Dominique Michel Stanislas MOYEN (né en 1936)

Fils de Antoine MOYEN (1893-1983 ; X 1920 S ; général) et de Françoise BRANDICOURT. Marié en 1963 à Françoise LEBEGUE. Enfants : Cécile, Henri, Philippe.

Ancien élève de l'Ecole polytechnique (promotion 1957) et de l'Ecole des Mines de Paris. Corps des mines (nommé ingénieur général en 1991).

Ingénieur à l'arrondissement minéralogique de Clermont-Ferrand (1963-66) et chargé de mission auprès du préfet de la Région Auvergne
Chef du service de l'eau à la direction des mines du ministère de l'industrie (1966-1970) et chargé de mission à la DATAR au secrétariat permanent de l'eau
Directeur adjoint de la prévention des pollutions et des nuisances, ministère de la qualité de la vie (1973-1976)
Directeur général adjoint puis directeur général de l'INRS (1976-1996)
Président de l'Union centrale des Communautés EMMAÜS (1987-1995)
Président de la Commission internationale pour la Protection de la Meuse (1999)


Interview réalisée par Elise BUCHE (promotion 1995 de l'Ecole des Mines de Paris)
MINES Revue des ingénieurs. Septembre 1997

Dominique Moyen a effectué toute sa carrière dans l'administration. Il se définit lui-même comme un des tenant d'une nouvelle mentalité au sein de l'administration envers les entreprises. Très actif- il occupe actuellement de nombreuses fonctions -, il m'est également apparu passionné et convaincu de la nécessité de l'Etat dans certaines missions.

C'est dans un square à la sortie du Ministère de l'Industrie qu'il m'a accordé cette interview, qui fut l'occasion de cerner la place d'un homme de formation ingénieur dans l'administration.

A la fin de vos études à l'Ecole Polytechnique, quelles ont été vos motivations pour intégrer un Corps d'Etat ?

Des gens proches de moi, dont mon père en particulier qui était militaire et ancien X, m'ont dit que je pourrais avoir là une carrière administrative en compagnie de gens ouverts, pour des tâches de service public. Je n'ai pas hésité beaucoup et je dois dire que je n'ai pas été déçu.

Et pourquoi le Corps des Mines plus particulièrement ?

Le Corps des Mines est choisi en général, encore jusqu'à maintenant, par ceux qui sont classés parmi les premiers - il se trouve que j'étais de ceux-là - donc je n'en ai pas choisi un autre.

Je savais qu'il avait la réputation de proposer des métiers divers. Et une des caractéristiques de ma carrière a été que j'ai toujours eu des métiers qui se situaient dans un double rôle : un rôle de contrôle des entreprises, au sens encadrement, et un rôle d'accompagnement de ces mêmes entreprises. J'ai commencé à Clermont-Ferrand, au moment où se créaient les missions régionales. Celles-ci étaient faites pour aider les entreprises à se développer, à exporter. Je travaillais à moitié au Service des Mines où je faisais du contrôle, de l'industrie minière en l'occurrence, et à moitié à la préfecture où je m'occupais d'animation des entreprises. Donc dès le début, je me suis situé dans ce double rôle. Et j'ai eu la chance par la suite que ce qui m'était demandé, quelquefois proposé, correspondait souvent à ce que j'aimais bien : être dans ces lieux d'interface où il faut essayer de concilier des logiques qui ne sont pas toujours faites pour vivre ensemble, par exemple une logique de sécurité et une logique de rentabilité.

L'entreprise ne peut en effet pas se permettre de faire n'importe quoi sur le plan de la sécurité du travail ou de l'environnement par exemple. Un certain encadrement réglementaire des entreprises est nécessaire et, je crois, doit être exercé par l'Etat. Mais les entreprises ont aussi besoin d'être aidées pour mieux utiliser les résultats de la recherche et des innovations pour des formations, pour exporter, etc.

Ce qui m'a frappé dans votre déroulement de carrière est la succession très rapide de vos postes en général, leur durée était moins de trois ans - et dans de nombreux domaines. Est-ce dû au mode de fonctionnement de l'administration ou cela résulte-t-il d'une volonté personnelle de bouger ?

Remarquez aussi que j'ai fait beaucoup de choses simultanément : certains postes se sont plusieurs fois recouverts.

C'est probablement un goût personnel pour essayer d'être présent là où on me demande de l'être. Et je crois aussi qu'on n'est vraiment inventif que pendant un certain temps et puis après il vaut mieux changer.

Il est vrai aussi que je suis resté quinze ans Directeur Général de l'Institut National de Recherche et de Sécurité (INRS) en sécurité du travail -jusqu'en 1986 -, mais, pendant cette période, l'INRS, ses missions, ses compétences et ses outils de travail ont beaucoup évolué. Je peux donc dire que j'ai vécu plusieurs INRS successifs.

