Henri Poincaré : une contribution décisive à la Relativité

Christian Marchal

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Publié dans La Jaune et la Rouge, août-septembre 1999.

En avril 1994 La Jaune et la Rouge publia une étude de Jules Leveugle (X 1943) intitulée : "Poincaré et la Relativité" (réf. 7), étude dans laquelle furent présentés les documents qui soulignent la participation prépondérante de Henri Poincaré à la genèse de la Relativité.
Cette question a soulevé un grand intérêt et provoqué un abondant courrier, c'est pourquoi elle est abordée de nouveau avec ses récents développements et avec un point de vue plus large retraçant le lent cheminement de la pensée scientifique : la route n'était ni évidente ni facile.

Résumé

Les équations électromagnétiques de Maxwell et les vieilles notions newtoniennes de temps absolu et d'espace absolu étaient contradictoires avec l'impossibilité de la détection du mouvement absolu de la Terre.

Cette situation conduisit Henri Poincaré à considérer que le temps absolu, l'espace absolu et "l'éther" correspondant sont artificiels et n'existent pas réellement. Les modifications des systèmes de références ineriiels ne suivent pas les règles de Galilée mais celles de la transformation de Lorentz, lesquelles peuvent être déduites du principe de relativité de Poincaré de 1904.

Malheureusement la santé de Poincaré était mauvaise ; il devint cancéreux en 1909 et mourut en 1912. Il est heureux que son travail de pionnier ait été poursuivi par Einstein qui popularisa la Relativité.

Pour quelles raisons Poincaré est-il si ignoré et Einstein si célèbre ? Essentiellement à cause des divisions et des oppositions de la société française. Les physiciens refusaient d'admettre que Poincaré, ce prodigieux mathématicien, était aussi l'un d'entre eux... et sa parenté avec son cousin germain Raymond Poincaré, homme politique de premier plan, n'était pas faite pour calmer les esprits.

La théorie de la Relativité est le résultat d'une très longue maturation des connaissances et des idées de l'humanité confrontée aux propnétés de la matière, de l'énergie, de l'espace et du temps.

Commençons avec l'état de cette confrontation dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Les cinq principaux éléments sont alors les suivants.

1. La relativité galiléenne

Pendant des siècles on a cru que la force était proportionnelle à la vitesse : vous poussez sur un objet et il se déplace, vous cessez de pousser et il s'arrête. Il faut des observations difficiles et une réflexion poussée sur les frottements pour comprendre qu'en l'absence de force le mouvement reste rectiligne et uniforme (Galilée, Descartes) et que la force est proportionnelle à l'accélération (Newton).

Le motif réel de Galilée était la compréhension du mouvement orbital de la Terre : celle-ci ne perd pas son atmosphère et ses océans le long de son orbite ! Galilée avait besoin de ce que nous appelons aujourd'hui la relativité galiléenne : "Une expérience de mécanique donne les mêmes résultats dans un laboratoire fixe et dans un laboratoire en mouvement rectiligne et uniforme", soit en termes pratiques : vous pouvez boire votre café comme d'habitude aussi longtemps que votre avion vole d'un mouvement rectiligne et uniforme sans être secoué par le vent...

Pour ce principe et quelques autres réflexions philosophiques fondamentales, Galilée est considéré par les scientifiques comme l'un des pères fondateurs de la science moderne tandis que le public le connaît surtout a cause de son procès de 1633. Notez cependant l'ironie et la chance historique : c'est parce qu'il était condamné a la résidence surveillée dans sa maison de campagne à Arcetri près de Florence, qu'il a trouvé le temps nécessaire à la réflexion philosophique. Sinon il serait probablement resté le professeur très occupé et le polémiste ardent et parfois injuste qu'il avait été toute sa vie.

2. Le mouvement de la Terre

Copernic et Galilée n'avaient pas de preuves physiques du mouvement de la Terre et c'est pourquoi Copernic présentait son travail comme une hypothèse tandis que Galilée était plus affirmatif. Fort heureusement, au milieu du XIXe siècle, ce mouvement était fermement établi sur ses trois preuves classiques : l'aberration des étoiles (Bradley, 1727), la parallaxe des étoiles (Bessel, 1840) et le pendule de Foucault (1851).

3. Le temps absolu ou "newtonien"

Tempus absolutum verum et mathematicum...

