SOUVENIRS

1848-1878

Charles de Freycinet

Volume 1, paru en 1912 chez Ch. Delagrave éd. (4ème édition)

CHAPITRE XI
MISE EN ŒUVRE DE LA CONSTITUTION.

Les élections, fixées au 30 janvier 1876 pour le Sénat et au 20 février pour la Chambre des Députés, devaient exercer une influence capitale sur l'avenir de la République. Du côté de la Chambre, nous étions sans inquiétude : la majorité serait républicaine. Mais dans quelle proportion? Le chiffre importait beaucoup, car la majorité du Sénat, malgré le noyau des inamovibles, serait réactionnaire. L'élection des sénateurs dépendait, en effet, des maires et ces maires, nommés par le pouvoir exécutif, nous étaient presque tous hostiles. Il y avait donc un intérêt de premier ordre, pour prévenir toute tentation malsaine, à ce que la majorité républicaine de la Chambre fût vraiment imposante.

Bien que j'eusse pris une part active aux campagnes de la République française, je ne songeais pas à poser ma candidature. Mon département d'origine, le Tarn-et-Garonne, semblait acquis aux réactionnaires; dans les Landes, j'avais bien reçu quelques ouvertures, mais elles ne paraissaient pas très sérieuses. Je me disposais donc à reprendre le chemin de ma forge, quand M. Gambetta m'ouvrit un autre horizon : « Il faut, dit-il, que vous soyez des nôtres. Le concours de tous nos amis est indispensable. La République est fondée, il est vrai, mais il reste beaucoup à faire. Nous devrons la féconder, réformer les administrations, développer toutes les branches de l'activité nationale; enfin, prouver au pays que nous sommes un parti de gouvernement et nous préparer à gouverner nous-mêmes. Nous aurons besoin de vous. Renoncez donc à vos occupations et présentez-vous. » Comme je lui objectais que je n'apercevais pas de siège pour moi à la Chambre, il ajouta : « Aussi n'est-ce pas à la Chambre que je vous propose d'entrer; je reconnais qu'avec le scrutin d'arrondissement vous auriez peu de chances d'être élu. Tournez-vous du côté du Sénat. Le scrutin de liste est beaucoup plus accessible aux idées générales. Votre vrai titre est celui d'ancien Délégué à la Guerre. Le département de la Seine est généreux, patriote, toujours prêt à manifester pour le droit. Il aura à cœur de réparer en votre personne les injustices dont la Défense nationale a été l'objet. Votre livre, les rapports de la Commission d'enquête ont mis votre nom en évidence. Allez de l'avant. » Il étudia alors les meilleurs moyens de procéder : « Je n'en aperçois qu'un, dit-il, de vraiment efficace. C'est de voir les électeurs individuellement; ils ne sont pas beaucoup plus de deux cents. Vous leur expliquerez votre cas. Vous ferez vibrer la corde patriotique, toujours sensible chez eux. Vous leur direz, à l'occasion, que je vous ai donné ce conseil... Je pars pour quelques semaines. Mais je serai là, le grand jour. Et si quelqu'un vous attaque dans la réunion plénière, je dirai ce que vous avez fait... En attendant, ne manquez pas de rendre visite à Victor Hugo, qui sera vraisemblablement le grand maître de l'élection sénatoriale. A mon retour je vous présenterai à lui comme mon ami. »

Victor Hugo était, en effet, désigné par la voix publique comme le triomphateur à l'élection prochaine, comme la gloire du futur Sénat. Paris, admirateur de son génie et de sa protestation enflammée contre l'Empire, avait hâte de lui faire oublier la préférence dont un jour Vautrain avait été l'objet. Un mot tombé de ses lèvres pouvait créer un préjugé en ma faveur. Il me reçut avec une sérénité olympienne et la bonne grâce dont il était coutumier vis-à-vis des débutants. Je lui avouai mon ambition : marcher à sa suite dans le sillon sénatorial. Il n'en parut pas offusqué et m'autorisa à revenir quand la période électorale serait plus avancée. Peu de temps après, je le rencontrai chez M. Edmond Adam, où M. Gambetta m'avait introduit. Mme Adam (Juliette Lamber) était dans tout l'éclat de sa beauté et de son talent. Les plus hautes notabilités se pressaient chez elle. Outre M. Gambetta et ses principaux collaborateurs, on voyait MM. Duclerc, Victor Lefranc, de Marcère, Le Myre de Vilers, les généraux Billot, Saussier, les amiraux Jaurès, Jauréguiberry, des écrivains comme Emile de Girardin, Edmond About, Alphonse Daudet, des artistes comme Clésinger et Bartholdi. Victor Hugo était assidu et paraissait sous le charme de la maîtresse de la maison. M. Gambetta, avec un tact parfait, lui laissait la première place. Au milieu de la cour qui l'entourait, il voulut bien me reconnaître, et même il répondit à Mme Adam qu'il parlerait en ma faveur. J'ignore s'il le fit, mais je n'ai jamais paru en douter. Quant à Mme Adam, elle m'émerveilla par ses saillies, sous lesquelles je sentais un grand fond de bonté. Je suis sûr qu'elle recommanda ma candidature à tous ceux de ses amis qui pouvaient aider au succès.

