

 

Key-words : catastrophism - continuity - geology - invertebrates - palaeontology - evolutionary theory - XVIIIth century.

 

 

 

Sa vie

 

 

Bruguière est un naturaliste de la seconde moitié du XVIIIe siècle dont le nom est assez connu, mais qui a été paradoxalement peu étudié pour lui-même. Une des raisons en est sans doute qu'il est mort relativement jeune – à 48 ans ! – et qu'il a peu publié. Il est surtout cité dans les ouvrages d'histoire des sciences en rapport avec Lamarck, bien qu'il ne semble pas avoir partagé ses idées transformistes. Du reste, il n'est pas sûr que Lamarck lui-même en ait eu à l'époque de leur collaboration. Bruguière a en effet quitté la France en 1792 pour son expédition en Orient, dont il n'est pas revenu, et Lamarck n'a commencé à faire connaître sa théorie révolutionnaire qu'à l'ouverture de son cours de 1800. Mais le sujet de ses rapports avec Lamarck ne semble pas non plus avoir été l'objet de beaucoup de recherches. Cependant, il est indéniable qu'ils ont entretenu des relations assez étroites dans leurs études géologiques, zoologiques et paléontologiques. Nous en reparlerons.

 

Il subsiste un certain nombre d'incertitudes concernant Bruguière. Et tout d'abord, l'orthographe même de son nom : Bruguière ou Bruguières ? Cuvier, dans son article nécrologique[1] emploie le « s » final, et il a été suivi par un certain nombre d'historiens. Cependant, dans son Rapport historique sur les progrès des sciences naturelles de 1810 (p. 293), il ne l'emploie plus, et Bruguière lui-même signe ses articles dans le Journal d'Histoire naturelle de 1792 sans le « s ». 

 

Jean-Guillaume Bruguière est né à Montpellier en 1750 – Cuvier écrit « vers 1750 », ce qui est assez étonnant quand il s'agit d'un contemporain, « dont le père vit encore », assure-t-il. La date de sa mort a aussi été mal rapportée, par la faute d'historiens qui ne connaissent pas l'histoire ! Ayant lu, peut-être dans Cuvier, que Bruguière est mort le 11 vendémiaire de l'an VII, ils ont calculé : 1792 (date du début du calendrier républicain) + 7 = 1799, sans s'inquiéter de savoir que ce calendrier avait commencé en septembre, ce qui donnait le 2 octobre 1798 (son ami et compagnon d'expédition Olivier indiquait le 3 octobre[2]. Cuvier lui-même, dans l'article qu'il lui a consacré dans la Biographie universelle de Michaud (1810, rééd., 1854, t. 6, p. 686), indique cette fois 1750 comme année de naissance et le fait mourir « le 1er octobre 1799 ». On continue à lire encore dans certains ouvrages la date de 1799 pour celle de sa mort.

 

Le père de Bruguière, qui était médecin, avait fait faire des études de médecine à son fils, et le titre de médecin l'accompagna une partie de sa vie. C'est en cette qualité, et en celle de botaniste répondant aux études qu'il choisit de faire ensuite, qu'il embarqua à 23 ans pour un voyage dans les mers du Sud, en 1773, sous le commandement du capitaine de vaisseau de Kerguelen de Trémarec, Breton de Quimper (Finistère), voyage qui dura un peu moins de deux ans. Bien que ce voyage se passa dans de mauvaises conditions d'équipage – une coterie, à laquelle il semble que notre naturaliste ait pris part, organisa contre le commandant du bord une fronde qui empoisonna toute l'expédition – Bruguière recueillit une grande quantité de plantes, mais il s'intéressa aussi aux vers, aux mollusques et aux zoophytes.

