SOUVENIRS

1878-1893

Charles de Freycinet

Volume 2, paru en 1913 chez Ch. Delagrave éd.

CHAPITRE XIV
L'ALLIANCE RUSSE. - AGITATION RELIGIEUSE.

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Après la retraite de M. de Bismarck, l'empereur Guillaume II sembla plutôt enclin à se rapprocher de nous. Il avait traité nos délégués à la conférence du travail avec des égards particuliers. Revenant sur ses premiers actes, il avait adouci le régime des passeports en Alsace-Lorraine. En ce moment même il préparait à Berlin, pour le printemps de 1891, une exposition des beaux-arts à laquelle nos artistes étaient expressément conviés. La correspondance diplomatique accusait la détente. Du côté donc de l'Allemagne une ère de tranquillité relative semblait nous être promise.

Le 18 février 1891, l'Impératrice mère eut la malencontreuse idée d'effectuer à Paris un voyage incognito, discrètement annoncé par quelques gazettes officieuses. Ses sentiments pour la France, excellents d'après le correspondant de San Remo, se manifestèrent par des visites empressées aux ateliers de nos peintres et de nos sculpteurs. Nos journaux en parlèrent trop. Elle s'oublia à parcourir Versailles et Saint-Cloud, qui portaient encore les traces de nos désastres et réveillaient de cruels souvenirs. L'opinion s'en émut et bientôt l'Impératrice ne recueillit plus dans les rues de Paris les témoignages de déférence accoutumés; elle provoqua même quelques manifestations hostiles, que les correspondants de journaux allemands s'appliquèrent à grossir. L'Empereur, fort sensible, naturellement, à ce qui touchait la personne de sa mère, en fut à ce point ému que, dans la journée du 26 février, il expédia à son chef d'état-major, le général de Waldersee, des ordres préliminaires à la mobilisation, dans le cas où le départ de l'Impératrice pour l'Angleterre, fixé au lendemain, 27, serait marqué par quelque outrage.

La ligue des patriotes, quoique dissoute, avait convoqué ses adhérents à la gare du Nord. Les curieux, à n'en pas douter, s'y joindraient en grand nombre. On pouvait tout craindre d'un rassemblement dans lequel se trouveraient beaucoup de têtes excitées et des gens mal intentionnés, désireux d'amener un conflit. Si les cris injurieux qui avaient salué l'arrivée du roi d'Espagne en 1883 se renouvelaient, on entrerait dans l'irréparable.

Les dispositions prises par le ministre de l'intérieur et par le préfet de police conjurèrent le péril. Non seulement les abords de l'ambassade, où l'Impératrice devait monter en voiture avec le comte de Munster, étaient sévèrement gardés, non seulement six cents agents étaient disséminés sur le parcours, mais, précaution encore plus efficace, le départ du train, annoncé à dessein pour onze heures du matin, s'effectua dès dix heures. La démonstration projetée fut ainsi manquée et l'Impératrice en s'éloignant ne se douta de rien. Quand la locomotive démarra, l'ambassadeur éprouva un soulagement dont il ne put s'empêcher de faire la confidence à M. Lozé, qui dirigeait en personne le service d'ordre. Je n'en éprouvai pas un moindre, une heure après, en recueillant de la bouche du préfet de police la nouvelle de l'heureux départ. L'Empereur, averti par le comte de Munster, contremanda les préparatifs.

Le public ne s'est jamais douté que nous avions été aussi près d'une conflagration, pour un motif auquel la nation et son gouvernement étaient complètement étrangers. Ceux qui, du fond de leur appartement ou d'un bureau de rédaction, donnent carrière à leur patriotisme voient par cet exemple quelles conséquences peuvent entraîner certaines excitations irréfléchies.

La session parlementaire de 1891 s'ouvrit sur un fait divers, qui, à distance, paraît bien minime, et qui sur l'heure fit grand bruit, comme tout ce qui touche au monde de la littérature et du théâtre. La Comédie-Française jouait une pièce de Victorien Sardou, Thermidor, dans laquelle les hommes de la Révolution étaient mis en scène avec plus de talent que de bienveillance. Quelques-unes de ces mémorables figures se présentaient sous des traits qui ne devaient certes pas les grandir aux yeux de la postérité. Bientôt le public se partagea en deux camps, dont l'un applaudissait et l'autre sifflait avec frénésie les passages les plus significatifs. Nombre de nos amis des deux Chambres nous demandèrent d'user du droit que nous conférait la censure pour exiger le remaniement de la pièce ou même pour en interdire la représentation sur un théâtre subventionné : « L'argent de l'État, nous disaient-ils, ne doit pas s'employer à dénigrer les origines de la République. Que M. Sardou fasse jouer sa pièce où il voudra, mais pas sur un théâtre qui lui donne une sorte d'estampille officielle. » La question fut examinée au conseil des ministres. Nous reconnûmes que c'était beaucoup domander à la censure. La pièce aurait pu n'être pas acceptée; maintenant qu'elle l'était, il paraissait difficile de revenir sur une décision acquise. M. Bourgeois, esprit libéral, se refusait à cet acte arbitraire. De son côté, M. Constans, ministre de l'Intérieur, alléguait avec raison qu'il ne pouvait intervenir que si l'ordre matériel était réellement troublé. La question resta on suspens pendant quelques jours, au bout desquels, l'agitation ayant augmenté, M. Constans intordit provisoirement la représentation.