J'entrepris le cours de mes « visites académiques », comme les appelait plaisamment M. Gambetta. Mes amis de la République française, et particulièrement M. Allain-Targé, qui était membre du conseil municipal, m'aplanirent les voies auprès de notables électeurs. Je trouvai, la plupart du temps, un accueil assez sympathique. Les souvenirs de la guerre étaient encore vibrants; l'Assemblée nationale n'était pas populaire. Quand je racontais, d'une part, ce que j'avais fait aux côtés de M. Gambetta, d'autre part les odieuses enquêtes qui avaient essayé de ternir cet effort, mes paroles éveillaient chez mes interlocuteurs un écho chaleureux. Ils se déclaraient prêts à accorder à la Délégation de la province une juste réparation. J'expédiai ainsi près de deux cents visites individuelles, dont les trois quarts me donnèrent bon espoir. J'en avais laissé de côté une quarantaine, qui eussent été stériles et embarrassantes, en raison de la profonde divergence des opinions politiques.

Le jour de l'élection approchait. Des réunions préparatoires, dites plénières, devaient se tenir au boulevard des Capucines, dans une grande salle louée pour la circonstance. Le public s'y intéressait vivement. C'était la première application de la Constitution; on cherchait à démêler l'orientation que prendrait le suffrage mis en œuvre pour la nomination du Sénat. Dans le département de la Seine, secoué naguère par la Commune, quel serait le résultat d'une semblable consultation? Les violents l'emporteraient-ils, ou au contraire la population donnerait-elle l'exemple de la sagesse? La physionomie de ces réunions pouvait influer sur l'esprit des déparlements et, par suite, sur la composition même de la Chambre des députés.

A en juger par le langage des journaux, elles s'annonçaient assez orageuses. Les noms des organisateurs, très avancés, ne présageaient rien de bon pour les « radicaux de gouvernement » ; nous serions, sinon mis en minorité, du moins vivement discutés.

L'ouverture de la première réunion fut très bruyante; on eut beaucoup de peine à se mettre d'accord sur le choix du président. Enfin, une majorité se dessina dans le sens de la pondération et M. Krantz, sénateur inamovible, ingénieur renommé, [ Jean Baptiste Sébastien KRANTZ (1817-1899 ; X 1836) fut Inspecteur général des ponts et chaussées, député, sénateur] ami politique de M. Gambetta, put prendre place au fauteuil présidentiel. Dès lors je respirai ; on ne s'imagine pas l'émotion dont j'étais étreint au seuil de cette comparution qui empruntait aux circonstances une solennité inusitée. Les candidats furent appelés à tour de rôle : chacun venait prendre place devant l'estrade du bureau, derrière une petite table qui simulait la tribune. Je devais parler un des derniers. J'écoutais attentivement les déclarations de mes concurrents, afin d'éviter, si possible, les écueils auxquels ils se heurtaient en s'expliquant sur « le programme ». Le parti avancé avait en effet dressé un tableau de revendications sur lequel nous étions sommés de prendre des engagements. Résolu à faire une sélection, je me demandais anxieusement comment j'éviterais de déchaîner des tempêtes, quand M. Gambetta réclama la parole. Il critiqua l'ampleur démesurée de ce programme, « semblable, dit-il, à un Décalogue et dont la réalisation exigerait plus que la durée d'une génération ». Il fallait, d'après lui, se restreindre à trois ou quatre questions essentielles, vraiment d'actualité, et remettre les autres aux élections futures. A la suite de cette intervention, il fut décidé que le « Décalogue » ne serait pas présenté en bloc à notre acceptation, mais que nous exposerions librement nos idées, sauf à être interrogés ensuite, s'il y avait lieu, sur des points déterminés.

