TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XIII (1999)

Jean VOGT
A propos d'Emmanuel de Margerie et de son équipée strasbourgeoise (1919-1930)
ou
Le doyen est sans pitié (à la manière d'un titre de roman policier) : « M. le doyen Rothé veut ma peau »

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 17 mars 1999)

Il est malaisé de situer Emmanuel de Margerie. Pour les uns, c'est un géographe. Au cours d'une conversation avec un membre de sa famille fusa cette exclamation : «Ah! le géographe ! ». Et en effet, il représente la Géographie à l'un ou l'autre congrès. Lors du cinquantenaire de la Société belge de Géographie il se dit « appelé au grand honneur ... de vous apporter le salut des géographes français ». Mais il évolue surtout dans le milieu des géologues. Il ne manque d'ailleurs pas de souligner qu'il se situe à la charnière des deux domaines, en mettant l'accent sur l'imbrication des démarches, par le biais de la tectonique en particulier, sous l'influence de Charles Lyell, d'Albert de Lapparent, etc. D'une manière significative, il utilise l'expression « Géographie géologique ». Pour lui, « la Géographie physique » sert, en quelque sorte, de préface et d'introduction « à la Géologie, science pour laquelle aujourd'hui ne compte pas plus qu'hier ».

E. de Margerie (1921). L'oeuvre des géographes français depuis cent ans. Communication à l'occasion du cinquantenaire de la Société royale belge de Géographie. Imprimerie Dykmans, Bruxelles, 19 p.
Les géographes lui sont reconnaissants d'avoir contribué à les sortir de leurs ornières. Ainsi la direction des Annales de Géographie écrit-elle, en prélude à sa notice nécrologique, par H. Baulig : « Il est de ceux qui ont le plus contribué à renforcer l'union des sciences géologiques et de la morphologie et à donner à cette dernière la méthode scientifique qui lui a fait accomplir les progrès que l'on connaît». H. Baulig lui-même étoffe la discussion, à l'aide d'exemples.
H. Baulig (1954). La vie et l'oeuvre d'Emmanuel de Margerie. Ann. Géogr., 63, p. 82-87.

Dans le monde universitaire, qui s'entre-déchire volontiers, les notices nécrologiques sont toujours élogieuses, voire dithyrambiques, encore que les connaisseurs puissent découvrir de discrètes réserves. Sans doute les auteurs de telles notices sont-ils soucieux de « délicatesse », quitte à fausser - mais ce n'est qu'un élément parmi bien d'autres - l'histoire des sciences. Encore qu'Emmanuel de Margerie ne soit pas universitaire au sens propre du terme, les notices qui lui sont consacrées n'échappent pas à la « loi du genre ». Lui-même excelle d'ailleurs dans cet exercice, par exemple à propos de Emile Haug. Nous y reviendrons.

Institut de France - Académie des sciences - Funérailles de Emile Haug ... à Niederbronn-les-Bains... le 31 août 1927 - Discours de M. Emmanuel de Margerie, correspondant de l'Institut, 8 p.

Jetons un coup d'oeil à plusieurs des notices consacrées à notre personnage, sans faire l'inventaire de cette prose.

P. Fourmarier (1954). Emmanuel Jacquin de Margerie (1862-1953) ... un portrait. Bull. Soc. Géol. Fr., (6), 4, p. 281-302.
H. Baulig (1954). Art. cité.
A. Cailleux (1954). Nécrologie - Emmanuel de Margerie, 1862-1953. Rev. Géomorph. dyn., 5e année, n°1, p. 41-43.
P. Fallot (1954). Préface à E. de Margerie, « Etudes américaines... », t. II, Paris, 812 p. (ouvrage posthume).

A tout hasard, relevons des propos répétitifs sur son « exquise urbanité », sur des « relations humaines qu'il savait rendre exquises ». Retenons l'évocation de « son regard un peu rêveur [qui] était celui du Penseur à la poursuite de l'Insaisissable ». Il est fait grand cas de son altruisme, à plusieurs reprises. L'accent est mis sur sa prodigieuse connaissance de la bibliographie géologique et géographique mondiale, ses innombrables publications, sa réflexion méthodologique pionnière, mérites célébrés par l'accumulation prodigieuse des honneurs les plus variés. Il faut y regarder à deux fois pour déceler des réserves, explicites ou implicites. L'une d'elles est formulée avec précision par la longue notice de P. Fourmarier, à propos du Paléozoïque des Ardennes : « ...il conviendra sans doute d'apporter quelque correctif à la manière de voir de de Margerie, peut-être un peu trop absolue... ». A propos de cartographie, H. Baulig écrit, en termes généraux : « ...On lui doit des travaux bien dépassés aujourd'hui, qui représentaient, à l'époque, un état des connaissances et des idées... ». En note, il évoque, en outre, « des conférences avec un débit un peu trop rapide pour qui n'avait pas une agilité d'esprit égale à la sienne ». Retenons surtout, chez P. Fourmarier, un propos essentiel pour la compréhension de l'oeuvre d'Emmanuel de Margerie : « N'est-il pas piquant que ce soit aujourd'hui un géologue de terrain qui rende parmi vous l'hommage suprême à celui qui, par ses lectures, connaissait mieux que quiconque, la constitution géologique de tous les pays du monde ?». Il faudra attendre un demi-siècle pour disposer d'un portrait moins conventionnel, grâce aux souvenirs de Bernard Gèze, publiés sous le titre quelque peu irrévérencieux de « présidents à gratter», s'agissant des présidents de la Société géologique de France, ce que Emmanuel de Margerie fut à deux reprises5.

B. Gèze (1991). Présidents à gratter, Trav. Comité fr. Hist. Géol., (3), 5, p. 99-115.

Il se trouve que le séjour strasbourgeois d'Emmanuel de Margerie est traité d'une manière diamétralement opposée par les notices nécrologiques. D'une part, H. Baulig, témoin strasbourgeois par excellence, mais témoin quasiment muet, souligne, dans le texte, qu'Emmanuel de Margerie n'avait « aucune fonction officielle, d'enseignement ou autre », mais ajoute, en note « A part la direction, de 1919 à 1930, du Service de la Carte géologique d'Alsace-Lorraine... », sans plus. En revanche, P. Fourmarier s'exprime en termes triomphalistes : « Dès après la première guerre mondiale, de Margerie fut nommé directeur du Service géologique d'Alsace-Lorraine et attaché à l'Université de Strasbourg où il prit rang parmi le corps professoral de la Faculté des Sciences. Le Gouvernement français ne pouvait faire meilleur choix et, douze ans plus tard, de Margerie avait mis au point une carte géologique murale de l'Alsace et de la Lorraine, document des plus remarquables qui fait grand honneur à son auteur et à ses collaborateurs ». Evoquant ses seuls souvenirs personnels, Bernard Gèze ne traite pas de l'équipée strasbourgeoise de de Margerie, mais a bien voulu faire part de son opinion au sujet de ce chef d'oeuvre : « ...douze années ayant seulement abouti à la lamentable carte murale d'Alsace-Lorraine, tolérable seulement dans les écoles primaires... ».

