Il avait reçu tous les dons.
Il avait l'intelligence : une intelligence fine, aiguë, pénétrante. Ce qu'il a réalisé de grand pendant sa longue et belle carrière, au service des houillères, des potasses, des mines métalliques, est immense, tant il dominait tous les problèmes avec une aisance souveraine, et un esprit critique d'une extraordinaire lucidité.
Ses facultés d'analyse étaient prodigieuses. Il les tenait, sans doute d'une culture mathématique profonde, aussi d'un goût naturel pour la philosophie qui l'avait rendu passionné de logique. Aussi était-il, par excellence, l'Arbitre vers qui l'on se tournait, tout naturellement, quand il fallait trouver une issue à des situations apparemment inextricables. Il en étudiait les contours, en dégageait les difficultés majeures. Il les pesait, les discutait. Et la solution se révélait, apparemment naturelle, quasi évidente, équitable toujours et s'imposant à tous. L'arbitrage magistral qu'il a rendu entre les deux guerres, pour harmoniser l'industrie française de l'azote à un moment particulièrement critique où son élan risquait de se briser, est demeuré célèbre. Il a permis à cette industrie de repartir, sur des voies saines, vers de brillantes destinées.
Il était dans la discussion un adversaire puissant, redoutable par un calme inébranlable. Il écoutait son interlocuteur les yeux mi-clos, quasi immobile. Le moment venu pour lui de se manifester, son regard s'allumait d'un éclair malicieux. Ses lèvres se plissaient d'un fin sourire teinté d'une ironie légère. En quelques mots, paisiblement, il exposait sa thèse, si lumineuse que la chose était jugée sans appel.
Sa puissance de travail était prodigieuse. Il voulait tout savoir, tout comprendre. Sa culture scientifique était immense. Il était fin lettré, et artiste dans l'âme.
Insoucieux des honneurs, désintéressé à l'extrême, il avait de la vie une conception sereine qui l'isolait du commun.
Mais sa bienveillance était sans limites. Pour ceux qu'il avait distingués par une affinité morale dont il avait une perception sûre, il était le plus avisé des conseillers, le meilleur et le plus fidèle des amis.
Il a été un grand ingénieur, et un grand Français.
Etienne PERILHOU.
Louis Crussard (2ème rang à gauche), au milieu d'un groupe de ses élèves de 2ème année à l'Ecole des mines de Saint-Etienne, en 1913. On reconnaît à côté de lui l'élève qui était le chef d'orchestre de l'Ecole, orchestre auquel Louis Crussard et son beau-père participaient occasionnellement (voir ci-dessous le témoignage de Guillermin)
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| LOUIS CRUSSARD, ProfesseurCeux qui ont été enseignés par Louis Crussard ne sont pas près de l'oublier. Il enseignait comme il vivait : avec le même dépouillement des attitudes et des phrases. Mais ce dépouillement n'était jamais sécheresse; il exprimait seulement la limpidité, la profondeur, la fraîcheur et la force de la pensée. Rien de ce que disait Louis Crussard à ses élèves n'était indifférent; rien de ce qu'il disait ne restait dans l'ombre. Son enseignement était si admirablement simple et clair qu'on était surpris soi-même de l'effort de reconstruction qu'il fallait faire ensuite pour en retrouver dans sa mémoire l'architecture sans faille. Il écrivait d'ailleurs comme il disait, le seul mot juste et tous les mots justes venant toujours se placer comme d'évidence à la seule place qui pût leur être affectée. Tant de facilité pour dire et pour écrire la complexité nous apparaissait alors comme tenant du prodige. Nous en étions très impressionnés, et cet homme si simple, si bon, si affable, nous l'entourions d'un respect qui aurait pu nous retenir à une certaine distance de lui. Il touchait à une transcendance intellectuelle qui nous tenait un peu hors de son domaine, mais il en avait une telle maîtrise, qu'en sa présence nous avions l'illusion d'être de plain-pied. Ce qui nous troublait beaucoup c'est que nous savions qu'il excellait en tout : il enseignait l'exploitation des mines, mais il faisait des incursions fulgurantes dans la science pure, dans la technologie, dans la philosophie, dans la linguistique, dans la musique instrumentale et dans les sports de montagne ! Pourtant - et contradictoirement - nous le sentions très près de nous. Nous savions que cette vocation d'enseigner c'était, à coup sûr, celle qui, chez lui, l'emportait sur toutes les autres. Il était né, il était fait pour enseigner, pour transmettre. Car il avait non seulement une maîtrise extraordinaire de ses connaissances et le véritable don verbal, mais aussi cette chaleur toute simple et communicative, cette sorte d'amitié informulée qui met celui qui dit en relation sensible avec celui qui écoute : chez ce savant tout était enrobé de goût pour les autres. Et ceux de ses anciens élèves qui ont eu la chance irremplaçable de le rencontrer souvent plus tard ont toujours été frappés de ce sourire affectueux, de cet allant avec lesquels, à chaque nouvelle fois, il les retrouvait; ils se sentaient entrés dans le domaine chaleureux de ses amitiés. Et comme ce domaine était vide de toute manifestation verbale, de toute sensiblerie, on s'y trouvait en confiance, rassuré, conquis. J'ai personnellement beaucoup éprouvé cela quand j'allais le voir à ce sixième de la place du Panthéon d'où il dominait et touchait presque les murs de Saint-Etienne-du-Mont. « J'ai un peu trop d'histoire autour de moi - disait-il - c'est quelquefois lourd ». Il n'y avait pas le moindre effort dans la patience souriante avec laquelle il m'écoutait et l'oeil vif était tout pur pour me dire, sans qu'un mot inutile fut ajouté, l'intérêt qu'il me portait. Lui qui possédait tant et dont on eut pensé qu'il n'était fait que pour donner, il était toujours prêt à recevoir. Il écoutait avec intérêt, avec passion parfois, il s'effaçait le plus naturellement du monde pour écouter. Il avait cette humilité toute simple qui lui faisait me dire : « Je voudrais consacrer les dernières années de ma vie à réfléchir, à méditer », et il me faisait clairement comprendre que cette méditation n'était autre chose qu'une nouvelle et plus profonde écoute. On sortait ainsi de chez lui plus intelligent, ayant appris, mais aussi avec le coeur plus plein. Oserais-je dire qu'une certaine éternité de l'intelligence et du coeur m'est apparue une ou deux fois, presque palpable à son contact ? Les anciens élèves de l'Ecole des Mines de Nancy savent que c'est à lui, à son génie intuitif qu'ils doivent leur Ecole et donc, un peu, ce qu'ils sont professionnellement devenus. Mais ils savent aussi qu'ils lui doivent infiniment plus; quelque chose qui ne se mesure aujourd'hui ni par une fonction, ni par un titre et qui est logé quelque part dans l'inconscient, là où se situe la vraie personnalité... Marcel DEMONQUE. |
SOUVENIRS SUR LOUIS CRUSSARDJ'étais, moi, dans les échanges d'idées où ils se plaisaient, un béotien débordé la plupart du temps, et, bien entendu, ne me mêlais pas à la conversation, y assistant dans une dignité muette. A cette époque, M. Friedel ne résidait pas au château de Chantegrillet, mais dans un quartier assez excentrique, au bout du cours Fauriel, tout près du rond-point, à peu près en face du terrain où devait, plus tard, se bâtir la nouvelle Ecole. Le soir, assez tard après le dîner, nous partions, Crussard et moi, regagner nos pénates en ville. Nous occupions cet assez long trajet à échanger nos impressions sur ceci et cela, les événements du jour en particulier; mais, très vite, notre conversation empruntait le premier chemin de traverse qui se présentait, pour dériver sur les idées générales. Le colloque était bien souvent un monologue, où Crussard explicitait, développait, et se démontrait à lui-même, en quelque sorte, ce qu'il avançait. Et quand nous nous séparions, après quelques oscillations d'un domicile à l'autre à la poursuite de nos dires, j'étais toujours enrichi d'une idée ou d'une vue nouvelle. Et, toujours, j'étais émerveillé de son érudition, et du vaste domaine auquel il s'intéressait. Avec un peu de vertige aussi et comme effrayé de la précision et de la rapidité de fonctionnement de son cerveau, qui lui permettait, sur des principes posés, d'en saisir de suite, sans intermédiaire, les conséquences lointaines, que je ne rejoignais qu'à la suite d'une série de déductions en cascades. C'est là, aussi, que j'ai saisi, compris et admiré le mécanisme délicat de sa « maïeutique » bien particulière, lorsqu'il voulait démontrer à son interlocuteur l'exactitude d'une affirmation que la sûreté de son bon sens lui révélait évidente. Il ne démontrait pas, ne débattait pas : par une série de questions, il amenait son contradicteur à prononcer lui-même son acquiescement, qui mettait un terme à la controverse. Cette faculté qu'il avait, de prévoir à l'avance tout le chemin par lequel il avait à guider le contradicteur pour l'amener au point voulu, était une de ses forces, et qui l'a aidé puissamment au cours de sa carrière. La révélation de l'étendue de ses connaissances, entrevue par moi au cours de nos errances nocturnes, et du champ très vaste que son intérêt embrassait s'est encore affirmée plus tard, au hasard des conversations, ou en constatant le plaisir qu'il prenait à relire - et avec quelle aisance - quelques auteurs grecs, reliquats de mes lointaines humanités, qui traînaient encore dans ma bibliothèque. Les études philosophiques avaient pour lui un grand attrait; il racontait avec humour qu'il leur devait la réussite de tractations difficiles au cours de la première guerre, ayant trouvé dans sa connaissance de Platon le chemin de la confiance de puissants du jour, de qui dépendait une décision absolument vitale, et qui hésitaient, pleins de défiance envers un ingénieur éminent (et peut-être jalousé), mais dont la méfiance avait fondu devant la révélation d'une même estime pour le philosophe grec. Il ne dédaignait pas pour autant la pure littérature. Très curieux de métrique grecque et latine, il avait, sur ce sujet, grâce à sa connaissance de la musique, acquis des lumières particulières et originales. Sensible à toutes les beautés, naturelles, architecturales ou artistiques, il leur réservait toujours une part de son temps, au cours de ses nombreux et importants déplacements. Il avait gardé, en avançant en âge, avec toute sa verdeur et sa curiosité d'esprit, la passion d'enrichir toujours ses connaissances. Grand liseur, il avait en permanence, en dehors de ses obligations professionnelles, une étude en train, ou, comme délassement, quelque lecture. La plupart du temps, l'une comme l'autre se matérialisait en quelques feuillets détachés du livre qui l'occupait dans le moment, qu'il emportait dans la poche de son veston, pour les lire à l'occasion de quelques minutes inoccupées - déplacements en métro, attente chez le dentiste ou dans quelque antichambre, fût-elle ministérielle... voire en marchant, dans la rue. Ou même au repos, en vacances, à la mer, à la montagne, où son plus grand plaisir était, étendu à l'écart sur l'herbe, au soleil ou à l'ombre suivant l'humeur du moment, dans un silence et un recueillement parfaits, de se plonger dans une chère étude bien absorbante ou une lecture abstraite. On le sentait, dans ces occasions-là, tellement heureux, que l'on aurait eu scrupule à le détourner et le distraire de sa solitude.
