Messieurs,
Ce n'est pas à moi, suivant le cours naturel des choses, que devait un jour incomber la cruelle mission d'accompagner vers la tombe notre éminent confrère, et de rendre hommage à sa mémoire au nom de la section de physique de l'Académie des Sciences.
M. Cornu avait conquis la plus haute situation scientifique, consacrée par les suffrages des académies du monde entier; il paraissait jouir d'une santé robuste; il était entouré d'amis, il faisait l'honneur et la joie d'une famille prospère : tout semblait lui promettre encore une longue et heureuse existence. Un an après le profond chagrin que lui avait causé la perte de son frère, une catastrophe imprévue a interrompu son oeuvre, brisé ses amitiés et plongé les siens dans les larmes.
Nous ne pouvons offrir à sa compagne dévouée et à ses enfants que le témoignage de notre respectueuse sympathie et de notre douleur commune.
La carrière de M. Cornu présente le noble exemple d'une vie entière consacrée à la science sans aucune interruption. Il fuyait, d'une manière systématique, toutes les circonstances capables de le détourner de ses travaux qu'il a continués jusqu'à sa dernière heure, jusqu'au moment du moins où les forces lui ont fait subitement défaut.
Dès sa sortie de l'École Polytechnique, dans les intervalles de ses études d'élève-ingénieur à l'École des Mines, M. Cornu prit à tâche de reproduire toutes les expériences indiquées dans le célèbre Traité d'optique de Billet. Il acquit ainsi une connaissance approfondie et familière des phénomènes, en même temps qu'il en discutait avec un soin minutieux les interprétations théoriques. Doué d'une rare habileté manuelle, qualité précieuse pour un physicien, il pouvait réaliser les expériences les moins usuelles avec les ressources courantes des laboratoires et improviser, suivant son expression favorite, toutes sortes d'appareils ingénieux, pour lesquels on a trop souvent l'habitude d'attendre le concours des constructeurs de précision.
Cette éducation scientifique peu commune explique sans doute comment M. Cornu a pu parcourir successivement toutes les branches de l'optique, améliorant en divers points les méthodes de calcul ou d'observation, redressant les erreurs devenues classiques et glanant, en mainte circonstance, des trouvailles heureuses dont la science a tiré profit.
Son premier travail sur la réflexion cristalline a vivement attiré l'attention des hommes compétents. Sans connaître l'espèce de discipline qu'il s'était imposée, on pouvait à bon droit s'étonner qu'un débutant eût le courage d'aborder une des questions qui ont préoccupé les plus grands esprits, Fresnel, Cauchy, Neumann et Mac Cullagh. Le problème de la réflexion et de la réfraction est, pour ainsi dire, l'épreuve cruciale des théories d'optique, et tout progrès dans cette voie est une contribution importante à la science. On trouve déjà, dans ce mémoire de M. Cornu, les caractères qui distinguent son oeuvre générale et la tournure de son esprit. Sans négliger les ressources de l'analyse algébrique, où parfois les idées ne se dégagent pas tellement des formules abstraites et des symboles, il préférait en traduire les résultats sous une forme géométrique plus palpable et plus propre à les fixer dans la mémoire. C'est ainsi qu'il a été conduit, pour les divers cas de réflexion et de réfraction, à une série de théorèmes élégants, auxquels son nom reste attaché.
Ses excursions variées dans le domaine de l'optique ont été très fécondes. Je citerai, en particulier, ses recherches sur l'interprétation géométrique des formules de Fresnel relatives à la diffraction, la formation des images multiples dans les réseaux à traits circulaires ou rectilignes de distances inégales, les polariseurs à pénombre, la détermination expérimentale de la surface d'onde dans les cristaux à deux axes optiques, la forme de la surface d'onde dans la polarisation rotatoire magnétique et l'achromatisme des franges d'interférence ou de diffraction, idée originale et simple, dont les applications se sont ensuite étendues à un grand nombre de cas qu'il n'avait pas prévus.
Les hommes de notre temps n'ont plus guère souvenir de l'époque mémorable où Arago, dont la vue s'était affaiblie, abandonnant l'espoir qu'il avait conçu de mesurer la vitesse de propagation de la lumière par des expériences de laboratoire, laissa à des savants plus jeunes le soin de résoudre ce grand problème.
Fizeau, qui avait imaginé la méthode devenue célèbre de la roue dentée, la mit aussitôt à exécution entre Montmartre et Suresnes. Le succès de cette expérience fut éclatant ; le résultat était conforme à celui qu'on n'avait déduit jusqu'alors que des observations astronomiques.
