Charles de Freycinet
Volume 2, paru en 1913 chez Ch. Delagrave éd.
Le lendemain de cette tragique séance, M. Grévy me fit appeler : « Cette fois-ci, dit-il, vous ne pouvez pas vous dérober; on compte sur vous pour former le ministère : lisez plutôt les journaux. » — « Les journaux, répondis-je en riant, ne votent pas, ce sont les députés. J'ai besoin de m'assurer que j'aurais une majorité solide, car pour sortir des difficultés actuelles il faut avoir du temps devant soi. » — « Soit, répliqua-t-il, mais dépêchez-vous; certains pourparlers avec la Chine ne doivent pas traîner. Je vous en dirai plus long quand votre combinaison sera prête, ou plutôt, à ce moment, Ferry vous donnera les explications nécessaires. Vous reconnaîtrez alors combien la solution de la crise est urgente. » • Je m'éloignai, sans me douter qu'on était aussi près de la paix avec la Chine, et je courus consulter les présidents des deux Chambres. MM. Le Royer et Brisson me pressèrent d'accepter. Le second cependant ne me dissimula pas que je comptais des adversaires dans l'Union républicaine : « Mais vous les ramènerez », ajouta-t-il.
Je m'adressai tout d'abord à MM. Spuller et Goblet. Mon plan était d'opérer une conjonction entre l'ancienne majorité et les radicaux. Spuller personnifiait le groupe des disciples de Gambetta; il inspirait souvent, avec Ranc, leurs résolutions et avait soutenu le cabinet Ferry jusqu'à la fin. Il était resté, depuis 1870, mon ami personnel; en maintes circonstances j'avais éprouvé son dévouement et sa loyauté. Son concours, à pareille heure, avait une double valeur. Il me l'accorda sans hésiter. Je connaissais depuis moins longtemps M. Goblet. En 1882, la distinction et la sûreté de sa collaboration m'avaient beaucoup frappé. Son influence sur les radicaux était considérable : elle s'étendait jusqu'aux confins de l'extrême gauche. Son adhésion complétait de la manière la plus heureuse celle de Spuller.
C'est une figure peu banale que celle de M. Goblet. Il a laissé dans les milieux politiques un souvenir qui n'est pas près de s'effacer. De concert avec des hommes de premier plan, dont quelques-uns vivent encore, il a fondé le groupe radical-socialiste, qui tient une si large place dans le parlement et au dehors. Dans mon cabinet de 1882, il avait joué un rôle important. Il avait déterminé notamment le vote de la loi qui confère aux conseils municipaux la nomination des maires. Il avait figuré brillamment dans diverses discussions. Il s'était signalé dans le conseil par la netteté de ses avis sur la question égyptienne. Depuis ma chute, nous entretenions des rapports suivis, qui nous avaient de plus en plus rapprochés sur le terrain politique. Il était membre désigné de tout cabinet que je formerais. Sa loyauté, sa franchise, son talent me rendaient son accession particulièrement désirable.
Notre intimité, continuée jusqu'à sa mort, me l'a montré sous un jour que ne soupçonnent pas ceux qui l'ont connu seulement dans la vie publique. On le croyait agressif, tandis qu'il était d'une aménité rare; je l'ai vu parfois déployer une patience que l'affection inspirait, et qui ne laissait pas d'être méritoire. Son aspect batailleur provenait de son extrême droiture. Il répugnait à voiler sa pensée; il appelait « un chat un chat et Rollet un fripon ». Malgré les coups nombreux qu'il a distribués aux adversaires et surtout aux faux amis, il jouissait de la considération générale. Ceux-là mêmes qui avaient le plus souffert de ses ripostes lui rendaient témoignage. Son courage était bouillant et de face; il ignorait les faux-fuyants et les compromis. L'engagement terminé, il donnait volontiers la main à ceux qui l'avaient âprement combattu, pourvu qu'ils l'eussent fait à visage découvert et avec des armes loyales. Son caractère se reflétait dans sa diction nette, claire, énergique, exempte de petites habiletés et de réticences. Son éloquence allait droit au but et déconcertait comme une charge vivement menée. Il ne se contentait pas de demi-victoires; il voulait que l'adversaire se déclarat vaincu ou continuat la lutte. Les transactions bâtardes, les solutions équivoques lui paraissaient intolérables. L'estime dont l'entourait son parti était telle que, retiré depuis quelques années de la vie publique, il fut sollicité de présider, conjointement avec MM. Bourgeois et Brisson, les assises solennelles des radicaux et radicaux-socialistes.
Le jeudi, 2 avril, vers cinq heures, je réunis à mon domicile, rue de la Faisanderie, mes futurs collègues Spuller, Goblet, Allain Targé, Cuvinot, Pierre Legrand, Sadi Carnot, général Billot. Spuller arriva le dernier, soucieux et assez animé. Il sortait d'une séance de l'Union républicaine, qui avait fort ébranlé sa résolution. Les attaques dirigées contre lui par les journaux avancés, en raison de son rôle dans l'ancienne majorité, semblaient à ses amis comme à lui-même l'indice de l'impossibilité de réaliser la conjonction projetée. Une partie de son groupe se montrait donc peu disposé à le seconder dans sa tentative. M. Pierre Legrand, qui appartenait à la même nuance politique, conclut, sans être contredit par Spuller, qu'il était inutile de pousser plus loin la délibération. Allain Targé, qui devait occuper l'Intérieur, déclara que, dans ces conditions, il se cantonnerait dans un ministère technique, les Travaux publics, par exemple. Mes craintes se vérifiaient: le concours de l'Union républicaine était des plus problématiques. Je décidai dès lors de résigner mon mandat et j'allai le soir même en informer M. Grévy.
Le président de la République se tourna vers M. Brisson, qui déclina pareillement la mission. Appelé de nouveau à l'Elysée, dans la matinée du 3, je confirmai mon refus et, le soir, les journaux reçurent communication d'une note Havas, ainsi conçue : « MM. Constans et Devès ont prêté à M. le président de la République leurs bons offices en vue de réunir les éléments d'un nouveau cabinet. Ils se sont rendus successivement auprès de MM. Brisson et de Freycinet afin de leur offrir la présidence du conseil. MM. Brisson et de Freycinet ont décliné les ouvertures qui leur étaient faites. M. Devès s'est alors retiré et M. Constans a accepté la mission de former le cabinet. »
Le 5, vers onze beures du matin, je rentrais chez moi, quand, à la place du Trocadéro, M. Brisson, descendant de voiture, m'accosta : « J'allais chez vous, me dit-il: puisque je vous rencontre, je me dispenserai de la visite. Je sors de chez M. Grévy, qui a tellement insisté que j'ai cédé. M. Constans qui n'avait accepté qu'éventuellement, s'est aussitôt effacé. J'ai mis pour condition que vous me donneriez votre concours, aux Affaires étrangères. Puis-je y compter? » — « Parfaitement, répondis-je; C'est mon devoir de vous seconder. » — « Eh bien ! reprit-il, venez au Palais-Bourbon, à trois heures nous arrêterons ensemble les principaux choix. » Dès mon arrivée, M. Brisson, avec une grande cordialité, m'annonça son intention de prendre, autant que possible, les collaborateurs dont j'avais voulu m'entourer. Effectivement, le 6 au soir, il soumit à M. Grévy une liste dans laquelle figuraient : M. Allain Targé à l'Intérieur, M. Goblet à l'Instruction publique, M. Sadi Carnot aux Travaux publics, M. Pierre Legrand au Commerce. Les autres départements étaient occupés par le général Campenon, l'amiral Galiber, MM. Clamageran, Sarrien et Hervé Mangon.