Lettre de B. Gèze du 19/9/1992.

Mais avant de présenter les péripéties strasbourgeoises, prenons du champ. Le milieu familial est bien connu, encore qu'un ouvrage consacré il y a une vingtaine d'années à l'un de ses membres illustres garde le silence au sujet d'Emmanuel de Margerie.

B. Auffray (1976). Pierre de Margerie (1861-1942) et la vie diplomatique de son temps. Klineksieck, Paris, 528 p.
Son père, Eugène de Margerie, est un modèle de piété, Commandeur de l'Ordre pontifical de Saint-Grégoire le Grand, auteur de livres qui sont une « leçon de vertu chrétienne », très actif (Société de Saint-Vincent-de-Paul, Conférences de Saint-Thomas d'Aquin, Oeuvre de la Sainte Famille, ...).
E. de Margerie (1901). Eugène de Margerie. Oeuvre de St. Paul, Fribourg, 135 p.
Son fils est autodidacte. Non sans quelque coquetterie, il déclare ne posséder « aucun grade universitaire, même le plus modeste », pour reprendre les termes de H. Baulig. Il est confié à des précepteurs. A une nurse anglaise succède une institutrice anglaise aimée.
Houghton Library (Harvard), Département des manuscrits, Lettres adressés par E. de Margerie à W. M. Davis et Sarton. (Lettres dont seule une partie est exploitée ici).
Il est fait grand cas des langues, anglais certes, mais aussi allemand. Tôt, Emmanuel de Margerie suit les cours de l'Institut catholique : « Il n'avait pas quinze ans qu'il suivait déjà les cours d'Albert de Lapparent... ».
P. Fourmarier (1954). Art.
Ce dernier lui écrira en 1897, dans une lettre que le destinataire publiera en fac-similé en 1943 : « Oui, j'aime à vous réclamer avec ou sans droit comme mon élève, le seul à vrai dire que j'ai eu, mais aussi de quelle qualité ! ».
E. de Margerie (1943). Critique et Géologie ..., Armand Colin, Paris, T. 1, 659 p. (Cf. Avant-propos, p VII-X).
Emmanuel de Margerie garde ses entrées dans cette institution, à en juger par les propos qu'il tient en 1919, à Strasbourg, à Teilhard de Chardin : « Il a lui-même abordé la question de l'Institut Catholique et m'a promis d'aller voir Mgr. Baudrillart dès son retour... ».
P. Teilhard de Chardin (1961). Genèse d'une pensée. Lettres (1914-1919). Grasset, Paris. (Passage aimablement signalé par R. Specklin).
Cependant, les Archives de l'Institut ne conserveraient pas trace d'Emmanuel de Margerie.
Lettre de M. Lebigue, archiviste, du 1/7/1997.
Parmi ses distinctions relevons le Grand Prix de l'Académie pontificale. Des bribes de sa correspondance permettent de saisir sa sensibilité religieuse et son état d'esprit. Ainsi s'offusque-t-il du dédain manifesté par le célèbre Gilbert, l'homme des Rocheuses, pour le Sacré-Coeur en construction : faute de comprendre « l'enthousiasme des croyants qu'anime une foi mystique [chose qu'il considérait comme périmée] ou des patriotes pour lesquels la gloire de nos armes est l'objet d'un culte fervent ». Déplorant « l'esprit anticlérical et bassement persécuteur qui a trop longtemps régné dans les sphères officielles », il salue la restitution de la Grande Chartreuse aux religieux, en 1940, par Mandel. La même année, il critique certes « le suffrage universel... tel qu'il était pratiqué », mais ne voit pas « disparaître sans regrets et sans inquiétude certains aspects du libéralisme auxquels je suis resté attaché toute ma vie et qui me paraissent constituer la garantie indispensable des droits de la pensée et de l'activité individuelles... » S'il souligne son hostilité au totalitarisme, il est proprement traumatisé par Mers El-Kebir.
Ainsi, Emmanuel de Margerie échappait-il au royalisme d'un Roland de Margerie (B. Auffray, 1976, ouvr. cité).
Il reste qu'il fait partie d'un monde très différent de celui auquel appartiennent plusieurs de ses collègues strasbourgeois, les Rothé, Cerf, etc.

Nous venons de faire connaissance du patriotisme d'Emmanuel de Margerie. Il le manifeste en de nombreuses circonstances. Rendant hommage à l'oeuvre de Sven Hedin, incarnation d'une certaine « Géographie », il fait une entorse aux règles de la publication scientifique - et il s'en explique - en dénonçant les choix politiques du personnage : « ...comment un Français - fut-il géographe [sic] - pourrait-il oublier la conduite de ce neutre venant, dès le début des hostilités, mettre sa plume au service de l'Allemagne... ». En note, il rappelle son exclusion, en 1913, de la Société impériale russe de Géographie, avec ce commentaire caractéristique d'un état d'esprit : « Les soviets l'ont, après la guerre, largement dédommagé de cette exclusion ».

E. de Margerie (1929). L'oeuvre de Sven Hedin et l'orographie du Tibet. Bull. Section Géogr. Comité Trav. Hist. scient., 1928. Rééd. G. Kish, 1988. Tibet au cour - La vie de Sven Hedin - Suivi de Sven Hedin et l'orographie du Tibet par E. de Margerie. R. Chabaud, Paris, 317 p.

Du patriotisme au chauvinisme il n'y a qu'un pas, allègrement franchi par notre homme. En témoigne la pénible controverse qui l'oppose au cours de la Première Guerre mondiale au célèbre Albert Heim, tout correspondant de l'Institut qu'il fût. En 1916, c'est avec une violence inouïe qu'il reproche à ce « fils de la libre Helvétie » de servir la cause de l'Allemagne, de ce « peuple que vous admirez tant malgré ses crimes », en évoquant le « Panthéon absolutiste, brutal et désuet dont Guillaume II est le pontife » et en terminant son morceau de bravoure par un tonitruant « Gott strafe Deutschland ».