" Le temps absolu, vrai et mathématique, par sa nature même indépendant de toutes les autres grandeurs, coule uniformément et sera désigné par le mot durée.

Le temps relatif, apparent et vulgaire, est la mesure, plus ou moins précise, subjective et toute extérieure, de la durée par les mouvements des astres, dont on se sert habituellement au lieu du vrai temps, comme l'heure, le jour, le mois, l'année. " (Newton, Philosophia Naturalis Principia Mathematica, 2e édition, Cambridge, 1713).

À l'époque de Newton, et même deux siècles plus tard, aucune horloge n'était capable de révéler les petites différences liées aux effets relativistes. Il était donc très naturel de supposer l'existence du "temps absolu", ce paramètre essentiel de tant de lois physiques, et la définition newtonienne apparaissait alors essentiellement comme un avertissement : "attention, la rotation de la Terre n'est peut-être pas tout à fait régulière ".

4. L'espace euclidien absolu et la notion de force

La loi de l'inertie : accélération = force/masse est valable seulement dans les référentiels "galiléens" ou "inertiels" qui ne tournent pas et dont les mouvements relatifs sont rectilignes et uniformes.

Dans la seconde moitié du xixe siècle les géométries non-euclidiennes de Lobatchevsky, Bolyai et Riemann étaient considérées comme des curiosités mathématiques sans grand intérêt et chacun considérait l'espace physique comme euclidien.

Le fantastique succès de la théorie newtonienne de l'attraction universelle confortait toutes ces notions. Cette théorie ne conduisait-elle pas à une description remarquablement précise des mouvements planétaires et n'avait-elle pas permis la découverte de Neptune (1846) après les longs calculs de Le Verrier et d'Adams ?

En 1850, toutes les lois de la mécanique étaient en accord avec la relativité galiléenne, elles étaient conservées par les transformations ordinaires de référentiels galiléens, par exemple par l'expression classique :

(1)
    x1 = x - V t : vitesse V constante du second référentiel par rapport au premier,
    y1 = y ; Zj = z ; t1 = t : temps absolu.

5. Les équations de l'électromagnétisme (Maxwell 1864)

Les équations de Maxwell représentent un progrès majeur de la connaissance de la matière, sans doute un progrès aussi important que celui de la loi de l'attraction universelle. Elles sont cependant la source des difficultés : elles ne sont pas conservées dans les transformations galiléennes des référentiels.

Considérons leur expression la plus simple dans le vide. Le vecteur champ électrique E et le vecteur induction magnétique B sont liés par les quatre équations suivantes :

(2)
    div E = 0 ; div B = 0 ;
    rot E = - δ B / δ t ; rot B = ( μ0 ε0 δ E / δ t
    avec : μ0 = perméabilité magnétique du vide = 4π.10-7 Henry par mètre.
    ε0 = permittivité du vide = 8,854 188 x 1O-12 Farad par mètre.

Les solutions les plus simples sont les ondes planes, par exemple celles se propageant dans la direction de Ox :

(3)
    u = x - ct ; avec c = (μ0 ε0)-1/2 = 299 792 458 m/s
    E = [0, cf(u) , cg(u)] ; B = [0, - g(u), f(u)]
    f (u) et g(u) sont des fonctions continûment dérivables arbitraires.

Donc, dans le système de référence Oxyzt approprié dans lequel les équations (2) de Maxwell sont valables, les ondes planes se déplacent avec la vitesse c, la vitesse des ondes électromagnétiques. Cette vitesse fut aussi reconnue comme la vitesse de la lumière après les expériences de Hertz sur les similitudes entre lumière et électromagnétisme.

Malheureusement la transformation galiléenne (1) ne conserve pas la vitesse c ; nous devons donc choisir entre les deux possibilités suivantes :

Le temps absolu newtonien semblait si évident que l'hypothèse (a) fut immédiatement adoptée. Le référentiel hypothétique Oxyzt prit une consistance concrète avec l'invention de "l'éther", milieu très léger et très subtil, censé jouer pour la lumière et l'électromagnétisme le rôle de l'air pour le son.

L'étape suivante était évidemment la recherche des propriétés de l'éther et la détermination du mouvement " absolu " de la Terre, c'est-à-dire de son mouvement par rapport à l'éther, par des expériences appropriées d'optique ou d'électromagnétisme.