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Louis Crussard en 1913, à l'Ecole des mines de Saint-Etienne. Il quittera l'Ecole en 1919, en même temps que son beau-père Georges Friedel ; Crussard ira enseigner à Nancy et Friedel à Strasbourg, mais comme Friedel assura de 1913 à 1933 la présidence de Berger-Levrault alors basée à Nancy, nul doute qu'ils se revirent fréquemment en famille.
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Seuls, alors, les tout-petits enfants, qu'il adorait et qui le lui rendaient avec usure, trouvaient grâce devant lui, et il se détournait un instant de ses spéculations pour les amuser d'une herbe ou d'un autre rien; si les enfants abusaient - c'était fréquent - s'ils devenaient trop insistants et importuns, il ne s'impatientait pas, ne les réprimandait pas : simplement il pliait bagage, et allait s'installer ailleurs à l'abri... Sa patience avec eux était sans borne. Il possédait le rare talent naturel de les attirer et de les intéresser, et ils venaient à lui avec joie; et lui les accueillait avec une gaîté égale. Il avait le génie de l'initiation. En dehors de ses propres enfants, à combien de jeunes n'a-t-il pas révélé l'intime simplicité des sciences ? Combien n'en a-t-il pas familiarisés avec ces disciplines, qu'il avait vus désemparés et gauches à leur premier contact avec les sciences exactes qui leur paraissaient riches d'obscurités et bourrées d'arcanes ? Il y devait son succès, non seulement à la netteté de sa conception et à la limpidité de son exposition, mais aussi à l'extrême douceur qu'il y employait et qui ne pouvait rebuter personne.
Aussi bien, en toute circonstance, sa force de persuasion excluait la violence. Même envers des hommes faits, sa patience était extrême, sa maîtrise de soi absolue. C'était uniquement par un choix de questions précises et calmement posées qu'il savait amener ses contradicteurs à « ce qu'il fallait démontrer ».
Cette égalité d'âme et cette maîtrise de soi ne se sont jamais démenties même sous les coups de l'adversité qui, hélas, ne lui ont pas été épargnés; elles l'ont soutenu dans de rudes épreuves, et, jusqu'à la fin, l'ont aidé à les dominer. Très peu de semaines avant sa mort, il avait encore fait le voyage vers l'Ouenza, en dépit du mal qui le tourmentait et le minait, et, jusqu'à son dernier soupir, sereinement envisagé et accepté, il a gardé son aménité et sa philosophie souriante, restant le même Crussard que nous avions connu et aimé.
J. ROEDERER.
C'était un homme universel, qui avait appris beaucoup, et qui, le temps des études passé, observa davantage encore.
Lorsqu'il arriva tout jeune à l'Ecole des Mines de Saint-Etienne, il était naturel qu'il fût plus sensible aux séductions de la science pure qu'aux austérités de la science appliquée à l'art des mines. Son premier cours d'exploitation des mines, ses premiers articles dans les revues techniques portent le reflet de cette tendance. Deux ans suffirent à Louis Crussard pour remettre à leur juste place le calcul et l'expérience. Son cours remarquablement adapté à l'auditoire de jeunes ingénieurs auquel il s'adressait, est demeuré une merveille. Les problèmes, multiples et ingrats, de la mine étaient évoqués au même titre que les grands problèmes scientifiques, délectation de l'esprit.
Le maître lui-même ne jugeait pas indignes de lui les problèmes qui se posaient à ses jeunes ingénieurs.
A côté d'études magistrales concernant le grisou, les poussières, l'aérage, il faisait paraître en 1911 dans l'Encyclopédie scientifique du docteur Toulouse, à la librairie Octave Doin, un opuscule intitulé : « La taille et les voies contiguës à la taille ».
Le titre en dit assez et dispense de tout commentaire sur le caractère éminemment pratique de l'ouvrage.
Dans l'exposé de ses idées il était lumineux. Il avait horreur de l'enflure. Il n'avait pas plus de goût pour le paradoxe. Certains de ses élèves se souviennent des corrections ironiques qu'il portait en marge des rapports de voyage de ceux qui se laissaient entraîner à des disgressions inutiles.
C'était un professeur indiscuté, et indiscutable, mais dans son exemplaire modestie il reportait, avec une sincérité non feinte, son succès professoral sur ses élèves. La formation du professeur par les élèves était un de ses thèmes favoris.
Sis vis esse doctus, doce, disait-il. Au vrai, s'il s'inscrit comme un maître parmi les maîtres, c'est qu'il était né maître.
L'homme ne le cédait en rien au professeur.
Il fut toute sa vie étranger à la brigue, et n'ayant jamais sollicité aucune tâche, il fut égal à toutes celles qui lui furent confiées. Ceux de ses anciens élèves qui ont eu le privilège de le suivre dans sa carrière n'ont pas été surpris de la confiance qu'on avait, partout, dans son savoir et dans son jugement.
Emile MARTERER.
Pleins de confiance et de foi, nous nous étions attelés à la tâche. Notre but : forcer l'étendue désertique et aride du Neguev à nous dévoiler les richesses qui pouvaient être enfouies dans son sein pour, une fois ces richesses découvertes et localisées, tâcher d'en tirer le meilleur parti possible, pour le bien de l'Etat et du peuple.
Sur l'invitation de M. J. Blumenfeld, premier directeur général de Makhtsavei Israël (Israël Mining Industries) le professeur Crussard s'est joint volontiers à nous dès le début de nos travaux. Tout de suite il a forcé notre admiration et notre sympathie, guidant nos pas hésitants et encore inexpérimentés, nous aidant de ses conseils compétents et éclairés; tout de suite nous avons senti qu'il nous apportait non seulement la somme appréciable de son savoir, mais aussi et surtout un coeur imbu des sentiments humanitaires les plus élevés et les plus purs, plein d'indulgence pour nos défauts de débutants et conscient de nos difficultés de toutes sortes, dont il tenait le plus grand compte.
A deux reprises - en 1952 et en 1953 - malgré son âge avancé, le professeur Crussard s'est imposé le déplacement en Israël, pour ne pas laisser notre appel sans réponse. Par deux fois également - tant était grande notre appréciation de son érudition - nous n'avons pas hésité à le déranger en France même, où M. E. Bodankin, notre actuel directeur général, et M. M. Navias, notre chef ingénieur des Mines, sont allés le consulter. Il nous a toujours accordé son précieux concours, avec la plus parfaite bonne grâce.
Quand il était en Israël, sans s'effrayer des moyens de locomotion incommodes, des nombreux cahots sur les routes non tracées, sous un soleil de feu, il parcourait avec nous des dizaines et parfois même des centaines de kilomètres en un jour, n'hésitant pas à descendre souvent de voiture et, pour parfaire plus consciencieusement sa tâche, à parcourir à pied le terrain rocailleux desséché par la chaleur torride, grimper sur les monts ou dévaler dans les crevasses.
Que de fois, dans notre souci de lui épargner de trop grandes fatigues, n'avons-nous pas essayé de le convaincre de recevoir, assis à un bureau, les rapports verbaux ou écrits de nos collaborateurs; mais en vain ! Animé d'une conscience professionnelle impérieuse et exigeante, le professeur Crussard ne se fiait qu'à lui-même et, pour former son opinion, n'avait de cesse qu'il n'eût, personnellement et sur place, vu, étudié, analysé tous les éléments en présence.
D'un aimable et bienveillant sourire, il faisait taire nos scrupules devant la somme énorme d'efforts et les fatigues encourues tant par lui-même que par Mme Crussard, qui tenait à l'accompagner partout !
C'est ainsi que, par deux fois en l'espace de deux ans, on a pu voir sa silhouette désormais familière, parcourir tous les sites où il y avait espoir de découvrir quelque minerai, depuis les monts granitiques et pittoresques de la zone d'Eilat, auréolés d'une vénérable ancienneté, jusqu'au Makhtesh Hagadol, en passant par Wadi Jiraffi, Nahal Paran ou les champs de phosphates à Oron. Cuivre, manganèse, fer, phosphates, tout était passé au crible des connaissances inégalables du professeur Crussard; rien n'était négligé.
Son énergie remarquable, sa vitalité débordante et son endurance, malgré son âge respectable, nous laissaient ébahis et pleins d'admiration
Après les randonnées au cours desquelles il nous communiquait verbalement ses observations - écoutées par nous religieusement - vint le tour des rapports écrits. Une bonne partie de nos minerais s'est révélée pauvre, rendant leur exploitation onéreuse.
Les rapports du professeur Crussard reflètent d'une manière éclatante et son savoir étendu, et son grand coeur. Ces rapports se distinguent en effet non seulement par la justesse de l'observation, la profondeur du jugement, la clarté et la précision des explications et la logique des conclusions, révélateurs de sa compétence indiscutable, mais encore et surtout par un souci évident de nous aider à résoudre au mieux les difficultés économiques et financières inhérentes à notre pays.
C'est sur ces précieux rapports, détaillés et circonstanciés, que nous nous sommes basés pour choisir nos méthodes de prospection et d'exploitation.
Si donc aujourd'hui, des espaces qui étaient autrefois désolés et silencieux sont animés comme une ruche - si une bonne partie de nos richesses naturelles est en cours d'exploitation - si, au lieu des baraques provisoires d'antan s'élèvent, sur les sites de nos gisements miniers, de belles maisons d'habitation et des usines d'exploitation rentable - si les centaines de travailleurs desservant ces usines ont trouvé là une source de subsistance pour eux et leurs familles, nous le devons surtout et en premier lieu à notre conseiller de la première heure, le professeur Louis Crussard, qui s'est révélé en même temps notre ami et l'ami de notre pays. C'est vers lui que se porte notre souvenir ému et reconnaissant pour les immenses progrès qu'il nous a aidés à réaliser et les résultats appréciables qu'il nous a permis d'atteindre.
Sa mémoire demeure en nous vivante, profondément respectée et vénérée, ne faisant qu'aggraver encore nos regrets pour sa perte.
Cette courte notice est dédiée en témoignage de reconnaissance et d'estime pour les hautes vertus professionnelles et morales du professeur Crussard par ceux qui ont eu le privilège de travailler sous sa direction éclairée,
Makhtsavei Israël (Israël Mining Industries).
Le passage de Louis Crussard à l'Ecole des Mines de Saint-Etienne avait fortement marqué sa propre évolution, car c'est au début de ce passage qu'il épousa une fille de Georges Friedel. Celui-ci, professeur à l'Ecole depuis 1893, puis directeur à partir de 1907, le demeura jusqu'au moment où le gouvernement français voulut profiter du prestige de son nom et de sa famille en Alsace pour le nommer directeur de l'Institut des Sciences géologiques à la Faculté de Strasbourg, dont son arrière grand-père, M. Duvernoy, avait été doyen, et où son père, Charles Friedel, illustre chimiste et cristallographe, avait fait ses premières études.