Ces pourparlers me permirent de mieux apprécier M. Brisson. Ceux qui ne l'ont pas vu de près le connaissent mal. Il avait un masque de rigidité, de sévérité même, qui lui valait le respect, mais ne provoquait pas l'expansion. Si l'on avait la chance de pénétrer dans sa confiance, on découvrait un tout autre personnage. Le visage, qui semblait ignorer le sourire, dans le privé s'animait, et de ses lèvres tombaient des propos enjoués, des remarques fines et parfois caustiques. Je suis convaincu que son manque de liant provenait surtout de la timidité. Ce que les adversaires appelaient son sectarisme n'était que l'expression de convictions fortement arrêtées : inflexibles sur les principes, elles ne le menaient jamais à l'intolérance vis-à-vis des personnes. Sa froideur de manières dissimulait une bienveillance qu'ont éprouvée ceux qui vivaient dans son entourage ou qui simplement s'estimaient autorisés à lui demander un service. Au pouvoir, il a montré ces qualités essentielles : courage et sang-froid. Je l'ai vu, sur des questions de politique extérieure, fort délicates, marquer la solution avec un sens droit, que des professionnels n'auraient pas eu peut-être au même degré. Les irrésolutions qu'on a cru observer en lui provenaient d'une conscience très scrupuleuse, qui craignait de ne pas sauvegarder assez bien les intérêts de la France et de la République. M. Grévy, qui se connaissait en hommes, lui témoignait une considération particulière. Sa façon de parler de lui était des plus significatives.
Le 30 mars, la Chambre des députés, sur l'initiative de M. Lockroy, avait nommé la commission chargée d'examiner la demande de crédits de deux cents millions, formulée par M. Jules Ferry. Le lendemain, M. Floquet déposait son rapport, qui concluait au vote immédiat de cinquante millions, le surplus étant réservé pour le jour où le nouveau cabinet aurait fait connaître « d'une façon complète ses intentions et les besoins du corps expéditionnaire ». Ces propositions furent, séance tenante, adoptées à l'unanimité. Telle était la situation, quand, le 7 avril, M. Brisson se présenta devant les Chambres : « Nous avons essayé, dit-il, dans un intérêt national et en négligeant toute considération secondaire, de former un cabinet de conciliation et d'union... A l'intérieur, nous obéirons à la même pensée d'union et de concorde et, si vous permettez l'expression, de concentration libre et naturelle des forces républicaines. » Le mot de « concentration » est devenu courant dans le langage parlementaire. Le président du conseil terminait en réclamant le vote des cent cinquante millions demeurés en suspens. La Chambre ayant interrompu sa séance à deux heures et demie, nous fumes appelés, M. Brisson et moi, ainsi que les ministres de la Guerre et de la Marine, devant la commission des crédits. Elle accueillit nos demandes et conclut, par l'organe de M. Floquet, à nous accorder les cent cinquante millions, en vue surtout d'impressionner la Chine et de la déterminer à signer plus rapidement la paix. La Chambre ratifia ces propositions, à une majorité de près de trois cents voix. Puis, ayant élu M. Floquet président, en remplacement de M. Brisson, elle s'ajourna au 4 mai.
Je me trouvais en présence d'une situation extérieure aussi critique, pour d'autres causes, que celle de 1882. Il y avait à fermer au plus vite les deux plaies du Tonkin et de Madagascar. La France, résolue à poursuivre énergiquement les hostilités, si les circonstances l'exigeaient, souhaitait d'être soustraite à cette nécessité. Les surprises et les à-coups du ministère précédent l'avaient lassée. Elle était impatiente de recouvrer le calme et de voir clore l'ère de ce qu'on appelait les aventures . Nous arrivions come les liquidateurs plutôt que comme les continuateurs de la politique engagée. En ma qualité de ministre des Affaires étrangères, j'assumais la plus lourde part de cette tâche. Elle se compliquait des inquiétudes que suscitait l'état des choses dans les Balkans. Il faut se représenter cette contrée comme parsemée de volcans, petits ou grands, les uns à moitié éteints, les autres en constante activité. A quelque moment qu'on y regarde, on aperçoit des signes d'explosion prochaine. La diplomatie européenne parvient souvent à la retarder; parfois elle est impuissante ou s'y prend trop tard. Nous paraissions être à la veille d'un de ces phénomènes, qui peuvent ouvrir toute grande la question d'Orient, comme ils l'ont ouverte au moment où j'écris (janvier 1913). Mon objet le plus immédiat était la solution de l'affaire du Tonkin. Le jour même de mon installation au quai d'Orsay, M. Jules Ferry, en me remettant le service, me révéla un fait très honorable pour lui et qui, je crois, n'a pas de précédent. Le lendemain de sa chute, il avait appris que la Chine, négligeant le succès de Lang-son, persistait dans son désir de paix et venait de signer des préliminaires, discutés entre ses mandataires et nos représentants. Il importait que la bonne volonté du Céleste-Empire ne s'évanouît pas et que la France la fixat on signant à son tour. Je m'expliquai le « dépêchez-vous », qu'avait prononcé M. Grévy, en m'offrant le pouvoir. La crise actuelle traînant en longueur, pour les motifs qu'on a vus, M. Jules Ferry, d'accord avec ses collègues et avec M. Grévy, résolut d'enfreindre la règle parlementaire et, quoique démissionnaire, d'endosser cet acte d'une si haute importance. Afin de lui donner plus de valeur et de prévenir toute contestation de la part de la Chambre, il fit intervenir la signature du président de la République. J'admirai cette abnégation du ministre déchu, qui ne craignait pas d'engager sa responsabilité dans des conditions insolites, pour frayer la voie à ses successeurs.