E. de Margerie (1916). Lettre à un professeur suisse allemand, correspondant de l'Institut de France, 4 p. (B. N. F. 4° G, pièce 340).
La réponse de Heim souligne son impartialité et dénonce le procès d'intention qui lui est intenté :

« Vous m'attribuez des jugements injustes qui sont loin de mes pensées et de mes sentiments. Vous insinuez une participation morale de ma part aux méfaits de vos ennemis... ». Et de hausser le ton : « ...il s'agit, de votre côté, de cette sorte de foi politique qui, pour le moment, est inaccessible à la vérité... ». Et de parler d'une « fantaisie déraillée ». Pour terminer, il prend ses distances par rapport à l'exclamation finale d'Emmanuel de Margerie : « Je ne termine pas ma lettre, comme vous l'avez fait en vous adressant à Dieu afin qu'il punisse l'une ou l'autre des nations en guerre... ». Mais Emmanuel de Margerie ne lâche pas prise, en reprochant en particulier à Heim d'avoir fait imprimer à Leipzig son ouvrage sur la géologie de la Suisse, avec ce commentaire : « Donc ... vous marchez avec les Allemands... », avec une nouvelle exclamation : « ...supprimons à jamais de la face de la Terre le chancre du militarisme prussien ! ».

Lettres échangées au sujet de la Guerre européenne entre M. le Professeur Albert Heim ... et M. Emmanuel de Margerie, 1917, Imprimerie Hemmerle, Strasbourg, 4 p.
Lors de l'attribution d'un prix, parmi bien d'autres, retenons ce propos du rapporteur: « ...vous n'avez pas d'ennemi».
L. Lutaud (1953). Rapport sur l'attribution du Prix Gaudry à Emmanuel de Margerie. C. R. somm. Soc. géol. Fr., 1953, p. 174-180.
Nous sommes, certes en 1953, mais notre homme eut à soutenir, naguère, de violents combats. La controverse qui l'oppose à Heim n'est pas, nous le verrons, la seule.

Emmanuel de Margerie est mêlé à la célèbre affaire Deprat, objet, récemment des soins du Comité Français d'Histoire de la Géologie et vulgarisée par la presse.

M. Durand Delga (1990). L'affaire Deprat. Trav. Comité fr. Hist. Géol., (3), 4, p. 117-212.
Président de la Société géologique de France, il dirige en 1919 la commission d'enquête consacrée à cette affaire. C'est avec indignation qu'il prend position, en 1927, contre le cinglant ouvrage de H. Wild (pseudonyme), « Les chiens aboient... », ouvrage qu'il accuse de diffamation, en volant au secours de la « science officielle », en soulignant une nouvelle fois la culpabilité de Deprat.
Archives du Bas-Rhin, W 1045/61.

Une « indépendance matérielle », pour reprendre H. Baulig, est une caractéristique essentielle de notre personnage, du moins un certain temps. Il pratique en quelque sorte un auto-mécénat, en finançant de nombreux voyages, en payant de sa poche l'impression de volumes luxueux. Il connaîtra cependant des problèmes financiers et se mettra en quête de subventions pour ses ultimes et coûteux volumes. En 1940, il fait allusion, à titre de plaisanterie sans doute, au recours au Bureau de bienfaisance et à l'asile de nuit, mais le propos n'est pas moins significatif. Pour payer l'impression d'un volume, il vend, nous confie A. Cailleux, un terrain à Sceaux, résidence d'été de sa famille.

A. Cailleux (1954). Art. cité.
Relevons la vente de sa bibliothèque, en 1941.

Nul doute que le contexte familial favorise ses entreprises. Ainsi lisons-nous qu'il « allait souvent en Belgique où l'un de ses parents fut ambassadeur de France pendant de longues années. Il en profitait pour rendre visite à son ami [Lohest] ».

P. Fourmarier (1954). Art. cité.
De nombreuses portes lui sont ouvertes ... Sans doute la Société géologique en tire-t-elle profit, à en juger par ce propos de Lutaud, en 1953 : « Il aura été en quelque sorte notre Ministre des Affaires Etrangères... ».
L. Lutaud (1953). Art. cité.
Sont évoquées à ce propos les « réunions charmantes où le tout-Paris scientifique se rencontrait avec tous les géologues étrangers de passage ».
P. Fallot (1954). Préface citée.

Emmanuel de Margerie fréquente assidûment les congrès, à commencer par le premier Congrès géologique international, en 1878. Il est vrai qu'il n'est pas toujours facile de savoir si sa participation est officielle, officieuse ou personnelle. C'est ainsi qu'il représente le ministre de l'Instruction publique au Congrès géologique de Saint-Petersbourg, qu'il fait partie de la « délégation envoyée par la Société de Géographie de Paris sur l'invitation de la Société de Géographie de New York». A ce titre, il demande une « mission gratuite pour prendre part à l'excursion transcontinentale organisée par cette dernière » (1912). Même demande pour se rendre au Canada. Dispensant l'administration de toute dépense, la « mission gratuite » ne donne pas moins à son titulaire une sorte d'accréditation, sans parler de l'intérêt de la « réduction ordinaire de 30% sur le prix des passages », accordée par la Compagnie générale transatlantique.

Par exemple Archives nationales F 17/3096/2.
Une fois installé à Strasbourg, il perçoit de substantielles indemnités, 6.500 F pour participer en 1925 au Congrès international de Géographie au Caire, 4.000 F pour le Congrès géologique international de Madrid en 1926. L'apothéose, c'est une mission d'enseignement géologique aux Etats-Unis, en 1923, comme professeur invité, en percevant une indemnité de 10.000 F.
Archives du Bas-Rhin, W 1045/61.
Mission quelque peu paradoxale pour un « professeur » en titre qui n'enseigne pas en France... Il est vrai que son enseignement, dans les meilleures universités (Harvard, Yale, Johns Hopkins, etc.) porte sur « l'histoire de la Géographie et de la Géologie française » et en particulier sur la « topographie, la cartographie et la géologie structurale en France, depuis cent ans ». Il ne manque d'ailleurs pas de publier le plan du cours.
E. de Margerie (1924). Une mission d'enseignement géologique aux Etats-Unis. In : Livre jubilaire publié à l'occasion du cinquantenaire de la fondation de la Société géologique de Belgique, Impr. Vaillant-Carmanne, Liège, p. 215-226.
Se produit cependant un quiproquo. Enseignant au titre des « sciences appliquées », il est convié à un déjeuner en son honneur par les grandes sociétés d'ingénieurs, à New York, situation quelque peu fausse dont il se tire par un discours d'une incomparable élégance, riche en lieux communs.
De Margerie Reception Committee, 1923, 8 p. (exemplaire aux Archives du Bas-Rhin, W 1045/42).
Quoi qu'il en soit, les voyages sont incessants. Sous la rubrique « Principaux voyages d'études et missions à l'étranger » du bilan de son activité qu'il publie en 1917, se bousculent les Pyrénées espagnoles, la région de Glaris, l'Oural, le Spitzberg, le Grand Lac salé, l'Alaska, etc.
Notice sur les travaux scientifiques (Géographie et Géologie), publiés de 1902 à 1917 par E. de Margerie, Gauthier-Villars, Paris, 1917, 68 p.
Passons sur le deuxième bilan, deux décennies plus tard.