 

A son retour, en 1774, Bruguière retourna à Montpellier, et y fit un séjour de quelques années, où il donna un enseignement de botanique. Il s'occupa aussi un peu de géologie en explorant une mine de houille dans les environs, puis il revint à Paris, en 1781. Il entreprit à ce moment de publier, sous la direction de Daubenton, les résultats des découvertes zoologiques et paléontologiques qu'il avait faites dans les mers du Sud, sous le titre d'Histoire naturelle des Vers (3 volumes), qui parut en 1789 dans le tome VI de l'Encyclopédie méthodique. Cet ouvrage, affirme Lamarck, qui n'était pas encore le grand connaisseur et classificateur des « invertébrés » qu'il allait devenir, consacra celui qu'il appelait son « ami » comme « l'un des savans modernes les plus profonds dans la connoissance des mollusques, des vers, des zoophites [sic], etc. »[3]. Cuvier aussi exprima la grande estime qu'il avait pour Bruguière : « L'histoire naturelle fit en lui une grande perte. Le premier volume de l'Histoire des vers [...] annonçait les idées les plus justes et les connaissances les plus vastes »[4]. Deshayes rappelait aussi en 1823 « l'importance des travaux de l'illustre Bruguière »[5]. Cependant, au témoignage de Cuvier, « M. de Lamarck... avait été d'un grand secours à Bruguières dans ses travaux »[6]. C'est d'ailleurs lui qui remania et termina l'ouvrage, et Cuvier lui rend hommage de son désintéressement à l'égard de Bruguière : « Quoiqu'il eût le droit de s'approprier un travail qui était bien à lui, puisqu'il a été obligé de le refaire, et que d'ailleurs les premières bases en ont été prises dans sa collection, il a préféré le consacrer à la mémoire de son ami, en lui attribuant tous les genres qu'il a ainsi restitués d'après les planches » (Ibid.). Il est à noter que nous ne sommes alors qu'en 1799, et que Cuvier n'est pas encore devenu l'ennemi de Lamarck, qui, de son côté, n'a pas encore révélé ses opinions transformistes. Lamarck lui communiquait d'ailleurs pour étude des spécimens de sa collection, et il n'était pas non plus en reste de louanges à l'égard de Cuvier, qui lui avait procuré « l'avantage de pouvoir profiter des observations et des découvertes intéressantes... sur l'organisation des animaux sans vertèbres ». C'est aussi le moment de compléter ce que nous avons dit plus haut des relations entre Bruguière et Lamarck, et de poser la question : qui doit quoi et à qui ? A en croire Cuvier, Lamarck était bien déjà à ce moment plus compétent que ne l'était Bruguière dans la connaissance des « invertébrés », et il ne faut pas oublier qu'il était l'aîné de Bruguière, et qu’il l'avait devancé dans l'étude de la Nature. Dans le même Prodrome d’une nouvelle classification des coquilles, Lamarck signale d'ailleurs lui-même, succinctement, les améliorations qu'il a été amené à faire au travail de Bruguière, et il le redira dans sa Philosophie zoologique, t. 1, 1809, p. 122.

 

Bruguière et Lamarck collaboraient en tout cas étroitement, et échangeaient leurs idées concernant le passé de la vie et de la Terre. En témoigne encore leur conjonction dans l'entreprise commune du lancement du Journal d'Histoire naturelle en 1792, où Bruguière publia quelques articles sur les mollusques fossiles.

 

Si cette collaboration n'a pas duré plus longtemps, c'est qu'elle fut interrompue, dès 1792, par le départ de Bruguière pour une autre expédition, dont il ne devait pas revenir. Cette décision de Bruguière surprit d'ailleurs tout le monde, selon Cuvier. Bruguière était devenu en effet très casanier. Cuvier nous assure qu’« il passait quelquefois plusieurs semaines de suite sans sortir, uniquement occupé de son travail... Quoiqu'il n'eût guère que quarante ans, il était devenu lourd et replet »[7] (Cuvier devait le devenir aussi plus tard ! Mais à l'époque il n'avait que trente ans, et ne l'était pas encore). C'est dans cet état qu'il embarqua, après avoir passé par Montpellier, « pour embrasser son père, son épouse et ses enfans »[8]. Bruguière ne put rendre compte de cette expédition, d'autant moins qu'elle n'avait pas été pour lui très fructueuse, du fait de son état : « Ce voyage a achevé de détruire sa santé, et c'est sans doute à cause de l'affaiblissement qui en a été le résultat qu'il a succombé si vite à sa dernière maladie ; il a même essuyé des incommodités si fréquentes et si continues, qu'il a été réduit, pendant une grande partie de ce voyage, à une inaction presque complète », assure encore Cuvier[9]. De nouveau, c'est Lamarck qui devait exposer et exploiter – magistralement – les découvertes de son ami.