Plus tard, Foucault utilisa, dans le même but, la méthode du miroir tournant, qui se prête à une moindre distance entre les appareils. La valeur numérique ainsi obtenue fut sensiblement plus faible et paraissait plus voisine de la vérité, de sorte qu'il resta des doutes sur l'exactitude que comportait l'emploi de la roue dentée. Fizeau n'avait eu, d'ailleurs, en vue que de mettre en évidence l'efficacité de sa méthode, et il désirait vivement que 1 expérience fût réalisée dans de meilleures conditions.
Les difficultés pratiques étaient plutôt de nature à séduire M. Cornu qu'à le décourager. Pendant de longues années, il s'appliqua à déterminer, par des essais préliminaires, tous les éléments du problème, la marche des rayons à l'aller et au retour, la loi de distribution de l'éclairage, les apparences complexes de l'extinction graduelle au moment des éclipses et la mesure de la vitesse de rotation de la roue dentée. Une fois en pleine possession de la méthode et de toutes les conditions accessoires, il fit les expériences définitives entre 1'Observatoire et la tour de Montlhéry, malheureusement sous le climat de Paris, où l'atmosphère rarement claire et calme lui causa beaucoup de déceptions. Le mémoire magistral, qui contient l'ensemble de ces recherches, est un modèle, soit au point de vue expérimental, soit comme discussion minutieuse, des résultats et du degré de confiance qu'ils doivent inspirer.
Le nombre final se rapprocha de la vitesse donnée par Foucault ; mais les travaux ultérieurs de divers savants, par l'emploi du miroir tournant, parurent fixer une valeur numérique intermédiaire aux précédentes.
M. Cornu résolut alors de se remettre à la besogne sous un meilleur climat et avec de nouveaux perfectionnements dans les détails d exécution.
Grâce au concours de M. Perrotin, directeur de l'Observatoire de Nice, qui s'associe à cette entreprise avec beaucoup de zèle, un grand nombre d'expériences ont déjà été faites à diverses distances. Le programme est plus vaste; nous avons la confiance qu'il sera pieusement rempli, pour mener à bonne fin le dernier travail scientifique, en partie posthume, de notre regretté confrère.
Je ne puis qu'indiquer brièvement d'autres recherches, sur la mesure de la densité de la Terre par la méthode de Cavendish, en commun avec M. Baille, sur diverses questions d'acoustique avec M. Mercadier, sur les propriétés optiques de l'atmosphère, les bandes d'absorption de la vapeur d'eau dans le spectre, l'absorption graduelle des radiations très réfrangibles de la lumière solaire en raison de l'épaisseur de la couche d'air traversée, la distribution des groupes de raies appartenant à divers corps simples, on particulier à l'hydrogène, enfin la méthode si élégante qui permet de constater, par une sorte de balancement des raies, la vitesse inégale des différents points de la surface solaire.
M. Cornu prit une part importante aux préparatifs des expéditions organisées pour observer le passage de Vénus sur le Soleil. C'est à cette occasion qu'il étudia l'achromatisme des objectifs et fit adopter l'écartement des verres pour améliorer les épreuves photographiques. Il apporta également une collaboration très active aux travaux de la Commission française du mètre, où il fit toutes les mesures difficiles qu'exigeait la comparaison du mètre légal des Archives avec l'étalon devenu international déposé au Bureau de Breteuil.
Ce genre de recherches l'amena aux questions de géodésie et d'astronomie, et sa place était marquée au Bureau des Longitudes, où il a publié dans l'Annuaire de nombreuses notices si remarquées pour leur précision et leur clarté.
Dans cet ordre d'idées, je voudrais terminer en rappelant son beau travail sur la synchronisation des pendules Le problème de l'unification de l'heure consiste, avec une horloge centrale dont la marche est connue et aussi régulière que possible, à transmettre les mêmes indications à des mécanismes éloignés, ou imposer le même mouvement à d'autres horloges.
Beaucoup de solutions ont été proposées et mises en pratique. Pour les horloges dont on modifie ainsi la marche on peut même ajouter que la question est résolue par des formules analytiques relatives au mouvement d'un pendule soumis à des perturbations périodiques.
Ici encore, M. Cornu a remplacé les formules par leur traduction géométrique et réalisé pratiquement, par les méthodes les plus ingénieuses, des expériences de contrôle qui reproduisent les diverses courbes déduites de la théorie.
La conclusion est remarquable par sa simplicité. Pour qu'on puisse imposer à un système oscillant une période différente de celle qu'il aurait de lui-même, il faut que ses vibrations propres soient naturellement amorties. En d'autres termes, pas d'amortissement, pas de synchronisme.