On s'abstiendra de retracer une fois de plus l'oeuvre d'Emmanuel de Margerie. Dans une large mesure, elle représente d'ailleurs un travail de seconde main, certes considérable. Il consacre de longues années à traduire, résumer, annoter les travaux d'autrui, en s'aidant d'une prodigieuse connaissance bibliographique. A cet égard deux exemples suffisent. Avec de nombreux concours (Haug, Kilian, etc.) il assure la monumentale traduction de Edouard Suess, Das Antlitz der Erde, qu'il enrichit d'une foule de notes infrapaginales (entre crochets) apportant des éléments de mise à jour. Son « résumé » de l'oeuvre tibétaine de Sven Hedin compte 139 pages ! Avec un apport personnel plus important, semble-t-il, son Jura, Deuxième partie, Commentaire de la carte structurale, Description tectonique du Jura français (1936), relève d'un registre voisin. Il s'en explique d'ailleurs, longuement : «... les pages qu'on va lire ne constituent pas, à proprement parler, une oeuvre originale ; je n'ai cherché à établir qu'un simple bilan, en résumant, d'une façon aussi objective et aussi impersonnelle que possible, l'état actuel de la Science, touchant la structure du Jura français ». Encore, ajoute-t-il qu'il contrôle les observations de ses prédécesseurs, pour apprécier leur fiabilité, en multipliant les courses, sans que nous sachions s'il s'agit d'un véritable « travail de terrain ». Un autre pan de son oeuvre est le fruit de collaborations, d'ailleurs inégales. Tel est le cas des Dislocations de l'Ecorce Terrestre / Die Dislocationen der Erdrinde (Zurich 1888). A Albert Heim « reviennent plus particulièrement les idées directrices, servant en quelque sorte de fil directeur à l'ouvrage ». A Emmanuel de Margerie « les recherches de pure érudition qui étaient nécessaires pour lui donner un corps... ». Tâche de fourmi qu'il sait accomplir mieux que quiconque. Les célèbres Formes du Terrain (Paris, 1908), se présentent de la même manière. Reprenons H. Baulig : si « le topographe de La Noë construisait comme une géométrie du relief [...] son collaborateur lui révélait les notions élaborées [...] par Heim [...], Powell, Gilbert... ».

H. Baulig (1954). Art. cité.

Non sans talent, Emmanuel de Margerie fait le bilan de l'activité de l'une ou l'autre société. Tel est le cas de la Société Ramond, pour les années 1916-23, et surtout de la Société géologique de France, lors de son Centenaire.

E. de Margerie (1930). La société géologique de France de 1880 à 1929. In : Centenaire de la Société géologique de France - Livre jubilaire 1830-1930, Paris, 1.1, 81 p.
D'une manière significative, c'est à W. M. Davis, parmi d'autres sans doute, qu'Emmanuel de Margerie fait part de son rêve d'être « à la tête d'un Bureau de Coordination mondial » pour « résumer périodiquement l'état de nos connaissances sur un problème ou sur un pays donné, indiquer les lacunes à combler, suivre et soutenir les efforts jusque-là dispersés ». D'une manière tout aussi significative, l'idée est aussitôt reprise et développée par W. M. Davis, à l'occasion d'un compte-rendu critique de l'oeuvre de Suess, en soulignant le rôle essentiel que les Etats-Unis joueraient dans une telle entreprise. Si un projet d'invitation d'Emmanuel de Margerie prenait forme, ses conseils seraient les bienvenus.
W. M. Davis (1919). The framework of the Earth. Amer. J. Sci., (4), 47, p. 225-241.

Rassembleur, commentateur, éditeur pourvoyeur, notre personnage produit, inévitablement sommes-nous tentés d'écrire, une bibliographie géologique qui alimente aussitôt une violente controverse avec les auteurs belges de la Bibliographia Geologica. Précisément, c'est à la suite de l'un des innombrables comptes-rendus d'Emmanuel de Margerie que se produit, en 1904, une lutte à couteaux tirés. D'abord le compte-rendu lui-même est récusé en termes vifs : « ...un article, nous allions dire un pamphlet [...] cette élucubration... », avec « ...de puériles critiques... » et des « excès déplorables de langage... ». Il est surtout reproché à Emmanuel de Margerie d'être «juge et parti», avant qu'il soit taxé d'incompétence: «Et c'est l'ancien secrétaire de la Commission internationale de Bibliographie Géologique qui écrit ces lignes. On croit rêver!» Aussi la propre oeuvre d'Emmanuel de Margerie est-elle attaquée sans ménagement : sa bibliographie est « ...façonnée sur un patron déjà bien démodé... » dès lors que son auteur « collectionne des titres », sans plus. D'ailleurs, lisons-nous à propos d'un compte-rendu, « ...le nom de l'auteur du travail original [...] est imprimé en petits caractères alors que celui de M. de Margerie est imprimé en grandes capitales... » Nos Belges cherchent à comprendre... Sans doute cette « attitude belliqueuse » de leur contradicteur s'explique-t-elle par la volonté de discréditer une oeuvre concurrente, par l'espoir de la « destruction prochaine de notre oeuvre... ». Et d'ajouter que « M. de Margerie a eu [...] le grand tort de croire qu'il suffisait [...] de jeter son nom dans la balance pour la faire pencher dans sa direction ». Fusent ainsi des répliques qui finissent par prendre, on le voit, un tour quelque peu personnel, illustré en particulier par le propos suivant : « ...nous le considérions, sinon comme un géologue très militant, tout au moins comme un historiographe de notre science... ».

Citons : M. Mourlon : Encore un mot sur les travaux du Service géologique de Belgique, 1904. Impr. Lamberty, Bruxelles, 12 p. ; G. Simeons, Réponse aux critiques formulées par M. E. de Margerie au sujet de la Bibliographia Geologica, 1904. Impr. Lamberty, Bruxelles, 104 p. Cette affaire justifierait une discussion détaillée en raison de son intérêt multiple.
Belge, Paul Fourmarier jette un voile pudique sur cette affaire. En «grattant», pour reprendre l'expression de Bernard Gèze, on se rend compte qu'Emmanuel de Margerie ne fut pas toujours le doux agneau qu'on se plaît à dépeindre...

Il reste que c'est une « figure », inévitable, un « monstre sacré ». D'ailleurs, il prend soin de publier des lettres admiratives qui lui sont adressées. En 1919, W. M. Davis le couvre d'éloges, d'une manière si dithyrambique qu'il n'est pas interdit de soupçonner quelque ironie : « ...a scholarly geologist to whom the literature of his science is known by content as well by title as to no other man now living [...] a geological commander-in-chief of international reputation... It is a great good fortune for geological science that precisely such a commander is now living in the person of E. de M.... ». Un sommet est atteint avec ce propos de mauvais goût : « ...an intellect that represents gallic agility rather than teutonic ponderosity ».

