UNE GRANDE FAMILLE DE SAVANTS

LES BRONGNIART

PAR

LOUIS DE LAUNAY
MEMBRE DE L'ACADEMIE DES SCIENCES

LIBRAIRIE G. RAPILLY ET FILS
1940




PREAMBULE

La dynastie des Brongniart a présenté, pendant plusieurs générations, un exemple remarquable de ces grandes familles bourgeoises où des hommes illustres se succèdent de père en fils, assurant à la race la perpétuité de leur noblesse intellectuelle : famille qui intéresse à la fois l'Académie des Sciences et l'Académie des Beaux-Arts, le Muséum, l'Université et l'École des Mines. Mais les lois complexes de l'hérédité ont amené, en outre, chez eux, par l'application de quelque formule Mendélienne, une bien curieuse alternance d'artistes et de savants qui suffirait pour leur conférer une physionomie toute particulière. Après des générations de légistes, un pharmacien-chimiste engendre un architecte célèbre : Théodore Brongniart, l'auteur de la Bourse et du Père-Lachaise, l'ami de Hubert Robert, de Houdon, de Clodion, de Couasnon, de David, de Gérard, de Mme Vigée-Lebrun, etc. Celui-ci a parmi ses enfants : un fils, Alexandre Brongniart, l'un des fondateurs de la géologie stratigraphique et le rénovateur de la fabrique de Sèvres et une fille, la Baronne Pichon, élève de David qui eut un véritable talent de peintre. Le frère de l'architecte, Antoine Brongniart est, de son côté, un chimiste connu. Puis le fils d'Alexandre, Adolphe Brongniart, donna le premier essor à la science des plantes fossiles. Après quoi, l'on trouve, avec un moindre relief, l'excellent peintre Edouard Brongniart, son fils Charles, le naturaliste, auteur de travaux connus sur les insectes fossiles, mort avant d'avoir donné toute sa mesure, et sa fille Jeanne, Mme Maxime Cornu, peintre de talent. Enfin, à la dernière génération, le goût des arts et de l'architecture ont reparu dans la personne d'André Brongniart.

Mais l'hérédité n'est pas seulement dans la ligne masculine. A cette descendance qui confond ses œuvres multiples sous le nom patronymique de Brongniart, il convient d'ajouter au moins un ancêtre maternel, Hazon, président de l'Académie d'Architecture sous Louis XV, par lequel les Coquebert de Montbret, naturalistes de père en fils, interviennent aussi comme souche des derniers Brongniart, depuis Adolphe Brongniart, le paléobotaniste. Parmi les collatéraux et les alliés, les illustrations sont de plus si nombreuses que l'on a pu y compter, en s'étendant un peu loin, outre le saint fondateur des Écoles chrétiennes, Jean-Baptiste de la Salle, 35 membres des diverses académies (quelques-uns de plusieurs à la fois) : 5 de l'Académie française, le grand Colbert, Empis, Silvestre de Sacy, Jean-Baptiste Dumas et le cardinal Baudrillart ; 16 de l'Académie des Sciences dont Lavoisier, Prony, Fourcroy, Coquebert de Montbret, Brochant de Villiers, Pouillet, les deux Milne-Edwards, Audouin, Payen, Dumas, Hervé Mangon et Alfred Cornu ; 8 de l'Académie des Inscriptions; 4 de l'Académie des Sciences morales; 2 de l'Académie d'Architecture; 1 de l'Académie des Beaux-Arts ; 4 de l'Académie de Médecine.

Il ne saurait être question de consacrer ici des notices développées à tant d'hommes remarquables et d'étudier leurs œuvres. Je ne voudrais pas non plus me borner à écrire, sur les trois principaux Brongniart, un simple mémoire scientifique. Mais il m'a semblé qu'une histoire de cette belle famille qui a fait tant d'honneur à la Science française, histoire puisée en grande partie à des sources inédites, pourrait être de nature à intéresser ceux-là mêmes qui n'ont aucun désir d'approfondir, ni les principes de l'architecture, ni la géologie ou la paléobotanique, mais qui aimeront cependant, à apprendre comment ces deux dernières sciences se sont constituées. Cette histoire ne présente aucune péripétie romanesque; elle est, dans son ensemble, celle d'hommes qui ont vécu pour leur travail. Elle nous amènera cependant à faire, avec l'ancêtre Hazon, une peinture pittoresque de l'École de Rome au XVIIIe siècle; à envisager, avec Théodore Brongniart, la vie de famille pendant la Terreur; enfin à tracer, avec Alexandre Brongniart, un tableau de cette curieuse petite province perdue dans Paris qu'a formée si longtemps le Muséum.

Le défaut du sujet, je ne me le dissimule pas, est d'être trop touffu parce qu'il est trop riche. Outre la multiplicité des personnages à envisager, le plus fameux d'entre eux, Alexandre Brongniart, a essaimé ses travaux dans des voies multiples, zoologie et botanique, minéralogie et paléontologie, céramique et direction de Sèvres. Un ordre d'exposition strictement historique amènerait donc une confusion lassante pour le lecteur et ferait méconnaître la liaison des idées, l'enchaînement des travaux poursuivis pendant de longues années. C'est pourquoi, quand nous arriverons à la période glorieusement productive d'Alexandre Brongniart, nous adopterons, pendant un moment, un ordre quelque peu artificiel, commençant par un historique, dans lequel les œuvres seront simplement mentionnées à leur date sans résumé ni commentaire, puis revenant sur cette œuvre dans une série de chapitres distincts, nous considérerons tour à tour Brongniart comme zoologiste, comme géologue et comme céramiste : ce qui correspond à peu près à la tendance principale de son esprit pendant trois périodes successives, mais ce qui, si nous n'en avertissions de suite, pourrait faire méconnaître que ces trois branches d'études se sont, en réalité, enchevêtrées et superposées durant un demi-siècle.

D'une façon générale, nous commençons, suivant l'usage, par n'envisager que la lignée portant le nom de Brongniart et nous reviendrons seulement ensuite sur l'ancêtre maternel Hazon que l'époque de sa vie aurait dû faire placer en tête de cette étude.




CHAPITRE PREMIER
LES ORIGINES DES BRONGNIART. LES FOURCROY. LE CHIMISTE ANTOINE BRONGNIART

Je n'écris pas ici, j'en ai prévenu, un livre de famille, ni une série de notices académiques, mais la biographie d'un groupe d'hommes célèbres ayant appartenu à cette famille. Je crois donc inutile d'entrer dans des détails généalogiques qu'il me serait aujourd'hui facile de multiplier en les empruntant à une étude documentaire où un de leurs descendants, le général Dumas, le valeureux petit-fils de J.-B. Dumas qui a ajouté une page de gloire militaire à l'histoire des Brongniart, les a patiemment rassemblés. J'en retiendrai seulement les traits principaux et ce qui, en eux, peut présenter quelque intérêt de curiosité [Je remercie le général Dumas et M. André Brongniart des documents qu'ils ont bien voulu me communiquer qui m'ont été précieux, ainsi que des reproductions des œuvres artistiques qui forment un magnifique patrimoine de famille].

La famille Brongniart est originaire d'Arras où nous la trouvons établie dès le début du XVIe siècle, à une époque où la ville, ballottée entre la maison de France et la maison d'Autriche, prise et reprise par les deux partis, bouleversée par les séditions populaires, subissait toutes les misères. Les Brongniart furent annoblis au début du XVIIe siècle. L'Archiduc d'Autriche Albert accorda des lettres de noblesse à un de leurs représentants, Antoine de Brongniart, en l'année 1610, un peu avant la mort d'Henri IV. Quatorze ans auparavant, en 1596, le beau-père d'Antoine de Brongniart, Pierre Dervillers avait été également annobli par Philippe II pour avoir maîtrisé, en 1575, les séditieux d'Arras et défendu l'abbaye du Mont-Saint-Eloy contre les partisans d'Henri IV [Brongniart porte: d'or, au chevron d'azur accompagné de trois têtes de léopard de même lampassées de gueules. (L'écu timbré de gentilhomme)]. Cela montre assez la place importante qu'occupait alors la famille et le côté vers lequel l'entraînaient ses opinions politiques. Antoine de Brongniart était échevin d'Arras, licencié es lois, Receveur général des États, avocat au Conseil supérieur d'Artois. Nous le voyons placer de l'argent en rentes perpétuelles dans les emprunts que les archiducs émettaient comme dans des temps plus modernes mais à intérêts généralement supérieurs (7 à 8 %) pour subvenir à des travaux d'édilité et à la construction d'un canal. En même temps, il achetait les seigneuries de Bavincourt et de Cauroy.

Cette époque marque, à ce qu'il semble, un point culminant à partir duquel la famille, très nombreuse, a, pendant deux cents ans, du moins pour les Brongniart qui nous touchent, plutôt tendance à décroître. Aux générations suivantes qui se succèdent à raison de 5 ou 6 enfants, la branche aînée reste seule à Arras en gardant quelque temps les seigneuries. Les cadets se dispersent au voisinage. Dans la lignée qui nous intéresse nous trouvons successivement : vers 1620, un lieutenant bailli du prince d'Epiney en sa seigneurie de Salty (entre Arras et Doullens, à 1.500 m. S.-O. de Bavincourt) ; puis, vers 1660, un lieutenant de la Bazecque (à 2 km. S. de l'Arbret, dans la même région) ; ensuite un maître de poste à l'Arbret, Théodore Brongniart (1675-1714) ; enfin Isidore-Théodore Brongniart (1707-1765), qui marque l'étape si souvent constatée dans tant de familles depuis le XVIIIe siècle, de la bourgeoisie provinciale émigrant vers Paris et dont, en même temps, la physionomie commence à se distinguer plus clairement. [Le petit château de Bavincourt existe toujours à l'Ouest d'Arras, près de l'Arbret, où fut installée en 1915, par le général Dumas, une gare de croisement et de répartition. Le général de Sailly lui a consacré une monographie].

Cet Ignace-Théodore, né encore à l'Arbret, baptisé à Bavincourt, mais marié et enterré à l'église Saint-Séverin de Paris, nous est présenté en 1737 comme reçu au corps des marchands-apothicaires-épiciers de la ville de Paris. Établi rue de La Harpe, à l'enseigne du Flambeau Royal, il inaugure, malgré l'accolade des épiciers aux apothicaires un peu surprenante pour nos idées modernes, les générations de pharmaciens qui vont se succéder et il s'agit bien, avec lui, d'un pharmacien-chimiste comme le seront son fils cadet et, un moment, son petit-fils Alexandre (le géologue). Car, en 1758, nous le voyons enseigner la chimie au Collège de Pharmacie et les archives de la Bibliothèque de l'École supérieure de Pharmacie conservent les procès-verbaux de ses épreuves d'examen. Il est très considéré dans sa corporation qui le choisit trois ans de suite, en 1759, 1760 et 1761, comme garde des apothicaires, considéré également sur sa paroisse de Saint-Séverin où il figure comme marguillier et administrateur de la chapelle de la Vierge.

Ignace-Théodore avait épousé, en 1737, une demoiselle de Fourcroy un peu plus âgée que lui et ce mariage, béni par son cousin germain l'abbé Brongniart du diocèse d'Arras, l'avait fait entrer dans une famille dont l'histoire ressemble beaucoup à celle des Brongniart : antique seigneurie dans le Boulonnais au XVe siècle, nombreux enfants (11 à la première génération), décadence des cadets, établissement à Paris comme marchand-épicier-apothicaire pendant trois générations; puis, à la fin du XVIIIe siècle, dans les deux branches issues du premier apothicaire établi sur Saint-André-des-Arts, deux membres de l'Institut, le chimiste célèbre et Comte de l'Empire Antoine-François Fourcroy, le géologue Alexandre Brongniart, son cousin issu de germain plus jeune que lui de 15 ans.

Cette parenté des Brongniart avec le chimiste du Comité de Salut Public, réorganisateur de l'Instruction Publique sous le Directoire, va, comme nous le verrons bientôt, jouer un grand rôle dans l'histoire du géologue; aussi allons-nous consacrer quelques lignes à ce personnage. Mais l'alliance Fourcroy amenait, en outre, des parentés plus éloignées (si éloignées que les généalogies seules nous les apprennent) avec le chancelier Maupeou et le célèbre graveur et collectionneur d'estampes Mariette.

Deux mots seulement en passant sur le chimiste Antoine-François Fourcroy (1755-1809), savant de mérite, professeur éloquent, bon administrateur, dont le passage dans la politique à une époque tragique, puis le ralliement honorifique à l'Empire ont laissé une réputation un peu discutée, mais qui, en somme, dans ses rapports avec la famille Brongniart, nous apparaît plutôt sous les traits d'un bourru bienfaisant, ayant surtout, comme tant d'autres, puisé d'abord des opinions politiques un peu excessives dans certaines humiliations de jeunesse.

Ignace-Théodore Brongniart eut deux fils, chez lesquels se décèle aussitôt, avec un égal mérite, la dualité de goûts que nous avons signalée dès le début dans cette famille, tous deux ayant commencé par la pharmacie, mais pour aboutir : l'aîné, Théodore, né en 1739, à l'architecture et le cadet Antoine, né en 1742, à la chimie. La logique voudrait que nous commencions par l'aîné ; mais, comme c'est lui la souche des Brongniart que nous voulons étudier et comme nous aurons à nous en occuper longuement, il est préférable d'envisager d'abord le cadet.

Antoine (Louis) Brongniart (1742 à 1804) fut, à 19 ans, en 1761, reçu maître apothicaire de Paris. Son père étant mort prématurément en 1765 et son frère aîné Théodore ayant vite abandonné les études médicales pour l'architecture, ce fut Antoine, qui, malgré ses 25 ans, succéda à son père au « Flambeau Royal », rue de La Harpe, par émancipation au bénéfice d'âge. Porté comme son père vers les recherches de chimie, il devint démonstrateur de chimie au Collège de Pharmacie dès l'organisation de cet établissement en 1777. En outre, suivant un usage très répandu en cette fin du XVIIIe siècle où le goût de la science se vulgarisait sans moyens officiels pour le satisfaire, il commença dès lors à donner des cours privés de chimie et de physique qui obtinrent un vif succès. Cette même année 1777, il épousait en secondes noces, le 4 février, Marguerite Ménesdrieux, veuve Belloy, déjà mère de deux enfants qui devait lui donner encore deux fils en 1780 et 1782.