L'expérience de Fizeau (mesure de la vitesse de la lumière dans un courant d'eau, 1851) et celle d'Airy (mesure de l'angle d'aberration dans un télescope plein d'eau, 1871) semblaient montrer un "entraînement partiel de l'éther" par les milieux transparents.

En utilisant toutes sortes d'idées et d'équipements, un grand nombre d'expérimentateurs (Trouton et Noble, Lodge, Kennedy et Thorndyke, etc.) essayèrent d'étudier les propriétés de l'éther et de déterminer le mouvement absolu de la Terre, mais sans succès.

Les expérimentateurs les plus célèbres sont Michelson et Morley. Leur expérience (1887) fut incapable de détecter une anisotropie de la vitesse de la lumière en dépit d'une précision dix fois surabondante.

Il est heureux que le mouvement de la Terre ait été fermement établi dans l'esprit des scientifiques de ce siècle. Deux siècles auparavant l'explication la plus simple aurait été : la Terre ne bouge pas...

Pendant que ces expériences étaient faites, les théoriciens obtenaient un certain nombre de résultats intéressants.

Lorentz et Fitzgerald notèrent qu'une contraction appropriée par le " vent d'éther " peut expliquer l'isotropie apparente de l'expérience de Michelson et Morley.

En 1887, Voigt obtint une transformation de coordonnées conservant les ondes planes et les ondes sphériques de Maxwell.

En 1895, Lorentz nota que le premier ordre de la transformation de Voigt conserve le premier ordre des équations de Maxwell.

Larmor donna le deuxième ordre un peu plus tard.

Dans son grand mémorandum de mai 1904 (réf. 1), Lorentz donna une extension de la transformation de Voigt préservant les équations de Maxwell dans le vide.

Les plus grands progrès sont dus au mathématicien, physicien et philosophe Henri Poincaré, qui était un ami de Lorentz. Ils échangèrent de nombreuses lettres scientifiques à partir de 1895 et améliorèrent pas à pas leurs analyses.

Les progrès successifs dus à Poincaré sont les suivants.

Pendant ce temps, Einstein prépare et publie son premier et plus célèbre travail sur la relativité : Zur Elektrodynamik der bewegten Kôrper (réf. 6). Ce travail fut présenté sans aucune référence et est pour cette raison considéré par certains auteurs comme une compilation des travaux précédents (réf. 7).
L'idée de base d'Einstein est l'invariance de la vitesse de la lumière (ce qui oblige les photons à avoir une masse nulle).
Einstein est conduit au principe de relativité. Il obtient tous les résultats décrits par Poincaré. Il mentionne même que les transformations de Lorentz et les transformations associées forment un groupe, mais ne fait aucun usage de cette propriété.

Einstein était-il au courant des travaux de Poincaré ? Ceci est une question difficile.

D'une part il écrit en 1955 dans une lettre à Carl Seelig :

Il n'y a pas de doute que, si nous regardons son développent rétrospectivement, la théorie de la relativité restreinte était prête à être découverte en 1905. Lorentz avait déjà observé que, pour l'analyse des équations de Maxwell, les transformations qui porteront plus tard son nom sont essentielles et Poincaré avait été encore plus loin.

En ce qui me concerne, je ne connaissais que les travaux importants de Lorentz de 1895 : La théorie électromagnétique de Maxwell et Versuch einer theorie der elektrischen und optischen Erscheinungen in bewegten Kôrpern mais je ne connaissais ni les travaux ultérieurs de Lorentz ni les investigations correspondantes de Poincaré.

Dans ce sens mon travail de 1905 était indépendant (réf. 8, page 11).

Mais d'autre part :

Néanmoins, même si le principe de relativité doit être appelé principe de Poincaré, et même si Einstein n'est pas le premier, nous lui devons non seulement la relativité générale de 1916 mais aussi une magnifique vulgarisation de la relativité restreinte. Ceci est très heureux car la santé de Poincaré était mauvaise et il ne survécut guère à son travail de géant, il fut frappé du cancer en 1909 et mourut en 1912 à l'âge de 58 ans.

La mauvaise santé de Poincaré et l'absence de référence dans le travail d'Einstein sur la relativité en 1905 ne sont évidemment pas les seules raisons pour lesquelles Poincaré est si ignoré et Einstein si célèbre.

Si un grand physicien comme Paul Langevin (qui discuta des derniers développements de la Physique avec Poincaré, son ancien professeur, durant les semaines de leur voyage au congrès de Saint-Louis en 1904), si Langevin avait défendu Poincaré l'évidence aurait été immédiatement reconnue.