Lors de l'érection d'une stèle à la mémoire de Georges Friedel, le 22 mai 1938, à l'Ecole des Mines de Saint-Etienne, deux de ses anciens élèves, et notamment Pierre Chevenard, ont marqué la reconnaissance qu'ils avaient vis-à-vis de leur ancien directeur et la part fondamentale qu'il avait eue dans leur orientation.
Nous emprunterons à l'allocution prononcée par Louis Crussard, lors de l'érection de cette stèle, le témoignage de son dévouement vis-à-vis de ses élèves et de l'Ecole :
« Cette Ecole, disait-il, où j'ai vécu quinze ans de ma vie de jeune ingénieur, dans cette formation réciproque de l'élève par le professeur et du professeur par l'élève qu'est la vraie pédagogie. »
Il rappelait que G. Friedel avait terminé sa dernière conversation avec lui, la veille de sa mort, en lui disant :
« Pourriez-vous, en même temps que moi, vous occuper de X... ? » et ajoutait : « X... était l'un d'entre vous, un de ceux que nous avions eus tous deux pour élèves. Ai-je besoin d'ajouter que je lui ai, de grand coeur, promis de le faire, et que la promesse a été tenue ? C'est pour moi une chose précieuse et réconfortante de penser que cet ultime souvenir de Friedel est lié à cette dernière collaboration pour l'Ecole à laquelle tant de liens nous rattachaient l'un et l'autre. »
La mort de Louis Crussard nous a surpris et étonnés. Il était de ces hommes dont la disparition est, à vrai dire, moins pénible qu'incompréhensible et semble même ne pas être. C'est ainsi que s'établit dans nos coeurs et notre pensée un panthéon très pur et très ferme, où habitent ceux qui sont plus grands que la moyenne mesure, et, surtout, qui sont d'une bonté et d'un secours plus grands, ceux dont l'intelligence, faculté parfaite, est garnie de la chaude chair de la compréhension et de la charité humaine, et d'une façon si évidente que l'on n'y pense pas et qu'on le ressent comme une donnée naturelle les établissant sans discussion supérieurs à nous, à nos semblables.
Nous autres, rentrés à l'Ecole aussitôt la guerre finie, nous ne l'avons connu que comme professeur d'exploitation. Les plus anciens ont eu la chance de l'avoir aussi comme professeur de physique, où sa clarté et sa profondeur d'esprit ont été si précieuses, puisqu'à notre époque la face et le pouvoir de la physique ont subi de si miraculeuses métamorphoses, notre époque où tout est comme si l'on faisait passer l'humanité d'une attente pleine de retenue et de modestie, en dehors du palais de la science, dans son antichambre enchantée. Et là quel guide il a été, lui qui était un curieux des grandes lois de l'univers, un singulier découvreur, un généreux ouvreur de perspectives !
Mais dans l'exploitation des mines il nous a cependant montré ses qualités sans doute les plus profondes et les plus sûres, c'est-à-dire son aisance à comprendre et à faire comprendre, à inculquer la valeur d'une méthode scientifique, aussi bien que le souci de faire saisir l'importance des qualités des hommes.
Pour lui la recherche de la vérité et de l'honnêteté, dépassait celle de l'exactitude, dépassait la tâche, le devoir du métier, et devait engager toute la pensée, tout le coeur de chacun de nous.
S'il nous a constamment rendu désireux des progrès techniques, des méthodes nouvelles, des outils puissants, et poussés à en rechercher, il a su, dans l'Art des Mines, mettre, avec la nécessité des études, aussi complètes que possible, des lois auxquelles est soumise la mine, des méthodes qu'elle invente contre cet esclavage, mais aussi celle de se préoccuper du sort des hommes; dès le début de sa carrière de professeur, il traita comme capitaux les problèmes de l'aérage, des poussières, des explosifs.
Il nous faisait aussi toucher du doigt comment la mine, être vivant, se développe et ne s'assure que lentement à travers les obligations et les limitations des lois physiques et autres, de l'argent, des habitudes, des capacités humaines. Il nous demandait de chercher à connaître l'histoire des Compagnies comme la meilleure arme pour diriger et soutenir leur vie dans l'avenir.
Il attachait une grande importance à l'épolution des idées politiques et syndicales, à la façon de vivre, d'être logé, à tout ce qui modifie et même, doit-on dire, détermine le climat social.
Il a été le premier aussi à préconiser les stages ouvriers, qui ne surprenaient pas les soldats que nous avions été pendant quatre ans et qui, à vivre avec leurs camarades, avaient appris à connaître leur besoin de discipline, et surtout, pour la majorité, leur valeur et leur coeur. Nous croyons que pour tous ceux venus après nous, ces stages ouvriers ont été une introduction heureuse et souvent une révélation. Il suffit de mesurer la différence qu'il y a dans les rapports d'ouvriers à direction entre les années d'avant 1914, blessées de grèves cruelles et celles d'après 1920, où s'est établie une discussion de plus en plus sincère et qui se dépouille de lourds préjugés.
Un autre trait de Louis Crussard, c'est son intégrité et sa sagesse, qui lui ont donné, aussi bien devant nous, ses élèves, que devant les chefs d'industries qui ont fait appel à ses capacités de technique et de diplomatie, une si grande autorité. Honnêteté qu'il montrait dans sa vie, comme dans son enseignement, celle-là n'étant pas une arme moins forte, la moins pénétrante que celui-ci. Comme son beau père Georges Friedel, avec l'intelligence duquel la sienne avait en commun la pénétration, la rigueur, la clarté, rien ne lui semblait plus grand, plus digne, plus nécessaire que la recherche de la vérité. L'intelligence de Georges Friedel avait un éclat adamantin qui nous tenait un peu à distance - tous ne l'appelions-nous pas le Maître ? - Celle de Louis Crussard adoucissait son accès par sa sagesse souriante, la chaleur de sa bienveillance, la pointe de son ironie charitable. Il aimait Platon comme la plus grande intelligence humaine. Que de traits semblables entre eux deux : une limpidité qui masque et transforme la profondeur, une sagesse sûre d'elle-même sans être dédaigneuse et qui nous donne l'impression de nous entraîner facilement avec elle, une pénétration des choses humaines ramenées de façon si simple à leurs lignes essentielles, une durable bonté envers tous. On ressentait auprès de lui le bonheur d'avoir découvert, admis, et parfois compris, les causes des choses; mais ces vertus n'étaient que les siennes, qu'il nous prêtait.
Louis Crussard aimait, savait la musique : nous disons savait, car s'il jouait lui-même fort bien et si son érudition était fort étendue, il voyait dans la musique la divine harmonie des nombres autant qu'il en goûtait le chant et la mélodie : la musique pour lui était l'incarnation de la mathématique.
Louis Crussard, s'il a eu le bonheur d'avoir une compagne, capable et digne de le comprendre et de l'aider, et dont l'intelligence et l'attachement ont été sa plus grande force et sa plus grande joie, a été frappé de deuils cruels et inattendus, coups si durs qu'ils semblaient donnés non seulement pour le faire souffrir, mais surtout pour l'éprouver. Dans ces heures noires, où il semble que l'on ne puisse être que plainte et révolte, nous l'avons toujours vu calme, pareil à lui-même, montrant un renoncement et une égalité d'âme qui étonnaient et bouleversaient. Un même courage, il l'a montré dans ses derniers jours, parlant avec le sourire de l'opération qui lui a été fatale, et qu'il savait grave, et répondant à la Soeur qui le soignait et qui s'étonnait qu'il ne se plaignit jamais : « Mais, ma Soeur, cela fatiguerait les autres et n'y changerait rien ».
A tous ceux qui l'ont connu, et particulièrement ses élèves, sa vie a démontré que le courage sait vaincre l'adversité, et c'est sans doute là sa plus grande leçon, celle de sa fermeté d'âme, de sa curiosité d'esprit, de l'espoir dans les hommes qui donne celui en soi-même : il était de ceux, très rares, qui nous réconcilient avec les hommes et avec nous-mêmes.
Louis Crussard naquit professeur comme on naît peintre ou musicien. Il voulait tout comprendre : esprit extrêmement supérieur il y parvenait. Il voulait alors faire bénéficier son entourage de la joie qu'il éprouvait à savoir : doué d'une faculté extraordinaire de clarification et de simplification il y parvenait. Cette compréhension devait pour l'ingénieur se traduire par des résultats positifs; là encore il y parvenait. Mais il tenait à bien choisir ceux qui bénéficieraient de son action et de son exemple.
En les années antérieures à 1910, il fallait un beau courage à des professeurs pour examiner - mieux vaudrait dire étudier - en un mois près de 200 candidats pour en retenir à peine plus de 30. Louis Crussard se livrait à cette besogne harassante avec une conscience admirable.
Ensuite à l'Ecole c'est avec cette même conscience qu'il guidait ses élèves et les jugeait. Il voulait que l'on sache, mais il exigeait que l'on ait compris, que l'on ait digéré en quelque sorte ce qu'il enseignait.
En 1910 les connaissances en physique nucléaire étaient encore des plus réduites et tels savants de très grand renom haussaient dédaigneusement les épaules lorsqu'on parlait d'isotopes. Le cours de physique de Louis Crussard donnait pourtant au printemps de cette année-là à peu près tout de ce qu'on savait alors sur l'électron; l'exposé était si clair que les élèves comprenaient, qu'ils avaient envie d'en savoir davantage et se trouvaient en quelque sorte marqués par un Maître pour s'efforcer plus tard de suivre cette branche neuve de la connaissance lorsque leur métier absorbant leur en laisserait le loisir.
Le levé de plans peut être tenu pour une connaissance très élémentaire. La géodésie fait pourtant appel à des notions mathématiques assez étendues; la méthode des moindres carrés est en quelque sorte une introduction à l'étude des erreurs; tout cela se trouvait dans le cours de Louis Crussard, mais ensuite sur le terrain l'élève devait prouver à son professeur qu'il savait réfléchir, qu'il raisonnait correctement des choses simples, à la fois que l'appareil mathématique plus ou moins compliqué ne lui masquait pas les réalités mais que cet appareil ne lui était pourtant pas étranger.
Ce fut une chance pour ceux qui eurent ensuite Louis Crussard comme professeur d'exploitation des mines. Sa méthode était demeurée la même : il voulait que l'on étudie ce qui avait été fait antérieurement, il tenait à voir ses élèves utiliser une culture mathématique suffisante même pour de simples questions de boisage, mais toujours il leur demandait surtout de « coller » aux réalités, l'esprit et les yeux grands ouverts, avides d'étudier les nouveautés, mais froidement, sans parti pris ni de dénigrement ni d'emballement injustifiés.