Deux ans après, ayant rédigé son enseignement, il obtint, le 27 janvier 1779, un privilège qui lui permit de publier en un gros in-folio, son « Tableau analytique des combinaisons et des décompositions des diverses substances, ou procédés de chimie pour servir à l'intelligence de cette science ». Il se trouvait ainsi désigné pour obtenir, à la mort du professeur Rouelle, en avril 1779, la place de démonstrateur de chimie aux Écoles du Jardin des Plantes [Bibl. Nat. Cabinet des Titres. MN. FR., 12305. Arch. Nat. 0-1 213, page 86. La correspondance de Buffon contient à la date du 12 avril 1779, une lettre de Buffon à Macquer, professeur au Jardin du Roi, lui annonçant qu'à sa recommandation, il a nommé Brongniart démonstrateur de chimie aux écoles du Jardin du Roi. Brongniart fut attaché au cours de Fourcroy et devint, à la réorganisation du Muséum, titulaire de la chaire de chimie appliquée aux arts]. Ce qui ne l'empêcha pas de continuer ses leçons à l'École de Pharmacie et ses cours privés au Collège de Tours, rue Serpente, où Franklin vint assister à sa leçon de clôture. En dehors de son gros livre, il avait, dès lors, produit un certain nombre de travaux chimiques qui l'amenèrent à poser sa candidature dans la classe de chimie à l'Académie des Sciences; cristallisation des métaux; élasticité des émanations aériformes; substances fournissant le phosphore; opium et ses altérations; altérations de la lymphe in vivo et in vitro; modifications des feuilles du bourgeon à la chute, etc. Néanmoins, cette candidature échoua et Antoine Brongniart, quoique professeur au Muséum, n'a jamais fait partie de l'Institut.

Vers 1781, Antoine Brongniart acheta, avec des fonds avancés en partie par son frère aîné, l'une des quatre charges de premier apothicaire du roi Louis XVI et devint en conséquence, Prévôt perpétuel honoraire du Collège de Pharmacie. Sans doute à cette occasion, au mois de juin de cette année-là, il vendit sa boutique du Flambeau Royal pour se consacrer uniquement à ses études scientifiques.

Sa réputation de professeur était assez établie pour qu'en 1787, les sous-gouverneurs, instituteurs et officiers du Dauphin lui demandassent de faire un cours de chimie au château de Versailles. La comptabilité de ses cours privés montre, d'ailleurs, qu'en ces dernières années de l'ancien régime, il avait des élèves de marque. On y relève, entre autres, les noms de Fourcroy, Lacépède, l'abbé Sieyès, le Chevalier de Seignelay, le comte de Molly (de l'Académie des Sciences), les marquis de Saint-Laurent, de Fréteval et de Melloy, le duc d'Harcourt, le vicomte de Laval-Montmorency, Malessieux, des Rosiers, etc., etc. Mais la Révolution allait amener une crise dans cette existence jusque-là prospère. Le 3 mai 1790, le ministre Saint-Priest lui annonçait que sa charge de premier apothicaire du roi était supprimée par raison d'économie. Cette charge avait été payée par lui 60.000 livres, dont son frère Théodore l'architecte lui avait avancé le quart. On lui en promettait bien le remboursement ultérieur en lui assignant jusque-là une rente de 3.000 livres. Mais, comme il arrive trop souvent, pour les créances sur l'État, même dans des périodes moins troublées que celle-là, entre la promesse et l'exécution, le pas à franchir était malaisé. Quelques premiers fonds effectivement versés subirent l'opposition de créanciers et le reste de la charge ne fut, croyons-nous, jamais remboursé. En tout cas, plusieurs années après, il en résultait encore une correspondance assez tendue entre les deux frères : Antoine remettant toujours, pour s'acquitter de sa dette, à l'époque où il hériterait de sa belle-mère et, comme conclusion, le 11 juin 1794, Mme Théodore Brongniart écrivait à son mari avec découragement : « Votre frère ne sera pas remboursé de sa charge parce qu'il n'est pas dans la loi du décret. Par conséquent, voilà seize mille livres de perdus. »

En cette année 1790, nous voyons Antoine Brongniart professer au Jardin des Plantes un cours de pharmacie public et gratuit qui attire à chaque séance 4 à 500 auditeurs. Un autre cours, celui-là payant, traite de l'histoire naturelle appliquée à la médecine et aux arts. Pour ce dernier cours qui commence le 22 septembre, son frère lui a fait prêter un local dans la rue du Théâtre-Français. Les souscripteurs à 18 francs affluent.

L'année suivante 1791, la fuite de Louis XVI (21 juin) et son retour à Paris retardèrent deux fois l'ouverture annuelle de ses cours privés (d'après un Journal intime dont je n'ai pas eu connaissance). Outre le cours privé de pharmacie au Jardin des Plantes, il professait à cette époque un cours de chimie au collège de la Marche Winville, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève : collège dont l'archevêque de Paris était le proviseur.

En 1792, il collabore activement avec Hassenfratz au Journal des Sciences. Mais les événements politiques et les nécessités de la défense nationale viennent décidément bouleverser son existence. Il est enrôlé comme pharmacien militaire de première classe (il avait 50 ans) et il gardera cette attache à l'armée jusqu'à la fin de son existence. Chargé néanmoins, en juin 1793, de professer les arts chimiques au Muséum d'Histoire Naturelle, il est obligé de demander qu'on lui donne un chargé de cours provisoire en lui réservant l'emploi pour la fin de la campagne, estimée prochaine, conformément à un décret de la Convention et en lui attribuant, pendant son service militaire, le tiers du traitement attaché à ses fonctions civiles. C'est, le 4 août 1793, Berthollet qui est élu pour le suppléer.

En novembre 1793, nous le trouvons apothicaire-major à Ville-Affranchie (Lyon) que la Convention venait de reconquérir par les armes et où lui, sa femme et ses deux fils souffrent d'une telle famine, ne recevant comme ration que trois onces d'avoine, qu'ils sont réduits, pour ne pas mourir de faim, à manger leur chat.

En 1794, il passe à l'armée d'Italie, rentre à Paris au début de 1795 et, le 1er février 1795, est nommé membre du Conseil de Santé des Armées, puis, à la suppression de ce conseil, Inspecteur-Général du Service de Santé des Armées : place qu'il demande aussitôt au Ministre, la grâce de céder à son ancien maître et ami, Bayen, pharmacien en chef des Armées depuis 1756. Lui-même devient alors (22 mars 1795) pharmacien en chef de l'hôpital militaire d'instruction du Val-de-Grâce (avec le traitement d'officier en chef de l'armée). Il est, par suite, chargé des cours de pharmacie et de chimie à cette école, en même temps qu'il continue son professorat des arts chimiques au Muséum. Enfin, son cousin Fourcroy, grand réorganisateur de l'Instruction Publique, lui fait attribuer un troisième cours au Lycée Républicain. [Le Lycée républicain ou « Lycée des Arts » avait été fondé au début de 1793 et Alexandre Brongniart y professa également sur la recommandation de Fourcroy. Cet établissement cherchait à rivaliser avec le Lycée proprement dit, ou lycée de La Harpe, fondé en 1786 et d'opinion moins avancée, qui se maintint avec succès une douzaine d'années].

Le 13 août 1797, le citoyen Brongniart, « professeur de chimie partielle au Muséum », lit à l'Académie des Sciences, un mémoire sur un moyen d'obtenir de l'acide sulfurique pur et sans se servir de nitrate de potasse.

A ce moment, nouvel avatar comme on en voyait sans trop de surprise à cette époque. Dolomieu, professeur de minéralogie au Muséum, étant parti pour l'expédition d'Egypte, Antoine Brongniart est chargé de le suppléer pendant son absence, tandis que son neveu Alexandre Brongniart remplace, comme nous le verrons, le même savant dans son enseignement à l'École des Mines (nomination de février 1799). Un peu après, il se trouve être chargé, avec Fourcroy, de transférer aux Invalides le corps de Turenne, resté jusque-là au Muséum.

Le 21 juin 1800, il est nommé pharmacien en chef de l'armée de réserve de Dijon et doit à cette occasion quitter Paris, laissant son cours de chimie du Muséum à Vauquelin, qui devait, quatre ans après, à sa mort, le remplacer définitivement et glorieusement suppléé pour la minéralogie par Haüy.

A ce moment, il est envoyé à Zurich, où il organise l'enseignement des sciences physiques et professe, en même temps, la pharmacie et la chimie. Puis le Conseil de Santé des Armées le dirige sur Rennes au titre de pharmacien en chef de l'hôpital militaire d'Instruction et, le 6 janvier 1802, il est enfin renvoyé à Paris, où le Conseil de Santé lui annonce aimablement qu'il va pouvoir reprendre sa place « plus lucrative et plus avantageuse au Muséum ». En effet, il est élu Secrétaire du Muséum pour l'année 1802-1803 et, dans les années 1803 et 1804, il publie, dans les Annales du Muséum d'Histoire Naturelle, deux mémoires, l'un sur l'analyse de la terre d'ombre de Cologne, l'autre sur les principes constituants de l'eau minérale de Balance. Mais, le 24 février 1804, il meurt à 62 ans, n'ayant pas pu donner toute sa mesure scientifique par suite des circonstances qui l'avaient d'abord obligé à se disperser en une série de cours où l'on appréciait moins son talent de manipulateur que sa parole, puis, pendant une dizaine d'années, de 1792 à 1802, à abandonner la science pour l'armée. Il fut remplacé par Vauquelin au Muséum et par Nachet à l'École de Pharmacie.

Il laissait deux fils. L'aîné, Pierre (1780-1841), pharmacien militaire dès l'âge de 15 ans, retraité en 1836 après 30 ans de service et 11 campagnes, était surtout connu de ses camarades comme un marcheur infatigable et quelque peu excentrique, capable de faire à pied le trajet de Paris à Bayonne, dans le même temps que la diligence. Le second, Michel (1782-1854), a été receveur des douanes et graveur (1807) et a seul laissé une postérité.




CHAPITRE II
L'ARCHITECTE THEODORE BRONGNIART (1739-1813).

Sa théorie Davidienne de l'architecture, ses constructions de la Chaussée d'Antin. Les Invalides et l'École Militaire. Bordeaux pendant la Terreur (11 avril 1793 au 26 janvier 1795). La Bourse et le cimetière du Père-Lachaise.

Avec le frère aîné du chimiste Antoine Brongniart, l'architecte Théodore Brongniart, nous abordons enfin la série des trois illustres personnages qui nous ont amené à écrire cette étude. Du coup, nous changeons de milieu et nous passons momentanément de la Science à l'Art. Au lieu de ces pharmaciens-chimistes que nous avons rencontrés jusqu'ici du côté Brongniart comme du côté Fourcroy, voici un architecte célèbre. Ce qui ne signifie pas pourtant l'abandon de la science, ni même, plus spécialement, celui de la pharmacie et de la médecine qui va, dans les deux générations suivantes, former encore l'objet des premières études de jeunesse.

Théodore Brongniart, né à Paris le 15 février 1739, avait fait au collège de Beauvais des études littéraires très soignées dont on retrouve fréquemment la trace dans sa correspondance (Ce collège avait reçu la direction de Rollin). Après quoi, suivant la tradition de toute la famille, il fut dirigé par son père vers la médecine. Mais une vocation imprévue vint bientôt l'arracher à Hippocrate et à Galien. Dans sa notice nécrologique, son ami Belanger, « architecte de la Coupole », nous dit : « Il avait étudié son art chez un maître qu'on peut regarder comme ayant été l'un des restaurateurs de la science et de l'art de l'architecture, si négligée en France pendant les premières années du XVIIIe siècle. Brongniart se fit distinguer de bonne heure dans l'école de Boulée, son maître, et aux leçons de Blondel, professeur de l'Académie. » Son fils, ayant à expliquer cette évolution imprévue dans une notice sur ses œuvres publiée en 1824, s'est attaché, en savant fils d'un artiste, en peintre connaissant à fond son modèle, à déterminer pourquoi son père avait passé de la médecine à l'architecture et pourquoi ses études scientifiques, même vite arrêtées, lui avaient été utiles dans son art. Quelques-unes de ses remarques indiquent en quoi, dans cette hérédité alternante, dont nous avons déjà signalé la particularité, le caractère du père et celui du fils différaient pour aboutir, dans des genres aussi distincts, à des œuvres également méritoires :

« Il avait, dit-il, la grande mémoire, la justesse d'esprit et la finesse de tact qu'exige l'art du médecin... Mais sa grande mémoire le servait beaucoup mieux pour toutes les choses qui tiennent aux lettres et à l'imagination... que pour celles qui se composent d'un grand nombre de noms et d'une longue série de faits. Il avait donc la mémoire propre aux arts et bien moins celle qui est nécessaire aux sciences.... Il faut, pour les sciences, une rare persévérance dans l'observation des moindres phénomènes. Or, ce calme de l'esprit, cette patience de caractère est presque en opposition avec cette espèce d'exagération dans les jugements, ces aperçus prompts, ces passages rapides d'une idée à une autre qu'exigent les arts d'imagination. M. Brongniart avait donc dans l'esprit les premières qualités nécessaires à la culture des sciences; mais le pouvoir de les appliquer manquait à son caractère, plutôt fait pour créer de nouvelles images, de nouvelles expressions, que pour rassembler patiemment des faits, afin de les comparer entre eux, dans le but d'y découvrir de nouveaux rapports... Son tact, qui l'eût averti du plus léger dérangement dans l'économie animale s'il eût été médecin... lui a fait éviter ces alliances de formes qui choquent, sans qu'on puisse en rendre raison, tous ceux qui jouissent de cette même faculté, de même qu'un son faux...