 

 

Son œuvre

 

 

Il est par conséquent difficile de bien distinguer ce qui, dans les dernières années du XVIIIe siècle, appartient en propre à l'un des deux amis. Cependant l'étude des textes signés par Bruguière permet de lui attribuer, sinon l'entière paternité des points de vue et des principes qu'il y a exposés, du moins la priorité de leur expression publique. Laissant de côté ses études proprement botaniques et zoologiques (bien qu'elles ne soient pas entièrement hors sujet), nous allons nous consacrer à recueillir ses observations concernant d'une part la géologie, et d'autre part la discipline qui, à cette époque, lui est encore intimement liée : l'étude des fossiles (le mot « paléontologie » n'a été « inventé » qu'en 1822, par de Blainville).

 

A cette époque, les naturalistes étaient moins spécialisés qu'ils ne le sont de nos jours. Aussi ne faut-il pas s'étonner de constater la pluridisciplinarité de Bruguière, qui passe de l'anatomie humaine à la botanique, de là à la zoologie, puis à la géologie et (ou en même temps) à la paléontologie. Durant les années qu'il passa à Montpellier, après son retour de son premier voyage, de 1774 à 1781, nous avons vu qu'il s'occupa d'une mine de houille située dans les Cévennes. Les fougères fossiles qu'elle contenait attirèrent son attention, et il étudia les conditions de leur dépôt. L'observation de l'horizontalité des couches de houille l'amena à la conviction que « cette opération de la nature qui étonne l'imagination, loin de dépendre de quelque commotion extraordinaire du globe, paroît au contraire n'être que le résultat du tems, d'un ordre existant, et sur-tout celui de la lenteur »[10]. Comme le constate l'historien des sciences Richard W. Burkhardt, Bruguière soutient là « une vue uniformitarienne du changement géologique »[11]. Le géologue et historien de la géologie A. V. Carozzi, considère aussi que cette affirmation fait de Bruguière l'un des premiers géologues uniformitariens[12]. En 1792, lorsque Bruguière publiait cette opinion, Cuvier n'était pas encore connu, et ce n'est pas lui qu'il visait évidemment, mais nommément Antoine de Jussieu, dont il dénonce « l'inconséquence » des opinions[13]. Mais il en allait différemment en 1799, quand Cuvier prononçait l'éloge de Bruguière. Il ne semble cependant pas avoir pris ombrage de cette position qu'il ne pouvait ignorer. Sa soi-disant domination catastrophiste ne doit pas nous occulter la réalité des opinions différentes. De toute façon, Lamarck n'est jamais loin, qui n'était pas seul, comme nous le savons.

 

Mais le principal travail de Bruguière consista dans l'étude des vers et des mollusques, qui fit sa réputation. Son étude était solide, car elle était basée sur l'organisation des animaux, méthode d'investigation anatomique pas totalement inédite, ni révolutionnaire, mais cependant assez nouvelle, pratiquée en tout cas avant l'arrivée de Cuvier sur la scène scientifique (nous ne sommes qu'en 1789). Bruguière tient en effet à faire remarquer qu'il l'emploie : « Je n'ai point négligé de rapporter, dans les observations qui précèdent chaque genre, ce que l'on connoît de certain sur l'organisation, les mœurs et l'accouplement de quelques-unes de leurs espèces »[14]. C'est en appliquant ce principe d'étude qu'il établit le « Tableau systématique des Vers, divisés en six ordres, d'après leur organisation [il le redit encore] apparente, combinée avec leurs facultés et les lieux qu'ils habitent » (Ibid., p. VII), classification qui a été reconnue, comme présentant un grand progrès, ainsi que nous l'avons vu.

 

Cette disposition classificatoire « naturelle » l'amène déjà à déclarer « les vers infusoires aussi anciens que la nature » (Ibid., p. II), sans que cette affirmation connotât chez lui une conception transformiste de l'histoire de la vie, comme ce sera le cas quelques années plus tard chez son ami Lamarck. Nous aurons l'occasion d'y revenir.