Nous fûmes aussitôt interpellés à la Chambre par MM. Henry Fouquier, Joseph Reinach et Francis Charmes. La discussion du 29 janvier 1891 fut extrêmement passionnée. La droite en profita pour invectiver à la fois les hommes de 93 et le gouvernement du jour. C'est à cette occasion que M. Clemenceau prononça le fameux mot : « La Révolution française est un bloc ». — « Pourquoi il y a eu tant d'émotion dans Paris, poursuivit le leader de l'extrême gauche, et pourquoi il y a à l'heure présente tant d'émotion dans la Chambre, je vais vous le dire. C'est que cette admirable Révolution, par qui nous sommes, n'est pas finie, c'est qu'elle dure encore, c'est que nous en sommes encore les acteurs, c'est que ce sont toujours les mêmes hommes qui se trouvent aux prises avec les mêmes ennemis. Oui, et que nos aïeux ont voulu, nous le voulons encore. Nous rencontrons les mêmes résistances. Vous êtes demeurés les mêmes; nous n'avons pas changé. Il faut donc que la lutte dure jusqu'à ce que la victoire soit définitive. » On conçoit les développements oratoires que l' « indivisibilité du bloc » dut fournir à la droite contre le ministère. M. de Mun nous somma de dire si nous étions on non avec M. Clemenceau. L'interpellation cessait d'être épisodique, elle devenait générale : « Vous nous avez demandé, répondis-je au comte de Mun, ce que nous sommes, avec qui nous gouvernons et avec qui nous voulons être. Nous sommes les dépositaires des conquêtes de la Révolution. Nous sommes les défenseurs résolus de la République, et nous ne gouvernons qu'avec ceux qui professent les mêmes sentiments que nous. • A M. le comte Armand, qui me lança cette interruption : « Il s'agit de savoir si vous acceptez la Terreur et 1793? » je répliquai un peu nerveusement : « Est-ce que vous croyez que je répondrai à de pareilles sommations? Est-ce que, lorsqu'on vient me dire: « Etes-vous pour les excès de la Terreur? » vous supposez que je pourrai répondre que je suis pour les excès de la Terreur? De semblables questions ne sont même pas un outrage, tant elles sont puériles... C'est nous méconnaître que de croire que tel ou tel groupe de cette Assemblée peut nous imposer ses volontés. » L'orage n'eut pas de suite. La Chambre, à notre demande, vota l'ordre du jour pur et simple, à 125 voix de majorité.

Nous eûmes, trois mois après, à nous expliquer sur un événement déplorable : la fusillade de Fourmies. On ne la point oublié. Des manifestations avaient lieu, le 1er mai, sur divers points de la France, en vue d'obtenir des pouvoirs publics la fixation de la journée de travail à huit heures. Ces manifestations furent en général exemptes de violences. La cité industrielle de Fourmies, malheureusement, fit exception. Pour assurer la tranquillité, il fallut opérer plusieurs arrestations. La foule ne s'y résigna pas et, de vive force, tenta de délivrer les prisonniers. Un détachement du 145e de ligne, appuyé par quelques gendarmes barrait la rue principale. Au milieu des cris et des vociférations, un nombreux attroupement, débordant les gendarmes, vint en contact avec les soldats, dont il s'efforça de saisir les fusils, nonobstant les violentes objurgations du commandant. Celui-ci, se voyant sur le point d'être désarmé, donna l'ordre, après de rapides sommations, d'ouvrir le feu, en l'air d'abord, puis contre la foule. La queue du cortège poussait la tête, qui ne put s'éloigner. Une quarantaine de personnes furent atteintes, dont quatorze mortellement, parmi lesquelles trois jeunes femmes. Rien ne saurait égaler le désespoir du chef militaire et des autorités civiles mêlées à cette tragédie. Il y eut là une véritable fatalité, car les instructions du ministre de l'Intérieur étaient des plus sages. De mon côté, comme ministre de la Guerre, j'avais enjoint aux troupes de ne prendre aucune initiative de répression et de se conformer strictement aux réquisitions de l'autorité civile.

A la Chambre, M. Ernest Roche interpella violemment le ministère, le 4 mai. M. Constans rétablit les faits et démontra péremptoirement que la catastrophe était due à l'imprudence des victimes : aucune mesure de prévoyance n'avait pu l'empêcher; le détachement s'était trouvé en état de légitime défense. La réfutation ne fut pas entreprise: on préféra demander une enquête parlementaire. L'accorder eût été jeter la suspicion sur les témoignages des autorités militaires qui avaient commencé leur information. Je m'y opposai avec d'autant plus de conviction que j'avais en main les résultats d'une enquête confidentielle, effectuée sur les lieux, au lendemain de l'événement, par l'un des officiers de mon état-major, qui mettait entièrement hors de cause le commandant et le sous-préfet d'Avesnes. Je posai la question de confiance et la demande d'enquête fut repoussée par 339 voix contre 156. Le souvenir de ce lugubre épisode est le plus pénible de ma carrière ministérielle.