« Ayant, pour ainsi dire, un caractère qui tenait en même temps de celui de l'architecte et de celui du savant, il embrassa l'art qui a le plus de rapport avec les sciences... La réunion du goût et de l'instruction fait éviter toutes ces compositions gigantesques qui sont le fruit d'une imagination pour ainsi dire sauvage et non encore policée... La part de son éducation, qui l'a fait pénétrer un instant dans le domaine des sciences, lui a donné, sur la branche de l'architecture qui a pour objet la solidité, le bon choix des matériaux et leur emploi convenable, des idées plus précises et plus justes... Il a su éviter la faute que font presque toutes les personnes qui ont une légère teinture des sciences, en voulant appliquer perpétuellement le peu qu'elles savent... Nous ne lui avons jamais vu appliquer à faux les principes, les faits et les noms qu'il avait retenus; ou bien il ne donnait aucune explication des phénomènes qui se présentaient à lui, ou bien il les donnait justes. Il en avait assez appris pour se taire à propos et pour rejeter toutes les fausses théories, qui éloignent bien plus du but qu'une ignorance complète... »

A ces remarques générales nous pouvons ajouter quelques observations plus directes montrant l'enseignement qu'il avait reçu de son maître Boulée et la façon dont il en avait tiré un art personnel où se trouvait associée, avec une capacité technique dont nous venons d'avoir la clé, une conception à la fois classique, imaginative et presque philosophique de l'architecture qui lui constitua vite une précieuse originalité et qui contribua de bonne heure à lui amener la clientèle.

Ce Boulée (ou Boullée) (1728-1799), qui n'a attaché son nom à la construction d'aucun important monument public, paraît s'être formé de son art une idée très particulière en même temps que très inspirée de l'antique, comme tout l'art « régénéré » de cette époque Davidienne. Membre de l'Académie d'Architecture, il reste pour nous le maître de Brongniart et de Chalgrin qui ont laissé des noms plus célèbres. Le récit d'une visite que lui fit Mme Brongniart au mois de juin 1794, en pleine terreur Robespierrienne, six semaines avant le 9 thermidor, récit adressé par elle à son mari, nous apporte un renseignement intéressant sur cette curieuse psychologie artistique et nous fait comprendre par contre-coup tout ce que Théodore Brongniart cherchait à mettre dans une bâtisse où nous serions tentés de ne voir que des équilibres, des masses et des lignes. Il est toujours difficile d'exprimer par des mots le mérite d'une œuvre architecturale. Ce compte rendu enthousiaste arrive à propos pour nous aider à définir l'oeuvre d'un Brongniart, en même temps que celle de Boulée, surtout si on le rapproche de certains passages relatifs à ses constructions propres, tels que les thermes antiques de l'hôtel de Buzenval et le couvent des Capucins. On y trouve comme un reflet des théories de Diderot:

« Je vous en avais bien entendu parler quelquefois, mais je ne pouvais pas me figurer qu'on pouvait produire des effets moraux en architecture comme en peinture. Le plus bel ornement de toute sa maison est fait de ses tableaux. Il a fait une assemblée nationale qui n'est point chargée de colonnes [Il s'agit, on le conçoit, non des monuments eux-mêmes, mais de maquettes ou de projets interprétés par la parole vibrante de l'artiste. Nous admirons tout ce que l'imagination enflammée de ce temps singulier pouvait y voir]. Son plus bel ornement, c'est les Droits de l'homme inscrits sur la façade et les 85 départements qui y tiennent. Mais c'est si pur et cela a un certain je ne sais quoi de si grand que je me suis senti la chair de poule en le regardant. On sent que c'est la source du bonheur et du malheur des humains par les lois qui en émanent.

« Il a fait encore un Temple à l'Éternel où l'imagination a l'air d'avoir été mue par l'âme et, par le moyen des lumières ménagées de manière à les réunir toutes à un seul point, il donne à ce temple tout le mystère religieux et grand qu'on se sent pour l'Éternel pour qui il a été fait ; la prière qu'on doit lui faire est inspirée par le lieu même.

« Deux autres objets encore qui ont attiré mon attention, c'est le tombeau de Newton et un cimetière. Vous allez voir ce qu'est cette imagination pleine de génie et de philosophie. Il donne à Newton pour tombeau l'immensité, et comment la peindre à nos yeux ? Voici ce qu'il a imaginé. D'abord le globe du monde, comme c'est Newton qui en a trouvé le premier le mouvement et, toujours par le moyen de ses lumières dont il sait si bien tirer parti, il y a autour de son globe des canaux qui reçoivent la lumière de manière à la refléter dans la voûte où elle forme les étoiles ; et le tombeau est au centre comme l'étoile polaire, de manière que ce tombeau est posé comme quand on est dans une grande plaine ou au milieu de la mer et qu'on ne voit que la voûte céleste et qu'on a l'air d'habiter réellement dans l'immensité. J'ai passé des moments bien heureux à voir et à entendre cet homme qui m'électrisait de son génie.

« Je ne pourrai pas si bien vous rendre son cimetière. Je vous dirai seulement qu'il n'y a pas de têtes de mort pour faire voir que c'est un cimetière, qu'on voit que c'est un endroit où l'on dépose des êtres qui ne sont pas malheureux. Cela ne présente que le calme et le repos... »

Et, quinze jours plus tard, après une seconde visite où elle a amené sa fille : « Emilie est bien étonnée de ce que l'architecture puisse être traitée et soit susceptible de l'être comme le citoyen Boulée le fait et en parle. Elle a dit la même chose que vous du citoyen Boulée qu'il était pour l'architecture ce qu'était David pour la peinture, avec cette différence qu'il y a eu plus de peintres de génie que d'architectes qui réunissent la philosophie, le génie de la composition avec la pureté du style comme ce père Boulée, qui en vous parlant, vous éclaire sur la manière de peindre, vous donne une leçon de mathématiques, de perspective et, par tous les moyens que son génie lui découvre, donne du mouvement à tout. »

Mais un architecte, soumis d'abord aux exigences de la clientèle, n'a pas souvent et surtout dans sa jeunesse, l'occasion de réaliser tant de philosophie. Les débuts de Théodore Brongniart furent modestes. Quand il se maria en 1767, à 28 ans, avec Louise d'Egremont, sa femme tenait une boutique dans le quartier du Temple (Sous le passage de la Trinité près la rue Bouny-Labbé, puis, en s'agrandissant, rue Greneta (1770) à la naissance du fils Alexandre). C'est seulement plus tard, de 1769 à 1780, qu'il put donner sa mesure et se faire une place auprès des Ledoux, Charpentier et Bellanger parmi les architectes à la mode que l'on chargeait de construire, au milieu des jardins et marais mal fréquentés de la Chaussée-d'Antin, de jolis hôtels galants dans le style antique.

Il faut nous représenter ce quartier où se trouvent aujourd'hui les églises de la Trinité, Saint-Louis d'Antin, Saint-Augustin et la gare Saint-Lazare, couvert de jardins maraîchers ou de pépinières et traversé par le ruisseau de Ménilmontant. Là se trouvaient la petite Pologne, le château du Coq et les Porcherons à la renommée particulièrement suspecte. C'est en 1765 que Ramponeaux d'abord, puis l'artificier Ruggieri donnèrent le branle en établissant : l'un sa fameuse taverne de la Grande Pinte (entre la Trinité et la gare Saint-Lazare), l'autre son bal public avec feux d'artifice [Voir, sur cet historique : Charles Collas. Saint-Louis d'Antin et son territoire, 1932. Voir également, dans la notice d'Alexandre Brongniart sur son père (Plans du palais de la Bourse, in folio 1824), page 9, une liste de ses constructions antérieures à la Révolution]. Le duc de Richelieu, le cardinal de Rohan et la Bouxière suivirent, commandant à leur architecte des bâtisses élégantes dont le style classique s'harmonisât avec la fantaisie ordonnée des grands parcs et leurs dénivellations. En 1769, Brongniart construisit là l'hôtel Valence-Timbrune (Voir, à ce sujet, les mémoires apocryphes de Mme de Créquy) ; en 1770, celui du duc d'Orléans grand-père de Louis-Philippe, immense édifice avec parcs, jardins anglais, théâtre et châteaux d'eau; en 1773, l'hôtel Montesson, contigu au précédent et communiquant par une issue secrète avec une chapelle où eut lieu cette année-là le mariage de Madame de Montesson et du duc d'Orléans. Un peu plus loin, vers l'angle de la Chaussée-d'Antin et du boulevard, il élève, pour M. de Saint-Foix, un petit palais avec jardin suspendu au-dessus de la rue Basse-du-Rempart. Puis viennent encore l'hôtel de Bondi (Frascati), rue de Richelieu, celui de la princesse de Monaco, rue Saint-Dominique, celui de la comtesse de la Massais, boulevard de la Chaussée-d'Antin, les bains souterrains à l'antique de l'hôtel de Besenval, rue Saint-Dominique; sur les nouveaux boulevards des Invalides, l'hôtel de Mlle de Condé, les archives de l'ordre de Saint Lazare, l'hôtel du prince Masseran, l'hôtel des écuries de Monsieur et l'hôtel de Montesquiou; enfin le parc de Maupertuis (près Mortefontaine), pour M. de Montesquiou (l'un des premiers disposés à l'anglaise).

Entre tant de bâtiments généralement disparus, dont il reste tout au plus des plans ou des gravures, Brongniart chérissait d'une affection particulière ses bains souterrains où il s'était efforcé, suivant le goût du temps, de revivifier une conception antique. Longtemps après, un jour d'août 1793, Mme Brongniart, qui ne les connaissait pas, se trouve les voir et, quoique obligée alors de se coucher sans souper faute de pain, exprime sa chaude admiration à son mari : « C'est une des choses que vous ayez fait qui vous fera le plus d'honneur. Ils ont le caractère de l'antique. Les pierres ont un caractère de vétusté que l'humidité leur donne et qui sied au local. Mon ami, j'ai éprouvé la sensation que les belles choses me donnent en voyant ces bains. Chaudet en a été frappé et les a trouvés dignes d'être au rang des plus belles choses... »

Cette période immédiatement antérieure à la Révolution est, pour Brongniart comme pour beaucoup d'autres, une phase heureuse et paisible, avec laquelle la suite devait faire un cruel contraste. Sa famille se constitue. Un fils aîné, qui s'était fait un peu attendre, Alexandre, le futur géologue, est né le 5 février 1770, une fille, Louise (qui sera Mme Naval de Saint-Aubin puis la marquise Picot de Dampierre), le 5 mars 1772. Il manque encore la deuxième fille, Emilie (baronne Pichon) qui naîtra seulement huit ans plus tard.

En 1777, la réputation de Brongniart est consacrée par son entrée à l'Académie d'Architecture. Il n'a encore que 38 ans et il devient le confrère des Hazon, de Wailly, Perronnet, Coustou, Boulée, Sedaine, Mauduit, Chalgrin, Peyre, etc., dans une époque où l'architecture florissante se manifeste de tous côtés par des gracieux chefs-d'œuvre. Pendant les années suivantes, appliquant son talent dans un ordre d'idées moins profane, il travaille à construire pour les Capucins, un couvent nouveau qui, défiguré, forme aujourd'hui l'église Saint-Louis d'Antin et le lycée Condorcet. Cette construction n'avait pas été décidée sans peine. Les Capucins se trouvaient fort bien rue Saint-Honoré comme rue Saint-Jacques et au Marais et n'avaient aucune envie de se déplacer. Mais Louis XVI tenait à purifier de ses démons le quartier neuf de la Chaussée-d'Antin et fit inviter par le Conseil Royal, les moines à déménager. Brongniart, très féru de néo-classicisme, s'attacha à réaliser une œuvre antique inspirée de Paestum qui, par sa simplicité un peu nue, devait rappeler le renoncement des disciples de saint François. Le cloître, entouré de colonnes doriques unies soutenant une corniche plate sans triglyphes, frappa les contemporains d'une admiration qui ne trouve plus guère d'écho chez les lycéens dont il est devenu la cour intérieure. Enfin la façade, comprise entre deux pavillons symétriques, devait être ornée de deux grands bas-reliefs de Clodion et présentait huit niches destinées à des statues de style antique qui ne furent jamais exécutées. Le travail fut activement mené par l'architecte et rapidement achevé : ce qui n'empêcha pas les entrepreneurs d'attendre plus de douze ans, le payement de leurs mémoires.

La notoriété croissante de l'architecte l'avait mis naturellement en relation avec les artistes les plus célèbres de l'époque, du moins avec ceux qui partageaient ses goûts. Dès 1777, son ami Houdon modelait, d'après ses deux premiers enfants, Alexandre et Louise, alors âgé de 7 et de 5 ans, les deux bustes célèbres que l'on admire aujourd'hui au Louvre. Presque en même temps, Hall peignait leurs miniatures semblables à des Fragonard. L'année suivante, c'était le tour de Mme Vigée-Lebrun qui devait, en 1788, compléter le trio par le portrait de la petite Emilie. En 1781, Clodion sculptait, pour son couvent des Capucins, les deux-bas reliefs que je viens de signaler et qui, non placés, restèrent en la possession de l'architecte. Le sculpteur Chaudet était son collaborateur habituel. En 1784, Couasnon exécutait à son tour le buste d'Emilie, d'après laquelle Gérard devait faire en 1795 un beau portrait. Enfin, le sévère David ne dédaignait pas de donner des conseils à la même petite fille.

La relation avec Hubert Robert (« Monsieur Robert », ou « ce bon Robert ») était particulièrement intime, comme les mémoires de Mme Vigée-Lebrun suffiraient à le montrer. Un jour, on y voit Brongniart et sa femme amener M. Robert à une pièce du Vaudeville où l'auteur l'avait figuré peignant Marie-Antoinette et où la scène lui attira une ovation du public. Ailleurs, elle parle des réceptions si gaies données par M. le Pelletier de Morfontaine dans son parc, où Brongniart et Robert faisaient assaut de plaisanteries et de charades avec le poète Lebrun-Pindare, alors courtisan docile, plus tard, farouche révolutionnaire, le chevalier de Coigny, le comte de Vaudreuil et Rivière, chargé d'affaires de Saxe.