Une belle application en a été faite à l'Observatoire de Nice. Rien n'est plus impressionnant que d'y voir le grand pendule de 4 mètres décrire avec une majestueuse lenteur dos oscillations qui, à chaque période, transmettent un ordre électrique à toutes les horloges de l'établissement et les maintiennent en concordance à la même seconde.
Par son oeuvre considérable, M. Cornu restera une des gloires de la science française. Sa fin prématurée laisse un grand vide dans l'Académie des Sciences, qui aimait à entendre sa voix claire et sympathique, et suivait volontiers ses avis, toujours inspirés par un sentiment élevé de la vérité et un respect des traditions. La section de physique, dans laquelle sa bonne grâce avait maintenu des relations de réelle cordialité au-dessus des divergences d'opinion passagères, en est vraiment décapitée.
Messieurs,
M. Cornu laisse un grand vide au Bureau des Longitudes. Il lui appartenait depuis seize ans ; pendant seize ans, il n'a cessé de lui donner sa part de collaboration aussi dévouée que féconde.
Il aimait cette Compagnie, où géomètres, physiciens, astronomes, géographes, marins, militaires, artistes mécaniciens se confondent dans un commun effort pour remplir la haute mission qui lui est confiée. Le Bureau doit chaque année publier la Connaissance des Temps et l'Annuaire, ouvrages indispensables aux marins, aux astronomes et aux géographes, et qui exigent de patientes études pour être constamment à jour et maintenus au niveau de la science. Mais son rôle est aussi et surtout d'exercer un patronage éclairé des grandes entreprises astronomiques, géodésiques et géographiques. Il s'y applique avec un légitime orgueil, et son histoire est pleine d'opérations mémorables qu'il a suscitées, encouragées et guidées. Pour une telle tâche, il n'est pas trop d'avoir réunies des compétences scientifiques très variées. Comme physicien, Cornu y a tenu une grande place.
Partout, d'ailleurs, ses avis avaient une haute autorité. Il était doué d'un don de vive pénétration qui lui permettait de faire ressortir très sûrement les difficultés d'ordre physique intervenant dans les problèmes. Par là, son influence a été considérable. Elle s'est exercée dans le assises des nombreuses commissions dont il a été appelé à faire partie : c'était à la Commission du passage de Vénus au Comité international des poids et mesures, à l'Association géodésique internationale ; ce fut aussi pour la carte photographique du ciel, pour la variation du pôle terrestre ; c'était encore hier pour le magnétisme, dont une étude systématique était provoquée par le Bureau, et déjà commencée avec le concours de nos officiers de vaisseau. Dans toutes ces réunions, ses suggestions éclairées ont ouvert la voie à de nombreux progrès.
Au Bureau des Longitudes, Cornu s'était particulièrement attaché à développer et à perfectionner l'Annuaire. Qui n'a pas eu entre les mains ce petit volume, qui est une véritable encyclopédie? On y trouve tout ce qui est utile au savant, au voyageur, à l'industriel, au commerçant, à l'agriculteur même. Chacun le consulte, chacun en a besoin. Mais, s'il a de nombreux lecteurs, ces lecteurs veulent être tenus au courant des nouveautés : c'est à satisfaire cette légitime passion que s'applique le Bureau. Dès son arrivée, Cornu commence à réviser les articles qui sont de sa compétence, et, depuis, il ne se passe pas une année qu'il n'apporte une pierre neuve à l'édifice. L'énumération en serait trop longue, s'il fallait indiquer tous les chapitres qu'il a renouvelés, ajoutés pour mettre l'Annuaire à la hauteur de la science actuelle. Son précieux concours a beaucoup aidé à maintenir à notre Recueil la faveur du public.
Mais c'est principalement dans ses notices scientifiques que Cornu s'est révélé comme un maître. L'introduction des notices dans l'Annuaire remonte à 1810; les articles qu'on insère ont pour objet de vulgariser les progrès dela science ; leur collection depuis l'origine formerait un volume bien curieux et bien intéressant : ceux qu'a publiés Arago, de 1824 à 1853, sont restés célèbres. Depuis, la tradition s'est continuée avec Delaunay, avec M. Faye, avec Tisserand. Le Bureau tient à honneur de la maintenir chaque année.