Le défilé des candidats — nous étions plus de vingt pour cinq sièges — continua dans ces conditions nouvelles. Enfin, je pris place derrière la petite table, face à l'assistance. J'avais observé que les candidats les plus mal accueillis n'étaient pas les plus modérés, mais ceux qui avaient parlé avec le moins de netteté et s'étaient efforcés de plaire par des déclarations excessives et vagues. Ils avaient obtenu des applaudissements bruyants mais clairsemés. J'exposai donc mon cas simplement, sans dissimuler mes origines et la nouveauté de mes services. Je me réclamai de la Défense nationale et du témoignage de M. Gambetta, qui m'avait vu à l'œuvre : « Si je suis venu tard à la République, dis-je, j'y suis entré par la grande porte et j'ai reçu le baptême non de l'eau, mais du feu; c'est dans la fournaise ardente de la Défense nationale que j'ai lutté pour mon pays avec mon cœur, avec mes facultés, avec toutes mes forces... » Faisant ensuite allusion à Victor Hugo, dont la grande ombre se projetait sur tous les candidats : « Il est, ajoutai-je, des penseurs, des précurseurs, qui tracent les grandes voies de l'humanité. A côté d'eux, il y a place pour les travailleurs plus modestes, qui rendent pratiques leurs idées, qui les appliquent, qui organisent et administrent... Je demande à être enrôlé dans la phalange scientifique de la République. » Ce petit discours eut un succès que je n'espérais pas. Dès ce jour fut scellé entre les électeurs sénatoriaux de la Seine et moi ce pacte de confiance, de leur part, de dévouement et de gratitude, de la mienne, qui dure encore, après trente-six ans. L'un des assistants s'étant risqué à mettre en doute mon républicanisme « de fraîche date », M. Gambetta se leva et dit : « Je m'en porte garant. Si quelqu'un attaque cette candidature, je répondrai. » Personne ne désira se mesurer avec un semblable adversaire.

A ma grande surprise, Victor Hugo n'obtint pas l'assentiment unanime. Ses déclarations réitérées en faveur d'une immédiate amnistie des condamnés de la Commune jetèrent du froid dans une partie de l'assemblée. Les plaies de l'affreuse guerre civile saignaient encore; nombre de bons républicains pensaient que l'heure de la clémence n'avait pas sonné, que cette amnistie nécessaire ne devrait venir que plus tard. La générosité du poète leur paraissait dangereuse, intempestive. Ses magnifiques périodes, un peu mystiques, lues sans souci des impressions de l'auditoire, lui aliénaient visiblement des suffrages. Une seconde réunion confirma la première. Au scrutin du 30 janvier, le nom de Victor Hugo sortit l'avant-dernier, après un ballottage. Les trois autres élus étaient Tolain, Hérold et Peyrat. Quant à moi, j'avais été nommé en tête, au premier tour.

Ce succès dépassa mes visées. J'éprouvais même une vraie gêne de cette sorte d'offense au génie, dont il me semblait être complice. Que penserait de moi Victor Hugo, que diraient ses admirateurs? Je ne voulus pas qu'on pût supposer un instant que je prenais au sérieux cette supériorité de rencontre. Dès le lendemain, je me présentai chez M. Victor Hugo : « Je viens, dis-je, en dépit de l'arithmétique, saluer le premier sénateur de la Seine et me ranger à son côté. » Il sourit et me tendant la main : « Je n'ai pas été surpris du résultat du scrutin. Je savais que mon plaidoyer pour l'amnistie m'enlèverait beaucoup de suffrages. Mais il fallait que cette parole fût prononcée ; elle préparera l'avenir. » Nos relations par la suite furent cordiales. Il m'invita même à ses soirées, auxquelles je me rendis deux ou trois fois.

Les élections sénatoriales donnèrent, dans l'ensemble, un résultat satisfaisant. Sans doute, elles laissaient la majorité à droite, ainsi qu'on l'avait prévu, mais cette majorité n'était pas telle qu'on ne pût se flatter de la voir changer de sens au prochain renouvellement triennal. Dans les bureaux de la République française nous avions compté sur douze à quinze sièges de moins. C'est donc avec une grande confiance que nous attendîmes les élections à la Chambre des députés, sur lesquelles l'administration avait beaucoup moins de prise.

