Paul-Gabriel HAUTEFEUILLE (1836-1902)


Publié dans la Notice historique sur le troisième fauteuil de la section de minéralogie lue dans la séance publique annuelle du 17 décembre 1928 par Alfred LACROIX, Secrétaire perpétuel.

Paul-Gabriel HAUTEFEUILLE qui succéda à Mallard (14 janvier 1896) naquit à Etampes, le 2 décembre 1836. Son histoire tient en peu de mots. Sorti de l'Ecole Centrale dans les tout premiers rangs, il restait cependant indécis sur sa carrière, aussi entreprit-il des études médicales et il les mena à bien.

Mais J.-B. Dumas, l'un des fondateurs et le Président du Conseil de perfectionnement de l'Ecole Centrale, pressentant ses aptitudes, le présenta à Henri Sainte-Claire Deville et celui-ci lui ouvrit les portes de son laboratoire de l'Ecole Normale. Dans ce cénacle, illuminé par la science et l'enthousiasme d'un maître incomparable, il trouva toute une pléiade de jeunes travailleurs dont il devint plus tard le confrère à l'Académie, Debray, Fouqué, Troost et plusieurs autres, Damour, Gernez, puis Grandeau, Lechartier. Sa ferveur pour le travail, son esprit scrupuleux et pénétrant, une exceptionnelle habileté d'expérimentateur faisaient de lui une recrue de choix. Il était rendu sympathique par sa courtoisie, sa parfaite égalité d'humeur et sa grande modestie.

Ses premiers travaux furent remarqués et, lors de la création de l'École des Hautes Études, Henri Deville le choisit comme sous-directeur.

En 1876, Hautefeuille remplace Charles Friedel dans les fonctions de maître de conférences à l'Ecole Normale, puis, en 1885, dans sa chaire de la Sorbonne. Pendant 29 ans, il a donc enseigné la minéralogie. Il le fit avec une parfaite conscience, mais par devoir, bien plus que par vocation; toutes ses sympathies restaient à la chimie.

Au cours de ma première année d'étudiant, j'ai eu la bonne fortune d'être introduit auprès de lui; il voulut bien m'accueillir avec bonté et, plus tard, me témoigner de l'amitié. Il m'interrogea sur mes projets d'avenir, me conseilla de ne point m'entêter dans l'étude des minéraux et d'entrer dans un laboratoire de chimie, la minéralogie ne pouvant me conduire à grand'chose. Il ne se doutait pas, et moi bien moins encore, que tout en ne suivant pas son conseil, j'aurais un jour l'honneur d'occuper son fauteuil à l'Académie, puis l'émotion de prononcer son éloge de cette place, ayant à mon côté son épée que, suivant son désir, la chère compagne de sa vie voulut bien m'offrir le soir de mon élection.

L'oeuvre principale de Hautefeuille a été consacrée à des synthèses minéralogiques inspirées et animées par la conception de Henri Sainte-Claire Deville sur les agents minéralisateurs, depuis lors, appelés catalyseurs, simple changement de nom qui n'a pas touché à la conception que l'on peut se faire de leur action. Pour la bien comprendre, donnons tout d'abord la parole au grand chimiste :

Parmi les matières gazeuses que nous rencontrons dans la nature, il en est quelques-unes qui, sans se fixer sur aucune des substances qu'elles touchent, les transforment ou les transportent en les transformant en matières minérales absolument semblables à celles que l'on rencontre dans la nature. C'est le rôle que j'ai fait jouer à l'hydrogène dans la formation du zinc oxydé, de la blende, au fluorure de silicium pour la formation du zircon. C'est le rôle qui convient aussi à l'acide carbonique dans la formation des calcaires par dissolution et dans la reproduction des carbonates métalliques dus à M. de Senarmont. Ce sont ces substances que je proposerai d'appeler agents minéralisateurs. Je les caractérise par cette perpétuité de leur action, qui se continue indéfiniment jusqu'à ce qu'elle soit fixée par des matières autres que celles sur lesquelles elles sont appelées à réagir pour ninsi dire par leur seule présence. Ces substances, quand elles existent dans la nature, ce qui permet de les faire entrer dans les hypothèses de la Géologie, sont toutes compatibles avec l'eau qu'on rencontre, en effet, partout, et l'eau n'annule et n'amoindrit jamais leur action spéciale.