Grâce à ce point de départ, les négociations se poursuivirent sans encombre et le 9 juin je pus annoncer publiquement qu'un traité définitif venait d'être conclu. Il était tel que nous l'avions souhaité. Il reconnaissait formellement notre protectorat sur l'empire d'Annam et assurait l'exécution pleine et entière du traité de Tien-Tsin, du 11 mai 1884. L'opinion en reçut un vrai soulagement. Quand je déposai l'instrument diplomatique sur le bureau de la Chambre, le 22 juin, l'urgence fut immédiatement votée; le traité lui-même fut approuvé à mains levées, le 6 juillet. Le Sénat ne l'accueillit pas moins bien; il l'adopta, le 16 juillet, à l'unanimité. Fidèle à mon rôle de liquidateur, je m'appliquai à régler diverses affaires, qui rappelaient trop les anciennes difficultés et entretenaient le malaise. Croirait-on que le traité de protectorat, objet de tant de contestations avec la Chine, signé avec la cour de Hué depuis le 6 juin 1884, n'était pas encore reconnu par le parlement? Ainsi nous nous battions pour un droit imaginaire ! La Chambre, sur mes instances, consentit à le voter, le 7 mai 1885, et le Sénat, le 4 juin suivant. De même une convention avec le Cambodge, conclue le 17 juin 1884, sommeillait dans les cartons des commissions. Quand je l'évoquai, je me heurtai à cette singulière objection : « La convention a été négociée par le ministère tombé et n'a plus de valeur. » Je dus rétablir les principes, tant était grande à ce moment l'aversion pour les affaires coloniales : « Vis-à-vis de l'étranger, répliquai-je, il n'y a qu'une France, il n'y a qu'un gouvernement, le gouvernement de la République, et je n'ai pas à distinguer quel est le parti qui a préparé l'acte qu'une puissance étrangère a signé avec nous. » Des vérités aussi élémentaires n'auraient pas eu besoin, en d'autres temps, d'être rappelées. Mais le parlement cherchait à fuir les souvenirs laissés par l'administration de M. Jules Ferry ; il voulait ignorer ses actes. Sa chute n'avait pas éteint les animosités ni désarmé l'injustice. L'ajournement fut pourtant repoussé et le traité voté le 30 mai. Le Sénat, à son tour, l'adopta quelques jours après.
La question de Madagascar, également en suspens, ne pût être définitivement règlée que pendant mon ministère de 1886. Dès le mois de juillet 1885, je délimitai le champ de nos ambitions et par suite aussi l'étendue de nos sacrifices. A l'occasion d'une demande de crédits de douze millions, je précisai nos revendications et parvins à calmer les inquiétudes qu'entretenait notre situation indécise dans la grande île. Il régnait un certain flottement dans l'opinion. Une partie de la Chambre proclamait nos droits historiques et poussait à la conquête; l'autre partie, au contraire, aurait volontiers tout abandonné. La discussion s'engagea le 25 juillet; elle occupa quatre séances. Les deux dernières furent marquées par un incident pénible, dû à l'intervention de M. Jules Ferry. Celui-ci, croyant les ressentiments de la Chambre apaisés, tenta l'apologie de sa politique. Il déchaîna la tempête. M. Clemenceau lui riposta avec une vigueur qui lui montra combien les esprits étaient encore peu préparés à l'entendre. L'impopularité devait longtemps le poursuivre. Je déclarai qu'il ne s'agissait pour le moment que d'imposer le respect de droits certains, découlant de traités scandaleusement violés. La question de la conquête demeurerait intacte jusqu'à nouvelle Consultation du parlement. Les crédits furent enfin accordés par cent cinquante voix de majorité.
Depuis mon dernier passage au quai d'Orsay, des changements sensibles s'étaient produits dans la politique européenne. En ce qui concerne la France, l'évolution se résume d'un mot : nous nous étions éloignés de l'Angleterre et rapprochés de l'Allemagne. L'abandon, très regrettable, en 1884, de la convention conclue par M. Waddington avec Lord Granville, avait dissipé tout espoir de voir évacuer l'Egypte. M. Jules Ferry essaya de réparer cette erreur de sa politique. Il crut trouver à Berlin un point d'appui pour peser sur le cabinet de Londres et arracher par intimidation ce qu'il n'obtenait jamis par persuasion. Calcul décevant, car M. de Bismarck nous encourageait juste assez pour nous séparer de plus en plus des Anglais, mais ne nous accordait jamais rien de substantiel, je veux dire n'exerçait pas sur eux la pression nécessaire. A ce jeu, nous avions perdu toute possibilité d'entente avec nos voisins sans rien gagner ailleurs, sauf la permission de disperser nos forces hors d'Europe.
Le Fossé s'était tellement creusé entre les deux puissances occidentales, qu'une rupture ouverte faillit s'ensuivre sur un incident minime. Un journal du Caire, le Bosphore égyptien, poursuivait une guerre violente contre les envahisseurs et dénonçait leur déloyauté. La thèse, agréable à des oreilles françaises, n'aboutissait à rien de pratique. Elle n'avait d'autre résultat que d'exaspérer les autorités britanniques. Le 8 avril 1885, au lendemain de mon installation, le gouvernement du Khédive, instrument docile du commissaire anglais, fit fermer manu militari l'imprimerie du journal, exploitée par des Français. Notre agent protesta vainement contre cette violation du domicile, opérée en dépit des capitulations.
Notre droit n'était pas douteux; comment en obtenir la reconnaissance après coup? Ici j'ai constaté la fermeté froide de M. Brisson et le sens aiguisé de M. Grévy. La discussion fut conduite, sur le terrain juridique, de la manière la plus serrée. Les ministres du Khédive persistant à se dérober, nous nous retournâmes vers le gouvernement britannique, responsable au fond et possédant seul les moyens de contrainte. La négociation fut laborieuse, en raison des susceptibilités engagées. Par fortune, je trouvais en face de moi les mêmes hommes auxquels, trois ans auparavant, j'avais donne des gages de bonne entente. Le souvenir n'en était pas effacé, il rendit plus facile l'examen de nos griefs. Le cabinet de Londres finit par reconnaître loyalement ses torts et, le 28 avril, les télégrammes de notre agent, M. Saint-René Taillandier, constataient que toutes réparations nous étaient accordées.
Le règlement de cet incident me facilita l'application de la politique que je m'étais proposée dès le premier jour, à savoir : nous rapprocher de l'Angleterre, et remonter peu à peu le courant auquel s'était abandonné mon prédécesseur. L'expérience de 1882 m'avait instruit; je savais que nous ne devions nullement compter sur le cabinet de Berlin. M. de Bismarck se montrait d'une courtoisie parfaite, il ne nourrissait pas de noirs desseins à l'égard de la France, mais il se complaisait à la voir isolée, affaiblie; pour la maintenir telle, tous moyens lui étaient bons. Il veillait jalousement à ce que nous ne nous concertions pas avec la Russie et il se servait de la question égyptienne pour entretenir la défiance entre nous et les Anglais. Il ne s'en cachait pas du reste, il le disait caustiquement plus tard à notre ambassadeur, M. Herbette. J'étais donc résolu à désserrer ces liens gênants et à reprendre, vis-à-vis de l'Angleterre et de la Russie, ma politique de 1880 et de 1882.