A l'extérieur la situation nous apparaissait sous un jour satisfaisant. Le ministre de la Marine. M. Barbey, d'accord avec moi, ne tarda pas à saisir le conseil de la proposition qu'il m'avait fait pressentir et qui tendait à diriger quelques-unes de nos belles unités navales sur Cronstadt, où elles étaient assurées, dit-il, de trouver le plus chaleureux accueil. L'empereur Alexandre III, en personne, d'après les rapports de notre attaché, saisirait cette occasion de témoigner publiquement ses sympathies à la France. M. Ribot ayant confirmé cette opinion, le conseil décida que notre ambassadeur, M. de Laboulaye, aurait à s'entendre avec le gouvernement russe, pour qu'une invitation officielle nous permît d'accomplir cette démarche dans les conditions les plus honorables. Il décida également, sur la proposition de M. Ribot, que notre escadre, au retour de Cronstadt, s'arrêterait à Portsmouth, où l'attendaient les sympathies anglaises. Nous ménagerions ainsi les susceptibilités du gouvernement britannique, au moment où nous cherchions à nous rapprooher de lui sur le terrain diplomatique.

L'heure ne pouvait être mieux choisie pour tendre la main à la Russie. L'empereur Alexandre se détournait irrévocablement de l'Allemagne. Déjà mis en défiance par les procédés équivoques du prince de Bismarck dans les affaires de Bulgarie, déconcerté par le système trop savant d'« assurances » et de « contre-assurances » pratiqué par le chancelier, ne se reconnaissant plus, avec son âme franche et droite, dans une politique aussi compliquée, il avait été froissé récemment de la publicité presque provocante donnée au renouvellement de la Triple Alliance, ainsi que des commentaires qui avaient accompagné le voyage de Guillaume II en Angleterre. Alexandre III était à cet instant psychologique où l'on se demande si l'on n'a pas fait fausse route et si l'on ne tourne pas le dos à ses véritables intérêts. La loyale amitié de la France même républicaine ne valait-elle pas mieux que la sympathie protocolaire de l'empire allemand? Remplissait-il ses devoirs envers ses peuples en résistant au courant qui, en dépit de la forme du gouvernement, les portait vers leurs frères d'Occident ? Ces réflexions aboutirent à la très cordiale invitation que M. de Laboulaye fut chargé de nous transmettre.

Au commencement du mois de juillet 1891, la division cuirassée du nord, commandée par l'amiral Gervais, partit de Cherbourg pour la Baltique. Sur sa route, en Norvège, en Danemark, en Suède, elle recueillit les témoignages les plus flatteurs. Le 23 juillet, elle entra dans le port de Cronstadt. Tout le monde a présentes à la mémoire ces fêtes, ces ovations, ces explosions d'enthousiasme, au milieu desquelles se détache la ligure imposante d'Alexandre III et le groupe gracieux de la famille impériale. L'épisode le plus retentissant, motif de surprise, de scandale pour les monarchies européennes, est celui de la Marseillaise, jouée par la musique de la marine russe et écoutée par l'Empereur debout, comme l'avait été, quelques minutes auparavant, l'air national russe, exécuté par la marine française. L'amiral Gervais, par son tact, son sang-froid, la distinction de ses manières, représenta dignement notre pays et fut, à la Cour, l'objet des attentions les plus délicates. M. de Laboulaye, que je vis peu de temps après, ne tarissait pas d'éloges sur son compte. Quand l'escadre leva l'ancre, le 4 août, le rapprochement était fait. Il ne s'agissait plus que de le traduire en langage diplomatique. L'Empereur venait de se compromettre publiquement, il ne reculerait pas. Du reste, il n'en avait pas le désir.

Dès le 24 juillet, en prévision d'un accord qui nous paraissait indubitable, M. Ribot avait adressé à M. de Laboulaye une note concertée avec M. Carnot et moi, ainsi que des instructions au sujet de la formule qui devrait exprimer cet accord. Après plusieurs conférences entre notre ambassadeur et M. de Giers, celui-ci nous saisit, le 6 août, d'une proposition conçue dans le sens que nous désirions. Tandis qu'elle faisait de notre part l'objet du plus sérieux examen et que M. Ribot y apportait certaines retouches, le baron de Mohrenheim, alors en traitement à Cauterets, fut rappelé à Pétersbourg et mis au courant par M. de Giers de l'état des pourparlers. L'Empereur, personnellement, lui confirma les directions données par son ministre. Rentré à Paris le 20 août, il s'empressa de voir M. Ribot et moi. L'entente entre les cabinets s'etant complètement établie, les déclarations définitives furent échangées le 27 août. Elles répondaient, on peut le dire, à des aspirations qui se manifestaient depuis de longues années et auxquelles l'occasion seule avait manqué pour s'inscrire dans un document officiel. Les peuples, par un instinct profond, avaient devancé les chancelleries.