 

Bruguière soutient en effet la fixité des espèces, et c'est peut-être la raison de la bienveillance de Cuvier à son égard. A propos du mollusque nommé Arrosoir de la Nouvelle Zélande, par exemple, Bruguière soutient que c'est bien une espèce, et non une variété d'une autre espèce, et il explicite la raison de son opinion : « Si effectivement les coquilles d'une même espèce pouvoient varier à ce point, que faudroit-il penser des autres genres où les espèces sont déterminées par des bien plus petites différences, qui sont cependant constantes et invariables, puisqu'on les retrouve les mêmes sur des coquilles de la plus grande antiquité ? » (Ibid., p. 330).

 

L'étude des mollusques devait aussi amener Bruguière à étudier ce qu'on appelait les coquilles fossiles. Il avait d'ailleurs l'intention de publier une « histoire générale des coquilles fossiles du royaume »[15]. A la différence de Cuvier, qui choisit les vertébrés, il est convaincu lui aussi, comme Lamarck, et bien d'autres à leur suite, que l'étude des invertébrés est de première importance pour la connaissance du passé de la Terre. « Les vers sont [...] intimement liés à l'organisation physique de notre globe, et c'est en comparant leurs dépouilles fossiles de ces temps reculés, avec celles des espèces qui peuplent la vaste étendue des mers, que l'on peut maintenant parvenir à des notions exactes sur sa véritable théorie »[16]. On sait que Lamarck devait reprendre les mêmes considérations.

 

S'il s'oppose à la reconnaissance d'espèces perdues, c'est dans un souci de prudence et de rigueur scientifique. Un de ses arguments principaux est tiré de l'étude des Ammonites, dont on sait qu'il fut le créateur de la dénomination. « Des auteurs de la plus grande autorité ont placé les Ammonites parmi les coquilles dont l'espèce étoit entièrement perdue, et qui n'existoient plus que dans les anciennes couches du globe ; cependant, qu'on nous permette de le dire, rien ne prouve encore cette assertion, et le sentiment contraire paroît plus vraisemblable, puisqu'il est fondé sur des analogies qui, dans les cas de la nature de celui-ci, acquièrent la force des preuves ». Les analogies auxquelles il fait allusion sont tirées de l'existence d'espèces actuelles et fossiles « dans les couches qui renferment des Ammonites ou d'autres fossiles pélagiens : on y rencontre aussi des entroques, des astérites [...] dont les analogues marins sont connus ; on y rencontre parfois des fragmens ou des tiges entières de cette production polypeuse, que les orictologistes ont nommée lilium lapideum, que Linné a désignée sous le nom de vorticella encrinus, et que l'on sait ne vivre qu'à de très grandes profondeurs dans la mer ». « Puisque donc, poursuit Bruguière, on a retrouvé les analogues de ces trois productions marines, qu'on ne trouve fossiles ou pétrifiées que dans ces couches pélagiennes, les mêmes qui contiennent des Ammonites, qu'on ne les a pêchés que par hasard à près de trois cents brasses de profondeur et sous des latitudes très-différentes, comment peut-on se persuader que les Ammonites, les gryphites, et les autres coquilles pélagiennes seront entièrement perdues, quand on retrouve des êtres qui, ainsi que ces coquilles, vivent encore à de grandes profondeurs dans la mer, qui avoient été connus dans l'état fossile, long-temps avant qu'on découvrît leurs analogues marins, et après avoir long-temps cru, comme on le croit des Ammonites, que leur race entière étoit totalement perdue ». Après d'autres arguments, fondés sur la disposition réciproque des fossiles pélagiens et des fossiles littoraux, Bruguière se trouve justifié à conclure : « En voilà sans doute assez pour rendre vraisemblable que les Ammonites vivent encore à une grande profondeur dans la mer ». Il compte y revenir dans l'ouvrage qu'il prépare, mais qu'il ne pourra faire paraître : « On trouvera les preuves de tout ce que nous avons avancé ici, dans l'histoire générale des coquilles fossiles du royaume, que nous espérons de publier dans la suite » (Ibid., p. 31-32-33).