Hautefeuille s'est proposé de mettre en évidence l'action minéralisatrice des acides chlorhydrique et fluorhydrique pour la reproduction de l'anhydride titanique. Celui-ci présente un cas de trimorphisme qui frappait alors d'autant plus l'attention que la généralité du polymorphisme n'était pas encore démontrée; des trois formes de ce corps, une seule, le rutile, avait été reproduite par Henri Deville.

L'anhydride titanique amorphe, placé dans un tube de porcelaine chauffé à une haute température est soumis à l'action d'un courant d'acide chlorhydrique; il est transporté dans les parties moins chaudes du tube et s'y dépose sous forme cristallisée. Ce n'est là qu'une volatilisation apparente : le gaz chlorhydrique et l'anhydride titanique, en effet, réagissent à haute température pour donner du tétra-chlorure de titane et de la vapeur d'eau qui, à l'extrémité du tube, et à une température différente, par une réaction inverse, régénèrent chlorhydrique et l'anhydride titanique, mais cette fois à l'état cristallisé; c'est le rutile.

La cristallisation de l'alumine (corindon) a été aussi obtenue par Hautefeuille à l'aide du même procédé.

Une seconde méthode employée par lui consiste à faire réagir directement la vapeur d'eau sur le chlorure ou le fluorure de titane. Le rutile se produit, dans tous les cas, à la plus haute température (1000° C), c'est du reste la forme la plus stable dans la nature. Les deux autres cristallisent sous l'influence du fluor, la brookite, vers 900°, l'anatase entre 800° et 600°, suivant les conditions de l'expérience.

Le sphène a été obtenu en fondant un mélange de silice et d'anhydride titanique dans le chlorure de calcium; la décomposition par la vapeur d'eau de ce sphène maintenu dans le bain chloruré a fourni la perowskite, reproduite encore par fusion de l'anhydride titanique seul avec le chlorure de calcium. La substitution du chlorure de magnésium à celui-ci donne un métatitanate de magnésium rencontré, depuis lors, dans des conditions naturelles et qui a été dénommé geikielite. Enfin des orthotitanates ont été produits qui ne sont pas connus à l'état de minéraux.

Tous ces travaux ont constitué la thèse de doctorat es sciences de Hautefeuille.

Il a inauguré plus tard une longue et très féconde série de synthèses par fusion sèche; elles ont toutes comme caractère commun d'étendre la notion de minéralisateurs à des flux, dissolvants apparents, jouant un rôle analogue à celui des corps volatils définis plus haut; ce sont des sels de sodium, de potassium, de lithium, susceptibles de constituer, avec les éléments du minéral à reproduire, des combinaisons hors d'équilibre très solubles, se détruisant dans des conditions déterminées de température en donnant, à l'état cristallisé, l'espèce cherchée qui, étant stable, possède nécessairement une solubilité moindre.

A l'aide des tungstates, ont été reproduits le quartz et la tridymite, les feldspaths alcalins (orthose et albite); avec les vanadates et particulièrement avec celui de lithium, la phénacite, la pétalite, puis la leucite et la néphéline; avec les phosphates, l'association de l'orthose et du quartz; avec le bimolybdate de lithium, le zircon et le béryl; avec les sulfures alcalins, la cymophane.

Enfin, en collaboration avec Péan de Saint-Gilles, la synthèse de minéraux fluorés, à rapprocher des micas, a été réalisée par fusion.

En bon chimiste qu'il était, Hautefeuille ne s'est pas contenté de reproduire des minéraux naturels, il a voulu aussi compléter les séries dont ils font partie, en substituant à certains de leurs éléments des corps isomorphes, fabriquant, par exemple, une leucite et une néphéline lithiques, une leucite et une orthose jaune dont l'alumine est remplacée par l'oxyde ferrique; depuis qu'il a ainsi produit ce feldspath si spécial, j'ai découvert à Madagascar une orthose jaune d'or en renfermant quelques unités pour 100. Il a fait cristalliser aussi des silicoglucinates alcalins et d'autres corps n'existant pas dans les conditions naturelles et montré que, dans les silicates, la glucine peut jouer un double rôle, celui de sesquioxyde ou celui de protoxyde.