Cette convention, strictement défensive, ne cache aucune pensée inamicale à l'égard d'une puissance quelconque. Elle avait pour résultat, en ce qui nous concerne, de rompre l'isolement dans lequel nous nous trouvions depuis 1870 et qui plus d'une fois avait enlevé à notre diplomatie la liberté d'esprit dont a besoin le gouvernement d'un grand pays. Si certains regrettent qu'on ne soit pas allé plus loin, qu'on n'ait pas ouvert les horizons à la « justice immanente », qu'ils se consolent en pensant que, si nous l'avions propose, la Russie ne sérait pas entrée dans cette voie. Alexandre III était un souverain éminemment pacifique. Il l'avait prouvé en 1880, lors du conflit avec l'Angleterre en Afghanistan; il n'aurait pas démenti son passé.

Même réduite à ces termes simples, pareille alliance offusquait à l'avance M. de Bismarck. Il la prévoyait, la pressentait et, fidèle à son système de « diviser pour régner », il ne négligeait rien pour en empêcher la réalisation. Il prétendait qu'elle serait offensive et disait qu'il ne voulait pas « se trouver pris dans un étau », « être attaqué à la fois à l'est et à l'ouest ». Il ne voulait pas, en tout cas, ce qui pouvait affaiblir son hégémonie sur l'Europe. L'empereur Guillaume II, plus sage ou moins ombrageux, n'a point cherché à mettre obstacle au désir mutuel des deux nations et, grâce à sa réserve, la paix du monde n'a pas été troublée.

Ces stipulations, malgré leur importance et leur netteté, n'atteignaient pas entièrement le but. Elles n'étaient pas, si j'ose ainsi parler, suffisamment pratiques. Elles prescrivaient l'action en commun mais elles n'en réglaient pas le mode et les conditions.

Elles appelaient un complément logique : une « convention militaire », dont j'avais signalé la nécessité dès le premier jour et dont M. Ribot avait fait accepter le principe. Toutefois, étant donné les habitudes de travail d'Alexandre III, sa circonspection bien connue, il fallait procéder lentement. Ce nouvel accord fut donc ajourné et ne reçut l'approbation de l'Empereur que l'année suivante.

Bien que destiné à rester secret en son texte, de même que le traité de la Triple Alliance, l'accord politique du 27 août intéressait trop notre pays, pour que son existence tout au moins ne lui fût pas révélée. Je me mis en devoir, comme président du conseil, d'y faire une brève allusion, dans le discours qu'en ma qualité de chef de l'armée j'adresserais aux officiers généraux et aux attachés militaires étrangers, pendant les grandes manoeuvres de Champagne. Ces manœuvres offraient, en l'année 1891, un intérêt particulier. L'ampleur des masses mises en mouvement, les personnalités des généraux Saussier et de Miribel, la nouveauté du thème et des méthodes expérimentées, tout concourait à fixer l'attention des professionnels et même du public. Le 9 septembre, je réunis dans un banquet, à Vendeuvre, nos principaux chefs et les délégués des puissances étrangères. Après avoir mis en relief le côté technique des opérations, surtout l'exercice du haut commandement que je venais de reconstituer, je m'exprimai ainsi :

« Ne nous lassons pas de perfectionner et de fortifier notre armée. Elle est un des éléments, et non des moindres, de notre influence dans le monde. Elle a sa part dans les événements dont se réjouit votre patriotisme. Ses progrès, que l'Europe voit et auxquels la France applaudit, inspirent aux uns la confiance, aux autres le respect; ils attestent, en outre, que le gouvernement de la République, malgré des changements de surface, est capable de longs desseins et que, dans l'accomplissement des œuvres nationales, il apporte un esprit de suite qui ne le cède à celui d'aucune monarchie. Personne ne doute aujourd'hui que nous soyons forts; nous prouverons que nous sommes sages. Nous saurons garder, dans une situation nouvelle, le calme, la dignité, la mesure qui, aux mauvais jours, ont préparé notre relèvement.

« Je souhaite la bienvenue à MM. les attachés militaires étrangers. Leur présence ici est un stimulant pour nous tous en même temps qu'un témoignage des dispositions pacifiques qui ont présidé à ces grands préparatifs. »

Je terminai par un triple toast : à M. Carnot; au général Saussier; à l'armée. Le général Saussier, avec son sens politique habituel, répondit au nom de ses camarades qu' « avant d'avoir dans le pays tout entier le grand retentissement qu'elles méritent », mes paroles « avaient profondément ému et réconforté leurs cœurs ». L'attaché militaire russe, Baron Freedericksz, qui, par fortune, se trouvait être le doyen des attachés étrangers, constata que « leur présence ici était une preuve de la solidarité qui nous unit dans le beau métier des armes ».

L'allusion qu'on vient de lire fut comprise de tous et donna au discours de Vendeuvre, comme Saussier l'avait prédit, un retentissement inusité. Les journaux de diverses nuances le commentèrent dans le même sens, et avec une égale satisfaction. Fait unique : il ne rencontra pas de critique dans la presse d'opposition. Les monarchistes, enregistrant ce traité, oublièrent, dans leur patriotisme, que la République l'avait conclu. Ils s'en réjouirent sans arrière-pensée et nous félicitèrent d'avoir mené à bien cette entreprise nationale. A l'étranger, l'émotion fut considérable : les cabinets, incomplètement renseignés et dont plusieurs doutaient encore, comprirent que quelque chose était changé dans l'équilibre des forces en Europe. La France sortait de son recueillement et reprenait la place qui lui était due. Nos concitoyens, sans se préoccuper des détails, virent le résultat final, révélé par une voix autorisée, et les mots « situation nouvelle » volèrent de bouche en bouche. Dix jours après, à Bapaume. M. Ribot constata les sympathies profondes qui venaient de se manifester publiquement entre la France et la Russie, et, reprenant mon mot, ajouta : « Il en résulte pour nous, comme on l'a justement dit, une situation nouvelle. »

