Publié dans La Jaune et la Rouge, septembre 1964 :
Paul Levy a été élu, le 20 Avril dernier, Membre de l'Académie des Sciences à la place devenue vacante, dans la Section de Géométrie, par le décès de Jacques Hadamard. Hadamard avait succédé lui-même à Henri Poincaré (1912). Et, avant Poincaré (1887), le fauteuil qu'occupe Paul Lévy avait été celui de Laguerre (1885), Serret (1860), Poinsot (1816, élu en 1813), Biot (1803), Delambre (1803, mais élu en 1795) et Legendre (1795)...
Cette suite de noms illustres ne peut qu'émouvoir ceux qui sont fiers du glorieux passé scientifique de l'Ecole Polytechnique et qui gardent, avec reconnaissance, le souvenir des savants qui l'ont servie.
Paul Lévy est de ceux-là.
Le signataire de ces lignes, qui fut l'élève de Paul Lévy de 1925 à 1927, et trouva par la suite en lui un conseiller toujours précieux, peut en porter témoignage. Appelé en effet, par des nécessités professionnelles, à étudier de façon approfondie certaines parties de l'oeuvre de P. Lévy, il a été à même d'en percevoir la richesse, le retentissement qu'elle a eu dans le monde, et l'éclat qu'elle a jeté sur la science française.
C'est surtout sur ce dernier point que je voudrais insister.
Cependant, il est utile auparavant de mentionner que, P. Lévy, dès 1902 (il avait alors 16 ans) a obtenu des résultats tout à fait nouveaux sur certaines questions alors inexplorées, telles que les courbes sans tangentes, et qu'il développa d'ailleurs - en omettant de les publier - dans les années qui suivirent immédiatement son passage à l'X. Major de la promotion 1904, P. Lévy opta pour le Corps des Mines qui lui paraissait, non sans raison, le plus favorable aux recherches scientifiques. Il lui demeura toujours fidèle. Il en gravit tous les échelons : il enseigna d'ailleurs durant de longues années à l'Ecole des Mines de Paris en même temps qu'à l'Ecole Polytechnique.
P. Lévy s'est intéressé à de nombreuses branches des Mathématiques. Sa thèse (1911) - qui fut soutenue si brillamment qu'elle lui valut d'être chargé du Cours au Collège de France - et les travaux qui la suivirent immédiatement portent sur les équations aux dérivées fonctionnelles, la fonction de Green et celle de Neumann. Il n'abandonna jamais complètement ce sujet : de 1912 à 1922, ses recherches furent consacrées surtout à l'analyse fonctionnelle. Cette branche des Mathématiques, fondée par Volterra, considère pour arguments ce qu'on appelait alors des « fonctions de ligne », c'est-à-dire des expressions qui dépendent de fonctions par l'intermédiaire de l'ensemble des valeurs de celles-ci. Par exemple, l'expression
SOMME K (x, y) f (y) dy
est une fonctionnelle linéaire de f (x). P. Lévy considéra surtout les équations aux dérivées fonctionnelles et aux dérivées fonctionnelles partielles. Il montra que les résultats de l'analyse classique se généralisent aux dérivées fonctionnelles (analogues aux équations aux différentielles totales) et aux équations aux dérivées fonctionnelles partielles du 1er ordre (analogues aux dérivées partielles du 1er ordre), mais non aux équations aux dérivées fonctionnelles partielles du 2ème ordre. Les résultats de P. Lévy dans ce domaine eussent suffi à assurer sa réputation scientifique. Volterra, Hadamard, en particulier, en ont souligné l'originalité et la très haute portée.
Cependant, c'est au Calcul des Probabilités que, dès 1922, P. Lévy consacra l'essentiel de son effort. Il s'attaquait là à une branche des Mathématiques extrêmement difficile ; il est l'un de ceux qui l'ont, si l'on peut dire, recréée et l'influence que P. Lévy a exercée à cet égard dans le monde entier est telle que, si P. Lévy s'était tourné vers d'autres disciplines, les Calcul des Probabilités, et ses applications, ne ressembleraient en rien à ce qu'ils sont aujourd'hui. Il est d'ailleurs impossible d'écrire l'histoire du Calcul des Probabilités depuis 1920 sans mentionner, à tout instant, les apports fondamentaux de P. Lévy, et c'est très justement que, dans de nombreux pays, il lui est rendu aujourd'hui un chaleureux et déférent hommage.