En cette fin du XVIIIe siècle où une rapide évolution des mœurs préparait la Révolution, artistes et écrivains commençaient à être reçus dans la haute société sur un pied d'amitié, sinon de familiarité et nous trouvons ainsi Brongniart en relation avec beaucoup de « ces vilains bougres d'aristocrates », ces « maudits émigrés », ces « monstres » qu'il devait plus tard charger de ses fureurs républicaines tant par patriotisme que par dépit de les avoir vus quitter la France sans payer ce qu'ils lui devaient... On voit ainsi figurer dans sa correspondance M. de Montmorin, le ministre, père de Mme de Beaumont, l'amie de Chateaubriand, ou M. de la Luzerne, son gendre, auquel il recommande son fils dans un voyage à Londres, ou encore M. de Calonne dont il apprécie la légèreté à sa juste valeur, M. de Castellane, etc. Il avait pour clients les Osmond, Sagan, Talleyrand, Condé, Monaco, Masseran, etc.

En même temps, il avait pris un caractère officiel et acquis une situation qui semblait de tout repos, étant devenu en 1782 architecte des Invalides (4.000 livres d'appointements fixes et logé), puis de l'École Militaire où il succéda à Gabriel [En janvier 1784, il figure dans les comptes de l'École militaire comme contrôleur des bâtiments, avec 4.000 livres (Arch. de la Guerre, École militaire, série C, ancien Régime)], des Affaires Étrangères, des bâtiments dépendant de la police, etc. : ce qui l'avait amené à faire exécuter les grandes avenues qui entourent les Invalides vers l'École Militaire ou la rue de Vaugirard et à construire l'observatoire et le manège de l'École Militaire [Le 1er janvier 1794, sa fille Saint-Aubin lui écrit : « Le citoyen Lalande te réitère ses remerciements de ton observatoire dont il est toujours très reconnaissant parce qu'il a déjà découvert quinze mille étoiles et qu'il espère en découvrir encore autant. »]. Ainsi, tout en menant la vie large et, comme il l'avouait plus tard en des temps pénibles, tout en traitant les questions d'argent à la façon d'un artiste avec trop peu de prévoyance, il avait pu amasser un commencement d'aisance encore fortement exposé aux incertitudes de l'avenir, acheter, 14, rue Saint-Marc, une maison louée 8.000 livres mais hypothéquée de 6.000, avoir un pavillon dans ses vignes d'Auteuil, placer quelque argent en rentes viagères à capital réversible sur la tête de ses enfants et se lancer, en empruntant imprudemment, dans une spéculation de terrains qui devait un jour lui causer bien des ennuis. « Comme on vivait honorablement, il y a 25 ans avec 6.000 livres de revenus ! » s'écriait Mme Brongniart, un jour de 1794.

Malgré tant de raisons pour apprécier l'ancien régime, le ménage Brongniart appartenait à cette bourgeoisie frondeuse et libérale qui crut si naïvement remédier à toutes les injustices et à tous les maux, amener une prospérité et une paix universelles en renversant la royauté. Mme Brongniart, très intelligente et artiste, était nourrie de Plutarque et de Rousseau et avait communiqué ses sentiments à son fils qui, en garçon de 19 ans, les exagérait. Le père, très vif, très confiant, très optimiste, mais surtout très occupé de ses dessins et de ses plans, suivait à la parisienne les courants d'opinion sans trop les discuter. Il n'était pas sans analogies avec un autre bourgeois du même temps, Toussaint Mareux, que j'ai été amené à étudier autrefois (Revue des Deux Mondes, 15 août 1921 ; Une famille de la bourgeoisie parisienne pendant la Révolution - Perrin). Toute la famille était emportée par le torrent des illusions délirantes que partageaient au début la plupart des Français, mais qu'elle semble avoir conservées avec une foi particulièrement tenace, comme nous aurons l'occasion de le voir.

A l'automne 1789, les choses commençaient cependant déjà à se gâter quand Mme Vigée-Lebrun, plus perspicace et par suite moins rassurée, s'étant décidée à émigrer, fut amenée à chercher un refuge momentané chez ses amis Brongniart, aux Invalides. Elle raconte dans ses mémoires comment elle y fut conduite par un médecin attaché au Palais-Royal dont les gens portaient la livrée d'Orléans, « la seule respectée alors » et comment elle y soupa avec l'excellent M. de Sombreuil, gouverneur des Invalides, qui s'imaginait avoir caché les armes de manière que les insurgés ne pussent les trouver : pauvre Sombreuil destiné à être guillotiné, comme son fils à être fusillé à Quiberon ! Quelques croquis du milieu sont assez caractéristiques : notamment cette promenade avec Mme Brongniart derrière les Invalides, dans les terrains vagues alors occupés par des masures de paysans, où, sans être vues, elles entendent deux hommes projeter ensemble de crier : « A bas Cayonne ! » (Calonne), comme un sûr moyen de ne pas attraper de taloches; ou encore le passage de la belle Paméla, maîtresse de Philippe-Égalité, en élégante amazone, au milieu d'un peuple qui, respectueusement, fait la haie. En ce temps-là, tandis que Mme Vigée-Lebrun voyait accourir la suite implacable des événements, Mme Brongniart lui reprochait de pousser les choses trop au noir.

Le même état d'esprit persiste sans modification apparente de 1789 à 1792. Chaque fois qu'un des Brongniart se trouve, dans ses lettres de ce temps-là, parler de politique, c'est toujours suivant le mot d'ordre officiel communiqué d'en haut à l'opinion, pour approuver les soldats insurgés de Nancy, pour parler de donner une nouvelle vie à l'armée qualifiée de « cadavre malsain », pour s'indigner quand la droite paraît manquer de respect à la gauche de l'Assemblée, pour admirer les premières émissions d'assignats, ou simplement pour exprimer l'espoir que le roi ne fera plus trop de sottises. Théodore Brongniart a même un moment, comme tout le monde, des velléités politiques. En août 1790, il est fier de se voir choisi par sa section pour composer les 144 membres du conseil municipal et il compte « sans cabale, ni intrigue devenir un des principaux ».

Pendant ce temps, la vie ordinaire continue. L'architecte élève, rue Louvois, un théâtre inauguré le 17 août 1791 : théâtre qui tiendra dans cette famille une place comparable à celle du théâtre Mareux dans la famille dont je rappelais tout à l'heure le souvenir, les Brongniart y ayant droit à une loge qui leur permet, dans les temps les plus sombres, de se distraire le soir, à écouter des comédies ou des ariettes. Le fils Alexandre, « maître-es-arts de l'Université de Paris, étudiant en médecine » et candidat à la licence, mais surtout passionné pour toutes les branches de l'histoire naturelle et pour la chimie de Lavoisier, organise à l'Hôtel des Invalides, une salle de conférences où Lavoisier vient un jour l'entendre en cachette. Il fait l'été des voyages d'éducation (août 1790 en Angleterre, août 1791 en Bourgogne), donne l'hiver des cours au Lycée de 1786 (sic) (Le Lycée n'a été fondé qu'en 1788), gagne sa vie en écrivant des articles de sciences, notamment pour l'Encyclopédie et pour un grand ouvrage de M. Gigot d'Orcy, herborise, dissèque, anatomise, prépare et collectionne.

Cependant le contre-coup des événements se fait peu à peu sentir et les embarras d'argent commencent au début de 1792 comme en témoignent des ventes faites successivement : 1° le 22 mars 1792 de tableaux, dessins, terres cuites et autres objets de curiosité; 2° de meubles à l'Hôtel Longueville. Le catalogue de la première vente nous montre un intérieur d'artiste très à l'aise et nous fait connaître en même temps ses goûts. Parmi les 77 tableaux, nous remarquons un Padouan, un Petro de Cortonne, quatre Sébastien Bourdon, quatre Lagrenée, deux Chardin, deux têtes au pastel de Greuze, deux têtes au pastel de Fragonard, deux petits tableaux ovales de Hubert Robert, quatre esquisses de Lesueur et une de Lebrun, 8 autres tableaux du même dont une copie d'après Téniers, une tête de Rubens, une esquisse du même (Hercule et Antée), un tableau de Téniers et un de Backhuyzen; parmi les 35 dessins et gouaches, une gouache de Baudouin, trois dessins de Moreau le jeune, un paysage de Leprince, quatre miniatures de Mme Fragonard et un dessin de Frago au bistre; parmi les bronzes, une réduction du Moïse de Michel-Ange, une Fortune de Jean de Bologne, une baigneuse de Bouchardon; puis une trentaine de terres cuites et marbres : notamment un groupe de satyres et femmes accolés, un Jupiter lançant la foudre, etc.

Le tout ayant produit 24.141 francs, dont 1690 à défalquer pour les honoraires de l'expert M. Paillet, quoique les prix fussent singulièrement bas : par exemple 85 francs pour les deux Chardin.

Bientôt après un nouveau coup venait frapper les Brongniart. La triste journée du 10 août 1792 bouleversa pour longtemps leur existence, sans cependant, ce semble, modifier profondément leurs idées politiques où dominait, sur tout le reste, un sincère patriotisme. A ce moment, pendant que toute une partie de la France essayait de gagner les frontières, fuyant en désordre devant les proscriptions et les massacres comme devant une horde de Huns (voir, dans Mme Vigée-Lebrun, le tableau lamentable de ces malheureux arrivant à Turin), les Brongniart, qui avaient toujours fait profession d'un civisme impeccable, pouvaient se croire à l'abri de tout ennui pour leur situation administrative, d'autant plus qu'un décret du 16 mai 1792, réorganisant les Invalides, semblait leur laisser l'espoir de la conserver. Mais on entrait dans la période où aucune manifestation d'opinion ne suffisait plus à garer ceux contre lesquels des avantages de fortune ou de situation avaient pu susciter l'envie. Les événements se précipitent de jour en jour avec une accélération croissante : invasion prussienne, massacres de septembre, tribunal révolutionnaire, Valmy, proclamation de la République, peine de mort contre les émigrés, etc. Brongniart avait la mauvaise chance de passer pour beaucoup plus riche qu'il ne l'était et, dès longtemps, il était en butte à des jalousies qui ne craignaient même pas de recourir à des inculpations calomnieuses [On trouve aux Archives de la Guerre (École Militaire, série C, ancien Régime), dans le dossier 1777 à 1787, un rapport officiel qui disculpe Brongniart, dont on avait attaqué la comptabilité]. Un intrigant nommé Giraud désirait particulièrement sa place. C'en fut assez pour le mettre brutalement à pied et, du même coup, l'expulser du logement qu'il occupait depuis dix ans aux Invalides. Une lettre de la mère à son fils, datée du 15 octobre 1792, se borne à annoncer le fait avec quelques réflexions mélancoliques :

« Mon cher enfant, tu sauras par ton père la nouvelle peine que j'éprouve : elle m'est d'autant plus sensible qu'il me faut quitter une société qui était bien analogue à ma manière d'être et de sentir pour aller dans des tracas qui ne font qu'irriter mes douleurs plutôt que les calmer. Mais je ferai mon possible pour les supporter et me résigner. Le Dieu qui a bien voulu exaucer mes prières pour que l'ennemi n'entre pas dans Paris et quitte la France, voudra bien aussi se rendre aux demandes que je lui fais pour le bonheur de mes enfants et de mon mari. Sans vous, je n'existerais plus, tant la vie me pèse. »

Brongniart avait été destitué le 1er octobre. Il commence par se débattre et par multiplier les démarches tardives, ne fût-ce que pour obtenir, suivant l'usage, une indemnité de départ [Une lettre adressée le 12 octobre 1792 au Conseil administratif de l'Hôtel national des Invalides réclame les honoraires qui lui sont dus depuis le 16 mai 1792 comme faisant partie de l'Etat-Major d'après l'ordonnance du 17 juin 1776 et énumère tontes les améliorations faites par lui dans son appartement : améliorations dont il serait juste qu'on le remboursât]. Il est, en bon républicain, très étonné de se voir, comme sous l'ancien régime, victime du favoritisme et de l'arbitraire qu'il avait supposés disparus. On lui donne beaucoup de bonnes paroles. On lui promet, comme une faible compensation, un logement d'artiste au Louvre qu'en fait, malgré les engagements les plus formels, il n'obtiendra jamais. Il commence donc par entasser ses meubles dans une maison appartenant à son gendre Saint-Aubin. Puis celui-ci doit vendre cette maison et, au printemps 1793, la famille Brongniart se réfugie dans les combles de sa propre maison rue Saint-Marc, vendant ou mettant en dépôt chez des amis ce qu'elle n'a plus la place de loger.

On est maintenant en pleine Terreur. Toutes les constructions sont interrompues à Paris. Les terrains achetés à crédit par Brongniart, deviennent une lourde charge. Les hypothèques pèsent sur la maison. On se croyait hier à l'abri du besoin et soudain tout fait défaut. Alors le père, n'ayant plus ni place ni occupation, peut-être aussi, malgré son optimisme, craignant un peu « l'air malsain » de la capitale dans les journées d'effarement qui suivirent la fuite de Dumouriez (1er au 3 avril 1793), se décide à partir le 11 avril 1793 pour Bordeaux, où l'attend son ami Mauduit de Larive, l'acteur fameux du Théâtre Français, le successeur de Lekain, qui est allé jouer là-bas et qui lui peint une ville tranquille, avec des travaux en perspective, à commencer par un théâtre pour sa propre troupe dont on lui demande les plans. Brongniart croit y rester quelques semaines et il va y être retenu plus de 21 mois, pour ne rentrer à Paris que le 26 janvier 1795. Bien que nous n'en soyons pas informés d'une manière formelle, ce n'est sans doute pas par une simple coïncidence que cette absence a duré précisément tout le temps le plus aigu de la Terreur. L'architecte, par le fait même de ses relations aristocratiques et de sa destitution, n'avait-il pas à craindre d'être atteint plus grièvement et ne cherchait-il pas un peu à se faire oublier? Comme on le répondait plus tard à ses demandes d'emploi, les architectes étaient mal vus du nouveau régime pour avoir fait dépenser trop d'argent sous l'ancien.