Les notices que nous devons à Cornu sont du domaine de la lumière et de l'électricité. L'une porte sur la méthode Doppler-Fizeau qui permet de déterminer par l'analyse spectrale la vitesse des astres dans la direction du rayon visuel; dans une autre, il décrit la mire lointaine de l'Observatoire de Nice, qu'il avait imaginée lui-même en appliquant le principe de la réflexion d'un rayon lumineux parti de l'Observatoire même sur un miroir convenablement orienté, placé à grande distance, et qui est ensuite renvoyé directement dans la lunette méridienne : c'est un appareil ingénieux qui avait déjà trouvé son application dans les expériences sur la vitesse de la lumière et qui rend de précieux services. Et, puisque je parle de l'Observatoire de Nice, je ne saurais oublier de mentionner avec quelle passion Cornu se préoccupait de ce magnifique établissement, qui fut longtemps placé sous la tutelle scientifique du Bureau des Longitudes, et recherchait les perfectionnements susceptibles d'être apportés à son installation; il le visitait chaque année; il y a réalisé, en particulier, une organisation merveilleuse de la distribution de l'heure dans tous les pavillons d'observation : pour cela, il a d'abord fait construire et installer par notre collègue, M Gautier, une grande horloge dont le balancer a 4 mètres de longueur et dont la marche diurne est si constante qu'elle varie à peine d'un dixième de seconde par jour; puis cette horloge est reliée électriquement aux différents compteurs placés dans les pavillons, et ces compteurs sont rendus isochrones de l'horloge par un amortissement électro-magnétique ; grâce à cet artifice, toutes les observations faites par les différents observateurs sont ramenées à un compteur unique.
Frappé du développement prodigieux que l'électricité a pris dans ces derniers temps et dont l'extension paraît encore aujourd'hui presque indéfinie, Cornu a pensé qu'il serait utile de nous initier aux conquêtes déjà acquises et de nous familiariser avec les nouvelles unités électriques récemment créées. C'est un immense service qu'il a rendu ; car ceux qui ont quelque peu vieilli, aussi bien que ceux qui sont restés étrangers pendant quelques années au progrès de l'électricité pratique, se trouvent aujourd'hui déroutés complètement, lorsqu'ils cherchent à comprendre la description des applications actuelles et à les rattacher à leurs connaissances antérieures. Pour se remettre à flot, il suffit de lire les quatre notices qu'il a successivement fait paraître sur les phénomènes électriques, et qui constituent une magistrale enquête de l'électricité moderne : c'est un chef-d'oeuvre, me disait encore hier son ami, M. Sarrau.
Cornu professait un culte presque filial pour les grands maîtres français de la physique : c'est encore dans deux notices de l'Annuaire qu'il a tenu à rendre l'hommage qu'ils méritaient à deux de ses illustres devanciers, Fresnel et Fizeau, dont les admirables découvertes ont renouvelé la théorie de l'optique et dont l'influence s'est étendue bien loin dans le domaine de la philosophie naturelle.
Il n'était que juste de mettre en relief la fécondité de notre collègue dans les publications du Bureau des Longitudes et le grand labeur qu'il leur a consacré; nous avons été les témoins de ses efforts constants pour maintenir à notre Compagnie le prestige auquel elle doit prétendre d'une activité sans limites; il avait toujours sur chantier une nouvelle étude à laquelle il se consacrait avec ardeur : il y pensait toujours; ses notes ne le quittaient jamais; c'était un travailleur incomparable. Et quelle limpidité dans son exposition, quel merveilleux talent pour mettre à la portée de tous la solution des problèmes les plus ardus!
La mort nous l'enlève dans le plein épanouissement de ses hautes facultés ; elle nous prive d'un collègue aimable et bienveillant, d'un collaborateur émérite, d'un conseiller éclairé. Le Bureau des Longitudes déplore sa perte prématurée et gardera sa mémoire avec un pieux respect pour les services éminents qu'il lui a rendus.
Messieurs, J'ai la douloureuse mission de venir, au nom de l'Ecole Polytechnique, saluer d'un dernier adieu la dépouille mortelle du savant distingué, de l'éminent professeur que nous pleurons aujourd'hui et dont la mort prématurée met en deuil le monde savant tout entier.
Alfred Cornu est entré à l'École Polytechnique en 1860, à l'âge de dix-neuf ans. Il en est sorti un des premiers, en 1862, et a choisi le Corps des Mines. Deux ans plus tard, en 1864, étant encore élève-ingénieur, ses premiers travaux le signalèrent à l'attention des Conseils de l'École et i1 fut nommé à l'emploi de répétiteur du cours de physique. En 1867, c'est-à-dire à l'âge de vingt-six ans, il y recueillait la succession de Verdet dans la chaire de physique, qu'il occupa depuis cette époque sans interruption.