Le Calcul des Probabilités est né de l'étude des jeux de hasard. De nombreux savants s'en sont occupés depuis Moivre et Bernoulli. Mais il fallut attendre Laplace pour soupçonner son intérêt pour les Mathématiques elles-mêmes et pour la Physique. Même après Laplace, son développement fut lent. Dans des leçons professées à la Sorbonne, Poincaré, après avoir tenté d'expliquer le rôle de la loi dite de Gauss (en fait « loi normale » ou 2e loi de Laplace) dans la Théorie des erreurs d'observation, conclut, avec quelque découragement, à peu près de la manière suivante : « J'ai défendu de mon mieux la loi de Gauss... mais je ne suis pas satisfait de ma plaidoirie ». La loi de Gauss est d'ailleurs un exemple de ce qu'ont été trop longtemps de nombreuses propositions du Calcul des Probabilités : les mathématiciens la croyaient vérifiée par l'expérience ; les physiciens la croyaient démontrée par les mathématiciens.
P. Lévy a commencé par mettre beaucoup d'ordre dans l'axiomatique du Calcul des Probabilités. C'est là, je crois, un point qui mérite réflexion. Une théorie mathématique pourrait assurément se développer sans support concret, pourvu qu'elle ne se heurtât à aucune contradiction interne. Il n'en est pas de même du Calcul des Probabilités, ne serait-ce qu'en raison de ses applications à la Statistique et à la Physique. Les savants, qui durant plusieurs siècles ont oeuvré pour en assurer les bases sur des propositions en accord avec l'expérience et l'intuition, ont droit à notre gratitude. P. Lévy, peut-être, est arrivé au bon moment. La théorie des ensembles venait d'être fondée et était en plein développement : certains théorèmes, d'Emile Borel et Cantelli, imaginés à propos de questions d'Arithmétique, venaient d'attirer l'attention sur la convergence presque sûre, ou convergence forte, qui, à ses yeux, beaucoup plus que le fameux théorème de Bernoulli sur la loi des grands nombres, explique le succès pratique du Calcul des Probabilités. Mais il ne suffit pas de venir au bon moment. Pour gagner une bataille il faut savoir profiter de ce moment ; il faut ensuite susciter d'autres moments favorables. P. Lévy a su livrer et... gagner sa bataille - ou plus exactement sa guerre des Probabilités.
P. Lévy, en 1919, dans des Conférences faites à l'Ecole Polytechnique, a donné le premier la définition d'une variable aléatoire X par sa fonction de répartition F (x) = probabilité pour que X < x. D'où un premier résultat : possibilité de traiter simultanément les lois dites discontinues et les lois absolument continues : les premières étant celles pour lesquelles X a une suite dénombrable de valeurs possibles, et les secondes étant celles pour lesquelles il existe une densité de répartition p (x). L'intégrale SOMME {E} d F (x) a un sens, mais seulement pour les ensembles E d'une certaine famille - corps de Borel - dont la définition doit elle-même être précise, pour que les raisonnements soient rigoureux. C'est une « fonction d'ensemble » - non décroissante et complètement additive dont l'introduction est nécessaire pour l'étude des lois définies dans des ensembles abstraits. Du point de vue de l'analyse, la notion de probabilité s'identifie à celle de mesure (vec une norme naturellement, puisque F (x) doit avoir des limites, O et 1 vers - oo et + oo [INFINI] respectivement. D'autre part, Paul Lévy a introduit une autre fonction, dont la donnée équivaut à celle de F (x). C'est la fonction caractéristique, transformée de Fourier-Stieltjes de F (x). L'emploi de la fonction caractéristique simplifie d'une façon considérable de nombreuses théories, en particulier celle de l'addition des variables aléatoires et, par là, mène rapidement aux trois théorèmes asymptotiques essentiels du Calcul des Probabilités : loi ordinaire et loi forte des grands nombres, tendance vers la loi normale d'une somme d'un très grand nombre de variables indépendantes ou peu correlées, ayant une forte probabilité d'être chacune très petite par rapport à la somme elle-même.
Ce dernier théorème mérite un commentaire spécial, car il s'agit là de la « loi du hasard » dont il a été fait mention tout à l'heure, à propos des leçons de Poincaré sur la loi de Gauss.