En regardant votre parcours, il semble que l'environnement ait été un terme dominant dans vos préoccupations. Vous avez en effet été au ministère de la protection de la nature et de l'environnement, puis à celui de la qualité de la vie. Vous avez aussi travaillé sur les véhicules électriques. Et surtout l'eau est un terme récurrent : votre second poste y était consacré et vous avez été récemment nommé à la présidence du conseil d'administration de l'agence de l'eau Rhin-Meuse. L'environnement, et l'eau plus particulièrement, sont-ils des thèmes qui vous tiennent plus particulièrement à coeur ?

Il s'est en effet trouvé qu'après mon premier poste, je suis rentré en 1966 à Paris au ministère de l'industrie, au moment où se définissait une nouvelle politique de l'eau, avec la création des agences de bassin et je me suis retrouvé à y travailler avec des ingénieurs de corps différents. J'ai été, il est vrai, parmi les quelques créateurs des Agences de Bassin. Puis j'ai été au ministère de l'environnement au cabinet de Robert Poujade, où j'étais chargé des questions relatives aux relations entre environnement et industrie.

C'est vrai que je me suis occupé des problèmes de l'eau, après je les ai un peu quittés et maintenant j'y suis revenu avec la présidence de l'agence de bassin Rhin-Meuse et avec la présidence de la Commission du Rhin. Ces tâches se situent encore dans un interface : l'interface entre la nature et l'utilisation de la nature par les entreprises , les collectivités, les agriculteurs, etc...

Vous avez oeuvré pour le développement du véhicule électrique de 1975 à 1977, donc lors de la crise pétrolière. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur cette expérience?

C'est effectivement à cause de la crise pétrolière que s'est créée une mission interministérielle pour développer le véhicule électrique. J'en ai été le président. Dans ce contexte particulier, l'idée était intéressante mais l'énorme difficulté rencontrée à l'époque, et qui je crois n'a pas encore été bien résolue, a été le poids des batteries et leur autonomie. Cette mission signifiait en fait que l'Etat voulait aider les constructeurs de voitures et EDF notamment, à consacrer des moyens de recherche et de développement au véhicule électrique. A l'époque, je roulais dans Paris en voiture électrique, silencieuse...mais pas encore très fiable ! Ce groupe de travail interministériel est resté en sommeil pendant un temps et a été " réveillé " il n'y a pas longtemps. Des progrès ont eu lieu. On peut maintenant espérer un développement substantiel du véhicule électrique.

Les gens caricaturent souvent en disant que l'administration et les industriels ont des intérêts divergents. Avez-vous ainsi rencontré de nombreux problèmes, et pouvez-vous nous citer un exemple ?

Bien sûr il existe des conflits : il y a des administrations qui ont peut-être une vision un peu restrictive de l'application des règlements, il y a également des entreprises qui ne veulent rien comprendre à ce que leur demande l'administration et il y a peut-être aussi des règlements qui sont un peu vieux.

J'ai connu des conflits majeurs, tout au début du ministère de l'environnement par exemple. Nous avions inventé de faire des contrats de branche, c'est à dire regarder pour chaque branche industrielle comment et pourquoi elle pollue et essayer d'établir avec les entreprises un programme plurian-nuel de réduction des pollutions. La première démarche a été réalisée avec l'industrie papetière, relativement polluante il est vrai. J'avais rassemblé la dizaine de personnes concernées et je leur avais proposé une démarche : parler non pas de réglementation, mais de programme et après seulement, voir comment appliquer la réglementation dans le cadre de ce programme. Et la première chose à faire était de savoir comment ils polluaient. Les responsables voulaient bien me fournir les types de pollution, mais pas par usine. Je leur ai alors dit : " on arrête là nos discussions, je vais demander aux agences de bassin de me dire comment vous polluez et j'aurai des résultats plus précis, même si cela prend le temps qu'il faut. Et à mon avis vous êtes en train de rater une occasion de dialogue et de progrès qui vaut la peine ". Au bout de vingt-quatre heures, ils m'ont communiqué les informations complètes et ont voulu reprendre les négociations . Nous avons mis un an et demi pour définir le programme.

Autre exemple de démarche. Pour la sécurité du travail à l'INRS, nous avions mis au point l'arbre des causes. Il existe en effet des causes ultimes des accidents qui sont en fait occasionnées par des causes plus profondes. Et l'arbre des causes est un algorithme que l'on peut enseigner pour apprendre aux gens à remonter dans les causes et à trouver les bonnes causes, c'est à dire celles qui permettent une prévention efficace. Et, maladroitement sans doute, nous l'avons présenté au conseil d'administration de l'INRS, paritaire, qui, dans sa grande majorité, n'a pas voulu que nous diffusions cette méthode. Nous avons laissé passer un peu de temps, puis nous avons trouvé en Rhône-Poulenc une entreprise "complice". Ils ont fait des mallettes de présentation de la méthode et ils ont formé tous leurs ingénieurs à l'arbre des causes. Finalement, la méthode s'est avérée être non pas une source de conflit dans les entreprises mais au contraire une occasion de discussion sereine sur de véritables objectifs de prévention.