Pendant l'année terrible, dans Paris investi et affamé de nouvelles, alors qu'un intérêt si grand s'attachait à l'établissement des communications avec l'extérieur, Cornu sut trouver le moyen de déchiffrer, rapidement et pratiquement, les dépêches microscopiques apportées par 1es pigeons voyageurs, et rendit ainsi à la défense nationale des services qui méritent d'être rappelés.
Des voix plus autorisées que la mienne vous ont retracé sa carrière scientifique et vous ont rappelé les beaux travaux qui l'ont classé, jeune encore, parmi les physiciens les plus distingués et lui ont ouvert à trente-sept ans les portes de l'Institut.
Mais, si je suis moins qualifié pour parler de son oeuvre, j'ai pu, par contre, au cours de ces deux dernières années, apprécier ses qualités personnelles, sa grande bienveillance et la conscience avec laquelle il s'occupait de toutes les questions concernant, non seulement son enseignement particulier, mais aussi l'enseignement général de l'École.
Comme professeur, il savait allier à une science profonde un remarquable talent d'exposition.
Dans les Conseils de l'École, nul ne savait mieux que lui résumer une discussion et, dans un langage plein de chaleur, défendre les mesures qui, dans son esprit, lui paraissaient intéresser l'avenir de l'Ecole.
Pourquoi faut-il que la mort cruelle soit venue 1'arracher ainsi à ses travaux, à l'affection des siens, et briser cette existence si utile encore au pays et à la science?
Aussi est-ce avec une bien vive émotion que j'adresse, an nom de l'École, à sa famille si cruellement éprouvée, l'expression de notre profonde et douloureuse sympathie.
Messieurs,
Le corps enseignant de l'École Polytechnique, privé subitement et cruellement de son doyen, a dans cette triste cérémonie sa place toute naturelle. C'est au nom de ses collègues et de ses collaborateurs, qui furent ses amis, que je viens adresser à Cornu le suprême adieu.
Depuis 1864, il appartenait à l'École Polytechnique : pendant trente-huit ans, il lui a consacré la plus grande partie de sa vie. Il l'aimait profondément. Dans ses laboratoires, si remplis de son activité, et maintenant si vides, on a dit les beaux travaux qu'il avait accomplis; peut-être appartient-il de dire comment il les faisait à celui qui fut le plus ancien de ses collaborateurs, avant, pendant et après les jours et les nuits de l'année terrible.
Dès son séjour à l'École des Mines, et jusqu'à ces derniers jours, ce fut un travailleur infatigable. La recherche scientifique fut sa grande passion : passion très désintéressée, car il aimait la science pour elle-même et non pour ce qu'elle peut rapporter.
Dans les premières années, il passa sa vie au laboratoire; plus tard, il y vécut tout le temps que lui laissaient ses devoirs de famille. Son ardeur au travail ne s'apaisa jamais. Il avait toujours sur le chantier plusieurs oeuvres commencées, se délassant de l'une, disait-il, en passant à l'autre.
Le travail, qui, pour la plupart des hommes, est une peine, fut toujours pour lui une joie. Il travaillait avec allégresse : sans cesse on l'entendait se mettre à l'œuvre en chantant, et, comme un bon ouvrier qui a bien rempli sa journée, il chantait encore en finissant.
Et d'ailleurs c'était un ouvrier manuel remarquable : dès qu'il avait conçu un appareil, le plus souvent il en exécutait le modèle de ses propres mains, avec des fils métalliques, des lames de laiton, des morceaux de bois ; armé d'outils ordinaires, il construisait les machines les plus complexes, comme celle qui trace automatiquement des réseaux. En cela il était heureux, car il y gagnait du temps, et pour lui perdre du temps était une souffrance.
Doué d'une patience inaltérable, d'une singulière pénétration, il poursuivait ses expériences lentement, sûrement, ne laissant rien au hasard, et visant toujours à la perfection.
En toutes ses recherches se manifestent les mêmes caractères : l'ingéniosité originale d'un Foucault, la précision d'un Fizeau, l'élégance des solutions et l'esprit géométrique de son idéal scientifique, 1'illustre Fresnel. Les résultats en formules ne lui plaisaient guère; mais, quand il avait réussi à représenter géométriquement les phénomènes étudiés, il était pleinement satisfait.
C'était véritablement un affamé de vérité, de précision, de clarté, de lumière.
Avec un pareil état d'âme, un esprit si avisé, une intelligence si compréhensive, avec la conscience scrupuleuse qu'il mettait en toutes choses, il devait être et il fut un professeur éminent. Les Conseils de l'École, en le nommant professeur à vingt-six ans, escomptèrent l'avenir : il dépassa toutes les espérances. Les milliers d'élèves qui suivirent ses leçons en peuvent témoigner ; quant à ceux qui ont préparé ses cours avec lui, qui les ont étudiés, modifiés avec lui, ils savent le labeur incessant et profond qu'ils lui ont coûté !