 

Ce débat sur les espèces perdues, qui devait devenir tellement important dans la suite pour la théorie de la Terre, avait donc déjà commencé dans les dernières années du « siècle des Lumières ». André de Férussac (1786-1836) a bien situé son déroulement dans la période qui nous intéresse. Du fait qu'on n'avait pas trouvé d'espèces vivantes d'Ammonites, « il est né de cette curieuse circonstance deux opinions différentes : les uns ont soutenu que ces espèces anéanties, comme tant d'autres Mollusques d'une apparition bien postérieure, et tant de Végétaux et d'Animaux terrestres, dont on ne trouve que les débris, n'existaient plus dans nos mers actuelles. D'autres ont avancé que l'état et les productions du fond de ces mers, étant encore inconnus, les espèces qu'ils ont appelées Pélagiennes, par opposition aux Littorales, dont nous avons pu avoir connaissance, ne s'étaient point encore offertes à notre observation, et que rien ne prouvait que les cornes d'Ammon vivantes, les grands Nautiles, les Animaux des Baculites, des Bélemnites et des Orthocères, ne vécussent pas dans le fond des mers »[17]. Si, en 1822, par conséquent du temps de Cuvier et de Lamarck, de Férussac considère que la seconde opinion « est entièrement hypothétique », car « le raisonnement que fait Bruguière n'équivaut pas à des faits aussi concluans » (que ceux de ses adversaires), « et jusqu'à ce qu'on ait répondu par des faits contraires et positifs, on est en droit de douter que le fond des mers soit encore habité par les mêmes Céphalopodes, qui semblent n'avoir laissé leurs dépouilles que pour faire connaître qu'ils ont existé », néanmoins le rapporteur de la controverse avertit qu’« il faut cependant se garder d'en conclure qu'il n'existe plus de Céphalopodes de la famille des Ammonées » (Ibid., p. 269).

 

A la lecture de ces textes, il apparaît à l'historien des sciences qu'un problème de fond était déjà soulevé à l'époque, qui ne devait devenir crucial que quelques années plus tard : celui de l'existence d'espèces dites « espèces analogues ». Certes, ce concept n'était pas entièrement nouveau : il se trouve déjà chez Buffon, par exemple. Mais il semble que Bruguière ait été le premier à en faire un emploi opératoire systématique. On sait le développement exceptionnel que prendra ce concept quelques années plus tard, entre les mains de Lamarck, et à sa suite, entre celles des naturalistes invertébristes qui multiplièrent les découvertes dans ce domaine en utilisant ses ouvrages comme instruments de référence. L'engouement pour la recherche des espèces analogues était même devenu si grand et si étendu qu'il donna lieu à des excès. Deshayes, justement, qui devait si puissamment contribuer au développement de cette recherche, et qui découvrait aussi des analogues par dizaines, considéra cependant de son devoir de récuser les analogies que certains de ses collègues présentaient trop généreusement[18]. Du moins cet engouement contribua-t-il à ruiner rapidement le catastrophisme de Cuvier, et à accréditer la théorie du transformisme, en lui fournissant sa base scientifique de faits paléontologiques indiscutables, démonstration sans laquelle toute recherche des causes de la transformation des espèces est absolument illusoire. Une recherche prématurée d'explication causale aurait même pu, comme le disait Fontenelle dans une de ses plus belles expressions, faire courir au découvreur de la cause le risque de connaître « le ridicule d'avoir trouvé la cause de ce qui n'est point »[19].

 

Mais nous n'en sommes pas encore là. Ce n'est pas parce que Lamarck s'y engouffrera qu'il faut diminuer le mérite de Bruguière, qui, apparemment, n'a fait que le premier pas, celui de s'en prendre au catastrophisme, qui n'était pas encore celui de Cuvier.

 

Bruguière s'est attaché en effet à souligner l'importance du rapprochement que l'on peut faire entre les espèces fossiles et les espèces actuelles : « Le naturaliste dans ses travaux [...] reconnoît que tous les êtres animés, même les coquillages, subissent dans le fond de l'eau les loix du climat comme le reste des animaux, et sa surprise augmente lorsque examinant les coquilles marines, qui forment des bancs considérables sur la surface de la terre, il en reconnoît quelques unes pour les mêmes, que celles qui vivent dans la mer sous une température différente de celle où il les rencontre à l'état fossile. Ce seul fait qui est déjà très-constaté, rend la connoissance précise des coquilles indispensable pour parvenir à connoître les causes.