Notre espérance ne fut pas trompée. Les républicains se trouvèrent à la Chambre, après les ballottages, en majorité d'environ deux cents voix. Leur armée, malheureusement, n'était pas homogène; elle n'obéissait pas tout entière à M. Gambetta. Sans parler de l'extrême gauche, qui faisait bande à part, une fraction notable recevait l'impulsion de M. Jules Simon et de M. Jules Ferry. Cette démarcation s'est effacée pendant le Seize-Mai ; mais, au commencement de 1876, elle était encore très sensible. M. Gambetta avait à cœur de prévenir des antagonismes dont il apercevait tous les dangers. La Chambre était à la merci d'une dissolution, que le Maréchal obtiendrait du Sénat quand il lui plairait de la demander. Il importait que le parti républicain se montrât uni, compact, ne se laissât pas entamer. M. Gambetta pensa que le meilleur moyen serait d'instituer des réunions périodiques, non seulement entre les républicains de la Chambre, mais aussi avec ceux du Sénat. On élaborerait en commun le plan de conduite et le même esprit régnerait dans les deux assemblées. Une première réunion plénière fut organisée avant l'ouverture des Chambres. Nous nous y rendîmes en grand nombre. M. Henri Brisson présidait : choix excellent, qui inspirait confiance à toutes les fractions du parti. M. Proust lança la proposition, en la justifiant avec sobriété. Quelques contradictions s'étant élevées, M. Gambetta intervint avec son éloquence des très bons jours. Mais l'assemblée ne fut pas entraînée.

Les amis de MM. Jules Simon et Jules Ferry présentèrent des objections de détail. Ils invoquèrent la difficulté de mettre en mouvement une aussi vaste machine, le temps que nécessiterait l'entente préalable des deux Chambres. Quelques sénateurs, de la même nuance politique, firent remarquer que le Sénat, moitié moins nombreux que la Chambre, se trouverait fréquemment annihilé dans ces votes en commun. Au fond, les modérés, qui formaient la majorité, craignaient de subir la pression des radicaux. Le projet fut écarté. On convint toutefois, par politesse, que ces sortes de réunions seraient réservées pour les cas exceptionnels. En fait, elles n'eurent jamais lieu et les républicains de chaque Chambre délibérèrent séparément. M. Gambetta fut affecté de cet échec, qui lui parut un symptôme grave de division. Je crois, pour ma part, que les sénateurs étaient surtout préoccupés de ne pas perdre leur autonomie.

La session s'ouvrit le 8 mars 1870. La situation dans les deux Chambres était bien différente. Au Sénat, nous déplorions notre impuissance ; nous avions en face de nous les principaux chefs de la réaction, dont nous connaissions la redoutable influence à l'Elysée. Qu'adviendrait-il le jour où ils persuaderaient au Maréchal que la Chambre mettait obstacle à l'exercice de son mandat? Cette question nous remplissait d'inquiétude. Au contraire, les républicains de la Chambre, tout à leur triomphe, en particulier les nouveaux, exultaient. Ils applaudissaient bruyamment à l'échec de M. Buffet, battu quatre fois, quoique président du Conseil, dans les Vosges, la Meuse, le Cher et le Tarn-et-Garonne, tandis que M. Gambetta se voyait élu simultanément à Paris, Lille, Marseille et Bordeaux.

Le ministère croulait et faisait place à un cabinet Dufaure, dans lequel figuraient MM. Waddington, Léon Say, Christophle, Teisserenc de Bort. C'était le triomphe du centre gauche, en attendant le triomphe de la gauche elle-même. M. Gambetta seul restait soucieux devant ses intimes. « La majorité à la Chambre est trop forte, disait-il, elle prendra trop de confiance. Il faut jouer serré. » On n'imagine pas, en effet, la circonspection avec laquelle nous dûmes avancer sur un terrain qui semblait acquis à toujours. Sans doute le suffrage universel avait affirmé sa foi républicaine. Mais cette manifestation, si imposante qu'elle fût, se brisait contre le pouvoir exécutif, appuyé sur le Sénat. Nous n'avions du régime parlementaire que l'apparence. Au fond, nous dépendions d'une faction qui avait la force publique à son service. La génération actuelle, qui voit la République maîtresse à l'Elysée, au Luxembourg et au Palais-Bourbon, ne soupçonne pas ce qu'il a fallu de prudence et de fermeté d'âme pour traverser les premières années du régime.