Le soir même où je rentrai de Vendeuvre, heureux d'avoir pu associer l'armée au succès de notre diplomatie, j'appris la mort de M. Grévy, survenue dans la matinée, au moment même où je faisais entendre ces paroles réconfortantes. La nouvelle bientôt répandue jeta un voile de tristesse. Les circonstances qui avaient amené sa démission furent oubliées. On ne se rappela plus que les éminents services qu'il avait rendus. Président de la Chambre et président de la République, il s'est montré inimitable. Il a par sa pratique acclimaté le régime constitutionnel. A ce titre il est, avec Thiers et Gambetta, un des fondateurs de la République. Personnellement, j'éprouvais un vif chagrin. Sa constante bienveillance, ses avis, toujours si éclairés, son accueil affectueux, son hospitalière demeure se représentaient à ma mémoire. Le conseil des ministres s'associa à mon sentiment. Il décida que la cérémonie funèbre, à Mont-sous-Vaudrey, serait présidée par ceux de ses membres qui avaient été tour à tour chefs de son gouvernement : M. Fallières, M. Rouvier et moi.

Le 16 septembre 1891, avant la levée du corps, j'eus à prononcer un discours, hommage officiel de la République à celui qui, depuis Gambetta, l'avait incarnée. L'image de M. Gréyy m'était si familière que je n'eus pas de peine à retracer ses traits. Je le voyais assistant au conseil avec cette apparente bonhomie et cette manière détachée qui pouvaient tromper l'observateur superficiel. Je rappelai cette savante direction qu'il imprimait autour de lui, sans qu'on en eût pour ainsi dire conscience. D'un air négligent il montrait la route à suivre et bien rarement il se trompait. J'esquissai ce rôle malaisé, qu'il sut si bien remplir, d'habituer le pays au mécanisme délicat et nouveau de la Constitution de 1875 : « A un peuple accoutumé sous diverses formes au pouvoir personnel, il fallait apprendre le pouvoir impersonnel. Jules Grévy eut ce mérite. Il appliqua toutes les facultés de son esprit à réaliser le type du chef d'État constitutionnel. Il entendit que notre nouvelle charte devînt une vérité, en ce sens que le dernier mot en toutes choses devait appartenir aux Chambres et que ses ministres, par conséquent, devaient avoir une pleine indépendance. Il exécuta fidèlement cette clause, et jamais il n'entreprit de peser sur eux, de substituer sa volonté à la leur, de fausser en quelque sorte le principe de l'irresponsabilité présidentielle. En même temps il comprit qu'irresponsabilité ne signifie pas indifférence. Il s'efforça, dès lors, d'être le guide, le conseiller, la lumière de ses minisires. Il n'imposait pas sa consultation, mais il ne la refusait jamais. Il n'est pas un de ses présidents du conseil qui, étant allé le trouver dans une conjoncture critique, ne soit sorti de son cabinet, éclairé, soulagé, réconforté par ses sages avis. »

Je ne pus m'empêcher, en regardant ces alentours, de songer aux heures agréables que j'y avais passées et pendant lesquelles M. Grévy m'était apparu sous des dehors que le public ignorait. Je dépeignis quelques-unes de ses qualités privées :

« Ayant tous les droits de se sentir supérieur, il s'appliquait à faire oublier la distance, et ses manières enjouées, affables, provoquaient à dessein une familiarité qui mettait l'interlocuteur à l'aise, sans que celui-ci cependant fût jamais tenté de franchir une dernière limite et de s'écarter du respect qui subsistait dans la plus grande intimité. C'est ce qui faisait le charme indéfinissable de ses relations et ce qui explique comment tous ses ministres sont devenus successivement ses amis. »

Le cortège se forma au milieu d'une foule attendrie, car M. Grévy était très aimé à Mont-sous-Vaudrey et aux environs. La plupart de ses voisins le connaissaient; il était accessible à tous et avait rendu tant de services ! Sa femme et sa fille soulageaient tant d'infortunes ! Les cordons du poêle étaient tenus par le président du Sénat et le président de la Chambre, par M. Rouvier et par M. Fallières. Je dus repartir le jour même pour rejoindre à Chàlons M. Carnot, qui, le lendemain, passait la magnifique revue de Vitry-le-François.