Si Poincaré avait eu la possibilité de publier dans un grand journal de physique, comme les Annalen der Physik d'Einstein, il aurait eu une grande audience. Mais il ne trouva que le Rendiconti del Circolo Matematico di Palermo pour son travail majeur de juillet 1905... un petit journal de mathématiques qui n'était pas connu parmi les physiciens.

Il peut sembler incroyable que Poincaré ait eu tant de mal à publier dans un journal de physique, mais les physiciens de cette époque refusaient de considérer que ce prodigieux mathématicien était aussi l'un des leurs. Encore aujourd'hui, certains physiciens croient que le caractère physique des variables x' et t'de la transformation de Lorentz n'a pas été suffisamment souligné par l'auteur du principe de relativité! (réf. 20).

Il faut dire que Poincaré joue de malchance, son travail Sur la dynamique de l'électron n'est pratiquement pas connu avant les années trente et entre-temps la science et le vocabulaire scientifique ont fantastiquement changés. Tandis que, d'une traduction à l'autre, le texte d'Einstein est constamment réactualisé... En conséquence la comparaison des deux textes est apparemment édifiante. Le texte de Poincaré est difficile à lire et certains lecteurs en arrivent même à se demander si Poincaré à vraiment compris la relativité... Il faut attendre le tout récent travail d'un éminent physicien russe, l'académicien Anatoly Logunov, pour que Poincaré soit lui aussi traduit en langage scientifique moderne, en russe tout d'abord puis en anglais et bientôt en français (réf. 16). Alors tout change, nul ne peut plus soutenir que Poincaré ne savait pas ce qu'il faisait ou qu'il n'avait pas vraiment compris...

Par dessus tout cela une histoire typiquement française : la plupart des professeurs d'université du début du siècle étaient réticents à soutenir Henri Poincaré assimilé à son cousin Raymond, futur Président de la République... De quelques bords qu'ils soient la passion politique des Gaulois, et les excès qui en résultent, ont toujours étonné les étrangers.

Henri Poincaré n'était pas homme à se mettre en avant. Il avait attribué à Lorentz plus que sa part, ce qui fut loyalement refusé par celui-ci. Il avait appelé " fonctions fuchsiennes", fonctions du professeur Fuchs, des fonctions pour lesquelles il avait fait plus des deux tiers du travail...

En fin de compte l'amitié de Lorentz le sauva. En 1921, après le triomphe de l'éclipse de Soleil de 1919, le comité Nobel se réunit avec pour première pensée : " Nous devons donner le prix Nobel à Einstein pour la relativité ". Mais Lorentz, prix Nobel de physique 1902, proteste : "Ce n'est pas juste ! " et il publie la notice sur la vie de Poincaré qu'il avait écrite en 1914 (réf. 10, page 298)... "Je n'ai pas établi le principe de relativité comme rigoureusement et universellement vrai. Poincaré au contraire a obtenu une invariance parfaite des équations de l'électrodynamique et il a formulé le " postulat de relativité ", termes qu'il a été le premier à employer. "

Embarrassé, le comité Nobel décide de prendre le temps de réfléchir et, après quelques mois, donne finalement le prix Nobel à Einstein mais pas pour la relativité... pour l'effet photoélectrique !

Ainsi, en dépit de sa modestie et de sa timidité, Henri Poincaré doit être considéré non seulement comme un excellent philosophe de la science et l'un des plus grand mathématiciens ; il est aussi un physicien de tout premier plan (électromagnétisme et radio, optique, fluorescence, théorie cinétique des gaz, théorie des quanta, etc.), le père du principe de relativité et le fondateur de la relativité restreinte.

Il est étonnant que cette toute première expression du principe de relativité à son niveau véritable ne soit pas mentionnée en référence 12 par ailleurs très intéressante et bien documentée. Je ne l'ai pas trouvée non plus en référence 13 en dépit de sa présence en référence 14 et aussi dans la fameuse Encyklopödie der mathematischen Wissenschaten (réf.15).

Références

Les références 3,5 et 10 apparaissent aussi dans les Oeuvres de Henri Poincaré, respectivement tome 9, pages 489-493 ; tome 9, pages 494-550 et tome 11, pages 247-261 ; Gauthier-Villars éditeur, Paris, 1956.