Notre rôle au Sénat était donc, pour le moment, tout d'observation. Nous attendions les initiatives de la Chambre, en nous employant plutôt à les tempérer. Car, mieux placés qu'elle pour mesurer les forces de l'adversaire, nous avions une perception plus nette du danger. Calme et patience! ne cessions-nous de répéter à nos bouillants et trop confiants amis. Nous jugions opportun, avant de rien entreprendre de grave, d'attendre le renouvellement triennal du Sénat, qui pourrait déplacer la majorité. Devant ce morne horizon, je résolus, en ce qui me concernait, de m'absorber dans le travail législatif et en particulier dans l'étude du projet de loi sur l'administration de l'armée, dont le général de Cissey, ministre de la Guerre, venait de nous saisir. C'est la première question sur laquelle je n'ai pas été en complet accord avec M. Gambetta. L'intendant Richard, qui était entré dans les bureaux de la République française et qui voyait M. Gambetta journellement, avait suscité des doutes dans son esprit. Toutefois, avec sa largeur d'idées habituelle, il ne chercha pas à peser sur moi, et même son journal, auquel je ne pouvais plus collaborer régulièrement, me consacra des articles très sympathiques.

J'étais resté, depuis Tours, fort imbu de l'opinion que le commandement doit avoir la haute main sur l'administration en temps de paix comme il l'a nécessairement en temps de guerre. Ces questions, qui, de 1876 à 1882, ont passionné le parlement, paraissent aujourd'hui bien surannées. On est tellement habitué à voir le commandant du corps d'armée maître de tous ses services, sous le contrôle du ministre, qu'il ne semble pas que les choses aient pu jamais être autrement. Mais, en 1876, l'ancienne école, qui plaçait le service de santé sous l'intendance, et celle-ci en dehors du chef militaire, avait de nombreux et brillants partisans. La réforme a été tenue en échec sous deux législatures successives, et je n'ai pu la mener à bien qu'en 1882, avec le concours du général Billot, ministre de la Guerre dans le cabinet que je présidais.

Le général de Cissey avait franchement abordé la réforme, quoique avec une certaine timidité dans les détails. La commission nommée par le Sénat se montra tout d'abord assez partagée. Elle comprenait douze militaires et six civils. En voici la composition : vice-amiral Pothuau, Audren de Kerdrel, colonel d'Andlau, comte de Saint-Vallier, Charles Brun, général Robert, de Freycinet, général Chareton, général Guillemaut, général Duboys-Fresnay, Mayran, colonel de Bastard. contre-amiral Montaignac, général Billot, Béraldi, général Pélissier, général Loysel, général Letellier-Valazé.M. Bouchard, conseiller référendaire à la Cour des comptes, et le commandant d'état-major Samuel nous étaient adjoints comme secrétaires. Nous siégeâmes sans interruption depuis le mois de mars jusqu'à la séparation des Chambres, au milieu d'août, et nous reprîmes nos séances au mois d'octobre. Après une longue discussion préliminaire, une majorité se dessina en faveur de la réforme ; elle s'augmenta de jour on jour, et, au mois de juin, je fus désigné comme rapporteur par douze voix contre quatre (deux membres favorables étaient absents pour raison de santé). Je rédigeai mon rapport pendant les vacances et je refondis entièrement le texte, d'après les votes de la commission. La République française, toujours maternelle à mon égard, présenta ma nomination comme un hommage rendu à la Défense nationale en province.