W. M. Davis (1919). Art. cité.
Lors du déjeuner qui lui est offert en 1923 à New York et dont il a été question, il est présenté comme une célébrité mondiale : « ...one of the most eminent geologists living », encore que ses fonctions situent à une autre échelle : « ...the head of the Geological Survey of Alsace-Lorraine [...] whose office is charged, as I understand it, with the production of the geological maps of that important district ». Sans doute ignore-t-il que ce Service ne produit alors aucune carte...

Rares sont ceux qui osent le braver ouvertement. Outre Heim et Mourlon, Edmond Rothé est de ceux-là, nous le verrons.

Mais au milieu du XXe siècle un voile pudique est jeté sur ces affaires. Au Congrès géologique de Londres, en 1948, « une adresse de sympathie fut[...] adoptée dans l'enthousiasme ».

P. Lutaud (1953). Art. cité.
Au Congrès d'Alger, en 1954, « les membres [...] se plurent à rendre un éclatant hommage au vénérable savant, seul membre encore vivant qui eût assisté à la première session ».
P. Fourmarier (1954). Art. cité.
Si nous nous sommes abstenus de consulter les Actes à ce sujet, il serait intéressant de faire appel aux souvenirs des participants, de manière à mieux saisir l'atmosphère...

Erudit, mondain, tissant un dense réseau de relations, Emmanuel de Margerie est submergé de titres et de distinctions qu'il aime d'ailleurs étaler. On ne sait que trop à quel point certains milieux universitaires les recherchent et les recensent, mais il semble bien qu'Emmanuel de Margerie, sans être toutefois universitaire au sens propre du terme, batte tous les records en la matière. Une première énumération est faite en 1917, sur quatre pages. Relevons à tout hasard, sous la rubrique « Titres et fonctions officielles » : membre des Comités d'admission à l'Exposition universelle de 1900, secrétaire général de la Deuxième Conférence internationale pour la Carte du monde au millionième ; sous la rubrique « Distinctions académiques » : lauréat de la Société géologique de France (prix Prestwich), docteur ès sciences honoris causa de l'Université de Lausanne ; sous la rubrique « Sociétés et Congrès scientifiques » : membre correspondant de la Société des Sciences naturelles de Zurich, membre titulaire de la Société géologique du Nord, Secrétaire de la Commission internationale de Bibliographie géologique, membre titulaire de la Commission de Topographie du Club alpin français, membre honoraire de la Société scientifique Antonio Alzate (Mexico).

Notice..., 1917. Publ. citée.
En 1923, à New York, nous découvrons qu'il est membre de l'Institut d'Histoire, de Géographie et d'Economie urbaine de la Ville de Paris et, dit le présentateur, « Vice-President of the French National Research Council (Geographical Section) ». En 1935, « quelques amis» lui suggèrent de se « mettre sur les rangs pour prendre la succession de Louis de Launay», à l'Académie des sciences. C'est sans doute pour préparer sa candidature qu'il rédige une mise à jour du bilan de 1917, en célébrant ses mérites sur 216 pages, ce qui est sans doute un record.
E. de Margerie (1938). Notice sur les travaux scientifiques de M. E. de M. Protat, Mâcon, 216 p. (2e éd.).
Dans cette « mine », relevons quelques nouvelles fonctions et dignités, à tout hasard : secrétaire de la Section géologique du Comité d'études (ministère des Affaires étrangères), président de la Commission d'examen des publications du Service géologique de l'Indochine (ministère des Colonies). Chevalier de la Légion d'honneur (promotion des Sociétés savantes !) dès 1912, il devient officier (promotion Pasteur) en 1923. Il est aussi officier de la Couronne de Belgique (1919), commandeur de l'Ordre du Nil (1925). A la médaille Cullan de la Société américaine de Géographie (1919) s'ajoutent en 1921 la médaille Lyell de la Société géologique de Londres et, en 1923, la médaille Mary Clark de l'Académie nationale des sciences (Etats-Unis). Quel palmarès ! Les discours funèbres et commémoratifs sont l'une de ses spécialités. Voici le « Discours prononcé au banquet offert à M. J. Gosselet à Lille [...] pour célébrer son élection à l'Académie des Sciences », celui qu'il prononce aux funérailles de Pierre Termier, en 1930, etc. A Strasbourg, notons en 1927 son discours lors de la « Cérémonie de l'apposition d'une plaque commémorative sur la maison Ramond». En 1930, alors que la discussion sur son départ de Strasbourg bat son plein, il croit d'ailleurs habile de faire longuement étalage de ses innombrables mérites: « ...je suis correspondant (et plusieurs fois lauréat) de l'Académie des Sciences [...], titulaire de la Grande Médaille d'Or de l'Académie des Sciences américaine, [...]. docteur des Universités de Lausanne et de Toronto, enfin membre honoraire de très nombreuses sociétés savantes [...] jusqu'en Chine ». Son expérience cartographique occupe à elle seule une demie page : « J'ai pratiqué les plus grands établissements cartographiques de l'Europe et des Etats-Unis... » dont le détail est donné.
Archives du Bas-Rhin, AL 98/354 (ancienne cote).

Venons-en à Strasbourg, en 1919. Quelle est la situation ? Le Reichsland s'était doté d'un remarquable Service géologique, la Geologische Landesanstalt, à l'instar des autres provinces, certes autonome, mais étroitement lié à l'Institut de géologie et à ses professeurs prestigieux. Il produisait des cartes géologiques remarquables, soit détaillées, à 1/25.000, soit de synthèse, à 1/200.000, publiait des mémoires de grande valeur, multipliait les expertises.

J.-C. Gall et G. Millot (1989). Les sciences alsaciennes et la face changeante de la terre. In La science en Alsace. Oberlin, Strasbourg, p. 139-158 ; J.-C. Gall (1984). Géologie (Histoire de la). In Encyclopédie de l'Alsace, t. 6, Strasbourg, p. 3302-3305 ; F. Ménillet (1983). Carte géologique. In Encyclopédie de l'Alsace, t. 2, Strasbourg, p. 1083-1086.
En 1919, le bon sens impose la sauvegarde d'un tel outil. D'ailleurs, lisons-nous, « il y aurait impossibilité matérielle à transporter ailleurs les collections amassées depuis plus de 40 ans et qui servent de contrôle à nos travaux sur le terrain », encore que nous ignorions, pour notre part, si de telles propositions ont pu être faites.
Archives du Bas-Rhin, AL 121/1067.
Pour cet héritage se produit d'abord une partie de bras de fer entre le Service des mines et l'Université. Débat classique... Cette dernière l'emporte dès lors, argumente-t-elle en particulier, que ce Service « a une valeur exceptionnelle d'enseignement pratique, sans analogue avec d'autres Universités », propos à rapprocher d'une appréciation plus large quelques années plus tard : « Strasbourg, la seule ville de France qui ait - grâce à l'Allemagne - une véritable organisation du travail scientifique, un enseignement supérieur au sens authentique du terme ». L'auteur de ce propos, doyen de la Faculté des sciences, fait d'ailleurs d'une manière plus large le procès d'une certaine conception de l'enseignement supérieur français qui offre « les mêmes avantages au génie et à la sottise, à la science et à la paresse, au dévouement et à l'indifférence », en soulignant le danger de la réduction de cet enseignement à « ces misérables préparations de concours et d'examens que l'argot universitaire stigmatise du nom de bachotage... ».
Archives du Bas-Rhin, AL 121/1061. Quatre décennies plus tard, le doyen G. Millot estimait que le pourcentage d'imbéciles est le même chez les professeurs de Faculté que chez les poinçonneurs du métro (citation approximative d'un propos de table).