La conférence ouverte à Paris par M. Jules Ferry, pour assurer pratiquement la neutralité du canal de Suez, m'offrit l'occasion de témoigner mes bonnes dispositions à nos voisins d'Outre-Manche. M. Ferry avait essayé d'introduire dans la convention internationale des formules consacrant la neutralité et combinées de telle sorte qu'on pût à un moment donné en déduire logiquement l'obligation pour les Anglais d'évacuer le territoire du Khédive. Le calcul ne manquait pas d'habileté, mais les plénipotentiaires britanniques avaient l'œil ouvert : ils épluchaient soigneusement les rédactions, ils en référaient perpétuellement à Londres et finissaient par rejeter toute expression ambiguë, pouvant leur faire contracter un engagement contraire au secret désir d'occuper sans terme l'Egypte. Je me convainquis bientôt qu'il n'y avait rien à espérer de ce côté, malgré l'ingéniosité de notre plénipotentiaire, M. Barrère. Les Anglais auraient plutôt déserté la conférence; or il nous importait d'aboutir à un accord concernant le régime du canal. Je m'en expliquai franchement avec le représentant de la Grande-Bretagne : « Sur la question même de l'occupation, dis-je à Sir Julian Panncefote, la France est irréductible. N'ayons pas de querelles à côté. Dans la conférence actuelle, je ne poursuivrai que son but ostensible : le libre usage du canal. » Sir Julian me remercia et une détente notable s'ensuivit.
Presque au même moment, un fait beaucoup plus grave manqua de mettre le feu à l'Europe. La plupart des Français l'ont ignore, ce qui explique le peu d'émotion manifesté par notre pays. Depuis assez longtemps. l'Angleterre et la Russie côtoyaient un conflit dans les Indes. Elles avançaient insensiblement l'une vers l'autre et devaient finir par se rencontrer. La première achevait d'étendre son protectorat sur l'Afghanistan. La seconde venait de franchir les steppes du Turkestan et dirigeait son chemin de fer au delà de Merv, vers les régions occupées par sa rivale. Le 30 mars 1885, le général Komarof, sans en avoir reçu l'ordre, franchit le Kouchk, limite tacite, à la tête de quinze cents Russes et Turcomans et dispersa les Afghans, campés sur la rive droite. Nonobstant la présence du général anglais Lumsden, il leur tua cinq cents hommes, s'empara de l'importante oasis de Penjdeh et, se comportant en maître, établit une administration provisoire. L'effet à Londres fut immense. Les déclarations de M. Gladstone, les crédits considérables votés par les Communes, tout annonçait la guerre, à moins d'un formel désaveu de Komarof. L'empereur Alexandre III, malgré ses intentions pacifiques, devait compter avec l'exaltation de l'armée russe. Le moment fut solennel et vit naître un incident singulier, demeuré pour moi inexplicable. Chacune des deux puissances s'efforçait d'attirer le Sultan dans son jeu, afin d'avoir la main sur les Dardanelles. La situation devenait embarrassante. Si le Turc se montrait favorable aux Russes, il perdait l'Egypte et la Crète. S'il se tournait vers les Anglais, il perdait l'Arménie. Il consulta M. de Bismarck. Le chancelier, avec sa crudité ordinaire, lui répondit : « Mettez-vous du côté de celui qui vous inspire le plus de crainte et duquel vous attendriez le plus de mal. » On était arrivé au 24 avril. L'Angleterre, désespérant d'entraîner la Turquie, entra dans la voie des concessions. Elle n'exigeait plus l'enquête sur le général Komarof, elle abandonnait l'oasis et suggérait un arbitrage à la suite duquel on procéderait à une délimitation entre l'Afghanistan et le Turkestan. Alexandre III eut à prononcer sur la paix ou la guerre. Ce sage souverain, ne se voyant plus cantonné sur le terrain militaire, put admettre une transaction.
Le bon sens indiquait de laisser les deux puissances seule à seule. Tout encouragement donné à l'une d'elles risquait d'augmenter ses prétentions et de rendre l'arrangement plus difficile. Aussi ma surprise fut-elle très vive lorsque, le 24 avril, le prince de Hohenlohe vint m'informer, de la part du prince de Bismarck, que le Sultan, considérant la guerre comme inévitable, demandait si les puissances seraient disposées à défendre sa neutralité, par l'envoi de leurs vaisseaux à l'entrée du Bosphore : « M. le prince de Bismarck, ajouta l'ambassadeur, pense que ce moyen constituerait une sorte de participation aux hostilités, mais il demande si le gouvernement français serait d'avis que les puissances fissent savoir directement à l'Angleterre qu'elles sont contraires à la violation du Bosphore. » Une telle déclaration, à moins d'être purement académique, conduisait nécessairement à prendre parti en faveur de la Russie, dont on couvrirait les possessions dans la mer Noire. C'était exposer l'Angleterre à des conditions plus dures et l'acculer peut-être à trancher le différend par les armes. Je répondis au prince de Hohenlohe qu'une semblable question ne pourrait être examinée, selon moi, que si la guerre était certaine; or, cette extrémité ne me semblait pas encore démontrée. Peu de jours après, le prince de Bismarck m'avisa qu'il partageait ma manière de voir. Pourquoi ce coup de sonde, exempt d'ailleurs de toute publicité?
Le chancelier a-t-il voulu simplement faire une politesse au Sultan, dont il se proclamait le grand ami ? A-t-il espéré nous brouiller définitivement avec les Anglais, qui ne nous pardonneraient pas une intervention où nous aurions le principal rôle? A-t-il envisagé, sans trop de répugnance, la perspective d'hostilités entre la Grande-Bretagne et la Russie, afin d'affaiblir l'une par l'autre? Car le terrible réaliste ne distinguait pas entre amis et adversaires, quand il s'agissait de fortifier sa domination. Quoi qu'il en soit, l'affaire s'arrangea, sur les bases suggérées par M. Gladstone. L'arbitrage fut confié au roi de Danemark, une délimitation s'ensuivit et, le 10 septembre 1885, un protocole signé à Londres enregistra la clôture de l'incident. Peu s'en est fallu que nous assistions à ce que M. de Bismarck appelait plaisamment « le duel de la baleine et de l'éléphant ».