Cette fin de vacances ne me procura guère de repos. Le 8 octobre, je me rendis à Marseille, en compagnie de quatre de mes collègues : MM. Constans. Rouvier, Yves Guyot et Jules Roche. La grande cité nous avait conviés pour inaugurer son nouveau système d'assainissement et pour discuter diverses questions intéressant son commerce et son industrie. Le soir, nous assistâmes au banquet qui nous était offert par la municipalité dans la vaste salle de la bibliothèque et, selon la coutume, je remerciai nos hôtes, en effleurant les principaux objets de notre politique. Je renouvelai l'allusion à cette tractation avec la Russie, dont la discrète annonce avait fait vibrer le pays : « La France, isolée et presque obligée de se désintéresser de ce qui se passait autour d'elle, est redevenue, grâce à la réorganisation de son armée et à la sagesse de sa diplomatie, un facteur important de l'équilibre européen. La paix n'est plus seulement dans les mains des autres, elle est aussi dans les notres et n'en est, par suite, que mieux assurée. Jamais le travail et les entreprises commerciales lointaines, aliment de voire prospérité, n'ont eu devant eux un horizon plus vaste et plus dégagé de nuages. » Je parlai ensuite du canal de Marseille au Rhône, prévu dans mon programme de 1879, du récent projet de loi sur les retraites ouvrières, des mesures destinées à faciliter la conciliation entre le capital et le travail, enfin du bon accueil que nous réservions aux « nouveaux venus », à tous ceux qui étaient d'accord avec nous sur la forme du gouvernement : « Je ne terminerai pas, dis-je, dans cette cité qui, depuis deux mille ans, a montré ce que peuvent le travail et la constance, où tant d'esprits supérieurs ont laissé leur trace lumineuse, qui a vu naître Thiers et qui avait adopté Gambetta, sans rappeler les paroles de ces deux grands hommes : « L'avenir sera au plus sage » ; « Ne désespérons jamais de la patrie ».

Deux incidents, de favorable augure, avaient marqué cette journée.

A notre arrivée à Marseille, M. Caillaux, président du conseil d'administration de la compagnie de Paris-Lyon-Méditerranée, nous souhaita la bienvenue en termes dont la cordialité contrastait avec l'ordinaire banalité de ce genre de harangues. Pour qui se rappelle le rôle éminent joué par M. Caillaux dans l'Assemblée nationale et dans le Sénat, son autorité auprès des partis de droite, et en même temps sa franchise, une pareille démarche était la meilleure preuve des progrès qu'avait réalisés l'idée républicaine et de l'adhésion croissante que lui apportaient les classes éclairées. Non moins significative, à un autre point de vue, fut l'intervention de M. Bulls, bourgmestre de Bruxelles, dans les toasts qui clôturèrent le banquet. Prenant à son tour la parole pour saluer la ville de Marseille et le gouvernement de la République, il se dit « autorisé à déclarer faux le bruit qui avait couru d'un traité conclu entre la Belgique et l'Allemagne ». Ce démenti spontané, dans de telles conditions, quel signe des temps !

Les journées qui suivirent furent occupées à visiter le port, où de grands travaux étaient projetés, et à discuter les desiderata de la chambre de commerce.

Au déjeuner qu'elle nous offrit, M. Jules Roche prononça un discours franc et courageux, qui produisit sur l'assemblée une impression très vive.

Nous nous rendîmes ensuite sur les quais, où la réception, croyait-on, manquerait d'aménité. Les ouvriers étaient en différend avec les armateurs et, comme toujours, s'en prenaient au gouvernement.

En ma qualité de président du conseil, je devais recevoir des interpellations désagréables. Le premier accueil fut un peu froid et même soupçonneux : j'entendis deux ou trois cris malsonnants. Mais nous étant mêlés hardiment à la foule et avant interrogé familièrement quelques-uns de ceux qui paraissaient les plus revèches, nous vîmes peu à peu la glace se fondre et la cordialité s'établir. Notre départ fut salué par des vivats. Au fond, ces hommes turbulents n'étaient pas malintentionnés. Seulement il fallait s'approcher d'eux et leur parler avec bienveillance.

De Marseille, je me rendis à Toulon, où la municipalité demandait le démantèlement d'une partie des anciennes fortifications. D'accord avec l'autorité militaire, je déterminai les lignes de la défense extérieure. La population, d'abord excitée, comprit la nécessité de transiger et finit par se déclarer satisfaite d'une solution moyenne. Ici encore, j'ai constaté combien il est facile, par une discussion ouverte et franche, de dissiper une opposition qui s'annonce comme irréductible. On ne trouvera pas de meilleur moyen de s'entendre avec les ouvriers que de leur témoigner de la confiance et de s'adresser à leurs sentiments d'équité.

Je ne voyais pas sans appréhension approcher le retour des Chambres. La session extraordinaire de novembre 1891 s'annonçait grosse de difficultés. La question religieuse avait pris, au cours de l'année, un tour très fâcheux. Au moment même où le pape Léon XIII, avec sa largeur de vues, recommandait aux fidèles de France d'accepter la forme du gouvernement et de se borner à réclamer des garanties en faveur des intérêts de l'Église, certains prélats protestaient par leur attitude contre ces sages conseils. Ils rédigeaient des mandements amers, adressaient au ministre des cultes des lettres à peine convenables et semblaient prendre plaisir à braver l'autorité civile. M. Fallières avait réprimé quelques-unes de ces manifestations, mais les prélats gardaient leur arrogance. Ils ne renonçaient pas à diriger sur Rome des pèlerinages qui, par leurs déclamations en faveur du pouvoir temporel du pape, risquaient de nous créer des embarras avec l'Italie.