Les deux exemples traitent en fait du même problème : comment convaincre des gens (industriels ou administrateurs d'instances paritaires en l'occurrence) à s'engager dans une nouvelle façon de dialogue entre les entreprises et l'administration.

Vous travaillez aussi au niveau européen, avec le Comité Européen de Normalisation (CEN). On reproche souvent à l'administration européenne d'être éloignée de la pratique. Comment le vivez-vous ?

Je ne suis pas exactement dans l'administration européenne, mais dans les instances qui contribuent à l'application de directives européennes sur l'intégration de la sécurité dans la conception des machines. Le CEN, pour le compte duquel je préside un bureau technique, est une fédération des différentes instances nationales de normalisation, qui met en place des groupes de travail pour " fabriquer " des normes. Et nous retrouvons exactement les créneaux évoqués tout à l'heure : les normes créées au CEN se veulent en effet une bonne façon -sinon la meilleure- d'appliquer " les exigences essentielles " de la directive européenne, dans l'état actuel des connaissances et des techniques, et ces normes sont élaborées en concertation étroite avec les entreprises.

Vous vous occupez également de formation : vous participez à un groupe de travail du Conseil général des mines sur les formations des ingénieurs. Vous êtes également président du conseil d'administration de l'Ecole des Mines de Saint-Etienne. Pensez-vous que les ingénieurs aient un rôle important à jouer dans l'administration ? -

Tout à fait! Il est de bon ton, actuellement, de critiquer l'administration, le service public, et de se faire l'apôtre du "moins d'Etat". Je ne suis personnellement pas convaincu que l'Etat doit conserver certains de ses monopoles actuels, ni qu'il doit être constructeur de voitures ou exploitant pétrolier ou banquier... Mais je reste certain que le service public est irremplaçable pour un nombre limité de missions. Un de mes premiers patrons, au service des Mines de Clermont-Ferrand, gardait sur sa table de travail un genre " post-it " qui était une circulaire de l'époque de Louis XIV sur le rôle du service public : "L'administration doit prendre la nécessité pour mesure de son action". C'est parfait. J'ai constamment essayé de m'en souvenir, en m'interrogeant sur la valeur ajoutée que pouvaient procurer à la solution des problèmes les instructions administratives que j'étais amené à donner. (Et j'ai toujours été content que des problèmes se résolvent sans que j'ai eu à intervenir! En essayant alors de ne pas tomber dans la tentation de dire : "Toutes ces choses-là nous échappent, feignons d'en être les organisateurs...")

Mais revenons à votre question. Oui. les ingénieurs ont leur place dans l'administration qui est confrontée à des problèmes techniques et économiques. Concernant le développement des entreprises (je n'évoque donc pas les transports, l'agriculture, etc...), je vois les ingénieurs utiles dans trois fonctions de service public :

- le développement des connaissances, leur diffusion, leur acceptabilité.

- l'aménagement des relations entre les entreprises et les " milieux " dans lesquels elles sont plongées. J'évoque là les problèmes que rencontrent les entreprises, en amont, pour les questions d'approvisionnements, d'énergie et plus généralement les problèmes de gestion des ressources non renouvelables. Entrent aussi dans ce domaine, les problèmes de relations des entreprises avec leur environnement et avec le public. Et enfin, aussi les problèmes sociaux et humains soulevés en raison des activités des entreprises.

- en troisième lieu, il s'agit de l'accompagnement des entreprises pour les aider à se situer au meilleur niveau technique et économique. J'évoque ainsi les politiques d'innovation, de normalisation, de formation -initiale et continue-, d'incitation sélective ou d'aide à l'exportation.

Dans ces trois fonctions, une administration, scientifique, technique et économique, compétente me paraît justifier le qualificatif de " nécessaire "!

Quel conseil donneriez-vous aux étudiants des Ecoles des Mines ?

Je me suis exprimé à ce sujet dans mon discours prononcé lors de la remise des diplômes de l'Ecole des Mines de Saint-Etienne. Je leur ai dit : l'important, c'est l'incertain. Ayez cette curiosité des problèmes qui n'ont pas de solution, de ceux qui nécessitent de l'invention et de l'innovation, dans des interfaces et des compromis. C'est là que vous rendrez service, que ce soit dans l'administration ou dans le privé.

Le rationnel, qui leur est essentiellement enseigné, est très utile... car il existe des problèmes dont' la solution passe par le rationnel... Mais il y en a plus... tous les autres problèmes pour lesquels la bonne question est de savoir comment passer de l'incertain au raisonnable, sans rester embourbé -mentalement- dans le rationnel!

En somme et pour reprendre une formule qui a déjà été dite, je dirais volontiers aux jeunes diplômés des écoles : " soyez ingénieurs, certes, mais aussi ingénieux! "