Durant tout le printemps et l'été de 1885, des bruits inquiétants coururent sur la Bulgarie. Cette principauté, constituée en 1878 par le congrès de Berlin, à la suite de la guerre russo-turque, n'avait pas reçu tout le développement prévu par le traité de San-Stefano. La Roumélie orientale elle-même était demeurée aux mains du Sultan. Or depuis cette époque, un travail sourd se poursuivait dans les deux provinces en vue de leur réunion. Le 18 septembre 1885, les chancelleries (parfois mal informées de ce qui se passe dans les Balkans) apprirent avec stupéfaction qu'une révolution avait éclaté à Philippopoli pendant la nuit du 17 au 18, que les autorités turques étaient en fuite et que les Rouméliotes proclamaient leur indépendance. Bientôt après, la réunion avec la Bulgarie était solennellement déclarée et le prince Alexandre de Battenberg se transportait de sa personne à Philippopoli pour recevoir l'hommage de ses nouveaux sujets. C'était la réouverture de la question d'Orient avec ses dangers. Qu'allaient faire les nationalités voisines, Serbie, Roumanie, Grèce, toujours prêtes à profiter du trouble pour émanciper les populations de leur race? Quelle serait la conduite de la Turquie, atteinte dans ses droits? Quelle l'attitude des puissances, signataires du traité de Berlin, ouvertement violé? Quelle enfin ht disposition de la Russie, trouvant dans cet événement un retour aux stipulations de San-Stefano? Autant de questions qui se pressaient dans les chancelleries et produisaient une agitation comparable à celle qu'avait déterminée la guerre de 1877. Car on doit cette justice à la diplomatie européenne qu'elle compense par la multiplicité des démarches le retard qu'elle met à les entreprendre. Il y eut donc un mouvement extraordinaire et un fiévreux échange de notes et de contre-notes. Ce qui achevait de compliquer lu situation et de dérouter les hommes d'Etat, c'est que le prince Alexandre, vassal apparent du Tsar, s'essayait depuis un certain temps à secouer le joug, de sorte que son élévation était de nature à froisser la Russie elle-même. Effectivement celle-ci, oubliant pour une fois ses affinités naturelles, ne tarda pas à déclarer qu'elle réclamait le retour pur et simple au traité de Berlin. Par contre. la Grande-Bretagne, loujours si favorable à l'intégrité de l'empire ottoman, enregistrait philosophi-quement le fait accompli : « Gouvernement d'opinion publique, disait Lord Salisbury à notre ambassadeur, nous ne pouvons pas nous associer à un écrasement des jeunes races chrétiennes dans les Balkans. » L'Allemagne et l'Autriche, alliées de la Russie depuis les entrevues de Skierniewice (1884) et de Kremsier (1885), obéissaient à des mobiles très divers. L'Autriche, installée en Bosnie et en Herzégovine depuis 1878, contrebalançant l'influence de la Russie et devenue tutrice de la Serbie, n'avait pour lors d'autre préoccupation que de ne pas laisser amoindrir cette dernière au profit de la Bulgarie. L'Allemagne, plus alliée de l'Autriche que de la Russie, se renfermait dans une neutralité étudiée, mais voyait sans déplaisir l'embarras où se trouvait sa « grande amie » du nord. La Turquie, incertaine à son ordinaire, multipliait les protestations contre la violation des traités, et répugnait à toute initiative hardie.
Dans un tel imbroglio, notre pays avait les mains libres. Ne souhaitant que le maintien de la paix générale, il pouvait se prêter aux combinaisons qui ne la mettraient pas en péril. Nous résolûmes donc, sans sortir du rôle réservé qui nous convenait, de profiter des occasions qui se présenteraient d'être agréables à la Russie, vers laquelle allaient de plus en plus les sympathies françaises. D'accord avec mes collègues, je pris soin en toute circonstance de consulter le cabinel de Pétersbourg, afin de ne pas risquer de contrarier ses vues. La lettre suivante du baron de Mohrenheim, en date du 25 décembre 1885, entièrement de sa main, montre que son gouvernement ne fut pas insensible à nos prévenances :
« Venant de recevoir ce matin un courrier de Saint-Pétatsbourg, je ne saurais résister au grand plaisir de m'acquitter un moment plus tôt de l'agréable mission de faire part à Notre Excellence des termes mêmes dont M. de Giers vient de se servir pour constater l'heureux accord de nos deux cabinets :
« Nous rendons pleine et entière justice à l'attitude si parfaitement loyale et correcte de M. de Freycinet dans toute la phase parcourue, et à l'empressement avec lequel il s'est associé à tout ce qui pouvait contribuer à un apaisement de la crise. Veuillez lui exprimer combien nous apprécions les assurances qu'il s'est plu à vous donner de ses sentiments envers la Russie. Quant à la solution finale, vous verrez que notre point de vue est complètement d'accord avec celui exprimé par M. de Freycinet et dont le général Appert nous a fait également part. Le cabinet impérial a rempli un devoir en se maintenant sur le terrain du traité de Berlin. L'unanimité nécessaire n'ayant pu s'établir, il attendra le développement des événements, prêt à examiner toute solution qui serait proposée et qui assurerait une paix solide et durable, en conciliant les droits du Sultan avec les besoins des populations et les intérêts généraux. Nous sommes charmés de cette conformité de vues entre nous et le gouvernement français, et nous aimons à espérer que nous continuerons à marcher d'accord. »
« Il ne m'appartient, monsieur le Ministre, que de me féliciter d'être l'intermédiaire de ces sentiments mutuels, en vous priant de me permettre d'y joindre l'assurance renouvelée de ma haute considération et de mon entier dévouement. MOHRENHEIM. »
Nous étions sur la voie du rapprochement que je souhaitais si ardemment depuis 1880. Nous pouvions espérer d'autant plus atteindre le but que le baron de Mohrenheim, qui reflétait sans nul doute les intentions de son gouvernement, manifestait des sentiments analogues aux nôtres. Les changements de ministère, si fréquents en France pendant la période qui a suivi, n'ont permis de réaliser ce commun désir que cinq ans plus tard, lors de ma présidence de 1890 à 1892.
Les conséquences de la révolution rouméliote sont connues. La Serbie, inquiète de l'agrandissement de la Bulgarie et poussée, croit-on, par l'Autriche, envahit le territoire de sa voisine. Le prince Alexandre, avec une promptitude qu'on n'attendait pas, fit face à l'attaque du roi Milan. A Slivnitza et à Pirot, en décembre 1885, il culbuta les Serbes et même aurait poussé ses succès plus loin, s'il n'avait été tenu en respect par l'Autriche. Après de nombreuses hésitations des puissances, la Roumélie orientale est restée unie à la Bulgarie, moyennant un tribut au Sultan. Le vainqueur de Pirot, en butte au ressentiment du Tsar et comprenant que sa présence serait un obstacle au développement de la principauté, abdiqua l'année suivante. Son successeur, le prince Ferdinand de Cobourg, élu en 1887, a ramené la confiance du Tsar et noué des relations avec les chancelleries européennes. Lors du détrônement du sultan Abdul-Hamid, la principauté a pu s'ériger en royaume indépendant. Le développement donné à l'armée a permis à cet État, peuplé à peine de quatre millions et demi d'habitants, de jouer un rôle considérable dans les Balkans : en novembre 1912, il a, de concert avec la Serbie, la Grèce et le Monténégro, brisé les forces de la Turquie.
Le dernier acte du cabinet Brisson, à l'extérieur, fut le traité de paix signé, le 17 décembre 1885, avec la reine de Madagascar. Nous venions d'obtenir des Chambres un crédit important pour élargir les opérations engagées par le ministère précédent et demeurées inefficaces. Le gouvernement malgache, effrayé de nos préparatifs, manifesta le désir de négocier. Avec l'assentiment du conseil, je chargeai M. Patrimonio, consul général, de se rendre à Tananarive pour entamer les pourparlers. L'amiral Miot, commandant la flottille de Madagascar, lui était adjoint comme second plénipotentiaire.