Revenons à Strasbourg. Les difficultés de la tâche ne sont pas méconnues, en particulier pour la carte géologique. Sont soulignées « les différences d'échelle et par conséquent de précision entre la carte française [...] et la carte alsacienne... », avec le « grand écart» entre 1/80.000 et 1/25.000.

Archives du Bas-Rhin, AL 121/1067.

En raison du départ du Luxembourgeois van Werweke, il importe de désigner un nouveau directeur. Il se trouve que le célèbre Emmanuel de Margerie a une certaine expérience régionale. D'autre part, il a entrepris une enquête sur les richesses minérales du Nord-Est de la France et des régions voisines, en cours de publication en 1919 et dont il espère « que les épreuves communiquées à qui de droit ont pu être utiles aux Commissaires représentant la France à la Conférence de la Paix ». D'autre part, une mission l'a conduit à Strasbourg en 1918 pour une étude de l'empierrement des routes militaires, mission au cours de laquelle il a pu se familiariser avec les nombreuses minutes à 1/25.000 élaborées par la Geologische Landesanstalt. Tels sont les arguments, parmi d'autres, mis en avant par une lettre de candidature adressée en 1919 au recteur, lettre qui ne donne pas l'impression d'avoir été sollicitée par l'administration. Quoi qu'il en soit, le candidat est accueilli à bras ouverts non sans un commentaire très inhabituel : « ...Il nous faut, plutôt que des parchemins universitaires, une autorité scientifique indiscutable et indiscutée ». A 57 ans, il sera nommé professeur, dispensé d'enseignement, aux émoluments annuels de 16.000 F, auxquels s'ajoutent 7350 F au titre des « avantages attribués à la résidence en Alsace », parfois appelés « supplément colonial ».

Archives du Bas-Rhin, W 1045/61.
Il éprouve cependant des scrupules : « Sans doute c'est une tâche très lourde pour moi surtout qui n'ai jamais fait d'administration, mais le devoir patriotique doit passer avant la convenance personnelle... ». Tactique ou conviction, il fera plus tard part de regrets. En 1928, il évoquera les « ...sacrifices de travail, de temps et d'argent que je me suis imposés depuis 1919 en acceptant le poste de Directeur... ».
Archives du Bas-Rhin, W 1045/61.
Lors de la crise de 1930, il regrettera d'avoir quitté Paris où il disposait de « tant d'atouts à l'aide desquels il m'aurait été facile de prétendre à un sort plus brillant».
Archives du Bas-Rhin, AL 98/354 (ancienne cote).
D'ailleurs, en 1919, l'une de ses premières initiatives aura été de demander « un permis de circulation permanent entre Strasbourg et Paris en raison des nécessités de service ».
Archives du Bas-Rhin, W 1045/61.
Nous y reviendrons.

Quoi qu'il en soit, c'est avec ardeur qu'il esquisse en 1919 un programme, au nom de la continuité, en écrivant, à propos du Service : « Son rôle essentiel sera de continuer le lever et la publication des cartes au 1 :25.000 et 1 :200.000 très bien commencées, du reste, par nos prédécesseurs et d'enrichir de nouveaux documents les collections régionales. Je compte reprendre sous le titre de Bulletin du Service ... la suite des Mitteilungen ... qui constituent comme des archives de la géologie des Provinces retrouvées et des régions voisines ».

Mais le directeur est seul... Il importe de former une équipe: cartographe, conservateur des collections, secrétaire. Mais il est malaisé de recruter le premier, denrée rare : « Il n'est pas sûr que le cartographe demandé accepte (on pense le retenir dans son service actuel à Paris en doublant son traitement). S'il refusait on serait peut-être amené à recruter un Belge ou un Suisse, ce qui serait regrettable ».

Archives du Bas-Rhin, AL 121/1061.
Si j'ai bien compris des propos de table du doyen Millot, un Alsacien qui avait fait ses preuves en matière de stratigraphie et de cartographie géologique, J. Schirardin, qui enseigna au lycée Fustel de Coulanges (où il fut mon professeur), aurait été éconduit par Emmanuel de Margerie, ce qui a pu être interprété, à tort ou à raison, comme un refus de recruter un Alsacien de l'école allemande.

Les premiers échos sont flatteurs. Ainsi la fiche annuelle d'activité de 1919/20 porte cette appréciation hiérarchique : « La réputation de M. de M. comme cartographe est telle que sa place était marquée à la tête du service qui lui incombe. Prêt à tous les efforts et à toutes les initiatives ».

Archives du Bas-Rhin, W 1045/61.
Le premier bilan, de sa main, pour 1919-22, est quelque peu triomphaliste.
E. de Margerie, 1920. Notice sur l'activité du Service de la Carte géologique d'Alsace et de Lorraine pendant les années 1919 à 1922. Bull. Serv. Carte géol. d'Alsace et de Lorraine.
La réalité serait différente. Il semble bien que le service ronronne...

Certes est poursuivie la tradition des expertises en matière de géologie appliquée, mais, semble-t-il, avec une activité moindre et dans un esprit différent. Au demeurant ce domaine échappe à la compétence d'Emmanuel de Margerie... Rappelons que la Geologische Landesanstalt produit en 1907, année choisie au hasard, 32 expertises, exigeant 133 jours de travail dont 47 sur le terrain, essentiellement par van Werveke, le patron qui, accessoirement, donnait aussi des avis à titre privé : « Ausserdem private Gutachten, die gleichfalls in Interesse der geologischen Landesuntersuchung lagen ».

Annotations manuscrites au « Bericht der Direktion der geologischen Landesanstalt von Elsass-Lothringen fur das Jahr 1907 «(Rapport annuel du Service géologique pour l'année 1907), Mitteilungen der geologischen Landesanstalt, t. 6, n° 2, p. XVII-XXIV (Archives du Bas-Rhin, AL 103/1018).