Avant P. Lévy, Liapounov (1901) avait obtenu une condition suffisante - entrevue par Laplace - pour que des variables indépendantes très petites aient une somme dépendant de la 2ème loi de Laplace. Les variables X'n étaient bornées dans leur ensemble, de valeurs probables nulles, et la somme considérée était
SIGMA {n} bn / X 'n avec b2n = variance de la somme des Xn = somme des variances des X'n
La démonstration de Liapounov était compliquée. Celle de P. Lévy (1922) tient en trois lignes. Mais il fallait aller plus loin et obtenir une condition nécessaire et suffisante. Paul Lévy y parvint par une suite de raisonnements subtils fondés sur une intuition profonde. Je ne puis ici donner le détail, mais je puis tenter d'en donner une idée. Le premier problème était de définir la « distance » de deux lois de probabilité - de façon qu'on pût comparer la loi à laquelle obéit la somme et la 2e loi de Laplace. Le second était d'étendre les hypothèses de Liapounov : d'où la suppression de la condition pour les Xn d'être bornées dans leur ensemble, et même d'avoir des moments des deux premiers ordres et son remplacement par une condition valable « en probabilité ». Avec les nouvelles hypothèses la somme a une structure bien définie et la loi à laquelle elle obéit est « voisine » de la loi de Laplace. Les hypothèses sont suffisantes. Mais sont-elles nécessaires ? P. Lévy montra qu'il en est ainsi pourvu que soit vérifiée la proposition suivante : S, somme de deux variables X1 et X2 indépendantes ne peut dépendre d'une loi du type de la 2e loi de Laplace que si X1 et X2 obéissent chacune à une loi de ce type. Cette proposition, c'est le Théorème de Lévy-Cramér. P. Lévy l'énonça (1934) ; Cramér le démontra (1936) ; ainsi le Théorème de Lévy-Cramér achève d'expliquer le rôle que Laplace, Gauss, Poincaré avaient pressenti, sans pouvoir l'établir, comme étant celui de la loi « normale ».
P. Lévy porta son attention sur d'autres problèmes :
La théorie des probabilités dénombrables est liée aux théorèmes de Borel et Cantelli évoqués tout à l'heure. P. Lévy l'a considérablement développée à peu près en même temps que Kolmogorov et Khintchine - et souvent avant eux - ; beaucoup de ses résultats sont d'ailleurs indépendants de ceux de ces savants et ont conduit à de nombreux prolongements, notamment par Feller. Ces questions peuvent se rattacher aux séries de termes aléatoires indépendants, dont la convergence ne peut avoir qu'une probabilité égale à zéro ou 1, ce qui, du même coup, attire à nouveau l'attention sur la loi forte des grands nombres et sur l'arithmétique des lois de probabilité. La loi forte des grands nombres a une importance pratique qu'on retrouve dans l'étude des fonctions aléatoires, Xn obéit à la loi forte si la moyenne 1 / n (X1 +...+ Xn) tend, avec une probabilité égale à 1, vers une limite (aléatoire ou certaine - certaine dans des cas pratiques tels que celui de Bernoulli ; dans les cas en question il suffit, pour déterminer la limite, de procéder à une seule suite d'expériences alors que, si l'on avait seulement convergence en probabilité, il faudrait recourir à un grand nombre de telles suites).
Paul Lévy a créé ce qu'on appelle l'Arithmétique des lois de Probabilité (1934-39). Celle-ci consiste dans l'étude de la représentation d'une variable aléatoire par une somme de variables aléatoires indépendantes. La fonction caractéristique des termes de la somme ; celles-ci interviennent alors comme les diviseurs de la premières. Une variable aléatoire peut dépendre d'une loi non divisible, ou d'une loi admettant plusieurs diviseurs, ou d'une loi indéfiniment divisible. Dès 1934, P. Lévy a résolu le problème de la décomposition d'une loi indéfiniment divisible en facteurs eux-mêmes indéfiniment divisibles. Il restait à savoir si une telle loi peut avoir d'autres décompositions contenant des facteurs non divisibles. Le théorème de Lévy-Cramér montre qu'il n'en est pas ainsi pour la 2e loi de Laplace. Mais ce n'est pas nécessairement le cas pour d'autres lois.
P. Lévy est l'un des créateurs de la Théorie des fonctions aléatoires. Celle-ci occupe, actuellement, une place essentielle dans le Calcul des Probabilités et elle à des applications fondamentales en Physique, en Mécanique, en Electronique. Une fonction aléatoire peut être considérée comme définie en bloc - par exemple, si l'on enfouissait dans un sac des formules représentant des fonctions (t), celle qu'on retirerait du sac par un tirage au sort serait une fonction aléatoire. Mais une telle définition s'applique mal aux cas concrets. P. Lévy s'est placé à un point de vue différent, qui consiste à envisager la construction d'une telle fonction par l'effet d'interventions successives du hasard.