Pour lui, un cours était comme une sorte d'organisme vivant qui devait se transformer sans cesse, en suivant prudemment les progrès de la science, tout en restant simple et de plus en plus clair : être clair était son but, et, s'il se donnait tant de peine pour y parvenir, c'était pour en éviter à ses élèves. C'est ainsi qu'en recommençant pour chaque promotion son cours de physique, il le remaniait chaque fois, et ne se déclarait jamais satisfait; c'est pourquoi il ne voulut jamais le publier; c'est aussi pourquoi, jugeant cette tâche bien suffisante, il n'accepta jamais d'autres fonctions d'enseignement.
Père de famille modèle, parent dévoué, ami fidèle et sûr, la droiture de son caractère, la noblesse de ses sentiments, la fermeté de ses idées, faisaient de l'homme privé l'égal du professeur et du savant. Aimable, lettré, ami des arts, il était aussi accueillant et généreux; tous ceux qui ont collaboré avec lui, les travailleurs sérieux qui ont en besoin de son aide, savent combien il prodiguait sans réserve son temps, ses conseils et sa peine.
Hélas! il prodiguait aussi sa vie. Les ressorts constamment tendus se brisent un jour; en quelques instants, d'un coup inattendu, la mort a fauché cette noble existence! Collègues, collaborateurs, amis de son âge, nous conserverons précieusement son souvenir; aux jeunes, sa vie servira d'exemple et de modèle. L'École qu'il a tant aimée ne l'oubliera jamais. Tout en conservant au fond du coeur cette chère mémoire, sa famille pourra recevoir quelque consolation (si l'on peut prononcer en ce jour un tel mot) à la vue de l'universelle sympathie dont elle est entourée ; en songeant que celui qu'elle a perdu vivait déjà en pleine gloire scientifique, la plus pure des gloires ; qu'il continuera à vivre dans la mémoire des savants du monde entier, et que des hommes tels que lui font honneur à l'humanité.
Messieurs,
Quand la mort nous enlève un homme dont la tâche est terminée, c'est seulement l'ami, le maître ou le conseiller que nous pleurons ; mais nous savons que son oeuvre est accomplie et, à défaut de ses conseils, ses exemples nous restent. Combien elle nous semble plus impitoyable quand c'est un savant encore tout rempli de vigueur physique, de force morale, de jeunesse d'esprit, d'activité féconde, qui soudain disparaît; alors nos regrets sont sans bornes, car ce que nous perdons, c'est l'inconnu, qui par essence est sans limites; ce sont les espoirs infinis, les découvertes de demain que celles d'hier semblaient nous promettre.
De là cette émotion qui s'est emparée du monde savant tout entier quand cette nouvelle si imprévue, si foudroyante, est venue le frapper.
Pour la Société française de Physique, le deuil est particulièrement cruel. Il avait été un de nos fondateurs, et nous aimions à nous enorgueillir de ses travaux, à nous parer de l'éclat de son nom. Sa voix était toujours écoutée dans nos conseils, et nous avons peine à croire que nous ne l'y entendrons plus.
M. Cornu était né en 1841. En 1860, il entra à l'École Polytechnique, d'où il sortit deux ans après comme élève-ingénieur des Mines. Mais il abandonna de bonne heure le service actif des Mines pour entrer dans le corps enseignant de l'École Polytechnique. Dès 1871, à l'âge de trente ans, il fut nommé professeur de physique dans cette grande École. Son enseignement fut tout de suite goûté des élèves ; il inaugurait un mode nouveau d'exposition de la physique, et en particulier de la thermodynamique.
D'ailleurs, comme membre du Conseil de perfectionnement, il exerça, pendant plusieurs années, une grande influence sur l'évolution de l'École Polytechnique.
En 1878, il fut nommé membre de l'Académie des Sciences.
En 1886, il entra au Bureau des Longitudes, et on trouvera, dans l'Annuaire de ce Bureau, une série de notices que le public a beaucoup appréciées.
M. Cornu était membre de la Société Royale de Londres, des Académies de Turin, Rome, Vienne, Saint-Pétersbourg, de celles de Suède, de Belgique, de Boston. Il fut président de la Société française de Physique et de la Société Astronomique de France.
Il était membre du Conseil de l'Observatoire de Paris, où il remplissait les fonctions de secrétaire, et du Conseil de l'Observatoire de Nice.