En un premier temps, les interventions du Service se font rares, à en juger par le bilan 1919-22. Notons ainsi une « étude géologique pour la construction d'une nouvelle ligne de chemin de fer entre Metz et Arnaville » (J. Schirardin), l'étude de « l'alimentation en eau potable de la ville de Wasselonne » (A. Briquet), celle des « sources de Grande-Fontaine et de Sept-Fontaines, communes de Lobsann et de Drachenbronn » (par le même). Surtout il semble bien, à en juger par la suite, que nos strasbourgeois pratiquent les expertises à titre quelque peu privé, dans la tradition des « géologues de cimetières ». Courir le cachet, se faire de l'argent de poche, a toujours été une préoccupation d'un certain nombre d'universitaires ne voyant aucun inconvénient déontologique au cumul d'une fonction publique et d'activités libérales et prompts à trouver des alibis à cette pratique. Précisément, d'anciens dépouillements me laissent le souvenir des plaintes que formulent à cet égard des chimistes venus à cette époque à l'Université de Strasbourg. En effet, leurs activités en quelque sorte parallèles, fructueuses ailleurs, sans doute pro parte aux frais des institutions, se trouvent amoindries. Quelle désillusion ! Mais il semble bien que nos géologues, quant à eux, prospèrent, même si leur Service stagne pendant une décennie...

D'autre part, la production scientifique de ce dernier se limite à l'impression de quelques mémoires, travaux d'autrui, tandis que la cartographie géologique est à l'abandon, situation certes paradoxale pour un Service de la carte géologique, exception faite de la laborieuse préparation de la fameuse carte murale scolaire. Ce n'est que vers 1930 qu'apparaissent des projets précis, sans doute sous la pression des événements, à savoir la publication de deux feuilles à 1/25.000, levées par la Geologische Landesanstalt, et de cartes à 1/50.000, à partir de minutes allemandes à 1/25.000. A la différence d'autres domaines, ce bilan illustre, d'une manière certes exceptionnelle, le processus d'appauvrissement, (Verkümmerung), que des universitaires allemands se sont plus à prédire à la nouvelle Université de Strasbourg, propos qui suscitent la colère du recteur, Christian Pfister.

Il est vrai qu'Emmanuel de Margerie est absentéiste. C'est une longue et pénible affaire... Dès janvier 1927 il envisage de se réinstaller à Paris mais en août, il se « décide à rester encore un an à Strasbourg ». Il se fait une raison : « ... une résidence à Strasbourg, à côté de nombreux inconvénients, présente [...] le bon côté pour moi de me soustraire à une foule de commissions administratives ou scientifiques qui finiraient à Paris par absorber tout mon temps ». Il reviendra cependant à la charge, pour des « raisons personnelles », en raison précisément de ses « occupations accessoires se rattachant également à l'Instruction Publique » ; ce qui nous vaut une nouvelle énumération des fonctions les plus diverses, et surtout, dit-il, pour assurer le travail cartographique du Service. Il finit par obtenir l'autorisation, non dépourvue d'ambiguïté, de résider à Paris. C'est pour une année, semble-t-il, que cette autorisation est accordée, compte tenu d'un projet de démission au terme de cette année, mais Emmanuel de Margerie contestera ces réserves qui ne sont pas couchées clairement sur papier administratif. Mais il y a anguille sous roche. Nous lisons en effet, à propos de son titre professoral : « Quand il exprimera le désir d'y renoncer, on pourra songer à la réorganisation de ce Service ».

Archives du Bas-Rhin, W 1045/61.
Visiblement son départ définitif est souhaité, mais en prenant des gants, sans doute en raison de la notoriété et des relations de ce personnage omniprésent. Si cette affaire est « évidemment sans précédent » - et la haute administration se contorsionne - Emmanuel de Margerie réussit à faire admettre qu'il est « bien certain que c'est à Paris » qu'il doit « fournir l'effort le plus important de son Service... ».
Archives du Bas-Rhin, AL 98/354.

Mais en 1930 l'ère des complaisances administratives s'achève. L'affaire est prise en main par le nouveau doyen, Edmond Rothé, personnage rigoureux, sévère, entier, autoritaire, qui entend mettre un terme à ce qu'il convient bien d'appeler un scandale. Il est soutenu sans réserve par la haute administration qui estime d'ailleurs qu'il ne lui appartient pas de « rechercher les faits qui, depuis 1928, ont modifié l'opinion que M. de Margerie jetait sur l'Université de Strasbourg un véritable éclat». C'est sans pitié que le doyen E. Rothé instruit le procès d'Emmanuel de Margerie, au nom de sa conscience et « pour dégager la responsabilité de la Faculté des Sciences ». Une visite au Service et un quiproquo au sujet d'un rendez-vous n'arrangent pas les choses. Sont soulignés les « inconvénients de moralité » de la résidence parisienne d'Emmanuel de Margerie. En effet, « il est inadmissible que dans une démocratie certains fonctionnaires, pour des raisons de pure convenance personnelle, ne soient pas astreints à l'exécution des devoirs que comporte leur fonction. L'obéissance à ces devoirs, en l'espèce à la résidence, est d'autant plus sérieuse que la situation du fonctionnaire est plus élevée ». C'est, en outre, un précédent fâcheux. Voici d'ailleurs un avertissement : malgré ses protestations, Emmanuel de Margerie est écarté en 1930 de la Commission hydrologique nouvellement créée à Strasbourg. Il lui est aussi reproché une négligence, à savoir le « long retard à répondre au [...] voeu émis par la Société d'Histoire naturelle de la Moselle relatif à la publication d'une carte géologique du département». Surtout, le Service échapperait au contrôle de son directeur : voici un « personnel jamais surveillé [...] dans l'impossibilité d'aboutir à un résultat utile... ». En effet, « ...le travail de MM. Briquet et Erhart se réduit à un très petit nombre d'heures par semaine et il serait regrettable qu'on sût au Ministère et au Service d'Alsace-Lorraine qu'il existe des fonctionnaires spéciaux pour d'aussi maigres résultats ». En particulier, la Faculté se plaint que, de cette carte, rien ne soit sorti depuis 1919. Il convient de rendre le Service « actif et productif», de donner une impulsion nouvelle à la carte géologique. A propos de Briquet et d'Erhart, nous lisons : « ces deux géologues devraient collaborer aux travaux de la carte proprement dite », d'autant plus que des cartes géologiques sont « vivement réclamées par de multiples personnalités locales ». Saute aux yeux le besoin d'un « directeur effectif pour les opérations cartographiques ». De plus, il importe de clarifier, à la demande du professeur Dubois, les relations de l'Institut de géologie avec le Service, en raison notamment de « courts-circuits ». Qu'il suffise d'un exemple : «... M. Guillaume est [...] chef de travaux et je n'ai pas manqué de faire remarquer à M. de Margerie qu'il relevait de M. Dubois, professeur de géologie, qui seul avait qualité pour l'autoriser à s'écarter du laboratoire, aujourd'hui rempli d'élèves grâce à l'activité du jeune professeur ». Passons sur la crise budgétaire du Service, due à l'engagement de dépenses au-delà des crédits - les Archives conservent notamment de substantielles factures de l'Imprimerie Istra -, crise que l'on s'emploie à résorber d'un commun accord.