 

Il s'agit d'abord de distinguer avec exactitude les coquilles entre elles, pour ne pas être exposé à confondre des espèces très-voisines ; il faut s'instruire des mers que ces espèces habitent, de celles qui vivent dans les mêmes endroits, et comparer ensuite ces coquilles marines, aux espèces analogues que l'on découvre dans l'état fossile, observer soigneusement celles que les mêmes couches renferment, et quand ces recherches auront été faites avec soin et étendues sur un grand nombre d'espèces, les conséquences que ces observations amèneront, doivent offrir la solution de cet important problème »[20].

 

Le problème posé par Bruguière est donc celui de la distribution géographique différente des espèces analogues fossiles et actuelles, dont il ne voit pas encore la raison. Il considère cependant que l'accumulation d'exemples de ce phénomène est la voie de recherches qu'il faut suivre pour parvenir à la connaître, et il s'attache à les fournir. Il en décrit une douzaine dans la seule section qu'il a eu le temps de publier. Ainsi de l'Arche velue : « cette coquille est commune dans la mer Méditerranée, sur toutes les côtes de l'Italie, de la France et de l'Espagne ; on la trouve aussi quelquefois sur celles de la Bretagne. On trouve cette coquille dans l'état fossile, dans les couches calcaires du Piémont, selon M. Allioni, et près de Saint-Paul-trois-Châteaux, en Dauphiné » (Ibid., p. 116-117). Il en est de même des Bucardes : « On trouve des Bucardes dans toutes les mers connues, et on reconnoît parmi les fossiles de l'Europe quelques espèces dont les coquilles marines ne vivent maintenant que dans les mers de l'océan Asiatique » (Ibid., p. 208). Il n'est pas question évidemment ici de citer tous les exemples d’« espèces analogues » fournis par Bruguière : il suffit de renvoyer aux pages 63, 64, 75, 116-117, 208, 251, 252, 263, 276, 277, 278.

 

Comme nous l'avons dit, il est important de noter, dans l'emploi de ce concept, dans la position du problème et dans la direction à suivre pour le résoudre, cette priorité de Bruguière par rapport à Lamarck. Il convient du même coup de noter la distance opérationnelle qui les sépare. Alors que Lamarck en fera une des pièces maîtresses de sa démonstration anticatastrophiste et transformiste, Bruguière n'utilisera pas cet outil pour exprimer, aussi peu que ce soit, une telle orientation de sa pensée. Même s'il envisage parfois que les espèces peuvent devoir leurs variations aux circonstances de lieux ou de climats, il n'envisage pas d'aller plus loin, car il s'empresse de faire remarquer que ce fait n'a pas de conséquence scientifique. Traitant du Buccin harpe, par exemple, il affirme : « La variété F n'est pas fort connue [...]. Cependant, si l'on considère que la variété D présente aussi des stries transverses à la base, et d'autres moins sensibles que les premières sur le reste des intervalles des côtes, on soupçonnera peut-être que toutes ces différences ne sont que des modifications d'une même espèce, qui dépendent de nombre de circonstances, dont on ne connoît pas encore les éléments ». Le lecteur a l'impression de se trouver dans le voisinage de la transformation des espèces. « Mais, assure Bruguière, quel parti que l'on prenne à cet égard, cela est assez indifférent pour le progrès de la science, pourvu que l'on parvienne d'une manière ou de l'autre à la connoissance de l'individu », détermination qui semble être la seule préoccupation de son étude (Ibid., p. 251-252).

 

Il ne faut donc pas faire dire à Bruguière ce qu'il n'a pas eu envie de dire. Du reste, le Lamarck qu'il fréquentait à l'époque avait sans doute les mêmes conceptions que lui quant à la fixité des espèces. Le traitement des « espèces analogues » n'avait illustré d'autre principe que l'uniformitarisme, comme on devait l'appeler plus tard. C'était déjà beaucoup, même si l'avenir devait s'appuyer sur cette base et sur cet acquis pour aller encore beaucoup plus loin ! Ce problème paléontologique et géologique posé à la fin du XVIIIe siècle par les espèces analogues était en fait de la plus haute importance, et il allait dominer la pensée du siècle suivant dans le débat entre Cuvier et Lamarck, et au-delà, au sujet du passé de la Terre et de la vie.