En 1910, en 1912, Louis Crussard avait déjà encouragé tels de ses élèves d'alors à s'intéresser aux ouvriers mineurs : on ne parlait pas encore de « questions sociales », mais l'homme que cachait le professeur sentait que les questions humaines ne devaient pas, ne pouvaient pas laisser de futurs ingénieurs indifférents.
Cet esprit ardent aimait à tout approfondir. Trois ans durant la promotion à laquelle j'eus la chance d'appartenir eut la chance d'avoir Louis Crussard comme professeur; il professa même le cours de construction. Professeur cartésien. Systématiquement, magnifiquement cartésien. Et plus tard dans la vie industrielle ses élèves, imprégnés de sa méthode, pouvaient ahorder sans crainte toutes les difficultés du métier; même sur le champ de bataille ils bénéficiaient des grandes leçons générales de leur professeur.
Lorsqu'on a vingt ans, on a la dent dure pour ses professeurs (« Notre ennemi c'est notre maître », air connu). Mais il faut avoir vu au début de 1912 un orchestre symphonique monté exclusivement avec des éléments de l'Ecole, sous la baguette d'un élève étranger supérieurement doué au point de vue musical, jouant la sixième symphonie de Beethoven, avec Georges Friedel aux premiers violons et Louis Crussard, alto. Les élèves envoûtés regardaient leur directeur, leur professeur, avec un mélange de stupeur admirative, de déférence un peu craintive où se mêlaient de l'émerveillement, du respect affectueux, des sentiments confus nés d'une aventure fantastique. Louis Crussard, très simple comme tous les hommes très supérieurs, était aussi un artiste.
C'est de tout cela que se souviennent ceux qui eurent la grande chance de recevoir ses leçons, de le connaître un peu, de le vénérer.
... J'aimais beaucoup M. Crussard; par son intelligence et son caractère, il représentait pour moi tout ce qu'il y a de mieux dans la Culture française. Son humanité profonde et sa radieuse joie de vivre achevaient la conquête des coeurs de tous ceux qui avaient affaire avec lui, et je n'ai rencontré personne qui l'ait connu qui exprimât une réticence à son égard. Mes visites chez les Crussard à Paris me procuraient toujours un plaisir profond et intime, et j'en garde de précieux souvenirs : Rien ne me plairait plus que de faire justice à la dette d'amitié que je sens au souvenir de M. Crussard et de Mme Crussard. A mon chagrin, je n'y arrive pas. Tout ce que j'écris me paraît trop solennel ou trop fleuri pour rendre justice à cette magnifique sincérité aussi bien intellectuelle que morale que M. Crussard possédait comme une faculté naturelle...
Il donnait toujours une impression de calme reposant; jamais d'énervement, rien de hâtif, de tendu. Il avait toujours le temps. Absence d'oeillères et de conventions, qui faisait que les choses étaient toujours reprises à leur base et mises à leur place, de sorte que, pour ses enfants, toute chose dite par lui possédait un caractère absolu qui simplifiait tout.
Un trait dominant de sa personnalité, la fraîcheur d'esprit. Elle faisait de lui, pour les petits enfants, ses fils les premiers, une source inépuisable de joies de l'imagination. Que d'heures passées par lui à illustrer pour nous, d'un crayon soigneux et coloré, contes, récits, jeux, inventions de toutes sortes, en dirigeant et surtout suivant tout à la fois les détours de notre fantaisie !
Ensuite, il nous initia aux débuts du latin, et du grec, qu'il savait rendre attrayants et vivants. Plus tard, malgré ses activités multiples, il a toujours trouvé le temps de nous enseigner toute la partie scientifique des programmes de classe, pendant de nombreuses années d'éducation à la maison.
Avec nous, il imposait rarement, et même cherchait peu à influencer, du moins directement. Son indulgence, qui était très large, n'excluait cependant pas le jugement et la critique. Celle-ci se manifestait parfois en mots soudains ouvrant des aperçus sur des aspects de sa personnalité plus dynamiques que ceux que nous voyions tous les jours. Sans imposer, il exerçait ainsi une grande influence.
Nous étions sûrs aussi de trouver toujours un conseil réfléchi et mûrement pesé, chaque fois que nous en avions besoin, surtout sur toute question professionnelle ou intellectuelle, car il laissait volontiers à notre mère toute l'organisation matérielle de la vie familiale, ayant en elle pour cela une confiance absolue.
Malgré sa discrétion dans son action, il n'était nullement avare de sa personnalité; que de récits captivants, en famille, sur les affaires qu'il traitait, ses rapports avec les gens, les questions à résoudre, récits toujours à notre portée, dégageant le fond simple des choses, de sorte qu'on croyait vraiment connaître la situation et le problème.
Jean CRUSSARD.
L'intelligence, chez lui, était si profonde qu'elle n'avait pas besoin de s'affirmer par l'éclat ou l'outrance. Mais un mot, un coup d'oeil ironique, révélaient vite la méprise à qui eut pris ce calme pour de l'indolence; ils signifiaient « la bêtise n'est pas mon fort », parole de M. Teste à laquelle il souscrivait volontiers, tout en désapprouvant le personnage, pour manque de coeur ou pour excès de paradoxe.
Car il aimait le paradoxe, au long d'interminables discussions qu'il avait autrefois avec des parents, des amis, et que j'écoutais tout jeune, captivé. Mais toujours le bon sens devait avoir le dernier mot, et le paradoxe était ramené au rôle d'une maïeutique où l'interlocuteur s'enferrait sur son propre argument, retourné. Le hasard de ces discussions me formait l'esprit, mieux peut-être qu'une éducation organisée, à laquelle pourtant il portait toute son attention, sa patience et sa bonté. Mais de cette imprégnation inconsciente jaillissent des idées que l'on croit découvrir soi-même et qui n'en sont que plus frappantes.
Ainsi se découvraient à moi son esprit, son immense culture, au cours de ces conversations que j'aimais écouter, sous les saules du jardin de Nancy, quand l'ombre des soirs d'été noyait peu à peu les visages et approfondissait les discours que soulignait quelque arabesque rougeoyante tracée par un cigare; ou devant le cours paresseux de l'Ill, au milieu d'une horde d'enfants qu'il savait si bien amuser tout en prenant part à la conversation sérieuse; en vacances encore, à la mer, à la montagne, sur la terrasse ombragée de quelque maison amie. Toujours surgissait quelque point de vue nouveau, sur l'Histoire, les Arts ou les Sciences, teinté d'ironie pour les chercheurs de Gloire, et nuancé d'admiration pour les valeurs vraies.
Plus tard, je crus pouvoir me lancer dans ces discussions; tout en m'encourageant, il savait traiter avec ce qu'il fallait d'ironie mes opinions trop théoriques. C'est surtout au cours de l'année de Philosophie qu'il me fit faire après Mathématiques Elémentaires - et je lui sais gré de cette halte dans le bourrage des études - qu'il s'attacha à contrebalancer ce que l'enseignement du Lycée avait de trop systématique - et fumeux tout à la fois; il était ennemi du « grand parler ». Il orienta mes lectures vers la Pensée grecque, qu'il chérissait, pour me laisser redécouvrir que la métaphysique n'avait fait aucun progrès depuis Platon. C'est plus tard seulement que je sus qu'il doutait d'avoir compris les derniers « Dialogues », et que, cherchant encore, il avait sans doute en son for intérieur retiré à la raison la prééminence qu'il lui laissait en façade.
Plus philosophe que bien des professionnels en la matière, il ne voulait pas plus tirer gloire de ce don que des autres, ni l'étaler en plusieurs tomes. Car il ne mettait rien au-dessus du calme discret, dont il couvrait ses actions et dont il imprégnait son entourage. C'était là sa vraie leçon de Philosophie, qu'il prodiguait à ceux qui avaient le temps de l'entendre, et qu'il a gravée en nos esprits : aucun don, aucune réussite ne vaut que l'on en tire orgueil.
Au cours d'une cérémonie à l'Ecole des Mines de Saint-Etienne, il commença ainsi l'éloge de son beau-père : « Friedel était discrète personne... ». Le mot frappait. On ne peint bien que soi-même.
Charles CRUSSARD.
C'était au début de 1952, et nous étions au milieu d'une campagne de prospection minière, la première à être exécutée dans ce pays. Le sud d'Israël, le Neguev, où nos trapaux se concentraient, est un grand désert, dont la structure géologique était presque inconnue; quant aux ressources minières - il n'y avait que des indices vagues qu'il y a 3 000 ans, du temps du roi Salomon, du cuivre avait été exploité dans ces régions, et échangé contre de l'or dans le pays fabuleux d'Ophir, dont le site exact est inconnu.
Au cours de notre campagne nous avons retrouvé les anciennes mines du roi Salomon, mais au point de vue d'une exploration actuelle, les résultats furent décevants. Ce qui était sans doute une proposition rentable il y a 30 siècles, pour un roi disposant d'esclaves et de prisonniers de guerre, n'était qu'un vestige archéologique pour l'Etat d'Israël, né au milieu du XXe siècle.
Mais non loin de ces anciennes mines nous avons rencontré des indications d'une minéralisation de cuivre d'un type différent; un minerai moins riche, mais apparemment plus continu, possédant des ressources encore inconnues, mais ayant probablement une puissance assez considérable. Nous entamions une première recherche, creusant des puits, prélevant des échantillons, exécutant des analyses, et les données se multipliaient.
C'était à ce stade que nous nous sommes heurtés au problème le plus sérieux. Il y avait déjà des géologues dans le jeune Etat d'Israël, ils avaient étudié des problèmes divers, notamment la stratigraphie et les fossiles; ils conseillaient dans le domaine du développement des ressources d'eau et d'exploitation de la pierre de construction, mais aucun d'entre nous n'avait d'expérience en géologie minière. Aucune tradition minière n'existait dans le pays, toute l'expérience que pouvaient avoir acquis les géologues du temps du roi Salomon s'était dissipée irrévocablement pendant dix-sept siècles depuis la conquête des arabes, suivie de l'occupation turque de ce pays. La colonisation Sioniste, datant du début de ce siècle, avait acquis de l'expérience dans l'agriculture, et dans une certaine mesure dans les problèmes de l'industrie, mais le domaine des mines était le grand inconnu, où, au lieu de l'expérience vivante, on ne pouvait que se référer aux études universitaires et aux traités de minéralogie. Dans ces conditions, pouvions-nous proposer au gouvernement de l'Etat d'Israël, âgé de quatre ans, harassé en même temps par une pénurie de moyens et par le besoin de trouver des moyens de vivre pour une immense vague d'immigration - qui allait doubler la population en sept ans - d'investir des sommes considérables dans l'exploitation de ces gisements que nous venions de trouver ? C'était là une décision si grave que nous en reculions.