La conversation fut laborieuse. Elle aboutit à un traité qui, sans prononcer le nom, instituait notre protectorat sur la grande île. Nous recevions en toute propriété la magnifique baie de Diego-Suarez, avec les terrains environnants. Les Hovas ayant, à la dernière heure, soulevé des difficultés, nos plénipotentiaires consentirent, pour les apaiser, une interprétation quelque peu hasardée, qu'ils eurent d'ailleurs la précaution de présenter comme leur avis personnel, n'engageant pas leur gouvernement. Cette interprétation, rejetée par nous, fut, dans la pratique, l'occasion de conflits fréquents avec les Hovas, car ils nous opposaient, avec quelque apparence de raison, l'opinion de nos propres agents. Je me suis tiré de ce mauvais pas dans la suite. grâce à l'habile ténacité de notre résident général, M. Le Myre de Vilers.
L'annonce de ce traité produisit en France un grand soulagement. Conclu trois mois plus tôt, il eût exercé une salutaire influence sur les élections législatives d'octobre. Malheureusement la question, encore ouverte, fournissait aux détracteurs des expéditions coloniales de puissants arguments en faveur de leur thèse. Ils répétaient au suffrage universel que dans ces sortes d'entreprises rien n'est jamais fini, que Madagascar était un second Tonkin, que les sacrifices du pays n'auraient pas de limites. Ainsi furent semées les alarmes qui, un moment, créèrent de sérieux périls à la République. L'état d'esprit changea subitement, quand cette question, à son tour, se trouva fermée comme l'avait été, six mois plus tôt, celle du Tonkin. Les Chambres, de Leur côté, comprirent qu'on entrait dans une ère nouvelle, qu'il s'agissait maintenant d'organiser, de mettre à profit ces vastes acquisitions. La discussion du traité se ressentit de ces dispositions favorables : il fut voté à d'énormes majorités.
A l'intérieur, le ministère Brisson fut marqué par deux événements importants, entre lesquels existe une relation de cause à effet, peu connue du public et que j'indiquerai plus loin : les élections législatives d'octobre et la réélection du Président Grévy.
Le premier de ces événements fut précédé de l'adoption du scrutin de liste. On se rappelle les ardentes querelles qui avaient agité le parlement, sous les ministères Ferry et Gambetta. Ce mode de scrutin était dans la tradition du parti républicain, mais les défiances suscitées par la personnalité de M. Gambetta l'avaient fait repousser deux fois. M. Constans, qui dans le premier ministère Ferry s'y était montré favorable, n'avait pas renoncé à ses préférences. Redevenu simple député, il présenta, le 6 mars 1884, une proposition de loi qui rencontra un terrain beaucoup mieux préparé. Avec l'appui du gouvernement, elle fut adoptée par la Chambre, le 24 mars 1885. Transmise aussitôt au Sénat, elle y détermina un phénomène curieux, qui met bien en relief le mobile secret auquel cette Assemblée avait obéi, en 1881, en la repoussant.
Le rejet avait été prononcé par 148 voix contre 114. Quelque part qu'on accorde aux préventions dont M. Gambetta était alors l'objet, personne ne doutera qu'une fraction assez importante de cette majorité devait être attachée, en tout état de cause, au scrutin d'arrondissement. Or le rapport de M. Bozérian lu au Sénat, le 16 mai 1885, apprit que la commission était unanime en faveur du scrutin de liste et n'avait introduit dans la proposition que des changements de détail, destinés à l'améliorer. La discussion publique se poursuivit, les 18, 21 et 23 mai, dans le même esprit : aucune voix ne réclama le maintien du système en vigueur. Les objections ne portèrent que sur des rédactions ne touchant pas au principe. Finalement, quand on passa au vote sur l'ensemble, les partis n'éprouvèrent pas le besoin de se compter, tant ils semblaient d'accord. La proposition fut adoptée à mains levées : « A l'unanimité ! » constata de son banc M. Faye, sans que personne le contredit. Cet exemple prouve la puissance de ce qu'on nomme « les courants » dans les Assemblées politiques. Le Sénat, de tempérament réfléchi et ne connaissant pas les emportements, adopta à l'unanimité, ce qu'il avait repoussé quatre ans auparavant. Je ne sais pas de fait plus significatif dans l'histoire parlementaire. Il montre l'importance attribuée à M. Gambetta et la place énorme qu'il occupait dans la République. Sa personne, jetée dans l'un des plateaux de la balance, entraînait tout le reste. Il faussait, sans le vouloir et presque sans le savoir, les rouages de la Constitution.
Après la séparation des Chambres. M. Grévy m'engagea à passer une douzaine de jours à Mont-sous-Vaudrey, avec ma famille. Cette aimable proposition me fut une nouvelle marque de l'intérêt qu'il me témoignait depuis mon ministère de 1882. Il semblait que ma chute l'eut rapproché de moi et qu'il voulut me dédommager des injustices que la question d'Egypte m'avait values. Durant les longs mois qui suivirent, il y faisait de fréquentes allusions : « Il faut vous défendre », me disait-il, ou encore : « L'opinion vous reviendra ». Parfois il avait un mot vif contre ceux qui, de bonne foi sans doute, avaient compromis les intérêts de la France.
Le 4 septembre, je me rendis à son invitation. A Mont-sous-Vaudrey, je pus voir M. Grévy tout à fait dans l'intimité. Il se promenait avec moi dans son parc, qui était spacieux et bien tenu. Volontiers il me questionnait sur ma gestion diplomatique et, sans en avoir l'air, classait dans sa mémoire beaucoup de renseignements, s'interrompant parfois pour me désigner de la main un bouquet d'arbres ou quelque échappée sur la campagne. Il se félicitait de voir clore les expéditions coloniales, dont il n'avait jamais été chaud partisan. Le ministère Brisson, en y mettant fin, avait, à son avis, rendu un grand service au pays. Il regrettait qu'on n'eût pas retardé l'adoption du scrutin de liste, qui ne lui présageait rien de bon. Puis il me parlait de la date d'expiration de ses pouvoirs, qui approchait : « Nous nous en réjouissons en famille, disait-il, car nous avons hâte de nous retrouver ensemble, affranchis des obligations officielles, qui gâtent tout. A mon âge, la vie à l'Elysée est un fardeau. » Et comme je lui exprimais le regret que la France se trouvât désormais privée de son expérience et de ses lumières : « Il sera facile de me remplacer, répondit-il, la Constitution a bien simplifié la tâche du président de la République... Je m'en vais au bon moment. J'ai terminé mon mandat, ce que n'ont pu faire Thiers et Mac-Mahon. Je n'ai connu, pendant ma magistrature, ni guerre ni insurrection — car je n'appelle pas guerre les expéditions de Ferry —, je ne pouvais souhaiter mieux comme couronnement de carrière. » Mme Grévy et Mme Wilson paraissaient au moins aussi impatientes que lui d'arriver au terme. Le général Pittié ne s'associait pas au sentiment de la famille : « Vous devriez conseiller au Président de se représenter, me suggéra-t-il un jour; on le lui demande de plusieurs côtés, il serait réélu sans concurrent. » D'autres personnes de l'entourage partageaient visiblement l'opinion du général Pittié.