Quoi qu'il en soit, cette absence prolongée nous vaut une volumineuse correspondance qui s'espace sur les deux années 1793 et 1794, à une époque où, chacun a pu le remarquer, les lettres de famille, d'abord si prolixes en 1789 et 1790, pleines alors de détails comme un journal politique, s'interrompent à peu près totalement partout, tant parce qu'on n'osait guère écrire sous la Terreur que parce qu'on a beaucoup brûlé dans la suite, à quelque parti qu'on appartînt, en raison des vicissitudes politiques. Ce n'est pas qu'il faille chercher, dans ces lettres des Brongniart, aucune appréciation un peu vive. Visiblement Théodore Brongniart est, comme Toussaint Mareux, de ceux qui continuent leur métier à travers les révolutions sans en chercher plus loin, servant de leur mieux le gouvernement quel qu'il soit, surtout si ce gouvernement flatte leur préjugé égalitaire. Néanmoins, lorsqu'on rapproche les uns des autres une foule de passages soigneusement dissimulés, où il est question des inquiétudes causées par la santé de « la Grande Cousine » (lisez la République), par ses « hémorragies », par « la chaleur qui pourrait bien lui porter le sang à la tête », etc., etc., en ayant soin de confondre ces nouvelles avec celles qui concernent réellement la santé de la famille; lorsqu'on voit avec quelle insistance la mère recommande à son mari et à son fils de ne faire aucune allusion aux événements « pour ne pas s'inquiéter l'un l'autre » ; lorsqu'on lit, à mesure que le temps s'écoule, les questions de plus en plus pressantes sur la « santé » de tel ou tel ami que l'on apprend ensuite avoir été incarcéré, on arrive à penser que cette attitude insouciante est en très grande partie affectée pour ne pas s'exposer au danger d'une lettre ouverte à la poste et d'une phrase mal interprétée ; que, si on parle beaucoup de calme aux moments les plus inattendus, c'est pour se rassurer mutuellement. La jeunesse seule est, par le privilège de son âge, à peu près complètement étrangère à ce qui se passe d'inusité. [Voir Aurélien Vivie. Histoire de la Terreur à Bordeaux. 2 vol. in-4°, Bordeaux, 1877].

Pendant ces deux ans de Bordeaux, Brongniart est avant tout occupé par le projet de son théâtre qui doit concurrencer le Grand Théâtre suspect de monarchisme [Ce théâtre de style classique, construit de 1755 à 1780 par Victor Louis, est celui qui subsiste encore. L'Assemblée Nationale y a tenu ses séances en 1871]. En attendant que la salle soit ouverte, une troupe mieux pensante dont fait partie l'ami Larive s'est installée dans une salle provisoire, le Théâtre Molière ou Théâtre de la République, et y joue avec succès. Brongniart, qui s'intéresse aux acteurs, qui cherche pour eux des pièces amusantes et de jolis sujets de pantomime, emploie comme de juste les premiers mois à dresser ses plans. Mais, quand on en vient à l'exécution, il se laisse une fois de plus entraîner par son ardeur spéculative. Il veut d'abord prendre lui-même l'entreprise; puis plus raisonnablement, il met l'affaire en actions et cherche des souscripteurs jusqu'à Paris. Le nombre en étant malheureusement insuffisant, il travaillera jusqu'à un arrêt déterminé par le manque de fonds au moment le plus violent de la Terreur. Il se trouve ainsi en contact avec le milieu ouvrier, dont il paraît très sincèrement partager les idées sociales et le « patriotisme » à la mode du jour, sans échapper pour cela à quelques suspicions inévitables. Finalement, nous allons le voir mettre son talent au service des autorités pour dresser le plan d'une maison d'arrêt et organiser une fête de la Raison.

Cette période républicaine va nous arrêter un instant. Les crises de ce genre agissent à la façon d'un réactif puissant pour mettre en saillie les reliefs des caractères qui seraient sans elle demeurés dans une note grise, un peu terne et édulcorée. D'une manière plus générale et malgré toutes les réticences, les points de suspensions, les déformations systématiques sur lesquels nous venons d'insister, il y a toujours quelque chose à glaner dans les correspondances particulières de cette époque, pour connaître plus réellement et soustraire à la légende, un temps critique dont nous continuons, un siècle et demi plus tard, à vivre bon gré mal gré le prolongement. Il nous suffira, si nous voulons avoir une image plus exacte de la vérité, de juxtaposer constamment aux tableaux idylliques de Brongniart, les tableaux sanglants de l'histoire.

Transportons-nous donc à Bordeaux au printemps de 1793. C'était loin d'être un paradis. La famine s'y accentuait de jour en jour comme dans presque toute la France, on commençait à y rechercher les suspects et les Conventionnels Paganel et Garrau s'occupaient d'y remonter l'esprit public. Enfin la capitale de la Gironde ne pouvait se montrer indifférente au danger qui menaçait de plus en plus les députés girondins. Néanmoins, l'atmosphère était beaucoup moins fiévreuse qu'à Paris et la population en moyenne beaucoup « moins avancée », beaucoup moins soumise à l'empreinte jacobine. On y était désireux d'échapper à l'anarchie, de manger à sa faim, de retrouver sous une forme quelconque un semblant d'ordre et de reprendre les affaires. Brongniart qui n'est pas exempt de quelque jacobinisme, regarde les choses avec optimisme. Les Bordelais saisissent l'occasion de son passage pour se faire construire ou aménager des maisons. Il a en définitive, une existence très occupée, un peu étroite, un peu dépaysée, mais assez paisible. Il s'installe, il fait venir de Paris ses cartons de dessin, il occupe même ses loisirs à peindre le paysage. Et, tandis que, faute d'employé, il dessine ses plans comme un jeune homme, il entend, au dessus de lui, une jeune fille de quinze ans et demi qui étudie toute la journée son piano ou sa harpe, jouant sur un grand piano Erard à 4 ou 5 pédales, « imitant toutes sortes d'instruments » que son père vient de lui offrir. Quand il est las du tire-ligne, il va se promener dans la campagne et, le soir, il se rend au théâtre pour y applaudir, dans Roméo et Juliette, Zaïre ou autre pièce du répertoire, son ami Larive qui fait toujours salle comble. Aussi son premier soin a-t-il été de se faire envoyer « sa culotte de soie noire à boutons de jais, ses deux meilleures culottes de Casimir jaune, des gilets blancs brodés en couleur et des boucles de jarretières en acier à pointes ». Nous n'en sommes pas au bonnet rouge !

Encore le 1er juin 1793, au moment où a lieu à Paris la bataille décisive qui amène l'anéantissement des Girondins, une lettre de Théodore Brongniart est consacrée à peindre toutes les splendeurs de la Fête-Dieu qui a eu lieu l'avant-veille : les balcons remplis de femmes élégantes, les rues pleines de monde, mille hommes sous les armes, tant en haie que devant et derrière la procession ; et tout cela avec un grand ordre, sans une parole choquante : « Il ne faudrait pas, ajoute-t-il, s'aviser de fronder la cérémonie. Sans être à Bordeaux plus dévot qu'ailleurs, on y respecte le culte quel qu'il soit, parce qu'il est un hommage à la divinité et un frein pour ceux qui en ont besoin. » Mais, à ce moment même, Paris était en pleine bataille de la Montagne contre la Gironde, et, le lendemain 2 juin, la lutte allait s'y terminer par le triomphe des Jacobins. Les conséquences pour Bordeaux faillirent être graves.

On sait comment, à ce moment, tandis que Paris courbait la tête devant les événements comme devant un cyclone, la plus grande partie de la province essaya de se révolter. Un mouvement d'indignation général courut de Caen à Lyon, à Marseille et à Toulon. Soixante départements se dressèrent pour protester contre la tyrannie nouvelle et demander une Convention libérée de la Commune. A Bordeaux, les événements furent connus le 4 au soir par le courrier de Paris et bientôt la ville commença à s'agiter. Le 6 juin, on arrêtait comme suspects les députés de la Convention Dartigoeyte et Ichon revenant de l'armée des Pyrénées et on les gardait en surveillance pendant vingt-quatre heures. On organisait une « commission populaire de salut public » et on décidait d'armer une « force départementale » pour aller délivrer Paris. La situation générale semblait analogue à celle que nous avons vue en 1871, quand le gouvernement régulier, chassé de Paris par la Commune, trouva dans la France entière un appui pour le reconquérir. Mais, en 1793, Paris seul avait une armée organisée et, dans toutes les villes soulevées, il existait une populace remuante à tendances jacobines avec des éléments patriotes qui réprouvaient une insurrection en face de l'ennemi. C'est pourquoi, sauf à Lyon et à Toulon où la résistance fut aussi sanglante que finalement inutile, les autres villes, après une courte velléité d'énergie, ne tardèrent pas à se soumettre.

Théodore Brongniart, soit désir de rassurer sa femme, soit compréhension immédiate que ce soulèvement « muscadin » va se briser contre « le patriotisme des ouvriers », affecte de n'y attacher aucune importance et n'en parle que pour railler les amplifications des gazettes parisiennes : « Je viens, écrit-il le 13 juin, de lire dans un journal qu'on attendait à Paris 10.000 Bordelais armés, dans un autre qu'ils seraient précédés de vieillards portant des branches d'olivier. En tout cela, il n'y a pas un mot de vrai; ainsi juge du reste ! » Ce qui ne l'empêche pas d'avouer, un peu après, le départ de « la force départementale » (Au total, 400 hommes partirent fièrement, mais ne dépassèrent pas Langon), mais en exprimant l'espoir qu'elle sera bientôt rappelée.

Il n'en est pas moins vrai que, le 14 juin, on arrête encore les représentants Tuilhard et Mathieu que, le 27, on autorise à repartir après les avoir quelque peu houspillés. Bordeaux est à ce moment en rébellion contre la Commune qui domine à Paris. Mais, plus timides ou plus rouges que les Lyonnais, les Bordelais ne sont pas longs à se soumettre, et à faire toutes les démonstrations voulues d'obéissance (Le 2 août, la « Commission populaire » se dissout; c'est la débâcle). C'est ce que voit surtout Brongniart. Il n'empêche que Paris a eu peur un instant d'avoir à envoyer des troupes contre ces factieux. Aussi l'on veut mettre cette misérable ville hors la loi et l'on décide de retirer son nom à la Gironde pour l'appeler Bec d'Ambès, comme Marseille deviendra Ville sans nom et Lyon Ville Affranchie. [Voir une liste de ces noms républicains dans Mme de Créquy, 8, 167].

Par une mesure qui touche particulièrement Brongniart, on veut assimiler Bordeaux, Lyon, Marseille et Caen à un pays étranger et ceux qui n'en sortent pas immédiatement à des émigrés. Avant que le décret soit pris et parvenu à Bordeaux, Mme Brongniart, qui en a vent, s'inquiète déjà à Paris. Mais son mari affecte tout au moins une tranquillité parfaite. Ses lettres ne parlent que du théâtre dont il a dressé les plans, dont il a acheté les matériaux et dont il veut maintenant entreprendre la construction, des pantomimes qui attirent les Bordelais (en attendant le cinéma) et pour lesquelles il s'amuse à établir des canevas. Cependant, le 23 juillet, le décret menaçant est pris sur la proposition de Baudot. Mais Mme Brongniart ne perd pas une minute pour obtenir qu'on en exempte son mari. En pareil cas, elle trouve, dans les partis extrêmes, deux puissants appuis, David et Fourcroy. Cette fois, c'est à l'ami David qu'elle recourt. Pendant deux jours entiers, elle ne quitte pas la Convention, s'attachant au peintre qui, obligeamment, propose à l'Assemblée un décret complémentaire exceptant les artistes de la mesure générale. Si mauvaise réputation qu'ait laissée l'ami de Marat à cette époque, nous avons là un cas particulier où il ne manque pas aux devoirs de l'amitié et son intervention n'est pas sans mérite, car on lui coupe la parole, on lui oppose qu'on ne veut plus entendre parler d'une ville rebelle. Il tient tête à l'orage, trouve moyen de citer personnellement l'excellent patriote qu'est Brongniart et, en fin de compte, obtient qu'on passe à l'ordre du jour en déclarant que les artistes n'ont jamais été visés par le décret. De la séance même, où elle a attendu dans le bureau des procès-verbaux, Mme Brongniart peut annoncer à son mari l'heureuse nouvelle. Brongniart qui, non sans peine, s'était déjà procuré une place dans une des voitures assiégées par les fugitifs, reste ainsi à Bordeaux, tandis que son compagnon Larive, parti aussitôt, s'arrête en route à Limoges par peur du « climat » parisien, se décide pourtant à rentrer quand on menace d'arrêter sa femme et, finalement, est incarcéré à Paris pour le seul motif qu'il a autrefois pris place dans la troupe trop aristocratique des Français.

Cependant, cette émotion calmée, on demeure bien inquiet à Paris sur la santé de « la pauvre cousine ». La consultation des médecins n'est pas rassurante et l'on craint les hémorragies. A ce moment, le jour de la Fédération, nouvelle alerte, cette fois pour le fils Alexandre qui, ayant eu l'imprudence d'aller herboriser dans la forêt de Fontainebleau, est, comme nous le verrons, incarcéré dans la prison de Nemours et n'en sort qu'au bout de cinq jours, par la protection du cousin Fourcroy et de Pache, le maire de Paris. Sur le sort de Bordeaux même, on n'est pas rassuré : « Si Bordeaux allait être comme Lyon, cela me fait frémir ! » Brongniart, lui, prend les choses avec sa placidité habituelle. Les représentants Baudot et Ysabeau (l'ancien capucin) sont venus faire une enquête : « Tout, écrit-il, est rentré dans l'ordre. Mais gare aux chefs des commissions populaires et autres qui sont incarcérés ! » [Un décret de la Convention en date du 6 août 1793 avait mis hors la loi tous les membres de la Commission populaire et leurs partisans. Ysabeau et Baudot arrivés le 19 août avaient été fort mal reçus et étaient repartis furieux à la Réole].