C'était à ce moment que M. J. Blumenfeld, le directeur de la Compagnie Minière d'Israël qui venait d'être fondée par le gouvernement pour exploiter les richesses minières du pays, s'il y en avait, eu l'heureuse idée de faire appel à son vieil ami, M. Louis Crussard; « s'il y a un homme qui peut nous aider - c'est bien lui ».
Je l'ai rencontré pour la première fois dans les bureaux de la Compagnie Minière, à Tel-Aviv. Dès que je l'ai vu, j'avoue que je ressentis des craintes. A cette époque, M. Crussard avait dépassé l'âge de soixante-quinze ans, et notre gisement se trouvait dans une région montagneuse, désertique, à l'accès difficile et au climat torride. Je me résignais à me contenter de lui montrer nos fiches et de discuter avec lui de nos résultats. Cinq minutes plus tard, je réalisai que je m'étais profondément trompé.
La première demande de M. Crussard fut d'aller sur le terrain. Cette visite de Timna m'a laissé un souvenir inoubliable; M. Crussard - à son âge - grimpant sur des montagnes, autant que possible protégé du soleil brûlant par l'ombrelle de Mme Crussard, et lui, insistant pour inspecter chaque recoin, même les plus inaccessibles, y compris la vallée, tout au bout, qui porte depuis ce jour le nom de « Wadi Crussard ».
Apès ces jours fatigants sur le terrain vint le long effort à la table de travail, pendant lequel la discussion s'étendait de la réalisation d'un projet supplémentaire de prospection aux questions techniques des modalités d'exploitation, et aux problèmes du traitement du minerai. C'est surtout pendant ces discussions que nous avons commencé à admirer la sûreté de son jugement, et le grand fond d'expérience sur lequel il tirait à titre de comparaison, une expérience accumulée pendant une vie de recherches minières aux quatre bouts du monde. A la fin de cette première visite, le problème était posé. Un programme pour la suite de l'exploration fut établi, et les questions à résoudre clairement définies, un premier projet de la mine fut mis au point, et les premiers essais d'un traitement du minerai furent commencés.
Depuis cette première visite en Israël, le contact une fois établi, les consultations ne cessèrent plus, tant par écrit que pendant ses visites ultérieures en Israël jusqu'au jour où l'importance économique de l'entreprise fut définitivement établie. En peu d'années l'usine fut construite et le travail commença. Comme pour symboliser la part décisive de M. Crussard dans ce développement, ce fut exactement le jour de sa mort si inattendue que le premier transport de cuivre extrait de la mine fut exporté à l'étranger.
Aujourd'hui, la mine de cuivre de Timna, à la pointe sud du pays, dans un des coins les plus désolés de notre territoire, la première grande entreprise minière depuis le temps reculé de l'ancien royaume d'Israël, est en pleine production; elle est un monument de la coopération fructueuse entre une jeune nation reconstruisant son pays, et la longue expérience de l'Europe, représentée par la grande personnalité de M. Louis Crussard.
Y. K. BENTOR.
Il faut que justice soit rendue à M. l'inspecteur général des Mines Crussard : il a été dans l'ombre, et sans jamais s'en prévaloir, un des grands artisans de la victoire de 1918. Chacun sait le rôle prépondérant qu'ont joué, au cours de la première grande guerre, l'artillerie lourde d'abord, les chars d'assaut ensuite.
Si le Haut Commandement a eu, en temps utile, à sa disposition ces matériels en. quantité voulue, le mérite en revient, pour une large part, à celui qui est toujours resté pour moi le commandant Crussard. J'ai eu le privilège de vivre toute cette période à ses côtés à partir de l'été 1916, époque à laquelle il fût appelé à prendre le poste de contrôleur des fabrications Schneider, et détaché rue d'Anjou sous les ordres du général Payeur.
Je suis, maintenant, le seul à pouvoir apporter un témoignage que j'aurais désiré voir rendre par d'autres; je voudrais que l'on sache que la France lui doit grande reconnaissance, et, pour étayer mon dire, je n'hésiterai pas à citer quelques faits précis, entre d'autres.
Dès le premier jour de notre collaboration, Crussard m'a déclaré : « Perrin, nous avons à nous atteler d'urgence à une besogne ingrate, mais de grande importance. Nombre de canons de 105 (le seul matériel rapide à grande portée de l'époque) sont immobilisés au front par manque de certaines pièces de rechange. Il est nécessaire que chaque groupe puisse disposer d'une dotation de pièces de rechange : j'ai fait rassembler toutes les demandes du Grand Quartier Général, nous allons les dépouiller ensemble (Crussard n'a jamais voulu demander qu'on nous adjoigne un secrétaire). Nous calculerons ainsi la dotation. » Nous avons ainsi effectué, en nous partageant la besogne, pendant des jours entiers ce dépouillement fastidieux : je me souviendrai toujours des « rondelles en dermatine » si fréquemment réclamées. Très vite les commandes correspondantes étaient passées, les pièces livrées, et le matériel de 105 maintenu en état de tir.
Ce souci de la présence au front du maximum de canons lourds a été dominant chez Crussard. Constatant l'usure rapide des tubes de 105, due à la grande vitesse initiale, il prit l'initiative de faire effectuer le chemisage des bouches à feu, qui n'étaient plus en état de servir, chemisage qui demandait un délai beaucoup plus bref que la fabrication d'un nouveau tube.
Parallèlement le Grand Quartier Général réclamait avec insistance la livraison de canons de marine à longue portée, mis sur affûts mobiles. Albert Thomas s'impatientant des longs délais qui lui étaient remis, convoquait Crussard et lui confiait la mission d'obtenir la sortie de quelques batteries à échéance rapide. Crussard m'envoyait étudier le problème dans les différentes usines des Chantiers de la Loire, sous-traitants de Schneider, pour lesdits affûts. Après étude en commun du problème, les conclusions étaient remises à de Courville, un des directeurs de Schneider, les décisions prises et les matériels livrés en temps utile.
Enfin et surtout, en présence des besoins grandissants en très beaux matériels de 155, 220 et 280 Schneider, ce fut l'étude et la mise en route d'un véritable planning, dès l'époque, de la mise en fabrication et de la fabrication elle-même. L'étude a nécessité de nombreux relevés en usine des temps de forgeage et d'usinage des différentes pièces, ainsi que des dates relatives auxquelles il était nécessaire que ces pièces arrivent au montage, la détermination des goulots d'étranglement, etc.
Ce travail considérable s'est effectué en pleine compréhension et cordiale collaboration avec les services de Schneider; les résultats furent tels que la direction de la Société décida la création, rue d'Anjou, d'un bureau des Fabrications inspiré des mêmes principes, qui prit en mains les programmes de fabrications et continua à travailler en équipes avec nous. Je suis en mesure d'affirmer hautement que c'est grâce à ces initiatives et ces méthodes que le matériel d'artillerie lourde a pu être livré aux Armées en quantités satisfaisantes.
De son côté, le Ministère de l'Armement, en présence des résultats obtenus, désignait le colonel Martinon pour coordonner la production de l'ensemble des matériels Schneider et Saint-Chamond; il vint s'installer dans un bureau jointif des nôtres; son adjoint était mon ami Demay. Peu après, c'était à notre ensemble qu'était confiée la surveillance de la fabrication des chars d'assaut, Berliet d'abord, Renault ensuite, et ce sont les mêmes méthodes qui ont été employées avec les mêmes résultats.
C'est Crussard qui a été le grand initiateur. Sa merveilleuse intelligence, son pouvoir lucide d'analyse, lui permettaient de s'adapter à toute besogne apparemment nouvelle pour lui; il décomposait les problèmes, décelait les traits essentiels et les méthodes à appliquer en découlaient tout naturellement. C'était une joie et un enseignement inappréciable que de travailler à ses côtés, une joie plus grande encore de constater les résultats.
Je concluerai en me bornant à citer deux anecdotes :
Après l'armistice, Fournier, directeur général de Schneider, a offert à Crussard un déjeuner d'adieu auquel j'assistais. Je me souviendrai toujours de l'une de ses paroles de remerciement : « Grâce à vous, mon commandant, la maison Schneider a vu plus clair dans ses programmes de fabrication et dans ses prix de revient ». Une telle déclaration dans la bouche d'une personnalité comme celle de Fournier n'a besoin d'aucuns commentaires.
Crussard, avant de réintégrer le Corps des Mines, prit congé du colonel Weill, alors directeur des Fabrications d'Armement. Au moment où il s'apprêtait à le quitter, Weill regardant sa boutonnière lui dit : « Mais, comment se fait-il, Crussard, que vous ne soyez pas décoré ? ».
« C'est sans doute, mon colonel, parce que je n'ai jamais demandé à l'être », telle fut la réponse.
Sans le colonel Weill, qui répara l'oubli, Crussard allait regagner le rang modestement et sans la moindre récompense, alors que le pays lui devait grande reconnaissance, car il lui était redevable pour une part non négligeable, de la victoire. Cela, il le savait, et c'était, à ses yeux, la plus belle de toutes les récompenses, la seule qui lui tenait a coeur.
8 avril 1959
L'article 74 du Traité de paix de Versailles, intervenu après l'Armistice du 11 novembre 1918, mettant fin à la guerre entre la France et l'Allemagne, contenait les dispositions ci-après :
« Le gouvernement français se réserve le droit de retenir et liquider tous les biens, droits et intérêts que possédaient, à la date du 11 novembre 1918, les ressortissants allemands ou les sociétés contrôlées par l'Allemagne sur les territoires visés à l'article 51 (territoires cédés à l'Allemagne, en vertu du traité de Francfort de 1871), dans les conditions fixées au dernier alinéa de l'article 53 ci-dessus. »
C'est le tribunal régional (tribunal civil) de Mulhouse qui fut chargé, en ce qui concerne la partie des mines de potasse d'Alsace mises sous séquestre, de l'application de ces dispositions, avec le concours de Me Paul-Albert Helmer, avocat-avoué à Colmar, assisté, dans le domaine technique, par M. Pierre de Retz, ingénieur civil des Mines, ancien ingénieur aux mines de Béthune. Mais le tribunal régional se trouva rapidement en présence de difficultés d'autant plus graves qu'à la situation particulièrement délicate de ces mines due aux circonstances économiques défavorables du moment, s'ajoutaient des critiques d'autant plus vives et des éloges d'autant plus excessifs que des considérations étrangères à la gestion des dites mines y étaient mêlées, à la suite de l'élection de Me Paul-Albert Helmer aux fonctions de sénateur du Haut-Rhin.
Une première ordonnance du président du tribunal régional de Mulhouse, du 15 juin 1921, nomma trois experts : MM. Schoendoerffer, inspecteur général des Ponts et Chaussées, Crussard, ingénieur en chef des Mines, et Perler, directeur des Services de Liquidation à Strasbourg, en vue de rechercher quelle était, à ce moment, la situation des mines de potasse d'Alsace sous séquestre et quelles étaient les causes de cette situation.
