Joseph Marie Élisabeth DUROCHER (1817-1860)

Photo ENSMP

Ancien élève de l'Ecole polytechnique (promotion 1835) et de l'Ecole des mines de Paris. Corps des mines.

Il commence sa carrière d'ingénieur des mines en qualité d'Attaché à la commission scientifique du Nord. À bord de "La recherche", il visite les territoires proches du pôle nord (Laponie, Finlande, Russie, ...). Ingénieur de 2e classe (1840) dans les mines de Vicdessos (Ariège), il obtient un doctorat ès sciences, avec une thèse sur les roches et minéraux des Îles Feroë (1841). Professeur adjoint de géologie à la Faculté de Rennes, il publie "Phénomène diluvien dans le nord de l'Europe" (1842) et "Voyages de la commission scientifique du Nord de la Scandinavie" (1843). Ses théories sur l'érosion intense qu'il y a constatée sont mises en doute. Il part en Scandinavie (1845-46) et révise sa position : "Étude sur les glaciers du nord et du centre de l'Europe" (1847). Il poursuit d'importantes recherches sur la genèse des minéraux et des roches. Il est l'un des premiers à comprendre l'opportunité de mener de front l'étude géologique et l'examen agronomique du sol. Il organise des recherches sur les rapports entre la nature minérale des terrains et leur production végétale.


Biographie de Joseph DUROCHER
par Albert de Lapparent

Publiée dans le LIVRE DU CENTENAIRE (Ecole Polytechnique), 1897, Gauthier-Villars et fils, TOME I

Le temps seul a manqué à Durocher pour que son nom devînt un des plus grands de la Géologie. Si la mort a prématurément tranché une carrière si pleine encore de promesses, l'ensemble de ses travaux demeure assez remarquable pour qu'il ne soit pas permis d'oublier un homme qui avait fait preuve de facultés aussi peu ordinaires.

Né à Rennes en 1817, Joseph DUROCHER fit d'excellentes études au collège de cette ville. Après sa rhétorique, il eût voulu entrer en mathématiques spéciales. On exigea qu'il fît sa philosophie, l'autorisant seulement à suivre par surcroît, grâce à une combinaison d'heures favorable, les cours de la classe où l'entraînait son goût.

De grands succès littéraires, remportés à la fin de l'année, prouvèrent que sa préférence pour les sciences n'avait porté chez lui aucun préjudice à l'accomplissement du devoir imposé (détail signalé par J. Bertrand). Mais quelle allait être l'issue d'un examen d'admission à l'Ecole Polytechnique, audacieusement tenté à la suite d'études aussi hâtives? La clairvoyance d'un examinateur, qui n'avait pas à compter avec les entraves d'un programme inflexible, sut deviner la supériorité du candidat à travers les lacunes de la préparation. Durocher fut admis le quatrième en 1835; et deux ans après, sorti dans les premiers, il commençait sa carrière d'ingénieur des Mines.

En 1839, il obtint d'être attaché à la Commission scientifique du Nord. Il visita ainsi les îles Feroë, le Spitzberg, la Laponie, la Finlande, et revint en France en 1840, après un long circuit à travers l'intérieur de la Russie, la Pologne, le nord de l'Allemagne et le Danemark (Malaguti, éloge de Durocher, lu à la rentrée des Facultés de Rennes, en 1861). Deux mois après son retour, il présentait à l'Académie des Sciences un important mémoire Sur le Phénomène diluvien dans le nord de l'Europe. Ce travail fit, en 1842, l'objet d'un rapport très favorable, rédigé par Elie de Beaumont.

Envoyé un moment en résidence dans l'Ariège, puis appelé à Rennes et nommé professeur adjoint à la Faculté des Sciences à la fin de 1841, Durocher commençait en 1844, ayec la collaboration de Malaguti, une longue série de recherches sur la répartition de l'argent dans les substances naturelles. Bien avant qu'elles fussent achevées, il obtenait en 1845 l'autorisation d'entreprendre un second voyage, consacré, cette fois, aux parties méridionales et centrales de la Scandinavie. Cette expédition modifia l'idée qu'il s'était antérieurement formée du phénomène erratique. Il y avait d'abord reconnu deux choses distinctes : un terrain de transport largement étalé, dont il attribuait la dissémination aux glaces flottantes ; et un système, plus ancien, de sillons et de stries, où il voyait le résultat de l'érosion des contrées septentrionales par de violents courants d'eau issus des régions polaires. Plus tard, la complexité des directions observées dans les rayures l'empêcha de maintenir cette dernière explication, et il dut se borner à constater combien il était difficile, dans l'état actuel de la science, de démêler la nature de ce qu'il appelait l'agent sulcateur. Aujourd'hui, les géologues sont d'accord pour rapporter les stries, aussi bien que le dépôt erratique, à l'action d'immenses lobes glaciaires. Bien que Durocher, suivant du reste en cela l'exemple de la plupart de ses contemporains, se soit toujours montré plutôt hostile que favorable à cette hypothèse, le mérite de ses nombreuses observations n'en demeure pas moins considérable, et l'Etude sur les Glaciers du nord et du centre de l'Europe, publiée en 1847 (Annales des Mines, 4eme série, t.XII), peut passer pour un travail magistral.