Les synthèses de Hautefeuille, effectuées avec une inlassable patience, au cours d'expériences ayant souvent duré de long mois, sont exceptionnelles en ce que les minéraux obtenus à l'état de grande pureté ont des formes cristallines mesurables, grâce à la netteté et aux dimensions relativement grandes de leurs cristaux. Ces synthèses ont une importance chimique, mais dans les expériences de ce genre un autre point de vue doit être considéré, celui de l'imitation aussi rapprochée que possible des procédés employés par la Nature, or tel n'est pas le cas pour les synthèses de Hautefeuille. Et cependant ses résultats sont de prix, même à ce point de vue, car ils indiquent nettement le genre des réactions qui ont été réalisées dans les conditions naturelles. A peu d'exceptions près, tous les minéraux reproduits par lui sont ceux pour quoi avaient échoué les nombreuses tentatives de synthèse par fusion purement ignée de leurs éléments; parmi eux, je citerai, le quartz et les feldspaths alcalins dont le rôle est si primordial dans la constitution de tant de roches éruptives et notamment des granites, et encore la pétalite, le béryl, le zircon, la cymophane, la phénacite, les micas, minéraux des pegmatites. Il est capital d'avoir pu démontrer expérimentalement que toutes ces espèces peuvent être obtenues facilement dans le laboratoire, grâce à l'intervention de minéralisateurs. C'est là une confirmation des vues de l'Ecole française de lithologie qui, depuis Elie de Beaumont, en se basant sur des considérations minéralogiques et géologiques, attache une si grande importance au rôle géogénique de ces agents.

Dans l'oeuvre de Hautefeuille, il faut encore noter des précisions concernant l'influence de la température sur la production de l'une ou l'autre des formes des corps polymorphes. A cet égard, le cas de l'anhydride titanique est déjà frappant, mais plus important encore est celui des diverses formes de la silice anhydre. Le premier, notre confrère a montré que la tridymite en est la forme de haute température et qu'au-dessous de 700° C., la silice cristallise à l'état de quartz, alors que la tridymite déjà cristallisée se transforme en quartz.

Depuis lors, un nombre considérable de travaux ont été effectués dans cette direction. On sait aujourd'hui que la silice présente non pas deux, mais trois formes, la cristobalite s'étant ajoutée aux précédentes, et chacune d'entre elles, à son tour, suivant la température, possède deux formes distinctes, réversibles. Je ne saurais manquer de rappeler combien les études de notre confrère, M. Henry Le Chatelier, sont précieuses à cet égard. Cette question de minéralogie si fine est sortie des laboratoires purement scientifiques pour servir de base à une industrie prospère, celle des briques de silice, dont la fabrication est suivie au microscope par l'emploi de la lumière polarisée, exemple frappant de l'importance que peut prendre tout à coup une recherche paraissant au premier abord destinée à rester dans le domaine exclusivement spéculatif.

J'ai dit que les synthèses de Hautefeuille sont remarquables par la beauté des cristaux qu'elles ont fait naître. A ce sujet une mention est due aux longues recherches, effectuées avec son dévoué collaborateur Ferrey, pour la reproduction de l'émeraude. Cette variété chromifère de béryl est sortie, en tout semblable aux plus belles émeraudes naturelles, avec leur somptueuse parure verte, des fourneaux qui, durant plusieurs années, ont fonctionné sans arrêt dans le laboratoire de minéralogie de la Sorbonne. Malheureusement, au point de vue pratique et malgré l'habileté des opérateurs, il n'a pas été possible d'obtenir des cristaux assez gros pour pouvoir être utilisés comme gemmes.