Six mois à peine plus tard, une deuxième ordonnance du même président, en date du 13 décembre 1921, transformait ce collège d'experts en un conseil technique et financier, composé des mêmes personnes et chargé d'exercer un contrôle technique et financier sur l'exploitation, avec, notamment, pour mission « d'établir », par des projets présentés périodiquement, le montant des dépenses à engager et de proposer les moyens nécessaires pour assurer, dans les meilleures conditions possibles, le fonctionnement des mines de potasse placées sous séquestre.
Cette deuxième ordonnance déchargeait, en même temps, M. Paul-Albert Helmer, devenu sénateur du Haut-Rhin, des fonctions de liquidateur général de ces mines, et répartissait ces fonctions entre un liquidateur technique, chargé de la direction générale de l'affaire, M. P. de Retz, et un liquidateur juridique, M. Ernest Helmer, notaire à Mulhouse.
Le conseil de contrôle joua, en fait, le rôle d'un véritable conseil d'administration et se réunit, tous les mois, à Mulhouse, de janvier 1922 à fin 1924, année du rachat, par l'Etat, des mines de potasse sous séquestre.
Louis Crussard prit ses fonctions très à coeur; il tint a établir un contact suivi avec les exploitants, à se rendre compte personnellement, par des visites fréquentes, de la bonne marche des mines, et à aider les liquidateurs de ses conseils.
La crise qui avait affecté les mines sous séquestre fut rapidement surmontée : les rendements remontèrent, l'équilibre entre la production et les ventes fut réalisé et la situation de trésorerie rétablie.
Pendant cette période de 1921 à 1924, le rôle de Louis Crussard ne se limita pas aux fonctions de membre du conseil technique et financier, au sein duquel il tient une place prépondérante.
Ce fut lui, en effet, qui reçut la mission de déterminer, en tenant compte de la valeur des gisements et des installations et aussi de la situation financière des mines de potasse sous séquestre, le montant de la somme à payer, par le gouvernement français, au gouvernement allemand, pour prix de cession des « biens, droits et intérêts afférents aux concessions et exploitations des mines de potasse du Haut-Rhin, ... liquidés par application de l'article 74 du Traité de paix du 28 juin 1919 ».
Pour remplir sa mission, Louis Crussard dut dépouiller la comptabilité des mines, puis estimer la valeur réelle de chacun des postes de leur actif et de leur passif. Il lui fallut remonter jusqu'à la comptabilité en marks des anciennes « Gewerkschaften » et attribuer au mark une valeur admissible, ce qui, à l'époque, posait un problème délicat. Il aboutit finalement à un prix global de 208 millions de francs, payable en 17 annuités.
L'acquisition par l'Etat, autorisée par une loi du 26 mars 1921, fut réalisée par un acte de vente, en date du 24 mai 1924, qu'avait précédé un jugement d'attribution, rendu par le tribunal régional de Mulhouse, le 22 avril 1924.
Le rôle, de toute première importance, ainsi tenu par Louis Crussard pendant la période de séquestre et de liquidation, n'échappa pas au conseil provisoire d'administration, désigné, par décret du 22 août 1924, pour assister le ministre des Travaux Publics dans la gestion des mines rachetées par l'Etat.
Dès sa première séance, le 25 novembre 1924, ce conseil s'empressa de confirmer Louis Crussard dans les fonctions d'ingénieur-conseil des mines de potasse devenues les Mines Domaniales de Potasse d'Alsace.
La parfaite connaissance des questions concernant les mines de potasse d'Alsace devait valoir à Louis Crussard, en sus de ses fonctions d'ingénieur-conseil des mines domaniales, d'être élu, par une assemblée des porteurs français ou neutres de Kuxes (parts minières des anciennes sociétés allemandes, séquestrées puis liquidées), réunie à Mulhouse, le 12 avril 1937, pour faire partie, conjointement avec MM. André d'Andon, ingénieur en chef des Mines, et J. A. Douffiagues, docteur en droit, alors respectivement directeur général adjoint et secrétaire général des mines domaniales, de la commission arbitrale de trois membres, appelée, en exécution de l'article 9 de la loi du 23 janvier 1937, déterminant le régime définitif des mines domaniales de potasse d'Alsace, à fixer les coefficients d'équivalence en vue du remplacement des Kuxes (parts minières) des dix concessions minières allemandes liquidées, par des parts bénéficiaires.
Les travaux de cette commission arbitrale aboutirent à une décision du 20 janvier 1938, qui fut rendue exécutoire et dont les modalités d'application furent fixées par un décret portant règlement d'administration publique en date du 7 février 1939.
Pendant cette première période des fonctions d'ingénieur-conseil de Louis Crussard, nombreux furent les problèmes posés par l'exploitation des mines de potasse d'Alsace.
Louis Crussard en a étudié les plus importants et en a suivi certains durant plusieurs années :
En 1925, en même temps qu'était signé entre la Société Commerciale des Potasses d'Alsace et le Deutsches Kali-Syndikat un accord sur les exportations, il apparaissait que les mines de potasse d'Alsace étaient appelées à voir leurs ventes se développer rapidement tant en France qu'à l'étranger.
Or, à l'époque, la production de sels marchands ne s'élevait encore qu'à un niveau très modeste et les possibilités de l'accroître étaient limitées par l'insuffisance des installations techniques héritées des anciennes sociétés allemandes.
Il s'agissait donc de dresser un plan à long terme définissant les objectifs à atteindre et les moyens techniques et financiers à mettre en oeuvre.
C'est à cette tâche que s'appliquèrent la direction générale et les services techniques des Mines Domaniales de Potasse d'Alsace, en s'appuyant sur les conseils et les études de Louis Crussard.
Le premier plan décennal vit le jour en 1925 : se basant sur les études de marchés de la Société Commerciale des Potasses d'Alsace, il prévoyait, au cours des dix prochaines années, un doublement de l'extraction et un triplement de la production des fabriques.
Les moyens techniques à mettre en oeuvre consistaient essentiellement :
Tout ce programme devait être auto-financé.
Pendant toutes les années 1925-1938, Louis Crussard, qui venait passer chaque mois plusieurs jours à Mulhouse, suivit l'élaboration, l'exécution, et les mises à jour de ce programme.
Il ne fut étranger à aucun des nombreux problèmes qui se posèrent et furent résolus pendant cette période, et il fut largement fait appel à son concours.
A partir de 1926, les mines furent en perpétuelle transformation. Les questions les plus diverses se posaient dans tous les domaines. Il ne s'agissait pas seulement d'élargir des goulots, en suivant quant aux méthodes les errements du passé, mais de mettre en jeu les techniques les plus nouvelles du moment.
Sur ce dernier point, Louis Crussard et l'équipe des mines domaniales de potasse d'Alsace avaient les mêmes conceptions : Louis Crussard ne cessa d'encourager les techniciens à faire du neuf, tout en étudiant avec eux les moyens d'éviter les écueils.
Le programme prévu fut effectivement réalisé sans appel au crédit, avec seulement un léger retard dû à la crise mondiale de 1931-1936.
De 1924 à 1939, l'extraction des mines domaniales passa de 220 000 à 487 000 tonnes K2O et la production des fabriques de 85 000 à 292 000 tonnes K2O, et les rendements par ouvrier du fond de 2 tonnes à 3 tonnes.
Aussi, lorsqu'au cours du dernier trimestre de l'année 1938, il y eut lieu de pourvoir à la vacance d'emploi de président du conseil d'administration des Mines Domaniales et de la Société Commerciale des Potasses d'Alsace, le choix de M. Anatole de Monzie, alors ministre des Travaux Publics, chargé des mines, se trouva-t-il porté, tout naturellement, sur Louis Crussard, devenu inspecteur général des Mines de 1e classe, le 1er novembre 1937, et qui fut appelé aux fonctions de président par un décret du 18 novembre 1938. Et M. de Monzie tint à ouvrir, lui-même, la première séance du conseil de ce nouveau président, tenue à Mulhouse, le 22 novembre 1938.
Le début de la deuxième guerre mondiale, au mois de septembre 1939, devait valoir à Louis Crussard d'être appelé à remplir en sus de ses fonctions de président des Mines Domaniales et de la Société Commerciale des Potasses d'Alsace, celles de directeur de la Production à la direction des Mines, alors encore rattachée au ministère des Travaux Publics, et de président de la Caisse de Compensation des Prix des Combustibles Minéraux Solides.
La prise de possession de l'ensemble des mines de potasse d'Alsace par les autorités allemandes d'occupation, après l'armistice du mois de juin 1940, et la nomination, par ces autorités, d'un commissaire pour l'administration de ces mines, jointes au fait que la direction des mines domaniales se trouva privée, simultanément, de son directeur général, M. Huchet, décédé le 10 août 1940, et de son directeur général adjoint, M. d'Andon, appelé, le 1er septembre 1940, aux fonctions de directeur des Mines au ministère de la Production Industrielle, amenèrent le gouvernement à confier à Louis Crussard, en sus de ses fonctions de président des mines domaniales, celles de directeur général de ces mines.
La mise à la retraite de Louis Crussard, en tant qu'inspecteur général des Mines, à compter du 10 juin 1941, n'entraîna pas la cessation de ses fonctions de président des Mines Domaniales et de la Société Commerciale des Potasses d'Alsace, et de représentant du groupe des mines de potasse d'Alsace dans plusieurs sociétés filiales de celles-ci, ni la cessation de sa délégation dans les fonctions de directeur général des Mines Domaniales.
Ce fut seulement au lendemain de la libération de la ville de Mulhouse, au mois de novembre 1944, qu'un décret du 25 novembre 1944 déchargea sur sa demande M. Louis Crussard des fonctions de président du conseil d'administration des Mines Domaniales de Potasse d'Alsace.
Louis Crussard reprit, alors, tout naturellement, ses fonctions antérieures d'ingénieur-conseil des Mines Domaniales, qu'il ne devait cesser de remplir qu'au moment de sa mort.
C'est pendant cette période qu'il fut appelé à concourir à l'établissement d'un nouveau plan général de modernisation et d'équipement de l'ensemble des mines de potasse d'Alsace, dont la réalisation était prévue sur un espace d'une dizaine d'années, à partir de 1947, et dont les principes, approuvés par le conseil d'administration des Mines Domaniales en 1946, comportaient les trois caractéristiques ci-après :
Le nouveau plan de développement dérivait de conceptions entièrement neuves.
Rompant délibérément avec les méthodes traditionnelles, il mettait en jeu les techniques les plus récentes, qui venaient de faire leurs preuves dans les mines américaines.
Le doublement de l'extraction devait être obtenu sans fonçage de nouveaux puits (sauf un puits d'aérage), grâce à la mécanisation des chantiers, au skipage des puits principaux et à la rénovation du roulage au fond.
Bien plus, ce doublement pouvait être réalisé en concentrant l'exploitation dans un petit nombre de sièges de très grosse capacité et en fermant plusieurs sièges secondaires.