P. Lévy s'est attaqué aux fonctions aléatoires à accroissements indépendants. Une telle fonction aléatoire ressemble à la somme des premiers termes d'une suite de variables aléatoires indépendantes. Elle en diffère en ce que Sn est une fonction de la variable discontinue n, alors que, pour la fonction X (t), t varie de façon continue.
P. Lévy avait étudié antérieurement les processus stochastiques liés à la loi de Poisson et la fonction aléatoire dite Wiener-Lévy, dont l'accroissement, dans un intervalle dt, est de la forme ZETA V dt, ZETA étant une variable normale (la fonction précitée est liée au mouvement brownien). Puis il a étendu ses résultats en montrant, en quelques semaines, quelle est la structure de ces fonctions aléatoires à accroissements indépendants. Il l'a ramenée à celle des lois indéfiniment divisibles - et, par là, à ce qu'on appelle l'arithmétique des lois de Probabilité, qu'il a d'ailleurs créée. Il a montré que X (t) est nécessairement la somme d'une fonction certaine, d'une fonction S (t) variant par sauts aléatoires en des points de discontinuité donnés d'avance et d'une fonction Y (t) continue en probabilité donc presque sûrement continue en un point t donné d'avance, mais pouvant avoir des discontinuités en nombre fini, ou en infinité dénombrable, ou même constituant un ensemble partout dense. De cette fonction Y (t), il a donné l'expression canonique.
Certains travaux de P. Lévy sur les processus markoviens et Laplaciens sont très récents ; il en est de même de ceux sur le mouvement brownien. En effet, après avoir envisagé (1939) le mouvement brownien à une dimension, il a étudié les mouvements browniens où la fonction aléatoire X (t), t étant réel et continu, définit un point dans l'espace Rn à n dimensions ou dans l'espace de Hilbert (1939-1950). Plus récemment, il a introduit des «fonctions browniennes» X (A) où A est un point de l'espace Rn ou de l'espace de Hilbert (et non de l'axe des t). Ses dernières publications sur ce sujet sont de 1963.
Le rôle de Paul Lévy dans le développement du Calcul des Probalités est bien connu à l'étranger. Je voudrais attirer ici l'attention sur l'éloge de P. Lévy que M. Cramér prononça en juillet 1958, à l'occasion d'un colloque sur le Calcul des Probabilités organisé par le C.N.R.S. M. Cramér rappelle que c'était cette Science avant 1925 ; il précise que durant les années 1930, les auteurs les plus éminents ayant contribué à ses progrès sont MM. Fréchet et Lévy en France, Khintchine et Kolmogorov en Russie. Il souligne que les travaux de Paul Lévy ont été continués par P. Lévy lui-même et par de nombreux autres savants du monde entier ; il indique qu'il existe encore des points sur lesquels les méthodes introduites par P. Lévy pourraient avoir des développements nouveaux, et il conclut « que l'édifice imposant de la théorie moderne des Probabilités porte, dans plusieurs de ses parties essentielles la signature de P. Lévy ».
Cette conclusion se suffit à elle-même, eu égard à la personnalité universellement connue du savant qu'est H. Cramér.
Cependant, il me semble que deux mots doivent encore être dits. Le premier - et c'est pour cela que j'ai donné quelques dates dans ce qui précède - a pour objet de souligner que M. Paul Lévy est toujours animé de la même activité créatrice que dans sa jeunesse. C'est à un savant encore en pleine production que l'Académie des Sciences a ouvert enfin ses portes.
Le second a pour objet de souligner que si M. P. Lévy a été un tel découvreur, c'est qu'il a su ne pas freiner son sens de l'intuition. Les Mathématiques, certes, ne peuvent se construire sans rigueur Mais sans le moteur qu'est l'intuition, elles cesseraient de progresser. Pour que nos jeunes Polytechniciens contribuent, à leur tour, au développement des Mathématiques, il faut que ce sens de l'intuition soit favorisé et développé. Il ne suffit pas de leur enseigner ce qu'est l'édifice imposant dont parlait Cramer ; il faut leur montrer comment il se construit.
Roger BRARD
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