Et, le 30 septembre, il complète : « Il y a eu beaucoup d'arrestations sans la moindre résistance. Plusieurs membres de la Commission populaire sont incarcérés. On cherche ceux qui se cachent; il paraît que de jour à autre on en déniche quelques-uns. Le club des jeunes gens est depuis longtemps anéanti [Société de la jeunesse bordelaise. Le 11 septembre, elle avait été sommée de se dissoudre. Puis, le 18 septembre, avait eu lieu à Bordeaux une véritable révolution qui mit la ville au pouvoir des Jacobins et commença le régime des visites domiciliaires et des bonnets rouges]. La réquisition va son train, il y a déjà plusieurs bataillons de formés. On attend l'arrivée des représentants du peuple et l'on se propose de les recevoir cette fois avec les égards et le respect dus à leur caractère. Ils assureront la tranquillité publique; car le peuple est vraiment patriote et, comme je vois beaucoup plus d'ouvriers que d'autres, je t'assure qu'ils ne sont ni lyonnais, ni toulonnais et que les autres, étant sans force, ne s'aviseront pas de se montrer (le 16 octobre 1793, les représentants Ysabeau, Tallien, Baudot et Chaudron-Rousseau entraient à Bordeaux par une brèche faite au mur de la ville comme dans une ville conquise et, le soir de leur arrivée, ils allaient au théâtre de la République, chez les amis de Brongniart). J'en crois plus ce que cette portion-là du peuple dit entre elle que tous les signes extérieurs du patriotisme. Car, comme tu sais, toutes les maisons ont le drapeau tricolore; les hommes en partie portent le bonnet rouge et il ne faudrait pas qu'un muscadin y trouvât à redire. Les femmes pour la plupart ont la cocarde tricolore et cela n'a pas fait de querelle comme à Paris. Je suis bien loin de te dire qu'il n'y a pas d'aristocrates à Bordeaux. C'est comme partout, le temps seul en détruira l'espèce. Mais on n'aura pas besoin (je l'espère et le désire) de faire des proclamations pour que Bordeaux reste fidèle à la République une et indivisible. » A quoi la mère répond : « Vive la République une et indivisible; car ce ne sera que la réunion qui écrasera les tyrans de ma patrie; tous les rebelles seront exterminés lorsque nous ne serons qu'un peuple de frères. » Et Brongniart, renonçant aux beaux gilets brodés du début, annonce qu'il porte maintenant un gilet rouge, avec un bonnet rouge offert par ses ouvriers... En faisant même une très large part à la nécessité de ne pas se compromettre, on semble apercevoir dans la famille un sentiment sincère d'approbation qui n'est pas sans intérêt pour la psychologie de l'époque.

Dans les semaines suivantes, la répression continue à Bordeaux et Brongniart, il faut bien le dire, au moins dans sa correspondance, ne semble que s'en féliciter. L'idée que l'on pourrait se faire de Bordeaux pendant la Terreur si on était réduit à ses lettres, forme un singulier contraste avec celle qui résulte de tous les autres documents : notamment le journal de la Marquise de la Tour du Pin qui se cacha à Bordeaux du mois d'août au mois de mai 1794, pour s'en évader avec l'aide de Mme Tallien; ou encore les mémoires du girondin Riouffe, incarcéré le 4 octobre 1793 pour quatorze mois, les lettres de Mme Guadet, etc., etc. On oublie en lisant Brongniart, les horreurs sanglantes qu'il semble presque ignorer et l'on serait disposé à prendre pour une simple cérémonie pittoresque la hideuse fête de la Raison. Le rapprochement que nous faisons ici est d'autant plus naturel que Brongniart et Mme de la Tour du Pin ont vécu alors dans le même milieu, comme nous l'apprend un passage malheureusement trop bref qui nous montre au naturel un Brongniart insouciant et gai, plaisantant sur des peurs chimériques : « Un soir, dit-elle, je me promenais avec M. Brongniart, célèbre architecte de Paris, qui avait obtenu d'être appelé à Bordeaux pour la construction d'une salle de spectacle. Quoique le connaissant beaucoup, il ne venait jamais chez moi, non plus que mon maître italien, d'ailleurs, qu'à la nuit close. Ce soir-là donc, étant avec M. Brongniart sur le cours du Pavé-des-Chartrons, lieu très éloigné de mon logis, il s'écrie tout à coup, en fouillant dans ses poches : « Ah, ah, j'ai oublié ma carte de sûreté ! » La peur de rencontrer une patrouille me saisit; je quitte son bras pour retourner chez moi. « On vous prendra, dit-il en riant, pour ...» Mais rien ne put me rassurer, et il dut se contenter de me suivre de loin tout en se moquant de mes craintes (Voir, à la page 345 de ces mémoires, la description de la fête de la Raison, dont nous allons avoir un récit tout différent par Brongniart). »

Dans les récits de Brongniart, les événements s'édulcorent comme dans un communiqué officiel et un Tallien ou un Ysabeau ne font pas figure très différente de tout autre fonctionnaire qui serait venu présider aux destinées du département. Peut-être même voit-il en Tallien l'homme encore jeune et à prétentions mondaines qui offrait galamment son bras à Mme de la Tour du Pin, tout en donnant à sa maîtresse Mme de Fontenay (Thérésia Cabarrus), la montre prise sur une de ses victimes. Brongniart écrit tranquillement, le 5 octobre, alors que la tyrannie jacobine s'accentue : « Il nous est arrivé hier, deux députés de la Commune de Paris, pour fraterniser avec celle de Bordeaux (Les officiers municipaux Villard et Dunouy, délégués par la Commune de Paris, pour fraterniser avec celle de Bordeaux avaient été reçus avec un enthousiasme qui ne parut pas suffisant à Tallien et, sur une lettre de protestation de celui-ci, la Commune les rappela). Ils ont été reçus avec transport. Il y a demain une fête en l'honneur de Marat, et le théâtre de la République doit donner Brutus. Bordeaux est absolument dans le sens de la Révolution du 31 mai; cela est affiché dans les rues par des arrêtés des sections. Ces nuits dernières on a fait beaucoup d'arrestations, et surtout chez les riches négociants, ce qui a jeté l'alarme dans cette classe; mais pas la moindre résistance. On attend de jour en jour les commissaires de la Convention. » [A ce moment, on le sait, la Révolution inclinait dans son sens niveleur, communiste, qui contribua beaucoup à la réaction thermidorienne. L'absence de toute résistance fut, en effet, un trait caractéristique de cette époque un peu partout mais spécialement à Bordeaux. Une troupe de 700 hommes commandés par le général Brune, entre dans la ville sans coup férir. C'est ce même général Brune qui fut, plus tard, massacré à Avignon.]

Ces commissaires, Tallien et Ysabeau, qui arrivèrent finalement le 16 octobre après s'être fait désirer, nous savons assez quel fut leur rôle sanglant, jusqu'au jour où la belle Thérésia de Fontenay réussit à adoucir un peu son pronconsul. Il se résume dans cette phrase adressée par eux à la Convention : « L'or va à la monnaie, les fusils aux volontaires et les fédéralistes à la guillotine ! » Mais nous n'en apprenons rien par Brongniart qui, depuis longtemps affecte de considérer l'insurrection comme finie et qui ne témoigne aucun intérêt visible aux négociants incarcérés. A le lire, on croirait qu'il n'était alors question à Bordeaux que de théâtres et de fêtes. Il écrit par exemple le 19 octobre, au moment où l'on constituait, sous la présidence de l'instituteur Lacombe, la terrible « Commission militaire » dont la troupe du général Brune appuyait les arrêts : « Les comédiens recevaient hier les quatre représentants du peuple à leur spectacle, où l'on donnait Brutus et l'Offrande à la Liberté, avec des couplets pour eux particulièrement. Ils ont paru très satisfaits de tout. A la fin, un des associés leur a adressé un petit discours où il a exprimé que, le théâtre qu'ils dirigent ayant pris le titre de théâtre de la République dès l'origine, ils ne démentiraient jamais ce titre. Le représentant Tallien a répondu que les représentants connaissaient leur patriotisme et qu'ils avaient su se distinguer de ceux qui, exerçant le même talent, étaient infectés d'aristocratie et qu'il les exhortait à suivre persévéremment la même voie, parce que le théâtre était l'école et le lieu où les sentiments patriotiques devaient s'exhaler avec plus de force. »

(22 octobre) : « Les quatre représentants sont encore venus hier un instant au théâtre de la République et ils doivent avoir vu avec plaisir que, n'ayant point du tout été annoncés, on jouait cependant des pièces instructives, fort amusantes et fort bien jouées. Nous espérons obtenir d'eux la pose de la première pierre du nouveau théâtre. Les représentants avaient fait publier dimanche (20 octobre), un arrêté pour faire remettre au Château Trompette toutes les armes quelconques sans aucune exception. Cela s'est exécuté avec empressement dans les 24 heures et sans le moindre murmure. Ainsi j'espère que tu dois être contente de Bordeaux à présent. » Et il envoie à sa femme le discours patriotique qu'il a préparé d'avance pour l'adresser aux représentants quand ils poseront la première pierre.

Le 23 octobre, en effet, pour éviter les murmures, la guillotine était dressée sur la place Nationale. Le règne de la Grande Terreur commençait (Du 23 octobre au 16 décembre, il y eut, à Bordeaux, 43 exécutions).

Le 24 octobre, on guillotinait à Bordeaux le conventionnel Biroteau qui avait été reconnu sur un croiseur où il s'était caché comme canonnier. Brongniart le dit incidemment et ajoute : « Cinq des meneurs ont déjà payé de leur tête les malheurs qu'ils préparaient à cette ville; et on en a envoyé plusieurs à Paris; un grand nombre d'autres sont enfermés. »

Néanmoins, si optimiste qu'il soit tant par tempérament que par opinion politique, il ne peut pas ne pas s'apercevoir que Bordeaux n'est plus gai, que toutes les affaires y sont arrêtées, qu'on interrompt les constructions, qu'on ne souscrit plus aux actions de son théâtre [Nous avons de sa main, le tableau des actions définitivement souscrites. C'est à peine la moitié du chiffre prévu, 47 sur 100, dont 25 payées 4.000 livres, 1 à 3.000 et 11 à 2.000. Lui-même ne figure pas comme actionnaire, mais a touché 8.000 francs d'honoraires et en réclamait finalement au total 12.000], que la vie enchérit chaque jour et qu'on manque de pain. Ses remarques à ce propos sont amusantes à lire pour nous qui venons de vivre les heures de l'inflation. Il accuse comme de juste les agioteurs et les mercantis, mais ne soupçonne pas que le haut prix de la vie tient à l'inévitable dépréciation des assignats suspects. Il sent bien cependant que le phénomène s'accentue chaque jour puisqu'il se hâte d'acheter les matériaux de son théâtre pour ne pas les payer plus cher la semaine suivante. De même, il croit la disette de pain locale et momentanée sans y voir non plus une conséquence directe de la désorganisation générale.

Sa conclusion accentue cette note d'inconscience naïve : « C'est bien dommage que je sois venu à Bordeaux dans un pareil moment, car, dans tout autre, j'aurais eu beaucoup d'occupation. Mais la cessation du commerce par l'embargo mis sur tous les navires, la difficulté d'avoir des ouvriers, etc., fait remettre à un autre temps les entreprises projetées. Ainsi il faut attendre. Au surplus, la ville jouit d'une parfaite tranquillité... » C'est un peu le pendant de la fameuse phrase : « l'ordre règne à Varsovie ». Les visites domiciliaires, les confiscations, les exécutions se multipliaient. A Bordeaux comme à Paris, la Montagne réalisait librement son œuvre de « vengeance nationale » (L'exécution des députés girondins est du 31 octobre).

A défaut de constructions privées, Brongniart croit cependant trouver un autre genre de travail. Le 7 novembre, il annonce avec satisfaction que le général Brune lui fait demander un projet de maison d'arrêt pour 1.800 personnes (Les prisons regorgeaient et l'on en éleva peu à peu le nombre jusqu'à 8) : « Je ne connais, ajoute-t-il, ni les représentants, ni le général; mais je sais qu'ils ont très bonne opinion de moi. Un des principaux motifs de cet établissement est de donner de l'ouvrage cet hiver aux indigents et de procurer à la ville un objet important qui lui manque ainsi qu'à l'humanité souffrante. Pourquoi, répond la femme, faire des plans de maisons d'arrêt ? Est-ce qu'il n'y a pas à Bordeaux de grandes maisons d'émigrés ou religieuses ? » Et Brongniart de riposter avec le calme d'une conscience tranquille : « Ce n'est pas à moi à juger cela. On me demande un plan pour une grande maison commode, salubre et bien aérée. Je fais le plan; on le trouve bien; je me retire. Mais le général Brune est parti (le général Brune,relativement modéré, avait été rappelé à Paris, le 10 décembre, le gouvernement militaire de Bordeaux ayant été alors supprimé) et je crois les honoraires de ce plan fort incertains. »

En même temps, il active la construction de son nouveau théâtre qui reste toujours son occupation principale « : On vient, écrit-il, le 5 décembre 1793, de mettre en prison tous les acteurs, actrices, danseurs, danseuses, musiciens, directrice, régisseur du Grand Théâtre, comme théâtre infecté d'aristocratie [L'arrestation qui eut lieu le 29 novembre sur l'ordre de la Commission militaire, porte sur 86 personnes, à commencer par le directeur Dorfeuille. La nuit suivante, plus de 200 négociants étaient arrêtés « par mesure de sûreté générale »]. Les acteurs associés du théâtre de la République vont avoir la direction de ce Grand Théâtre ; et il est presque certain qu'il n'y aura que ce théâtre et celui que je bâtis. Ainsi, tu vois que nos actions n'en deviennent que meilleures et plus sûres ! » C'était évidemment, en effet, un moyen pratique de supprimer la concurrence. Mais on verra bientôt comment, par un juste retour des choses, le théâtre de la République devait ensuite en pâtir. On peut ajouter que le 2 décembre, ces acteurs du théâtre de la République, amis de Brongniart, qui étaient alors en faveur avaient reçu des représentants Ysabeau et Tallien « tous les ornements d'église ou autres attributs de la sottise et de la superstition » qui avaient été saisis dans le pillage des églises.