Aucun document ne fut plus soigné par moi que ce rapport. J'étais pénétré de la gravité du sujet. En outre, je voulais dissiper les préventions qui subsistaient encore dans certains esprits. Je tenais à montrer que les services de la guerre, à Tours et à Bordeaux, n'étaient pas tombés entre les mains imprudentes dénoncées par les enquêtes. La discussion publique fut fixée au 6 novembre; ce jour marque une date dans ma vie. C'était mon début parlementaire ; l'honneur de la Défense nationale se trouvait un peu engagé, me semblait-il, et mon émotion redoublait. Pour ne pas risquer de demeurer court, j'avais appris par cœur ma démonstration. (Que les débutants ne suivent pas cet exemple!) Les orateurs qui m'avaient précédé, entre autres M. d'Audiffret-Pasquier, descendu ce jour-là du fauteuil de la présidence pour faire un exposé magistral, avaient sensiblement dérangé mon plan. Les sutures que je dus improviser avant de monter à la tribune n'étaient pas très solides ; de sorte que, peu après mon exorde, tout craqua subitement et je me trouvai comme suspendu dans le vide. Ce ne fut qu'un instant, mais combien affreux ! Je crus que j'allais être obligé de descendre honteusement, en invoquant quelque vague prétexte de santé. La mémoire me revint et je pus continuer mon discours, qui fut du reste favorablement accueilli. Mais la leçon a été bonne et je n'ai plus été tenté de recommencer. Je répéterai aux jeunes orateurs ce que m'avait dit M. Gambetta et que j'eus le tort d'oublier : « Ayez vos idées claires, connaissez bien votre sujet, disposez au besoin certains points de repère, mais, en ce qui concerne la forme, abandonnez-vous à l'inspiration du moment. Préparez tout au plus quelques-phrases pour commencer et surtout pour finir. » Car la fin, c'est l'écueil des débutants. Ils ne savent souvent pas comment s'arrêter et s'exposent à trop prolonger leurs harangues. Quant à l'orateur expérimenté, il n'a pas besoin de préparer son effet final : les circonstances, les impressions de l'auditoire le lui fourniront. Il faut être bien fort pour conduire heureusement un discours fait d'avance.

La loi fut volée à la quasi-unanimité. Transmise à la Chambre, elle y rencontra de vives oppositions qui ne cédèrent qu'après cinq ans.

Le cabinet centre gauche de M. Dufaure était loin de plaire à la majorité réactionnaire du Sénat. Celle-ci avait la prétention de continuer l'Assemblée nationale. Elle se flattait de l'emporter dans les renouvellements successifs et, dès maintenant, elle était assurée de remplacer les inamovibles venant à disparaître par des choix à son image, destinés à accroître sa force numérique. Aussi sa morgue subsistait-elle en dépit des leçons du suffrage universel. Elle se rappelait trop que, de concert avec le Maréchal, elle pouvait dissoudre la Chambre. Elle entendait peser énergiquement sur le cabinet et se considérait comme étant, dans une large mesure, l'arbitre de ses destinées.

Cette situation créait un péril permanent. Il eût fallu à la Chambre une dose de patience peu commune pour subir ce rôle effacé. La prudence assurément lui conseillait de ne rien brusquer, mais la nature humaine a ses entraînements. La majorité républicaine, forte par le nombre, qualifiée par ses origines, voulait jouir de ses droits parlementaires. Elle réclamait la direction politique et, sans attendre, exigeait l'« épuration » des fonctionnaires, dont l'intervention dans la lutte lui avait laissé des souvenirs amers. Sans trop se soucier des obstacles qui embarrassaient la marche de M. Dufaure, elle le gourmandait de sa circonspection, elle lui marchandait les délais nécessaires pour habituer le Maréchal à des sacrifices pénibles; elle prétendait à des satisfactions immédiates. M. Dufaure, un peu timoré peut-être, mais dont l'âge et les services méritaient le respect, souffrait de se voir ainsi talonné; il aspirait en secret à se décharger d'un fardeau rendu chaque jour plus lourd. M. Gambetta eut souhaité retarder l'échéance, mais son action ne s'étendait pas sur toutes les fractions du parti républicain. Le danger immédiat paraissant écarté, la discipline se relâchait; l'extrême gauche de la Chambre, accrue par le dernier scrutin, n'admettait pas la temporisation. De là, entre la majorité et le cabinet Dufaure, une série de conflits secondaires, qui préparaient une rupture que le vieil homme d'Etat ne cherchait plus à conjurer. Le 2 décembre 1870, mis en minorité sur la question de cessation des poursuites contre les insurgés de la Commune, M. Dufaure démissionna sans regrets, laissant les députés face à face avec le Maréchal.

La majorité sénatoriale en éprouva une vive joie. De tous les républicains au pouvoir, M. Dufaure était celui qu'elle détestait le plus, parce qu'il pouvait mieux qu'un autre vaincre les répugnances du Maréchal, l'acclimater au nouveau régime, diminuer par conséquent l'influence des monarchistes. Sa chute fortifiait les propos que ceux-ci tenaient à l'Elysée, à savoir que les républicains étaient ingouvernables et qu'il fallait en revenir aux hommes d'ordre et de conservation sociale. Toutefois, ils ne jugèrent pas que leur heure fût encore venue et ils engagèrent le Maréchal à tenter une nouvelle expérience afin de compléter, disaient-ils, la démonstration aux yeux du pays. L'homme avec qui l'expérience leur parut avoir le plus de chances d'échouer était M. Jules Simon : son antagonisme latent avec M. Gambetta amènerait des divisions dont ils sauraient bien profiter.