La mécanisation des chantiers devait comporter la mise en oeuvre simultanée de plusieurs méthodes nouvelles :
Le roulage au fond devait être amélioré par l'emploi de locomotives rapides et puissantes de 200 CV et de grandes berlines de 9 tonnes, roulant sur de véritables voies ferrées de 1,12 m, ce qui devait permettre d'étendre les champs d'exploitation jusqu'à 4 km des puits.
Au jour, le plan prévoyait un large développement des fabriques, dont la capacité devait être plus que doublée, du fait qu'au doublement de l'extraction proprement dite s'ajoutait la nécessité de pouvoir traiter en fabrique non plus seulement une fraction, mais la totalité du sel extrait.
Ici encore, il avait été décidé de rompre avec le passé, en prévoyant que les futures fabriques de Joseph-Else et de Théodore ne seraient plus des fabriques thermiques du type classique, mais des fabriques de flottation employant une technique encore peu répandue pour l'enrichissement des sels de potasse.
Cette technique avait bien fait l'objet, dans le bassin alsacien, d'essais en usine-pilote, mais n'y avait jamais été appliquée à l'échelle industrielle.
Vouloir faire ainsi peau neuve supposait, de la part des responsables, un acte de foi dans l'avenir, une certaine audace et une vision exacte des risques qu'il était licite de prendre.
Par exemple, on savait par avance que l'emploi du matériel américain au fond entraînerait un changement complet de la méthode d'exploitation. Les anciennes tailles chassantes à couloirs oscillants devaient être remplacées par des chantiers en chambres et piliers. Quelles seraient les conséquences de ces innovations dans les mines d'Alsace où les pressions de terrains et les menaces de dégagements gazeux posaient constamment des problèmes difficiles ? Quelles seraient, dans les mines particulièrement chaudes du bassin potassique, les possibilités d'aérer suffisamment des chambres où le courant d'air ne se laisserait pas diriger aussi aisément que dans les anciens chantiers ?
La sécurité et le confort seraient-ils suffisamment assurés avec les nouvelles méthodes ?
Sans se laisser rebuter a priori par les objections possibles, on décida de procéder aux essais et à la mise au point de nouvelles méthodes avec toute la prudence, mais aussi avec toute la foi nécessaire, quitte, ultérieurement, à les généraliser si, comme on l'espérait, elles réussissaient, ou à les abandonner dans l'éventualité contraire.
En fait, l'expérience réussit et montra la justesse des prévisions. Le rendement par poste d'ouvrier du fond qui, en moyenne, pour l'ensemble du bassin, n'avait pas dépassé 3,3 tonnes avant 1946, s'est élevé progressivement pour atteindre 8 tonnes en 1959 (et même 12 tonnes dans le siège le plus moderne).
La réalisation du plan de 1946 fut poussée avec une telle activité et une telle précision que le tonnage de production de 1 200 000 tonnes de potasse pure, prévu pour l'année 1957, était atteint dès l'année 1954 (1 235 327 tonnes) et que deux plans complémentaires furent établis, en 1954 et 1956, prévoyant que la production annuelle en 1961 serait portée, d'après le plan de 1954, à 1 450 000 tonnes, et, d'après le plan de 1956, à 1 650 000 tonnes de potasse pure.
Fait remarquable, tout ce développement a été réalisé sans changement notable des effectifs, qui sont restés sensiblement les mêmes qu'en 1939.
Certes, ce plan et sa réalisation ont été l'oeuvre d'une équipe.
Avec sa modestie coutumière, Louis Crussard écrivait lui-même dans Pavant-propos sur le plan de développement :
« Ce serait outrecuidance de ma part de remercier ici les chefs de services et les ingénieurs de l'état-major des Mines domaniales. Ce sont eux les vrais auteurs de ce travail qui devrait porter leur signature collective; mon rôle s'est réduit à méditer et à coordonner. »
Si les mérites sont partagés, il est cependant certain qu'un programme aussi ambitieux que celui de 1946 et comportant au fond comme au jour des transformations révolutionnaires, n'aurait pas été approuvé aussi facilement par le conseil d'administration des Mines Domaniales de Potasse d'Alsace et n'aurait pas été réalisé avec tant de foi, s'il n'avait pas été conçu, présenté et suivi avec l'appui chaleureux de Louis Crussard.
D'ailleurs, si d'aventure l'état-major des Mines Domaniales de Potasse d'Alsace n'avait pas spontanément pensé à aller de l'avant, Louis Crussard l'y aurait certainement poussé. Car il n'ignorait rien des techniques nouvelles et savait pressentir ce qu'il était possible d'en tirer dans chaque cas concret. Ennemi de l'immobilisme, sans jamais perdre pour autant le sens de la mesure, il encourageait les vues neuves et les larges desseins. Son esprit, resté jeune, était constamment orienté vers l'emploi judicieux de toutes les ressources de la technique, y compris les plus récentes.
Au moment de sa mort, le 2 janvier 1959, Louis Crussard avait donc vu entièrement réalisées les prévisions établies avec lui, pour cette date, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, en ce qui concerne l'avenir des mines de potasse d'Alsace.
La rapide énumération, ainsi faite, des diverses activités exercées, pendant près de trente-huit années, par Louis Crussard, auprès des mines de potasse d'Alsace, nous paraît devoir être complétée par l'évocation des conditions dans lesquelles étaient menées ces activités.
Après le comportement du technicien, il nous paraît indispensable de rappeler ce que fut le comportement de l'homme.
D'une très grande simplicité et d'une très grande modestie, malgré sa très haute valeur morale et intellectuelle, Louis Crussard ne compta jamais que des amis dans les milieux des mines de potasse, non seulement en France, mais aussi à l'étranger.
Il comprenait rapidement tous ceux qui, à un titre quelconque, avaient affaire à lui, et savait comment parler à chacun.
Sa finesse, son bon sens, sa bienveillance, son autorité, sa très vaste culture générale, jointes à ses connaissances scientifiques et techniques, faisaient qu'il était toujours de bon conseil en toute matière, tant sur le plan technique que sur le plan humain. On aimait à le consulter sur les problèmes difficiles, parce qu'on le savait exempt d'esprit de système, parce que, d'une question embrouillée et, en apparence, parfois inextricable, il dégageait la clarté et qu'après lui, tout paraissait limpide. Il savait distinguer et retenir l'essentiel, sans escamoter les difficultés.
Sa venue à Mulhouse était toujours accueillie avec joie par tous. Ses fréquentes visites au fond et au jour, ses conseils aux ingénieurs lui avaient acquis une sympathie universelle.
Lorsqu'on lui soumettait un problème, il rassemblait la documentation, faisait les visites nécessaires sur les chantiers, se retirait dans son cabinet de travail, convoquait, un à un, les directeurs, chefs de services, ingénieurs, etc., se faisait exposer leurs difficultés, leurs soucis, leurs conceptions, discutait avec eux, réfléchissait seul, puis donnait, en réunion plénière, un avis, accepté par tous, parce que toujours marqué du bon sens le plus profond, en même temps que de la plus indiscutable valeur technique.
Aussi, est-ce à juste titre qu'installant le président Louis Crussard à Mulhouse, le 22 novembre 1938, M. de Monzie, ministre des Travaux Publics, le caractérisa comme un des conseils les plus écoutés de l'industrie française et se félicita de l'avoir désigné pour ces hautes fonctions qu'il sut assumer, jusqu'au bout, avec une sagesse magistrale.
Tout au long de sa vie si remplie, Louis Crussard a fait preuve de qualités hors de pair comme savant, comme pédagogue, comme organisateur. A chacun de ces traits de sa personnalité correspond plus spécialement une activité à laquelle il a consacré une partie de sa carrière. Savant, ce sont ses études sur le grisou ou les poussières, les recherches qu'il a inspirées et dirigées à Nancy sur la constitution des combustibles, ses études sur les propriétés mécaniques des terrains dans l'exploitation minière et bien d'autres encore; pédagogue, c'est le professorat à Saint-Etienne, puis à Nancy; organisateur, c'est, pendant la première guerre mondiale, l'animation d'un lourd service de fabrications de guerre, puis l'administration d'un des plus importants arrondissements minéralogiques, jointe à la création et au développement d'une grande École qui lui doit l'essentiel de ses premiers succès et de sa réputation, c'est aussi son rôle auprès de la direction des Mines pendant la dernière guerre, ou comme président des Mines Domaniales de Potasse d'Alsace, et j'en passe.
D'autres diront ce qu'il a été, ce qu'il a réalisé dans ces diverses fonctions. Mon propos est seulement de souligner que, parmi toutes les activités de Louis Crussard, il n'y en a sans doute pas où ses qualités, dans les trois catégories que j'indiquais, aient joué avec plus d'ensemble que dans son rôle d'ingénieur-conseil et dans ses missions géologiques et minières.
Savant, il excellait à observer et analyser, puis à faire la synthèse des connaissances acquises pour débrouiller et comprendre; pédagogue, il savait exposer le résultat de ses travaux et de ses réflexions sous une forme qu'il rendait aisément accessible à ses auditeurs ou à ses lecteurs, l'adaptant parfaitement à leur niveau de connaissances et de compréhension; organisateur, il savait aboutir à des conclusions constructives et, quand il était chargé d'une mission plus ou moins permanente, inspirer dans l'ensemble comme dans les détails une politique fructueuse de recherches ou d'investissements.
Je ne parlerai pas ici de ce que Louis Crussard a fait, surtout dans la dernière partie de sa vie, comme conseil permanent de certaines entreprises. Les dirigeants ou les ingénieurs des Mines de Potasse d'Alsace, des Mines de l'Ouenza, des Phosphates de Taïba, de la SECPIA sauront mieux que moi dire quelle fut son action et les profits qu'ils ont retirés de ses avis et de ses conseils.
Mais, parmi les amis qui se réunissent pour évoquer son souvenir, personne d'autre n'aura, je crois, l'occasion d'évoquer les nombreuses missions temporaires qu'il a remplies pour l'étude de tel ou tel problème de recherches, d'équipement ou de développement minier.
Pour apprécier son action en la matière, il serait bien intéressant de pouvoir lire, ou relire, les rapports qu'il avait rédigés à la suite de ces missions. Malheureusement pour nous, Louis Crussard n'avait pas, contrairement à tant d'autres, la religion de son oeuvre passée. Son esprit, qui a gardé jusqu'à la fin de sa vie une jeunesse extraordinaire, l'entraînait vers l'avenir, vers l'oeuvre nouvelle, vers les nouveaux problèmes que l'on venait lui soumettre ou qu'il se posait lui-même. D'anciens dossiers, se rapportant à des affaires qui, pour lui, étaient achevées depuis longtemps, ne pouvaient plus garder à ses yeux beaucoup d'intérêt et c'est ainsi que, il y a peu de temps, pour faire de la place, il a détruit toute une série de rapports qui, si j'en juge par les rares exemples que j'ai pu retrouver, nous auraient apporté de précieux enseignements.