Et voilà maintenant Brongniart chargé d'organiser pour le 10 décembre, une fête de la Raison qui doit substituer « le culte de la Raison à celui des simagrées ». « Je me trouve très heureux de consacrer mon talent à ce qui est agréable aux Sans-Culottes de Bordeaux; car c'est le club national des Sans-Culotte de Bordeaux qui dirige le tout. Je n'attends d'autre salaire de mon travail que le plaisir de l'avoir fait ».

Le 10 décembre, il envoie un bulletin de victoire : « Tout s'est passé à merveille dans le plus grand ordre. Les ouvriers ont travaillé avec une activité incroyable et l'église qui, le matin était encore encombrée de plus de quarante établis de menuisier, de bois de toute espèce, de copeaux sans nombre, a été balayée en deux heures et entièrement débarrassée. L'officier municipal fort bon enfant, chargé de surveiller et ordonner tout, n'est pas encore revenu de sa surprise. Tout est parti à l'heure dite (9 heures), a traversé les rues principales de Bordeaux, a trouvé aux trois places indiquées les trois tribunes aux harangues sur lesquelles on a prononcé des discours et est entré dans le Temple de la Raison dont l'intérieur était entièrement achevé. Le soir, j'ai fait illuminer l'église à ma manière, c'est-à-dire qu'en entrant elle était parfaitement claire sans qu'on vît une seule lumière. Aussi la montagne, qui était exécutée au fond de ce temple, a-t-elle fait un effet surprenant. Il est parti un battement de mains universel. Je ne puis te dire combien les chefs d'atelier de peinture, menuiserie, charpente, machines, etc., ont eu d'attention pour moi et combien tout ce monde-là m'aime ! Ils trouvent que je suis véritablement un bon Sans-Culotte! Nous nous tutoyons tous. Quelques-uns avaient de la peine à s'y résoudre à cause de cette espèce de respect qu'inspire le talent du chef sur ses subordonnés. Je leur ai bien expliqué que cela n'avait rien de commun et qu'il était tout simple de parler au singulier à une seule personne. J'ai bu et mangé avec eux. Ils buvaient tous à la même bouteille : je me suis permis d'avoir mon verre et ils ne l'ont pas trouvé mauvais. Nous avons beaucoup ri. J'ai été faire deux jours de suite des courses au Champ de Mars, sur les minuit. Ils m'éclairaient avec des terrines allumées qui leur chauffaient les doigts. Ils disaient : « Je m'en fous; c'est pour la fête de la Raison, c'est pour la Patrie ! ».

« Les Représentants ont été fort satisfaits. Ils veulent que cela ait de la suite et je crois que nous ferons en réalité dans la ci-devant cathédrale ce que nous n'avons fait qu'en peinture dans la jolie église des ci-devant Jacobins. Ysabeau qui a de l'esprit a dit qu'il n'avait pas vu à Paris même de fête mieux ordonnée. L'on dit dans Bordeaux que cette fête doit coûter 500.000 francs. Moi qui ai déjà rassemblé presque tous les comptes, je vois que cela ira à environ 25.000 livres, en y comprenant tout absolument, jusqu'au repas donné à 200 personnes et qui, à 7 livres par tête, a coûté 1.400 livres. J'avais permission de dépenser 100.000 livres.

« Voici la description du cortège. Bannières au milieu du groupe portant des inscriptions : pour le Conseil général de la Commune : « Peuple, voilà tes amis ! »; pour le Comité de surveillance, avec un œil : « Traîtres, je vois au fond de vos cœurs ! »; pour la Commission militaire : « Tremblez, conspirateurs : » ,etc. Tambours et musique, Etat-Major de l'armée révolutionnaire, officiers, soldats, officiers du génie, de l'artillerie, de la marine, tous confondus et se tenant par le bras. Groupe de tambours. [Cette description se trouve déjà dans Vivie (II, 130); mais elle prend plus de piquant, venant de l'auteur responsable].

« Ensuite, sur une haquenée blanche, le pape en grand habit, la tiare, la triple croix, avec une bannière où était écrit : « Notre règne est passé ! » Des cardinaux à cheval l'accompagnaient; ensuite les évêques en chappes, crosses et mitres. Des gentilshommes, chevaliers caudataires, en épée et croix de Saint-Louis, leur portaient la robe comme il était d'usage dans leur régime. Ensuite les curés, les abbés, les docteurs, les religieux et religieuses de tous les ordres. Ensuite la noblesse, ses cordons bleus, rouges, noirs et verts, leur livrée. Ensuite la Robe, les avocats, les procureurs et jusqu'aux huissiers et, au milieu de tout cela, un docteur en Sorbonne dans une chaire traînée par deux ânes. Gendarmerie à cheval fermant la marche. Ce cortège, après avoir fait trois stations, une au département, une à la maison commune et une dans la grande rue du Chapeau Rouge devant une grande tribune aux harangues où l'on a prononcé des discours, ce cortège est entré dans le Temple de la Raison. Mais, lorsque le pape s'est présenté, on lui a fermé la porte au nez (j'avais fait faire une grande grille de bois en avant du temple). Le pape entre dans une sainte fureur, tous les cardinaux caracolent, ils frappent, ils cassent les croix contre la porte. Enfin le docteur de Sorbonne demande la parole; il leur dit qu'ils sont enfin démasqués, que le plus court parti est de jeter tous les colifichets au feu et de n'être que de bons Sans Culotte. Ils se dépouillent; on brûle plein un tombereau qui suivait de toutes sortes de joujoux comme mitres, crosses, etc. » [Inutile de rappeler combien d'objets d'art irremplaçables furent ainsi détruits].

Et cela avait lieu six mois après la procession de la Fête-Dieu dont le même Brongniart et le même peuple (mais était-ce bien réellement le même?) avaient admiré le recueillement!

Conclusion du 17 décembre : « Je ne puis t'envoyer mon certificat de civisme parce que le président de la section a été arrêté hier comme négociant. Tiens, ma bonne mère, les parfaitement honnêtes gens sont toujours fort tranquilles, et surtout quand ils sont sincèrement patriotes. Aussi n'ai-je pas le plus léger désagrément ! »

La femme qui représente le côté pratique et le sens des affaires dans le ménage, s'inquiète de savoir si Brongniart, dont les fonds sont réduits au minimum, va toucher des honoraires pour ce travail, en attendant les 20 ou 25.000 francs hypothétiques que doit lui rapporter son théâtre. Brongniart répond : « L'officier municipal m'a pressenti sur ce que je pouvais désirer pour mes peines et soins. Je lui ai répondu que je ne demandais rien, que si j'avais seulement la moindre partie de la fortune qu'on me suppose, je refuserais constamment ce qu'on voudrait m'offrir, mais que la pénurie présente me ferait accepter ce qu'on m'offrirait pourvu que ce fût médiocre. Ainsi, mon amie, vois la différence de tous ces foutus marquis, comtes, etc., qui m'ont bien fait travailler sans me payer et des bons sans-culotte qui veulent absolument me payer ! » (mais qui, hâtons-nous de l'ajouter, ne lui versèrent jamais un sou).

Cependant, il continue à s'occuper avec le même zèle, pour la municipalité, de travaux analogues et également gratuits. C'est d'abord la transformation projetée de la cathédrale : (28 décembre). « Je travaille fort dans ce moment pour transformer la ci-devant cathédrale de Bordeaux en un temple de la Raison; mais cette métamorphose sera plus sévèrement exécutée que celle de la première décade de la ci-devant église des Jacobins. On mettra cette fois-ci l'argent et le temps nécessaires pour en faire un monument solide et durable, Il m'est heureusement venu une idée simple et qui fera un grand effet sans grande dépense. Je te dirai cela plus au long quand le projet sera accepté... »

Et, le lendemain, il interrompt sa lettre en disant qu'il y a là des citoyens qui le pressent : « Allons, citoyen, j'ai fini ! Je vais avec vous prendre les mesures nécessaires pour l'illumination que vous devez faire exécuter demain, jour de la décade, pour la prise de Toulon. Je vais en faire le dessin... »

Il y eut à ce moment, du 17 décembre au 2 avril 1794, une période relativement apaisée qui ne compte pourtant pas moins de 50 exécutions. Tallien et Ysabeau étaient alors, par la marche ordinaire des temps révolutionnaires, devenus, qui l'eût cru quelques mois plus tôt, suspects de modérantisme. Tallien, se sentant menacé, partit le 22 février pour Paris où sa belle amie Thérésia Cabarrus devait être le 22 mai incarcérée et où lui-même, comme on sait, n'eut d'autre moyen de se sauver que d'écraser Robespierre.

Puis on vit arriver à Bordeaux, envoyé par Robespierre, un tragique gamin de 19 ans, Marc-Antoine Jullien qui s'occupa aussitôt à contre-miner Ysabeau en s'appuyant sur le sinistre Lacombe, président de la commission militaire, dont il devait contribuer plus tard à amener la chute. Pendant la toute-puissance de ce Jullien qui dura 4 mois, du 2 avril au 31 juillet, l'on guillotina 209 personnes de toutes conditions (Voir un tableau par professions dans Vivie, loc. cit., p. 403) dont 42 femmes. C'est une période pendant laquelle nous devons suppléer au silence que garde Brongniart. Il avait pu être précédemment ce qu'on appellerait aujourd'hui « front populaire » et il avait trouvé avantageux de s'appuyer sur Tallien et Ysabeau; mais il était maintenant dépassé, en attendant que la réaction thermidorienne du 31 juillet vînt faire pencher la bascule en sens inverse.

Dès le 30 juillet, Jullien qui voyait sans doute la crise imminente, partit pour Paris où il échappa au châtiment : ce qui lui permit de prendre part à l'expédition d'Egypte et de vivre paisiblement jusqu'en 1840. Peu après son départ, la nouvelle du 9 Thermidor arriva à Bordeaux dans la nuit du 31 juillet au 1er août. Aussitôt le conventionnel Garnier qui y représentait encore le Comité de Salut Public, se hâta de faire volte-face et fit arrêter Lacombe, le guillotineur officiel, qui, le 14 août, fut à son tour guillotiné, non pas pour ses arrêts criminels, mais, par un euphémisme caractéristique de l'époque, pour une vénalité avérée qui avait eu pour résultat de sauver quelques accusés lorsqu'ils réussissaient à le corrompre.

Pendant la fin de l'année 1794, Brongniart essaye de faire revivre son théâtre que, dans ses heures d'optimisme il avait espéré finir en avril 1794, et qui restait interrompu faute de fonds. Mais cette entreprise, qui s'était appuyée sur les Jacobins, se trouvait maintenant en suspicion depuis leur chute. On avait pour elle dépossédé le Grand Théâtre après l'incarcération de son personnel. C'était désormais à elle de pâtir. Brongniart se débat vainement pour trouver de nouveaux souscripteurs et se faire payer ses honoraires. En même temps, jusqu'à son retour à Paris, le 26 janvier 1795, nous le voyons très naturellement occupé de se refaire une situation. Il envoie de Bordeaux, projets sur projets au Comité de Santé, au Comité des Travaux Publics : Notamment un plan pour arranger l'École Militaire en un hôpital de 1.200 lits. Il fait agir les influences de ses amis, et surtout du cousin Fourcroy, mais sans grand succès. Fourcroy lui répond que les artistes sont difficiles à employer et qu'on n'aime pas les architectes qui ont fait faire trop de dépenses (sans que la remarque s'applique à lui).

Il est renseigné par son fils Alexandre, maintenant Ingénieur des Mines, sur l'organisation du service des mesures par Haüy, Berthollet, Lagrange, Hassenfratz, où il pourrait avoir une place ; mais il faudrait s'astreindre à des heures de bureau de 9 à 4, « le public entrant depuis 2 heures, en sorte que maintenant, à Paris comme à Londres, on ne dîne plus qu'à 4 heures et demie, 5 heures. Tu connais, écrit Alexandre à son père, le rapport de Fourcroy sur l'organisation des travaux publics. On aura certainement besoin d'hommes et il ne serait pas bien que, pouvant rendre service, tu ne fusses pas là tout prêt. Chacun est utile comme il le peut. Desprez, par exemple (librettiste d'opérettes, directeur du théâtre Louvois) n'a jamais été agriculteur; mais on a dit : « Il parle assez bien, il est actif, il aime l'agriculture ». La commission l'a chargé de venir dans ces départements faire ramasser la fève. Il est homme de lettres; mais, comme on a plus besoin d'huile que d'opéras-comiques, on lui a dit : « Vous avez de l'intelligence. Quel est votre premier goût utile après celui de la littérature ? — C'est l'agriculture. — Eh bien, allez ramasser des fèves ! » Toi, on te dira : « Après l'architecture théorique quel est votre autre talent ? — La construction, les machines, les marchés, etc. — Eh bien, construisez-nous des fonderies, des moulins à huile, etc., etc. » ou bien : « Faites aller de nouvelles mesures ! » Et il le presse de s'inscrire à la Société Philomathique, « dans laquelle le Comité de Salut Public a puisé », en insistant sur ce qu'il est ingénieur en même temps qu'architecte.

