Claude Georges ITZYKSON (1938-1995)

Ancien élève de l'Ecole polytechnique (promotion 1957) et de l'Ecole des mines de Paris. Corps des mines.


Claude Itzykson
par Jean-Bernard ZUBER (X 66)

La Jaune et la Rouge, août/septembre 1996.

IL Y A UN AN, le 22 mai 1995, disparaissait Claude Itzykson, au terme d'une brutale maladie. C'était une figure de proue de la physique théorique française. Par son oeuvre scientifique propre, par son rayonnement et par ses qualités de pédagogue, il a joué un rôle éminent dans l'épanouissement de cette discipline au cours du dernier quart de siècle. Rappelons en effet que des progrès considérables ont été accomplis durant cette période dans différents domaines de la physique, grâce notamment à des avancées théoriques majeures, et que les chercheurs français y tiennent une place plus qu'honorable. Ces avancées ont été effectuées pour une bonne part dans ce qui s'appelle la théorie quantique des champs, avec des applications allant de la physique des particules élémentaires à la physique de la matière condensée et même aux mathématiques pures. Claude Itzykson en a été dans ce pays un des artisans les plus actifs.

Né le 11 avril 1938 à Paris, il est très tôt séparé de ses parents par la guerre, et son père disparaît dans les camps nazis. Il est élevé dans un orphelinat pour enfants juifs à Maisons-Laffitte. Cette période le marquera bien sûr profondément et à jamais. Il en gardera une grande méfiance vis-à-vis des systèmes politiques et une vigilance toujours en éveil sur le sujet des libertés. De ces années-là date aussi sa passion pour la lecture, une passion boulimique qui toute sa vie le portera à s'intéresser à tout ce qui s'imprime en littérature, en philosophie, en histoire, et naturellement en sciences. Après de brillantes études au lycée Condorcet, il est admis à l'Ecole polytechnique, dont il sort dans le Corps des Mines. Il rejoint alors le Commissariat à l'énergie atomique, à Saclay, au sein du Service de physique théorique dirigé par Claude Bloch. C'est là que se déroulera toute sa carrière, si l'on excepte les nombreux séjours à l'étranger qu'il effectue dans les institutions les plus prestigieuses (Institute for Advanced Study de Princeton, laboratoire SLAC de Stanford, CERN, MIT...,).

Oeuvre scientifique

Ses premiers travaux sont effectués sous la direction de Maurice Jacob et Raymond Stora, à Saclay. Ils portent sur des questions de physique des particules, et sa thèse soutenue en 1967 traite de certains types de désintégrations "faibles". Très vite, ces problèmes et son goût naturel pour les "belles" mathématiques le poussent à approfondir ses connaissances en théorie des groupes et à les appliquer à des situations physiques. Il écrit alors des articles qui font aujourd'hui encore référence sur les symétries cachées de l'atome d'hydrogène, ou d'autres, sur les représentations des groupes unitaires, très utiles pour la théorie ou la classification des particules élémentaires. D'autres travaux de cette époque traitent en électrodynamique quantique du problème des états liés ou de la création de paires électron-positon dans un champ fort, effet purement quantique. Il sait mieux que quiconque, à partir d'un problème physique concret, développer le formalisme mathématique approprié, et ce, de la manière la plus élégante.

Au cours des années 70, on comprend progressivement que deux constructions théoriques en apparence éloignées, la théorie des champs originellement construite pour traiter de la physique des particules d'une part, et la mécanique statistique qui étudie la matière à l'échelle macroscopique de l'autre, peuvent en fait s'enrichir mutuellement. Là encore, Claude Itzykson est en première ligne. Il est l'un des premiers à explorer en détail les théories de jauge sur réseau : il s'agissait d'étudier la "chromodynamique quantique", la toute nouvelle théorie des interactions fortes, afin de mieux comprendre pourquoi les quarks, objets élémentaires liés entre eux pour former un proton, un neutron, etc., ne s'observent jamais isolément. L'idée consiste à remplacer l'espace-temps continu par un réseau discret dont on réduit finalement la taille des mailles. Ceci permet d'appliquer des techniques issues de la mécanique statistique, et d'aller ainsi au-delà des développements perturbatifs (en puissances de l'interaction) traditionnels en théorie des champs mais inadéquats lorsque les interactions sont trop fortes. Claude Itzykson obtient ainsi les premières évaluations du diagramme de phases de ces théories sur réseau. Il développe aussi d'autres approches "non perturbatives" originales en théorie des champs, en particulier une étude des théories impliquant des matrices de grande dimension. Cette étude, initialement appliquée à l'étude de la chromodynamique quantique, se révèle étonnamment féconde. Elle sera appliquée dans les quinze ans qui suivent à des problèmes aussi variés que la statistique de surfaces aléatoires formées de triangles et autres systèmes cellulaires, ou la topologie des espaces de paramètres de courbes algébriques. Elle conduira aussi à des progrès remarquables sur une version à deux dimensions de la théorie quantique de la gravitation, problème théorique ouvert depuis longtemps.