Ces faits ne pouvaient manquer d'avoir leur répercussion au sein du parlement. Ils devaient provoquer bientôt l'un de ces débats orageux qui mettent en péril l'existence du gouvernement. Car, si mesurées que soient en pareil cas ses explications, elles froissent ceux qui dénoncent sa faiblesse ou ceux qui crient à la persécution, quelquefois les uns et les autres. Pour conjurer les dangers d'une semblable discussion, je fis en sorte que le Sénat en prit l'initiative. Elle se déroulerait dans un milieu plus calme et plus accessible aux nuances.

Le 9 décembre 1891, M. Dide, esprit vigoureux et tolérant, nous interpella sur les rapports de l'Église et de l'État, « tels qu'ils résultent des récentes manifestations du Vatican, des mandements des évêques et de l'attitude du clergé de France ». Après lui, M. René Goblet (devenu sénateur) prononça un discours d'une grande portée. Elevant la question au-dessus des contingences du jour, il eut la hardiesse de déclarer, en face d'une Assemblée presque unanimement concordataire, que le pacte liant l'Église à l'État ne répondait plus aux nécessités présentes, que les difficultés dont on s'alarmait se renouvelleraient sans cesse et qu'une seule mesure pourrait les conjurer : la séparation des Églises et de l'État. Dénouement rationnel, proclamait-il, à la lutte depuis si longtemps soutenue, et seul conforme aux tendances de l'esprit moderne. Ce discours fut non pas approuvé, mais écouté avec le respect que commandaient le talent et la sincérité de l'orateur.

M. Fallières, dans un clair résumé, montra la situation sous son vrai jour. Il prouva qu'à tout instant l'action du gouvernement s'était exercée avec force et modération, que celui-ci n'était en rien responsable des difficultés signalées. M. Chesnelong, catholique convaincu et fougueux, passionna le débat. Renversant les rôles, il porta l'offensive dans le camp républicain et, comme toujours, l'accusa de persécution. Pendant la suspension qui suivit cette chaude harangue, MM. Demôle, Ranc et Merlin, présidents des groupes de gauche, me représentèrent la nécessité de m'engager personnellement à la tribune, si je voulais rallier une majorité considérable. Les circonstances, d'après eux, étaient décisives, il fallait que le Sénat se prononçât hautement et que le gouvernement sortît de cette discussion « plus fort et plus armé pour la lutte ».

Je débutai par une affirmation qui me paraît indiscutable, à savoir : le caractère obligatoire, en France, des articles dits organiques, promulgués avec le Concordat et destinés à faire corps avec lui. Ces articles sont déniés par la cour de Rome, qui, n'ayant pas participé à leur élaboration, veut les ignorer. En quoi cette particularité donne-t-elle aux prélats le droit de leur refuser obéissance? Les évêques sont citoyens français et les articles organiques (qui ne touchent pas d'ailleurs au domaine de la foi) sont une loi de l'Etat. Comme telle, elle oblige les évèques au même titre que les simples laïques. La contestation à son sujet peut s'élever entre le Vatican et le gouvernement français; elle n'est pas recevable de la part des prélats.

Répondant ensuite à M. Goblet, je formulai cette déclaration : « Le cabinet qui siège sur ces bancs ne croit pas avoir reçu le mandat, ni des Chambres ni du pays, d'accomplir la séparation de l'Eglise et de l'État, ni de la préparer. » Le Sénat tout entier, d'accord sur ce point, se montra soulagé et la question semblait close. Singulière illusion ! Car cette importante séance accéléra, en réalité, l'évolution parlementaire qui devait aboutir à l'état de choses actuel. Mais, en 1891, l'orientation des esprits était autre : « Nous avons reçu, dis-je, le mandat de faire respecter l'Etat et, si la séparation devait s'effectuer à la suite de l'agitation à laquelle je viens de faire allusion, la responsabilité en retomberait sur ses auteurs et non sur nous. » Les présidents des trois groupes, enregistrant mon langage, proposèrent l'ordre du jour suivant : « Le Sénat, considérant que les manifestations récentes d'une partie du clergé pourraient compromettre la paix sociale et constituent une violation flagrante des droits de l'Etat; confiant dans les déclarations du gouvernement, compte qu'il usera des pouvoirs dont il dispose ou qu'il croira nécessaire de demander au parlement afin d'imposer à tous le respect de la République et la soumission à ses lois. » Ce texte fut voté par 208 voix contre 53. Je ne crois pas que jamais au Sénat motion politique ait groupé une majorité aussi forte. La minorité ne comprend guère que des monarchistes.