L'importance de ces publications est néanmoins dépassée par celle des recherches que Durocher a consacrées à la genèse des minéraux et des roches. En 1852, il put mettre sous les yeux de l'Académie un grand nombre de minéraux artificiels, qu'il avait obtenus en partant de cette considération, développée par lui en 1849, que la formation des minerais réclame le concours de deux sortes d'émanations, l'une motrice, contenant des métaux, l'autre fixatrice, renfermant un radical qui fixe le métal. Cinq ans après, il publia un grand travail sur la composition et la genèse des roches ignées (Annales des Mines, 5eme série, t.XI). Ce sujet l'occupait d'ailleurs depuis 1847, époque où il avait fait voir que le granité dérivait d'un magma originel semblable à celui qui avait fourni les pétrosilex. Il en déduisait l'existence, dans chaque groupe de roches massives, des trois types : granitoïde, porphyrique et compact ; chacun pouvant se produire selon les circonstances de la consolidation. Enfin, remarquant la fréquence des passages graduels entre deux roches de nature très différente, il concluait à des variations dans la composition élémentaire des diverses parties des magmas sous-jacents à l'écorce.

La question du granite mit plus d'une fois Durocher aux prises avec Scheerer, le célèbre professeur de Freiberg (Bulletin de la Société géologique de France, 2e série, t. IV, VI, VII). Si les progrès de la science, en éclairant peu à peu ce problème demeuré si difficile, ont, sur certains points de détail, donné raison au savant français, il faut reconnaître que la thèse adverse, celle qui attribue à l'eau sous forte pression un grand rôle dans la formation de la roche, a fini par conquérir une adhésion à peu près unanime. Même on peut s'étonner que le professeur de Rennes ait fait sienne la théorie de l'origine purement pyrogène du granite ; car il a eu justement le mérite d'amoindrir le rôle du feu dans la production du métamorphisme. Jusqu'à lui, ce phénomène avait été communément attribué à une incandescence ou à une demi-fusion des terrains stratifiés au contact des roches ignées. Or Durocher a fait voir en 1846 que, dans une foule de cas, les modifications avaient dû se produire à des températures médiocrement élevées, et qu'elles attestaient un lent travail moléculaire, où la chaleur n'avait agi que comme cause préparatoire, facilitant le jeu des affinités chimiques.

Tant de travaux, si savants et parfois si originaux, valurent à Durocher, en 1857, une nomination de correspondant de l'Académie des Sciences. Depuis 1854, il était professeur titulaire à Rennes. En 1858, il reçut le grade d'ingénieur en chef, et, l'année suivante, il remplit au Nicaragua une mission où il trouva l'occasion, non seulement de préserver les capitaux européens du péril de s'engager dans une entreprise jugée ruineuse, mais encore de donner à l'Académie une série d'intéressantes communications relatives à l'Amérique.

Durocher est un des premiers qui aient compris l'opportunité de mener de front l'étude géologique et l'examen agronomique du sol. On lui doit des recherches approfondies sur les rapports qui unissent la nature minérale des terrains et leur production végétale, ainsi qu'une application de ces résultats à la classification des terres de la Bretagne ; c'est lui aussi qui a découvert presque tous les gisements de sablon calcaire d'Ille-et-Vilaine. A ces travaux s'ajoutent de nombreuses observations, entreprises en commun avec Malaguti, sur les températures de la terre végétale et les propriétés thermiques des sols. Le tout devait se résumer dans une Carte agronomique qui eût été un véritable modèle. Mais la mort, qui surprit Durocher le 2 décembre 1860, ne lui permit pas d'achever son oeuvre, interrompant du même coup, au grand détriment de la Science géologique, les études où le savant ingénieur avait déjà déployé tant de pénétration et de sagacité.

A. DE LAPPARENT.


Au sujet des travaux de Durocher, voir aussi : Discussion sur le métamorphisme et le magmatisme autour de 1850, par Gabriel GOHAU (1993), Travaux du COFRHIGEO.