Récemment, quand il fallut, au Congrès de Physique, choisir un président pour recevoir dignement nos hôtes de 1900, c'est à lui que tout naturellement tous ont songé. Nul n'aurait présidé avec plus d'autorité ces débats, où nous avions convié tant d'illustres savants étrangers.
Il était désigné par sa gloire incontestée, qu'avait consacrée le suffrage de tant d'Académies étrangères, par l'étendue et la sûreté de sa science, par la justesse de son esprit.
Nous avons eu la primeur de presque toutes ses découvertes. Qui de nous ne se rappelle avec quelle limpidité il nous les exposait, avec quelle chaleur aussi, et surtout avec quelle élégance? Il était aussi jaloux d'une clarté impeccable en face de ses collègues qu'en face de ses élèves. Faire autrement eût été pour lui une souffrance, car ses goûts d'artiste en auraient été choqués. Et en effet l'artiste se retrouvait partout, chez le penseur, chez l'expérimentateur, chez le professeur.
Quand il imaginait ou qu'il construisait un appareil nouveau, quand il en étudiait les derniers détails, quand il le décrivait surtout, on sentait que ce n'était pas seulement à ses yeux un instrument, mais un objet d'art, et qu'il ne se préoccupait pas uniquement d'aller au but par le chemin le plus sûr et le plus court. La moindre imperfection le faisait souffrir, non parce qu'elle était une gêne, mais parce qu'elle était une tache.
Aussi, quand il aborda l'étude de la diffraction, il eut bientôt fait de remplacer cette multitude rébarbative de formules hérissées d'intégrales par une figure unique et harmonieuse que l'oeil suit avec plaisir et où l'esprit se dirige sans effort. M. Cornu débuta dans la science par une théorie de la réflexion cristalline ; il parvint à ramener ces lois si compliquées à des règles géométriques simples et élégantes et à construire géométriquement le plan de polarisation du rayon réfléchi à la surface d'un cristal.
Il reprit ensuite la méthode de M. Fizeau pour la mesure de la vitesse de la lumière ; il introduisit dans cette méthode d'importants perfectionnements et lui donna plus de précision. Il est certain maintenant que le chiffre définitif ne pourra pas s'écarter beaucoup de celui qu'il a trouvé.
J'ai déjà parlé de ses recherches sur la diffraction et les intégrales de Fresnel ; il n'abandonna jamais ce genre de recherches ; il a particulièrement étudié les réseaux, l'influence des inégalités périodiques ou systématiques des instruments qui servent à les tracer et les propriétés focales qui résultent de ces inégalités.
Les franges d'interférence lui ont fourni aussi l'occasion de fines études; il a recherché les conditions d'achromatisme de ces franges, et il s'est servi également de cet instrument si délicat pour étudier les déformations élastiques du verre. Rien de plus joli que les hyperboles irisées qu'il obtenait ainsi et qui montraient d'un coup d'oeil tout l'ensemble de ces déformations infiniment petites.
Dans cette région mixte où l'optique confine à l'électricité, il a étudié à plusieurs reprises la polarisation magnétique, et tout récemment encore il a fait faire à cette partie de la science un progrès signalé. C'était au moment où le phénomène de Zeeman venait d'être découvert. Tout le monde croyait que les raies spectrales et en particulier la raie D se décomposaient en un triplet. Le premier, il vit qu'il y avait quatre composantes et que le soi-disant triplet était un quadruplet.
La spectroscopie le préoccupa beaucoup, et en particulier l'importante question du renversement des raies ; il montra clairement les conditions de ce phénomène si important en astronomie. Il a imaginé un procédé très ingénieux pour distinguer les raies telluriques des raies d'origine solaire. Il a étudié, en particulier, le spectre ultraviolet du soleil et son absorption par les parties supérieures de l'atmosphère. Ses études sur le spectre solaire, sur le spectre des étoiles nouvelles, sur celui de la couronne, sont appréciées vivement par les astronomes.
Ce n'est d'ailleurs pas là le seul service qu'il ait rendu à 1'astronomie ; il a inventé une méthode photométrique d'observation des éclipses de Jupiter. Nul ne connaissait mieux que lui les instruments d'optique et, sur ce point, ses lumières ont largement profité à l'astronomie. Je citerai seulement une de ses dernières créations, cette lunette zénitho-nadirale, qui est une merveille de précision et une application d'une élégance inattendue des lois les plus simples de l'optique géométrique.
Je ne m'étendrai pas au sujet de ses recherches sur l'optique météorologique; mais je ne puis pas ne pas mentionner une invention très simple pour laquelle son nom devrait être béni de nombreux praticiens, car elle nous a débarrassés des inconvénients du halo photographique.