Pour beaucoup de ces missions, nous ne disposons donc plus que des souvenirs qu'a pu en garder sa famille. C'est ainsi que nous savons que, jeune professeur à l'Ecole des Mines de Saint-Etienne, il avait, au début du siècle, été en Sibérie pour étudier un gisement de cuivre près de Krasnoyarsk. Il en avait profité pour examiner d'autres problèmes miniers sibériens et ses proches ont gardé la mémoire de l'impression profonde que lui avaient faite les richesses minières inexploitées de la Sibérie. Il allait jusqu'à dire que, pour peu que les Russes fissent un effort, ils pourraient, pour la production minière, dépasser les Etats-Unis.
Vers la même époque, ou un peu plus tard, il fit une mission en Corse pour étudier des recherches de cuivre. Le souvenir s'en est conservé notamment parce qu'il emmena avec lui un de ses jeunes beaux-frères, à peine bachelier, pour lui servir de porte-mire dans les levers topographiques qu'il prévoyait avoir à faire en plein maquis. Si je cite le fait, c'est qu'il me donne l'occasion de souligner que, pour Crussard, aucune des besognes les plus terre à terre, les plus « mesquines » diraient certains, qu'il y avait à remplir pour bien connaître ce qu'il avait à étudier, n'était négligeable ou méprisable.
Il serait vain de chercher à établir une liste complète des missions qu'il accomplit par la suite. Rappelons cependant, à titre d'exemples, une étude approfondie du gisement de cuivre de Corocoro en Bolivie, diverses études sur le gisement de potasse de Catalogne, des missions au Maroc, où on le vit, il y a peu d'années, monter encore allègrement jusqu'au sommet de l'Erdouz, au Portugal pour l'étude de gisement de tungstène, en Israël aussi, sans parler de missions moins lointaines, comme l'étude qu'il fit récemment des possibilités de la mine de Carolus Magnus dans le bassin d'Aix-la-Chapelle, et bien d'autres.
Cette énumération, quoique bien partielle, suffit à montrer combien étendu a été le « domaine d'action » de Louis Crussard et combien variés ont pu être les services rendus par lui à l'industrie minière. Elle ne permet pas de se rendre compte de la qualité de ces services. J'en serais réduit à faire appel à mes souvenirs personnels, à essayer de communiquer l'impression profonde de luminosité que j'ai retirée des entretiens au cours desquels, à son retour de nombreuses missions, il m'a pris comme « cobaye », si je puis dire, pour faire l'essai de ses observations et des conclusions qu'il en tirait, si je n'avais eu la bonne fortune, grâce à l'obligeance de quelques sociétés auxquelles je tiens à dire tous mes remerciements, de retrouver deux ou trois de ses rapports de mission.
Dans le rapport sur Corocoro, ce qui frappe tout d'abord, de la part d'un ingénieur qui n'a pas la réputation d'avoir été « un géologue », c'est l'importance donnée à l'observation géologique précise non seulement des gisements eux-mêmes mais de tout leur environnement. Crussard ne s'est pas contenté des levers de ses prédécesseurs. Il a tout revu lui-même, observé sur le terrain et contrôlé au laboratoire, et cela le conduit, aussi bien au point de vue stratigraphique qu'au point de vue tectonique, à des interprétations nouvelles, très différentes, quant à leurs conséquences minières, de ce qui était admis jusqu'alors. Il y a là une véritable oeuvre de géologue, qui ferait honneur à plus d'un savant spécialisé dans cette seule discipline.
Ce qui frappe aussi dans cet exposé géologique, c'est que, si rien n'est omis - y compris les incertitudes sur tel ou tel point - de ce qui peut avoir un rapport avec le problème minier, rien n'est dit, comme c'est trop souvent le cas dans des rapports analogues, qui soit inutile pour résoudre ce problème. La description géologique qui tient quelque cent vingt pages, est illustrée de plus de quatre-vingts croquis, schémas, cartes, vues perspectives tous de la main même de Louis Crussard, qui suivent le texte pas à pas et l'éclairent merveilleusement. Il en est de même dans l'étude détaillée, qui suit, des travaux d'exploitation et de reconnaissance du gisement. Ne se contentant pas d'avoir annexé à son rapport une abondante documentation de cartes et de plans où le lecteur, avec un certain effort, aurait pu retrouver tout ce dont il était question, Louis Crussard a mis, presque en face de chaque page, un dessin simplifié, mais très précis et remarquablement clair. Tout est fait pour que le lecteur comprenne bien de quoi il s'agit, ce que l'auteur a vu, comment il l'interprète et pourquoi.
On ne peut pas ne pas noter le soin avec lequel, dans ces deux premiers chapitres, chaque détail est analysé et sa signification examinée, avant d'aboutir aux vues plus synthétiques qui conduisent au chapitre suivant : l'estimation des réserves de minerai. Il y a peu de remarques à faire sur celle du minerai à vue ou quasi-certain, sinon pour noter le soin avec lequel Louis Crussard a cherché à préciser la plus ou moins grande certitude des chiffres adoptés. Par contre, la façon dont il traite le problème du minerai possible est originale et intéressante .
Il remarque en effet que quatre questions seulement peuvent se poser en l'espèce :
Comme il y a cinq domaines géographiques à étudier et six différents groupes de couches, cela fait cent vingt cas à examiner. Beaucoup d'entre eux s'éliminent très vite, soit qu'il s'agisse de gisements exploités ou comptés dans le minerai à vue, soit que les données rapportées dans les deux premiers chapitres permettent de les condamner immédiatement. Il ne reste finalement que dix-huit problèmes que Louis Crussard reprend en détail pour déterminer les chances plus ou moins grandes de découverte, et autant que possible, l'étendue du champ sur lequel devraient porter les recherches. Il y a là une préparation très claire des conclusions, qui seront données dans la suite du rapport, sur les recherches qu'il convient d'entreprendre et leur ordre d'urgence.
Suivent une étude de l'aménagement des mines et du mode d'exploitation, puis une étude du prix de revient. La compétence indiscutée de Louis Crussard en ces matières, les rapprochements que sa vaste expérience lui suggère avec d'autres exploitations donnent à ces deux courts chapitres un puissant intérêt, Plutôt que de formuler d'une manière plus ou moins dogmatique les critiques que motivent les installations ou les méthodes, c'est par un examen historique que l'auteur recherche comment ces défauts sont nés ou se sont développés. Aux propositions précises pour améliorer à bref délai la situation, le rapport ajoute ainsi une leçon tirée du passé et qui doit permettre au lecteur attentif d'éviter certaines rechutes à l'avenir. L'étude du prix de revient conduit d'autre part à des propositions précises aussi bien pour son amélioration que pour le choix de la méthode d'exploitation à adopter dans certaines parties du gisement que l'on va devoir attaquer et qui présentent, notamment pour la profondeur, des conditions différentes de celles que l'on a connues jusqu'alors.
La conclusion de toute l'étude est que, si l'exploitation n'a plus que deux ans de minerai quasi-certain devant elle, il y a bien des chances sérieuses pour que des recherches bien conçues et bien conduites, apportent, dans ce délai, des réserves suffisantes pour continuer l'exploitation. Louis Crussard définit alors le programme à adopter pour les deux années qui viennent, l'ordre d'urgence à suivre, l'effort à réaliser dont il montre à la fois l'importance et la possibilité, compte tenu des moyens dont on dispose.
Le rapport se termine enfin par un très court chapitre de « questions diverses » qui vont de renseignements sur le prix de revient de la force motrice ou sur l'humidité des concentrés jusqu'à des conseils très précis sur la tenue des plans de mines ou des journaux d'exploitation et sur les renseignements que le siège social devrait demander - et se contenter de demander - à la direction locale pour suivre, au niveau qui l'intéresse et sans être noyé dans les détails, l'exploitation, le prix de revient et les travaux de recherches.
Si j'ai cru bon de donner un résumé de ce rapport sur Corocoro, ce n'est pas tant parce que les avis et conseils qu'il donnait, effectivement suivis par ceux qui ont alors repris la mine, ont permis de prolonger l'exploitation pendant plus d'une dizaine d'années; c'est parce qu'il m'a semblé que cette étude était un bon exemple de ce qu'apportait presque toujours une mission de Louis Crussard : une observation scrupuleuse des faits, dans un esprit profondément scientifique, aboutissant à des interprétations nouvelles et à des idées que personne n'avait eues avant lui, un diagnostic très sûr, d'où résultait un programme d'action précis qui ne négligeait aucun des détails nécessaires. Le tout présenté dans un style sans emphase, toujours parfaitement clair, parfois familier et qui donne au lecteur, si je peux dire, l'impression qu'il est lui-même parfaitement intelligent.
Je ne m'arrêterai guère aux deux autres rapports que j'ai pu retrouver et qui font preuve des mêmes qualités, sinon pour faire une remarque : l'un de ces rapports est manifestement destiné, comme celui de Corocoro, à des lecteurs qui ont au moins quelques notions des problèmes miniers; l'autre, par contre, qui porte sur un délicat problème de venues d'eau dans une mine, s'adresse à des lecteurs qui ne connaissent rien à ce genre de question. Alors, le style change; les termes techniques, quand ils ne peuvent être évités, sont tous définis avec précision, toutes les connaissances de base nécessaires à la compréhension des faits sont exposés avec clarté, les faits observés eux-mêmes et leur interprétation sont rapportés sous une forme telle qu'ils soient parfaitement compréhensibles pour un lecteur incompétent. De sorte que, lorsqu'il en arrive aux conclusions, qui sont les mesures à prendre, le lecteur a réellement pu saisir de quoi il s'agissait, quels étaient les risques et les chances de succès, et il peut prendre ses décisions en connaissance de cause. A ce rapport principal est joint un rapport annexe, qui étudie avec plus de précision certaines questions techniques délicates et complexes qui demandaient à être vues en détail. Mais la lecture de cet exposé technique n'est pas indispensable pour la compréhension du rapport principal qui contient tout ce qu'il faut pour déterminer et justifier le programme des mesures à prendre.
Nous retrouvons là cette qualité pédagogique exceptionnelle de Louis Crussard, cet art qu'il avait de se mettre toujours à la portée de son auditeur ou de son lecteur. Combien de fois l'ai-je vu, ayant abouti dans une étude scientifique ou technique, adopter pour sa présentation, en fonction du niveau présumé d'intelligence et de connaissances du lecteur, une voie très différente de celle par laquelle lui-même y était arrivé. Ce qu'il pratiquait avec tant de savoir faire dans ses cours ou dans ses articles scientifiques et techniques, nous touchons ici du doigt qu'il le faisait avec autant de bonheur dans ses rapports de mission.
Sans aucun doute, cet art de se faire comprendre a joué un rôle essentiel parmi les nombreuses qualités grâce auxquelles Louis Crussard a rendu tant d'éminents services à l'industrie et au pays.