Les premiers temps du séjour à Paris, en 1795, furent quelque peu maussades. Brongniart était revenu de Bordeaux malade, fiévreux et qui plus est aigri par la mauvaise fortune, désaxé par cette longue solitude. Il se produisit alors, pendant quelques mois, entre le mari et la femme qui correspondaient si fidèlement à distance, un désaccord tenant au contraste de leurs caractères accentué par la crise. Elle nous apparaît de plus en plus économe. Lui, reste dépensier et abondant en spéculations aventureuses; terrains, maisons, tableaux, etc., tout enflamme son imagination. C'est ainsi qu'au mois de juin 1795, Alexandre Brongniart reçoit de lui, en Provence, une lettre qui amène l'exclamation suivante : « Nous avons tous dit en te lisant : « Oh, le fameux négociant que mon père ! » Tu m'envoies des prix; mais ce sont justement ceux des objets qu'on ne trouve pas dans le midi. Ce n'est pas ici qu'il faut acheter du drap de Louviers. Je ne puis t'envoyer de la chandelle ni du pain. Ce n'est pas non plus le pays du sucre. Mais donne-moi plutôt promptement les prix d'objets tels que le riz, l'huile d'olive, les olives, les citrons, le coton, le miel, la soie non ouvragée... Et, si tu veux que je fasse des achats, envoie-moi de l'argent ! Car je ne conçois rien à ce que tu me dis de tirer sur toi à vue à dix jours. Comment veux-tu que moi, négociant bien inconnu à Marseille, j'aille faire une lettre de change sur toi au moins aussi inconnu? Pendant que je demanderai de l'argent, les marchandises changeront de prix... » En temps d'inflation, l'idée de commerce est évidemment séduisante; mais elle est toujours dangereuse pour un tempérament d'artiste.

Sous prétexte qu'il a de la peine à marcher, l'architecte peu occupé se paye un cheval, un cabriolet et un groom dans un temps où les plus riches ont renoncé à ce luxe. Les sages conseils au père prodigue viennent du fils : « Quel effet, écrit-il en juillet 1795, produiras-tu lorsque tu viendras en cabriolet chez Fourcroy qui, bien que député et surchargé de nombreuses places, va à pied et lorsque tu lui demanderas une place en disant que tu es ruiné ? » Néanmoins le père qui achète et revend un peu de tout, des oignons comme des estampes, ainsi qu'on y est incité dans des époques semblables, doit faire dès cette année-là quelques bénéfices puisqu'il peut se payer un bureau et un personnel. Il organise des fêtes pour les thermidoriens comme il en avait fait à Bordeaux pour Tallien du temps où ce suppôt de la réaction était procureur jacobin.

D'autre part, Brongniart n'était pas parti de Bordeaux sans un secret espoir de voir reprendre un jour, les temps étant devenus plus calmes, les constructions abandonnées. Les lettres qu'il reçut à Paris pendant la première moitié de 1795 lui démontrèrent vite qu'il n'y avait rien à attendre de ce côté. Non seulement l'argent manquait, mais toute chance de trouver de nouveaux actionnaires avait décidément disparu : l'entreprise des premiers étant devenue suspecte. Le mouvement de réaction qui est très vif et qui s'accentue de jour en jour se traduit d'abord le 19 février 1795 par un arrêté du Représentant du peuple, Treilhard, dans le département du Bec d'Ambès, remettant les anciens adjudicataires du Grand Théâtre, Albert et Mme Veuve Dorfeuille, en possession de ce théâtre dont ils avaient été dépossédés le 6 décembre 1793 par Tallien et Ysabeau, « considérant que, si des circonstances orageuses et des soupçons répandus ont motivé cette mesure de rigueur, il est convenable de faire disparaître aujourd'hui les traces de cette sévérité puisque les citoyens inculpés ont été depuis justifiés ». Du même coup, l'arrêté dépossédait sans indemnité les citoyens Brochard et Compagnie, amis de Brongniart, auxquels avait été accordée en décembre 1793, la jouissance du Grand Théâtre et les autorisait simplement à rouvrir leur ancienne salle du théâtre Molière à laquelle le théâtre en construction avait dû se substituer.

Brongniart est mis au courant par un nommé Jareinty, garde-magasin de l'hospice militaire de Bordeaux qui s'exprime sur les partis avec toute la liberté reconquise depuis la révolution thermidorienne. Quelques extraits de cette correspondance compléteront le tableau rapide que nous avons été amené à donner de Bordeaux pendant la Terreur :

« 26 février 1795. Nous avons eu quatre bals superbes. La terreur a quitté un peu cette belle ville; mais ce n'est pas sans peine qu'on parviendra à en imposer aux terroristes.

« 25 mars. Un de ces messieurs (les acteurs) est venu me voir et causer avec moi sur ce qui leur arrive et me demander des conseils. Il faut savoir que le public est fortement prononcé contre eux et se monte chaque jour de plus en plus. Ils sont hués, conspués, siffles et demandés pour tenir la chandelle à celui qui chante le Réveil du Peuple. On est monté contre les buveurs de sang. Granger a parlé au public et on l'a laissé continuer. Pour Brochard, impossible à lui de paraître et c'est dommage car il a un vrai talent. L'arrêté de Treilhard a paru généralement juste. Je ne suis d'aucun parti, d'aucune cabale. J'appartiens à la justice et suis influencé par la droite raison. Il ne me paraît pas possible qu'ils puissent former une troupe. Les riches, les aristocrates, les modérés, les patriotes même en grande partie, tout cela me paraît contre eux...

« 3 avril. A l'égard des acteurs signalés ( à tort ou à raison) comme terroristes, buveurs de sang, je doute qu'ils puissent jamais jouer ici sur aucun théâtre. Le peuple s'échauffe davantage contre eux et les applaudissements pour le Réveil du Peuple augmentent chaque jour et on sait ici que les Lays, les Talma, etc., sont hués à Paris; il n'en faut pas davantage pour entraîner ici la multitude à l'imitation.

« 4 avril. Cet après-diner, Compain qui a été si mal reçu au théâtre du peuple Égalité, connu pour terroriste ici, a été assommé par des jeunes gens. On n'a pu le sauver. Il est peut-être mort à présent de ses blessures. Le public a demandé tous les acteurs. Corse a essuyé mille et une humiliations. Demain, ils doivent tous comparaître et chanter le Réveil du Peuple. Malheur à ceux qui sont renommés comme terroristes; ils n'échapperont pas aux plus grandes humiliations.

« 7 avril. Compain est mort hier de ses blessures. On chante tous les soirs le Réveil du Peuple avec un enthousiasme qui augmente à chaque représentation. On a donné hier des coups au Cit. Rozette, ex-clubiste. Il ne me paraît pas possible que les comédiens Granger, Droué et autres puissent former une troupe. Au surplus, écoutez ce qu'on vous conseillera à Paris.

« 11 avril. On pourchasse les faux dénonciateurs, etc. Malheur à ceux qui ont figuré dans les jours de sang et ont influencé les jugements cruels dont cette ville a gémi... Je ne vois pas de possibilité morale à ce qu'on achève votre salle... On traiterait mal les acteurs si d'ici longtemps ils montaient sur la scène. L'opinion de toute la ville est furieusement excitée contre eux. »

Une lettre adressée le 13 avril par un administrateur du théâtre proscrit présente les choses sous un jour un peu différent. Suivant lui, c'est la troupe rivale du Grand Théâtre qui répand les plus noires calomnies contre eux, pour supprimer leur concurrence :

« Les cinq administrateurs sont désignés comme intrigants, scélérats, hommes de sang. Plusieurs ont été inscrits sur des listes de proscription, confondus avec d'autres hommes dégoûtants du sang de leurs malheureux concitoyens... Dorfeuille a lié sa cause à celle des jeunes gens qui se disent armés pour punir les assassins de leur père. Et, dans le premier moment, Labervette, Brochard, Granger ont failli être égorgés pour avoir été administrateurs comme l'ont été Compain, Langevin, Rozette, un orfèvre, un cordonnier pour avoir dénoncé, fait arrêter et conduit à l'échafaud, etc. Vous avez vu ces malheureux directeurs : dites s'ils sont capables d'avoir provoqué des assassinats révolutionnaires !... Pendant plusieurs jours qu'a duré l'absence de toute autorité publique, 5 à 600 jeunes gens échappés aux réquisitions ont imprimé une presque terreur dont on ne pouvait calculer les effets possibles. La lassitude, des chefs de ce nouveau corps et le retour du représentant Boussion ont interrompu l'activité des assommeurs... Nous laissons passer les premiers moments et nous agirons ensuite. On n'a pris aucun parti sur le bâtiment neuf; mais les circonstances prononcent l'impossibilité de l'achever. On avait le projet de proposer aux actionnaires d'autoriser la vente, par notaire, des terrains et matériaux pour opérer le remboursement des actions ; mais tout ce hourvari a dérangé ce plan... Les jeunes gens, encore en possession de dicter des lois, ont déclaré qu'ils ne voulaient qu'un théâtre à Bordeaux et que l'unique serait le Grand Théâtre... Le grand crime qu'on impute à ces malheureux est d'avoir été placés par les représentants Tallien et Ysabeau dont ils ont, dit-on, sollicité les faveurs pour nuire à Dorfeuille. Il est de fait qu'à l'époque de l'arrestation de cette directrice, les associés ne connaissaient pas ces représentants et que le Grand Théâtre a été fermé par arrêté du Tribunal ; les Représentants n'ont fait que confirmer cet arrêté 10 ou 12 jours après... »

Finalement, la conclusion fut celle qu'on pouvait prévoir. On vendit tant bien que mal et Brongniart se porta créancier pour ses honoraires qui lui furent enfin réglés à 8.400 francs (en assignats). Mais, sorti de cette aventure, Brongniart allait retrouver une situation stable à Paris. Le 11 décembre 1795, quand on créa le Conseil des Bâtiments civils, composé de trois membres, il fut choisi pour l'un d'eux. Puis il devint Inspecteur général du Garde-Meubles, Membre du Conseil supérieur des Travaux publics, Inspecteur des travaux et des bâtiments de la Préfecture de police, de l'archevêché, des édifices du culte et des cimetières de Paris. En 1796, un document des archives le montre apostillant en vertu de sa situation officielle une demande de Montesquiou, ancien général des armées de la république, rayé de la liste des émigrés, qui réclame deux cheminées enlevées de sa maison et arrivées au Muséum, chez Jussieu (Arch. Nat. F13, 724. Bâtiments Civils). En 1803, son fils devient, comme nous le verrons, directeur et réorganisateur de la manufacture de Sèvres. Le père dessine alors pour cet établissement un grand nombre de formes et de décorations dans le style antique et contribue puissamment, parallèlement avec Percier et Fontaine, à y introduire le style Empire. Devenu Inspecteur du Garde-Meubles de la Couronne, il donne également, soit pour l'État, soit pour les particuliers, de nombreux dessins de meubles.

Enfin, dans les dernières années de sa vie, il a la joie, toujours ambitionnée par un architecte, d'être appelé à créer deux œuvres importantes et durables, auxquelles il travailla de 1808 à 1813 et qu'il n'eut pas le temps de finir entièrement, mais qui ont été achevées après sa mort suivant ses plans : la Bourse et le Père-Lachaise.

« Depuis longtemps, raconte son descendant, Charles Brongniart, le projet d'une Bourse demandée par le commerce occupait Napoléon et la table de son cabinet était couverte de plans qui ne remplissaient pas son idée, quand Brongniart présenta le sien. Bonaparte, frappé d'une composition si majestueuse et si grandiose, fit appeler l'architecte et ne lui dit que ces mots : « Monsieur Brongniart, voilà de belles lignes. A l'exécution ! Mettez les ouvriers ! » La première pierre fut posée le 24 mars 1808 et Brongniart fut nommé chevalier de la Légion d'honneur. »

Ainsi est né le palais de la Bourse, conçu comme un temple antique inspiré du temple de Vespasien à Rome, qui dresse encore, dans le quartier d'affaires le plus bruyant de Paris, ses 60 colonnes corinthiennes de 10 mètres de haut, formant un péristyle, sous lequel s'agitent et crient des coulissiers dépourvus de tout caractère athénien. Brongniart avait d'abord adopté l'ordre ionique qui lui paraissait plus convenable; mais, une fois les fondations terminées, il fut forcé d'augmenter la hauteur pour organiser au premier étage le Tribunal de Commerce et contraint par là à adopter un ordre plus élancé. Il avait imaginé d'orner la frise au moyen de grands médaillons représentant les monnaies des principaux peuples commerçants et d'y placer un grand bas-relief exécuté par son ami Chaudet. Quand il mourut, le bâtiment était assez avancé pour qu'on ait pu y faire porter son cercueil salué au passage par les ouvriers. Il fallut, cependant, encore 13 ans pour son achèvement complet par Labarre qui fit à l'intérieur des modifications peu heureuses et, depuis lors, des nécessités pratiques ont conduit encore plus à le défigurer.

Brongniart avait été également chargé d'organiser le nouveau cimetière parisien que l'on créait sous le nom de cimetière Mont-Louis dans la campagne du Père Lachaise achetée par la ville en 1804 et que l'on nomme officiellement cimetière de l'Est. Placé en face d'un terrain accidenté, à forte pente, d'où la vue s'étend au loin sur Paris, il le conçut à la façon de son maître Boulée dont nous avons rappelé plus haut la théorie, comme un grand jardin pittoresque et ombreux évoquant plutôt l'idée du repos dans un décor mélancolique que celle de la douleur et du désespoir. C'est à lui que l'on doit la conception de ce grand parc aux allées sinueuses qui contraste si heureusement avec la hideuse disposition en damier de la plupart des cimetières. C'est lui également qui imagina cette large allée dominée par la chapelle, dans le cadre de laquelle est venu se placer le monument aux morts de Bartholomé. Il avait commencé l'exécution de la porte d'entrée, terminé le monument de la famille Greffulhe, dessiné celui de Jacques Delille et quelques autres quand, le 28 juin 1813, il dut venir prendre sa place auprès d'eux, dans un monument offert par la ville de Paris.

Depuis lors, le cimetière a été considérablement développé dans le sens du Nord et de l'Est jusqu'à atteindre aujourd'hui 44 hectares et ses nouveaux quartiers ont adopté davantage la disposition rectiligne et utilitaire.

Chapitres suivants du livre Une grande famille de savants : Les Brongniart


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