De même que la précédente, la partie de l'oeuvre de Hautefeuille ne touchant pas à la minéralogie a été entièrement consacrée à la chimie minérale. Elle a été effectuée en collaboration avec plusieurs savants.

Notre confrère a travaillé pendant plus de dix ans d'une façon intime avec Troost; leurs travaux, remarquables par leur précision, ont été tout d'abord consacrés à l'étude des transformations polymériques de nombreux corps : cyanogène; acide cyauurique ; cyamélide et acide cyanique; phosphore incolore et phosphore rouge. Ils ont démontré l'analogie des lois régissant ces transformations et de celles de la dissociation.

Ils ont aussi découvert une série de nouveaux composés chlorés et fluorés du silicium et, en cours de route, ont mis en évidence un procédé pour obtenir la cristallisation de cet élément par volatilisation apparente.

Des études applicables à la métallurgie leur ont permis de déterminer la solubilité de l'hydrogène et de l'oxyde de carbone dans le fer, l'acier, les fontes grises et blanches, manganésées, phosphorées et sulfurées. Notons, en passant, le développement de la découverte faite par Caron de la cause du rôle important joué par le manganèse dans la métallurgie du fer; elle réside dans la propriété qu'il possède de décomposer les carbures et les siliciures de ce métal, et à la facile scorification des composés du manganèse qui s'oxydent en dégageant plus de chaleur que ceux contenant une quantité équivalente de fer.

Il faut citer encore de patientes recherches sur l'ozone, poursuivies avec J. Chappuis, et par lesquelles ont été établies les lois de la transformation de l'oxygène en ozone, - trouvé de nouvelles propriétés de celui-ci qui a été liquéfié, - découvert et défini l'anhydride perazotique.

Avec G. Margottet, Hautefeuille s'est particulièrement occupé des phosphates et c'est ainsi qu'a été découvert ce curieux corps qu'est le phosphate de silice.

La collaboration avec Perrey a fait observer, pour la première fois, le rochage de l'argent et de l'or fondus dans la vapeur de phosphore, rochage offrant une grande analogie avec celui de l'argent dans l'oxygène. Grâce à ces savants, a été démontrée encore l'hétérogénéité de la neige phosphorique, connue depuis si longtemps, et qui résulte de la combustion du phosphore dans l'air et dans l'oxygène. Ils ont découvert enfin deux polymères de l'anhydride phosphorique.

Notons en terminant une série d'expérimentations physicochimiques, entreprises par Hautefeuille, avec son maître Henri Sainte-Claire-Deville, sur les propriétés explosives du chlorure d'azote et, avec Cailletet, sur la liquéfaction des mélanges gazeux, sur les changements d'état des gaz au voisinage du point critique de température, enfin sur la mesure des densités de l'oxygène, de l'azote et de l'hydrogène maintenus, sous une pression de 300 atmosphères, en contact avec un liquide, l'anhydride carbonique, sans action chimique sur eux.

Hautefeuille a fait enfin une observation fort importante au cours de recherches sur la dissociation de l'acide iodhydrique; il a constaté que si la mousse de platine active la réaction, elle n'en change pas la limite finale, conclusion qui doit être étendue à tous les catalyseurs.

A la fin de sa vie, par réminiscence de ses études médicales, sans doute, Paul Hautefeuille s'était intéressé à la microbiologie. Il s'est éteint le 8 décembre 1902, laissant non seulement le souvenir d'un savant distingué, mais encore celui d'un homme de coeur, plein d'aménité.

Les Confrères dont je viens de retracer l'existence furent des hommes considérables. Ils ont occupé dans l'Université, ou dans l'Administration, des postes élevés, conquis régulièrement suivant les rites stricts d'une hiérarchie impitoyablement ordonnée. Leur oeuvre résume leur histoire - elle fut d'ordinaire sans histoires. Leur vie toute droite, fut généralement austère. Ce qui leur manqua à tous, ce fut la fantaisie.

La fantaisie! Elle régna en souveraine maîtresse et dans la vie et dans la carrière de leur successeur, Munier qui se fit appeler Munier-Chalmas, en adjoignant à son nom patronymique celui de sa mère.