 

Bruguière, malgré sa courte carrière, et le volume peu important de son œuvre, jouit cependant d'une grande réputation auprès des naturalistes de son temps. Nous l'avons déjà vu, aux témoignages de Cuvier, de Lamarck et de Deshayes. Liée à celle de Lamarck, sa réputation dépassait même les frontières. Ainsi le géologue anglais George Perry exprimait son admiration pour « les observations ingénieuses et perspicaces de MM. Bruguière et Lamarck, auteurs d'une supériorité reconnue dans le sentier délicieux et instructif de l'Histoire Naturelle »[21].

 

Les spécialistes de Lamarck ont souligné combien le fondateur de la théorie de l'Evolution avait exprimé des idées proches de celles de Bruguière dans un certain nombre de domaines, au point qu'ils ont pu soutenir qu'il les lui avait empruntées. Les deux noms restent ainsi liés dans la mémoire des naturalistes et dans celle des historiens des sciences. Cependant on peut soutenir aussi que Bruguière mérite d'être étudié pour lui-même



1)     Extrait d’une notice biographique sur Bruguières (1799). Eloges historiques des membres de l’Académie des sciences, édit. 1861, t. 3, p. 357-372.

2)     G. A. Olivier. Voyage dans l’Empire Ottoman, l’Egypte et la Perse. t. 3, 1807, p. 560.

3)     Prodrome d'une nouvelle classification des coquilles. Mémoires de la Société d'Histoire naturelle de Paris, prairial an VII (mai-juin 1799), p. 64.

4)     Eloge historique d'Olivier (1816). Eloges historiques des membres de l'Académie des sciences, édit. 1861, t. 2, p. 78.

5)     Extrait d'une notice biographique sur Bruguières (1799). Eloges historiques des membres de l'Académie des sciences, édit. 1861, t. 3, p. 368.

6)     Lamarck, Prodrome d'une nouvelle classification des coquilles. Mémoires de la Société d'Histoire naturelle de Paris, prairial an VII (mai-juin 1799), p. 66.

7)     Extrait d'une notice biographique sur Bruguières (1799). Eloges historiques des membres de l'Académie des sciences, édit. 1861, t. 3, p. 371.

8)     G. A. Olivier. Voyage dans l'Empire ottoman, l'Egypte et la Perse. T. 1, an 9 (1801), p. 2.

9)     Extrait d'une notice biographique sur Bruguières (1799). Eloges historiques des membres de l'Académie des sciences, édit. 1861, t. 3, p. 371.

10)  Sur les mines de charbon des montagnes des Cévennes, et sur la double empreinte des fougères qu'on trouve dans leurs schistes. Journal d'Histoire naturelle, t. 1, 1792, p. 116-117, 120 et 122-123.

11)  The Spirit of System, Lamarck and Evolutionary Biology. 1977, p. 108.

12)  Hydrogeology (traduction de l'Hydrogéologie de Lamarck). 1964, p. 134, en note.

13)  Sur les mines de charbon des montagnes des Cévennes, et sur la double empreinte des fougères qu'on trouve dans leurs schistes. Journal d'Histoire naturelle, t. 1, 1792, p. 110 ; cf. aussi p. 119.

14)  Histoire naturelle des Vers. T. 1, 1789, Introduction, p. V.

15)  Histoire naturelle des Vers. T. 1,1789, p. 33 et p. 210.

16)  Ibid. Introduction, p. III.

17)  Article « Ammonées ». Dictionnaire classique d'Histoire naturelle, t. 1, 1822, p. 268.

18)  Passim, dans la réédition de l'Histoire naturelle des Animaux sans vertèbres de Lamarck (1835-1845).

19)  Histoire des Oracles (1687). Première dissertation, début chapitre IV, réédit. 1970, p. 149.

20)  article « Conchyliologie ». Histoire naturelle des Vers, t. 1, 1789, p. 509 ; souligné par nous.

21)  Conchology or Natural History of the Shells…, 1811, p. 2