Puisque nous sommes sur les applications de l'optique parlons encore du procédé stroboscopique si simple et si pratique qu'il a imaginé, il y a quelques semaines, pour déceler et mesurer les irrégularités de marche d'un alternateur.
La délicatesse de ses sens et en particulier l'extraordinaire finesse de son oreille lui furent précieuses dans d'autres recherches qu'il poursuivit en commun avec M. Mercadier. On discutait depuis longtemps sur les intervalles musicaux; les physiciens étaient partagés, les uns tenant pour la gamme dite de Platon, les autres pour celle de Pythagore. L'expérience conduisit M. Cornu à un résultat bien inattendu. Les musiciens emploient tantôt l'une, tantôt l'autre de ces deux gammes, suivant les cas. Ils ne s'en doutaient guère, et ils jetèrent les hauts cris quand on les en avertit ; mais le fait n'en est pas moins hors de doute.
M. Cornu a repris la célèbre expérience de Cavendish pour la mesure de la densité moyenne du globe terrestre. Il a notablement perfectionné les méthodes, il a éliminé de nombreuses causes d'erreur et il a obtenu un nombre beaucoup plus précis que ceux qu'on possédait avant lui. Tous les arts qui veulent de la précision l'intéressaient, et tous les ans il allait à Nice examiner l'horloge astronomique qu'il y avait installée d'après des principes tout nouveaux; il y apportait des perfectionnements incessants et il approchait chaque jour de la perfection absolue.
Dans le même ordre d'idées, il s'est occupé longtemps de la synchronisation électrique des horloges. Le problème semble facile; mais, en réalité, il exige bien des connaissances diverses; la preuve, c'est que les nombreux principes introduits par M. Cornu, et qui apportaient une solution complète et définitive, ne furent pas compris du premier coup.
Les derniers Annuaires du Bureau des Longitudes contiennent une série d'études consacrées par M. Cornu aux machines dynamo-électriques tant à courant continu qu'à courant alternatif ou triphasé ; les notices destinées au grand public, mais qui contiennent une foule d'aperçus intéressants pour les savants eux-mêmes, seront prochainement réunies en volume. Il est peu de domaines en physique où il n'ait reculé les bornes de la précision, où il ne nous ait laissé quelque petit modèle d'une perfection achevée.
Mais l'optique l'a toujours attiré ; il y revenait sans cesse, même quand cette science était délaissée par la mode. Les instruments d'optique, la diffraction, le spectre solaire, la vitesse de la lumière surtout, rappelaient constamment son attention. C'est en mesurant cette vitesse qu'il avait débuté ; il y pensait encore dans ses derniers jours. Il avait conçu des projets grandioses dont la réalisation était commencée : il voulait faire voyager le rayon dont il devait mesurer la vitesse entre la Corse et le mont Mounier, où est la succursale de l'Observatoire de Nice.
Comme il aimait cet Observatoire, où il allait tous les ans et où ses conseils étaient hautement appréciés ! Et comment ne pas évoquer le souvenir de ce voyage récent où nous l'avons vu, au sommet de ce mont Mounier, regardant la mer au-dessus de laquelle il voulait faire passer la lumière? Avec quelle confiance il parlait de son rêve, et qui de nous eût pu croire alors qu'il n'en verrait pas L'accomplissement ?
C'est que, quand il croyait au succès, on pouvait le regarder comme assuré. Sa critique était sûre, et il se défiait de l'enthousiasme. Il savait de quelles embûches l'expérimentateur est environné et à quel prix la pression ou la certitude scientifique peuvent s'acquérir. Nul ne savait mieux que lui prévoir tous les pièges, et en lui donnant la main on était certain de les éviter. Il n'est pas un physicien à qui ses conseils n'aient épargné quelque mécompte.
Aussi n'était-il pas dupe de ces modes passagères qui entraînent les foules scientifiques aussi facilement que les foules vulgaires. Toujours il attendait la preuve avant de croire.
Il aimait les débutants et il cherchait à les encourager; mais, en même temps, il les prémunissait contre les écueils sur lesquels leur ardeur juvénile aurait pu les entraîner. Ceux qui avaient accepté sa discipline ne tardaient pas à en reconnaître la sagesse.
Tel est l'homme éminent que nous avons perdu. Mais ce n'était pas seulement l'élévation de sa pensée qui faisait le charme de son commerce; c'étaient encore sa bonté, sa modestie, sa simplicité. Ce savant, ce maître, ce guide était, en même temps, un ami sûr; et ce deuil, qui atteint notre Corps, atteint aussi chacun de nous.