La plus grande partie de son activité au cours de ses dix dernières années est consacrée à la théorie des champs "invariants conformes", qui traite de systèmes à deux dimensions restant inchangés sous l'effet des transformations préservant les angles. Ce sujet est d'importance capitale dans deux contextes physiques bien distincts, d'une part la construction de théories de "cordes", candidates à donner une description unifiée de toutes les interactions, de l'autre l'étude de systèmes "critiques" à deux dimensions, c'est-à-dire dans lesquels des fluctuations se produisent à toutes les échelles (comme dans un fluide à son point critique). Des progrès importants accomplis au début des années 80, tant sur le plan mathématique que dans la formulation précise de ces théories, ont permis d'obtenir des résultats non perturbatifs très complets, une situation rare en théorie des champs. Claude Itzykson a fourni des contributions fondamentales à l'étude mathématique de l'algèbre conforme et à la classification des théories conformes. Ses tout derniers travaux ont porté sur des sujets allant de l'effet Hall quantique (selon lequel la conductivité d'un échantillon plan placé dans un fort champ magnétique présente des paliers à des valeurs bien définies), à la "géométrie énumérative" : il s'agit là d'une branche de la géométrie algébrique née au XIXe siècle, dans laquelle on cherche par exemple à compter le nombre de courbes planes d'un degré et d'un genre donnés passant par un nombre de points donné. Curieusement, la théorie moderne des champs a permis d'effectuer tout récemment des progrès majeurs et inattendus dans ce domaine. C'est dans ce genre de situations qui nécessitaient une profonde culture mathématique et une vive imagination que Claude Itzykson donnait toute sa mesure.

L'ensemble de son oeuvre a été récompensé par le grand prix Ampère de l'académie des Sciences, décerné en 1995 juste avant sa mort.

Claude Itzykson, le pédagogue

Claude Itzykson accordait beaucoup d'importance à la transmission des connaissances. Il a été l'auteur de deux livres portant sur des aspects complémentaires de la théorie quantique des champs, Quantum Field Theory et Théorie Statistique des Champs, qui ont eu et continuent d'avoir un impact et une audience considérables. Ces ouvrages étaient en fait l'aboutissement des cours qu'il professait avec talent et inspiration dans de nombreuses universités françaises et étrangères. Il a aussi stimulé de nombreux élèves de l'École polytechnique par son enseignement comme maître de conférences. Sa passion de la physique, sa rage de comprendre, son enthousiasme pour la recherche, sa curiosité toujours en éveil, il a su aussi les faire partager à quelques jeunes physiciens qu'il a formés et durablement influencés. Pour tous ses collègues, une discussion avec lui était une source d'inspiration incomparable. Mais le spectre de ses interlocuteurs dépassait largement les limites de la physique théorique. Il faisait partie de ces trop rares savants encore capables de converser utilement aussi bien avec un physicien de laboratoire qu'avec un mathématicien. Il a d'ailleurs joué un rôle déterminant dans le rapprochement récent des communautés de physiciens et de mathématiciens en France.

Claude Itzykson était un homme au talent scientifique immense. Sa personnalité forte et attachante, son rayonnement intellectuel et moral inspiraient respect et admiration dans le monde entier. Il restera pour tous ceux qui l'ont connu un modèle de rigueur scientifique, d'élégance de pensée et de chaleur humaine.


Claude Itzykson, élève de Polytechnique
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