Mes conversations avec M. Grévy ne portaient pas, on s'en doute, sur cet unique objet : nous ne l'avions même touché qu'incidemment, les convenances m'imposant une grande réserve. M. Grévy était, quand il le voulait, un admirable causeur, unissant à un rare bon sens une exquise finesse. Son esprit était meublé à un point extraordinaire. Il connaissait à fond les classiques et pouvait réciter une ode d'Horace ou une scène de Racine avec la même facilité que Gambetta un passage de Rabelais ou de Mirabeau. Il usait souvent de ce moyen pour rompre une argumentation qui le gênait. Plutôt que de donner raison à son partenaire, il introduisait une citation qui, sans qu'on y prit garde, changeait le tour de la conversation. Il portait sur les hommes des jugements d'une vérité saisissante. Il avait pour les peindre des mots lapidaires qu'il laissait tomber de la façon la plus simple et la plus naturelle. On ne s'y arrêtait pas sur le moment; plus tard, on s'apercevait que ces mots devenaient inséparables des personnes auxquelles il les appliquait. Une des qualités — quelquefois un défaut — de son esprit était de ramener les choses au droit écrit, qu'il commentait lumineusement. Aussi, quand surgissait une contestation internationale, sur le journal le Bosphore ou sur l'incident Schnaebelé, il prêtait à ses ministres un incomparable secours. On pouvait s'engager sans crainte dans un débat juridique, si l'on avait M. Grévy pour soi. Par contre, il ne fallait pas s'en rapporter aveuglément à lui, si l'action paraissait nécessaire : son tempérament l'inclinait plutôt à l'expectative.
Je rentrai à Paris vers le milieu de septembre. La lutte électorale battait son plein. A l'approche du premier tour de scrutin, fixé au 4 octobre, l'activité des partis redoubla. Les monarchistes et les bonapartistes, coalisés sous le nom de « conservateurs », menaient contre la République une guerre acharnée. Ils se flattaient de l'ébranler, grâce aux circonstances. Les inquiétudes, causées par les opérations coloniales persistaient, en effet, malgré la conclusion de la paix avec la Chine : elles étaient avivées par les demandes de crédits que nécessitait leur liquidation. On représentait à l'imagination populaire l'énormité des sacrifices, qui n'étaient que trop palpables, et l'inanité des résultats, qui ne s'apercevaient pas encore. On accablait les députés de la majorité sous l'épithète de Tonkinois, qui semblait une flétrissure. Les radicaux avancés, répudiant une solidarité qu'ils n'avaient jamais acceptée, se trouvaient amenés à combattre les anciens ministériels et, en particulier, les membres de l'Union républicaine, désignés en bloc sous le nom d' « opportunistes ». Les républicains marchaient divisés contre un ennemi compact et redoutable.
En vain le chef du gouvernement, candidat à Paris, cherchait-il, dans l'intérêt commun, à conjurer cette division funeste. Reprenant, pour le rétorquer, le mot tant reproché à M. Jules Ferry : « Non, s'écriait-il au banquet des Vendanges de Bourgogne, il n'y a pas de péril à gauche, parce que nul de ce côté ne compte sur une autre vertu, sur une autre force que la force de la propagande et de la libre discussion... Lorsque tant de forces encore sont liguées contre nous, quand nous n'avons pas encore conquis à la forme républicaine tant de départements, est-ce donc vraiment le moment de nous entre-déchirer pour des questions de conduite? » Sage appel, qui ne fut pas entendu, du moins immédiatement. Les deux grandes fractions du parti républicain continuèrent à « s'entre-déchirer » devant le suffrage universel.
La journée du 4 octobre 1885 dépassa les prévisions les plus pessimistes. Pour la première fois, on vit les républicains en minorité : cent vingt-neuf sièges seulement leur étaient acquis, taudis que les « conservateurs » en obtenaient cent soixante-dix-sept. Deux cent soixante-huit ballottages, dont la plupart, il est vrai, en faveur des républicains, témoignaient combien la lutte entre ces derniers avait été âpre et combien inopportune. Les yeux des plus aveuglés s'ouvrirent. L'imminence du danger rapprocha l'extrême gauche et l'Union républicaine. L'une et l'autre prêchèrent la concentration entre les deux tours de scrutin. L'événement les récompensa : deux cent quarante-trois sièges échurent aux républicains, le 18 octobre, et vingt-cinq aux conservateurs. Malgré ce succès réparateur, fruit d'une sagesse tardive, les républicains, au nombre de trois cent soixante-douze, allaient trouver devant eux, dans la nouvelle Chambre, deux cent deux ennemis irréconciliables, c'est dire que la concorde devenait plus nécessaire que jamais. Comment constituer en effet une majorité de gouvernement, si une centaine de membres de la gauche mêlait, en certains cas, ses bulletins à ceux des deux cents monarchistes ?
Ainsi qu'il arrive toujours au lendemain d'une infortune, on chercha des auteurs responsables. On s'en prit au président du conseil, qui n'avait cessé cependant de dénoncer le péril, et à son ministre de l'Intérieur qui reflétait ses sentiments. On leur reprocha de n'avoir pas su « diriger » le suffrage universel. Par un excès de scrupule, disait-on, ils l'avaient abandonné à lui-même et finalement ils avaient livré les positions à l'ennemi. Jamais critique ne fut plus injuste. Certes MM. Brisson et Allain Targé avaient voulu des élections libres, plus libres qu'on ne les vit à aucune époque. Mais en quoi les devoirs de leur charge furent-ils méconnus? Aurait-on souhaité, par hasard, qu'ils pratiquassent la candidature officielle? Ceux qui, comme moi, les ont observés de près peuvent attester que le drapeau de la République fut tenu par eux d'une main ferme, que les préférences du gouvernement furent nettement affirmées, que le suffrage universel fut constamment éclairé, averti, gruidé. Leur attitude n'entra pour rien dans nos déboires. Ceux-ci furent dus, je le répète, à deux causes : le ressentiment des expéditions lointaines, habilement exploité, et, plus encore, la désunion des républicains. Les résultats du second tour de scrutin en sont la démonstration éclatante. Quelques jours après les élections, le général Pittié se fit annoncer à mon cabinet. Il entra l'air joyeux, presque conquérant : « Je vous apporte, s'écria-t-il, une bonne nouvelle. Le Président consent à se représenter ! » Dissimulant ma surprise : « En ètes-vous bien sûr? » dis-je. — « C'est le Président lui-même qui me l'a déclaré et il m'a chargé de vous en informer. Quand vous l'avez vu à Mont-sous-Vaudrey, il voulait se retirer. Le résultat des élections a changé ses projets. Elles menacent la République : le devoir du Président est de rester à son poste. » — « Alors, repris-je, il faut répandre la nouvelle, pour empêcher les autres candidatures de se produire. On croit à la retraite de M. Grévy... » — « Le Président s'en remet à ses amis du soin de préparer les voies. Toutefois, il désire qu'on évite ce qui prendrait un caractère officiel. M. Grévy n'a pas à manifester d'initiative. » Je savais que diverses candidatures étaient dans l'air, personne ne prévoyant la résolution du Président. M. Brisson avait reçu des offres et sans doute inclinait à les accepter. Car, à l'issue d'un conseil des ministres, M. Allain Targé, qui passait pour être dans ses confidences, nous avait entretenus de cette éventualité. La démarche du général Pittié me créait le devoir d'avertir M. Brisson avant qu'il s'engageât davantage. Je lui parlai à mots couverts, suffisamment clairs. M. Brisson garda le silence, un peu désappointé, me sembla-t-il. J'eus l'impression qu'il ne maintiendrait pas sa candidature devant celle de M. Grévy.