Emmanuel de Margerie réagit, en termes « parfois [...] fort peu administratifs ou universitaires », voire avec une remarquable maladresse - c'est, semble-t-il, une de ses faiblesses - en cherchant à démontrer, contre vents et marées, que sa présence à Strasbourg n'est point indispensable, que, pour des raisons que nous appellerions aujourd'hui « statutaires », ses collaborateurs ne sauraient être astreints à participer à la cartographie géologique. Ce qui met le feu aux poudres, c'est la diffusion d'une lettre quasiment ouverte, laquelle accuse en particulier le doyen Rothé de « vouloir sa peau», en quoi il a parfaitement raison. Cette lettre ne manque pas d'énumérer, répétons-le, une foule de titres, ce qui suscite une réaction quelque peu ironique du doyen à propos des « titres qu'énumère M. de Margerie [...] et auxquels d'autres professeurs de la faculté pourraient en opposer de semblables ou de différents... ». Il reste que la haute administration s'étonne « qu'un esprit aussi averti des choses politiques de notre pays ait cru devoir par une lettre adressée à des personnalités autres que des universitaires porter au dehors et pratiquement dans le public une question strictement universitaire ». Réflexe habituel, corporatiste, de ceux qui tiennent à « laver leur linge sale en famille ». Propos d'autant plus étonnant d'ailleurs qu'est invoquée, à propos de l'absentéisme d'Emmanuel de Margerie, la ... démocratie ! Nous restons cependant sur notre faim dès lors que nous échappent encore les destinataires de la maladroite prose d'Emmanuel de Margerie.

En fin de compte est élaboré un compromis sauvegardant les apparences. Qu'Emmanuel de Margerie reste à Paris, jusqu'à sa retraite, à la limite d'âge (70 ans), en assurant quelques vagues tâches, et qu'il cède le pouvoir au professeur G. Dubois.

Encore Emmanuel de Margerie ne connaît-il peut-être pas plusieurs propos particulièrement percutants du doyen E. Rothé, en 1931 : sa résidence parisienne serait « complètement funeste au Service [...] dont la production est nulle », et dont le personnel est « désoeuvré ».

Archives du Bas-Rhin, W 1045/61.
Notons en passant la pugnacité du doyen, exceptionnelle dans un milieu qui se distingue habituellement, par sa « délicatesse», nous dit-on parfois, par des propos feutrés, fussent-ils hypocrites.

Aussitôt une nouvelle organisation, envisagée, répétons-le, dès 1928, est mise en place. Il est fait grand cas des expertises, désormais soumises à un contrôle strict. En effet, en période de pénurie budgétaire, « les opérations faites parla Carte [sic] pour le compte de particuliers ou des communes constituent une source de revenus qu'il ne faut pas négliger », de sorte « qu'il conviendrait de rattacher ces recettes au budget de la Faculté dans les conditions réglementaires ». Il est vrai qu'une « indemnité personnelle » est versée en pareille occasion, mais sous le contrôle de la Faculté. Ainsi est-il mis un terme à l'anarchie qui semble caractériser le règne d'Emmanuel de Margerie.

Ses pourfendeurs tiennent à prévenir tout procès d'intention : « La Faculté des Sciences et le Recteur ne voudraient pas que, dans les mesures proposées on voulût voir le moyen d'écarter M. de Margerie, à qui ils rendent pleinement justice pour son long passé scientifique et dont ils reconnaissent la haute autorité dans le monde savant. Ils ont été guidés uniquement par le souci de procurer à un service créé par les Allemands les moyens de faire oeuvre utile ».

Archives du Bas-Rhin, AL 98/354.

Cependant, l'historiographie régionale de la science passe rapidement sur cette décennie de stagnation et s'abstient d'évoquer les événements de 1930 ; peut-être faute d'une connaissance des sources, pourtant à portée de main, ou en raison de la déperdition de la tradition orale. Simplement, Emmanuel de Margerie est présenté à deux reprises, dans les mêmes termes, comme « un géologue de renom maniant parfaitement la langue allemande ». Est rappelée la fameuse carte géologique d'Alsace et de Lorraine, « toujours appréciée, apprenons-nous, dans les établissements d'enseignement ».

J.-C. Gall et G. Millot (1989). Art. cité ; J.-C. Gall, Géologie ..., notice citée.
Ainsi retrouvons-nous notre point de départ, nécrologique, en pensant avoir comblé quelques lacunes en cours de route, non sans quelque démythification...

Annexe

Il est malaisé de savoir ce qu'Emmanuel de Margerie pense de l'Alsace de ces années-là. Une information providentielle nous est cependant livrée par Teilhard de Chardin qui le rencontre à Strasbourg en 1919 : «... L'érudition d'Emmanuel de Margerie est vraiment prodigieuse et presque fatigante, tellement on se sent au-dessous d'elle pour les questions alsaciennes ... ». Retenons surtout ce propos : « ... J'ai trouvé notre ami parfaitement résolu à soutenir le régionalisme dans le domaine des institutions scientifiques », ce qui laisse entendre qu'il aurait pu être mis en question.

P. Teilhard de Chardin (1961). Publ. citée.
Dans un tout autre registre, les fervents du Club vosgien apprécieront sans doute ces propos d'Emmanuel de Margerie, dignitaire du Club alpin français : « A côté des sections du C.A.F. [...] très vivantes, il serait injuste de ne pas mentionner le Club vosgien qui comprend un grand nombre de membres, recrutés surtout dans les milieux dont les ressources sont modestes... ».
E. de Margerie (1934). Les Vosges et le Jura. In : Manuel d'alpinisme du Club alpin français, p. 347-357.
Ainsi nous fait-il découvrir l'un des aspects, quelque peu imprévu certes, de la ségrégation sociale qui règne en Alsace même dans ce domaine. Bien entendu, Emmanuel de Margerie devient en 1919 membre de la Société des sciences, agriculture et arts du Bas-Rhin et de la Société philomathique d'Alsace et de Lorraine. A l'occasion sont évoquées les mondanités strasbourgeoises. Avant son départ pour les Etats-Unis, en 1922, une lettre mi-officielle, mi-privée, adressée au recteur Charléty comprend ce message à l'épouse de ce dernier : « Je songerai souvent [...] avec une pointe de regret aux "samedis" de Strasbourg et même à nos petites discussions philosophiques et religieuses ».
Archives du Bas-Rhin, W 1045/61.


Numérisé et mis sur le web par R. Mahl