Malgré le succès du cabinet, je regrettais que la question eût été soulevée. Les partis battus finissent par se persuader qu'ils sont vraiment froissés dans leur conscience. Si l'on relisait les journaux de l'époque, on serait stupéfait des qualificatifs appliqués au ministère que je présidais et dont les membres cependant étaient imbus d'un réel esprit de tolérance. Personnellement j'aurais dû être préservé de pareilles attaques; mon langage, en maintes circonstances, avait été si mesuré, si conciliant, qu'il m'avait même valu le blâme de certains amis politiques. Mais l'aveuglement des partis est tel que les légendes se créent contre toute vraisemblance. On me dira peut-être : « Si ce n'est vous ce sont vos frères. » Eh bien ! non, ce n'étaient pas mes « frères ». Les chefs du parti républicain n'étaient pas intolérants. M. Jules Ferry, dont les journaux catholiques ont fait une sorte d'antéchrist, n'a pas cessé, dans la discussion des lois scolaires, d'affirmer hautement sa volonté de ne porter aucune atteinte aux croyances : « Nous voulons seulement la neutralité de l'Etat », a-t-il répété à satiété. M. Clemenceau, autre persécuteur, a dit, le 8 juin 1889, à l'occasion du budget des cultes : « En toute circonstance, nous entendons, nous désirons, nous souhaitons ardemment que tous les Français, à quelque croyance qu'ils appartiennent, puissent librement pratiquer leur culte. » M. Goblet, le 11 juin, exprima la même pensée en termes tout aussi catégoriques. A moins d'admettre que ces hommes étaient de mauvaise foi, on doit reconnaître qu'ils ne voulaient pas la persécution religieuse, non plus que les membres de mon cabinet. Ils ne sont pas responsables des incidents qui ont pu se produire au cours d'une lutte prolongée, dont personne ne prévoyait les péripéties.

Vers la fin de l'année 1891 nous nous trouvâmes en présence de grèves multiples. Celle des houillères du Pas-de-Calais mettait sur le pavé trente-deux mille ouvriers. La confédération générale du travail a suscité des grèves plus étendues, entre autres celle des chemins de fer du Nord et de l'État en 1910, mais elle n'a pas accumulé pareil nombre d'hommes sur un même point. Or le danger qu'il surgisse des conflits violents est, pour ainsi parler, en raison de la densité des grévistes. La situation du Pas-de-Calais préoccupait donc à juste titre l'opinion et les pouvoirs publics. A la Chambre nous fûmes pressés, sommés d' « intervenir ». Ce mot, prononcé complaisamment, semblait doué d'une vertu magique. On eût dit que le gouvernement n'avait qu'à vouloir pour supprimer le grave différend qui partageait les ouvriers et les compagnies minières. C'était là une de ces illusions que nourrissent encore beaucoup d'esprits.

A moins de concevoir une société dans laquelle toutes choses seraient réglées par l'État, les salaires comme le reste, il s'élève inévitablement dans l'industrie un certain nombre de désaccords qui, par leur nature, échappant à l'autorité publique. Comment contraindre un industriel à fabriquer à perte? De même que l'ouvrier a le droit de se croiser les bras quand les conditions du travail ne lui conviennent pas, le patron, de son côté, est fondé à s'abstenir, lorsque le prix de la main-d'œuvre ou l'avilissement du produit risque de le ruiner. Sans doute l'industriel a souvent le tort de rechercher de trop gros bénéfices, au détriment de l'ouvrier, mais l'Etat n'en est pas juge. Vouloir qu il tranche par lui-même le litige, c'est tomber dans le pur arbitraire et bouleverser les conditions de la production. Il n'y a qu'un procédé raisonnable : recourir à une expertise, à un arbitrage qui puisse prononcer en connaissance de cause. Encore, le patron conservera-t-il toujours le droit de fermer ses usines. Car sous la loi française, telle que la Révolution l'a faite, nul citoyen n'est tenu d'exercer le métier de fabricant.

Ce recours à l'arbitrage, je l'indiquai, dans la séance du 10 novembre 1891, comme devant être organisé par le législateur. Aujourd'hui encore, le problème n'est pas résolu. En attendant qu'il le soit, le gouvernement ne peut intervenir que de deux façons : d'une part, en empêchant les violences contre les personnes et les propriétés, en protégeant le droit de l'ouvrier qui veut travailler, droit aussi respectable, ai-je dit, — et M. Waldeck-Rousseau l'a répété solennellement dix ans plus tard — que celui des ouvriers qui ne veulent pas travailler; d'autre part, en facilitant l'arbitrage, c'est-à-dire en offrant les moyens de le réaliser et en persuadant aux parties d'y recourir. Cette seconde moitié de la tâche est purement morale. Néanmoins, je crois qu'un gouvernement décidé à user de son influence, et qui se maintient dans les régions d'une sereine impartialité (avec la nuance de bienveillance que mérite l'être faible qu'est l'ouvrier), a la chance en bien des cas d'aplanir le désaccord. L'essentiel, je n'y saurais trop insister, c'est que des deux côtés on soit bien convaincu de la droiture de ses intentions.

Je finis — non sans avoir essuyé beaucoup de dénégations et d'interruptions — par faire accepter à la Chambre cette manière de voir. Quant aux ouvriers, il faut supposer que mes déclarations les avaient convaincus du profond intérêt que je leur ai toujours porté, car ils me proposèrent, par l'organe du ministre des Travaux publics, de servir d'arbitre entre eux et les compagnies de mines. Je ne crus pas devoir accepter ce mandat. J'aurais craint de compromettre l'autorité du gouvernement, et mes collègues furent de mon avis. Il me parut préférable de me borner à désigner des arbitres, que les parties d'ailleurs se déclaraient prêtes à accepter. D'accord avec M. Yves Guyot, je déléguai trois inspecteurs généraux des Mines, qui, en très peu de temps, réussirent à terminer le différend.

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Mis sur le web par R. Mahl en 2006