Le 10 novembre, le cabinet s'adressa aux nouveaux élus. Sa déclaration insistait, comme l'avait fait M. Brisson pendant la période électorale, sur la nécessité de la concentration et sur la prudence qui s'imposait en matière coloniale : « L'union, disait-elle, nous est impérieusement commandée... Nos entreprises coloniales ont pris un développement qui les rend trop onéreuses. Il importe donc de rompre avec ce système et, quant aux expéditions passées, d'adopter, pour en limiter les charges, les mesures compatibles avec l'honneur national et les intérêts de la patrie. » Elle signalait en outre la question que venait de poser la conduite du clergé : « Une autre difficulté de l'heure présente est née des rapports de l'Église et de l'État... L'hostilité non déguisée à laquelle se sont laissé aller un trop grand nombre de membres du clergé vis-à-vis de nos institutions, leur immixtion dans la lutte des partis ont jeté dans notre pays une division profonde. » En d'autres temps, un langage aussi sincère et pondèré eut rencontré l'approbation générale.
Mais l'injuste reproche de faiblesse pesait sur le président du conseil. Les républicains, encore meurtris des coups reçus pendant la bataille, apportaient des griefs plutôt que des dispositions conciliantes. Le danger commun, résultant de la présence d'un aussi grand nombre de « conservateurs » dans la Chambre, ne frappait pas assez leur esprit. Le rapprochement qui s'était opéré pour le deuxième tour de scrutin ne semblait pas devoir lui survivre. Radicaux et modérés se regardaient de nouveau d'un œil défiant. Tout indiquait qu'au lieu de l'apaisement recommandé par M. Brisson nous entrions dans une ère de luttes intestines et qu'ainsi nous glisserions insensiblement vers cet état confus, obscur, inquiétant, où le suffrage universel n'apercevrait plus sa voie et qui prendrait un nom inconnu jusqu'ici dans notre langue : Le boulangisme.
Les jours du ministère étaient comptés. Les élections l'avaient subitement vieilli; il se présentait comme le survivant d'un ordre disparu. Le premier contact un peu rude devait le briser. Un crédit de soixante-dix-neuf millions, à prélever sur les deux cents millions votés en avril 1885, se trouvait soumis à la Chambre. Il devait subvenir non pas à des opérations nouvelles — personne n'y songeait — mais aux dépenses courantes du Tonkin et de Madagascar. L'approbation de ce crédit semblait n'être qu'une formalité. Toutefois la politique coloniale soulevait de telles récriminations que le simple maintien du statu quo pouvait être contesté. Effectivement la commission, par l'organe de M. Camille Pelletan, conclut au rejet. Le débat occupa les trois journées des 21, 23 et 24 décembre. Le parlement en a rarement vu de plus passionnés et de plus émouvants. Le sort de notre empire colonial se jouait sur une question incidente. Les meilleurs orateurs de l'extrême gauche, MM. Clemenceau, Pelletan, Georges Périn, appuyés par ce talent original et sympathique, qui s'appelait Raoul Duval, demandaient l'évacuation graduelle du Tonkin. M. Brisson s'opposait éloquemment à ce qu'il considérait comme une atteinte à l'honneur national : « Je suis sûr, dit-il, que cet intérêt supérieur, le plus sacré de tous, et sans la conservation duquel nous ne saurions nous engager à en défendre aucun autre, je suis sûr que cet intérêt supérieur ne périra pas dans vos mains. » Le ministre de la guerre prononça cette parole évocatrice : « L'évacuation, c'est le renouvellement, à brève échéance, à Hué, d'un drame analogue à celui qui s'est passé, il y a vingt ans, à Quérétaro. » Mais à la question précise : « Quelle sera l'organisation du Tonkin? Quelles seront les conséquences pratiques de l'occupation ? » il n'avait pas été répondu. Le débat s'était tenu dans les régions un peu vagues de la politique générale. Aussi nombre de nos amis hésitaient. M. Brisson me pria de fournir des explications complémentaires. Elles furent trouvées assez rassurantes pour qu'à ma descente de la tribune la cause parût gagnée. Quelle ne fut pas notre surprise, notre stupeur, quand le président Floquet proclama le résultat : 274 suffrages pour, 270 suffrages contre ! Il s'en fallait d'un déplacement de deux voix pour que le Tonkin fut abandonné ! Et ce qui rendit ce résultat plus angoissant encore, c'est que les rectifications qui se produisirent le lendemain et le surlendemain permirent de douter que les crédits eussent été réellement accordés. Toutefois, le vote étant acquis, notre domaine asiatique se trouva sauvé. M. Brisson ressentit vivement cette demi-défaite. Il avait posé la question de confiance et ses meilleurs amis s'étaient prononcés contre lui. Par une susceptibilité peut-être exagérée, il résolut de quitter le pouvoir aussitôt après l'élection présidentielle.
Elle était fixée au 28 décembre 1885. Ce jour-là, Versailles vit se réunir l'Assemblée nationale, comme il l'avait déjà vue, sept ans auparavant, à la suite de la retraite du maréchal de Mac-Mahon. La séance ne causa pas d'émotion, le dénouement étant connu d'avance. Nul concurrent sérieux ne s'opposait à M. Grévy : M. Brisson, en entrant dans les couloirs, avait eu soin de décliner toute candidature. Une grande partie de la droite s'abstint, ne trouvant personne sur qui porter ses voix. M. Grévy recueillit quatre cent cinquante-sept suffrages, cent-six de moins qu'à son élection précédente; soixante-huit allèrent à M. Brisson, quarante-cinq s'égarèrent sur divers noms. Les formalités d'usage accomplies, M. Brisson déposa sa démission entre les mains du président de la République.
Cette journée n'eut pas l'éclat et l'enthousiasme de celle du 30 janvier 1879. Beaucoup de républicains regrettaient la détermination prise par M. Grévy. Pour ma part, tout en applaudissant à son succès, je me demandais comment se poursuivrait ce second septennat. M. Grévy était alors dans sa soixante-dix-neuvième année. Conserverait-il jusqu'à la fin les merveilleuses facultés qui avaient signalé sa première présidence? Et puis, le parti républicain supporterait-il sans impatience un consulat de quatorze ans, presque la durée d'une monarchie en France?...
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