Certes le talent et la fidélité républicaine de M. Jules Simon étaient universellement reconnus. Mais son rôle à Bordeaux, ses liens étroits avec M. Thiers avaient créé des préventions chez ceux qui se réclamaient de la Défense nationale en province, ainsi que chez la plupart des radicaux. Les uns et les autres réservaient un accueil défiant au nouveau président du Conseil. On pouvait prévoir que, contesté à la Chambre, il n'aurait pas auprès du Maréchal l'autorité dont jouissait M. Dufaure. Il ne saurait peut-être pas déjouer les manœuvres des monarchistes qui, en ce moment, affectaient de le louer et de le mettre en avant. A ces divers points de vue, c'était un mauvais choix. M. Gambetta, qui se préoccupait d'assurer l'union du parti, me dit au cours de la crise, alors que les organes de la réaction prononçaient avec ensemble le nom de M. Jules Simon : « On veut nous diviser. Tâchons d'éviter le piège. Vous avez conservé de bonnes relations avec le général Borel; voyez-le. Il est l'ami du Maréchal; il pourra l'avertir de la faute qu'on s'efforce de lui faire commettre. Evitez d'ailleurs que ma personne apparaisse, car nous éveillerions des susceptibilités. »

Je me rendis chez le général Borel : « Je viens, dis-je, vous parler de la crise ministérielle, si toutefois vous croyez que le Maréchal ait quelque désir de connaître les dispositions de M. Gambetta. » — « Je sais qu'il a ce désir, répondit le général, car il se rend bien compte de l'influence que M. Gambetta exerce dans la Chambre. » — « Remarquez, repris-je, en appuyant sur les mots, que M. Gambetta ne m'a chargé d'aucune communication pour le Maréchal; il ne se le serait pas permis. Je vous apporte de simples indications personnelles, dont vous userez comme bon vous semblera ; c'est moi seul qui suis en jeu. » Je fis alors un court exposé de la situation et j'ajoutai : « M. Gambetta ne demande pas qu'on donne le pouvoir à ses amis — il ne croit pas le moment venu — mais il demande qu'on ne le donne pas à ceux qui, à tort ou à raison, passent pour ses adversaires. Le Maréchal devrait choisir un homme dont le nom permît l'union dans la majorité de la Chambre; ce serait la meilleure condition de durée pour le cabinet et par conséquent de tranquillité pour le pays. » — « Quel homme voyez-vous? » dit le général — « Oh! il y en a certainement plusieurs, repliquai-je, mais je puis vous en citer un, qui me paraît réunir les conditions requises. M. Duclerc est à la fois modéré, ce qui est pour plaire au Maréchal, et républicain de vieille date, ce qui plaira à la Chambre. Il est étranger aux rivalités de groupes et siège au Sénat. Son choix ne serait un échec pour personne. »

Le général, entrant dans cette vue, me demanda si je ne pourrais pas indiquer aussi quelques parlementaires qui, le cas échéant, feraient partie de la combinaison; « car, dit-il, cela aiderait le Maréchal, qui ne connaît pas beaucoup le personnel républicain. » Je citai certains noms, qui offraient le même caractère de neutralité entre les groupes et que je savais être agréables à M. Gambetta sans risquer d'offusquer le Maréchal. Le général, toujours méthodique, prit des notes et m'assura qu'il en parlerait le jour même. « N'oubliez pas, dis-je en me retirant, que M. Gambetta n'y est pour rien. »

Le général fut-il moins bon diplomate qu'il ne s'était montré bon chef d'état-major ? Le Maréchal se méprit-il, ou, ce qui est plus probable, de perfides conseillers réussirent-ils à dénaturer à ses yeux la démarche ? Toujours est-il qu'il l'interpréta fort mal et se décida sur-le-champ pour M. Jules Simon. Au premier conseil des ministres, il s'exclama : « M. Gambetta se croit déjà chef de l'Etat. Imaginez qu'il prétendait me dicter mon ministère ! » Le Maréchal garda de l'incident une forte impression, car deux ans après, alors que j'étais son ministre des Travaux Publics, il me dit à brûle-pourpoint, en tète à tête dans son cabinet : « Savez-vous pourquoi M. Gambetta voulait me faire prendre M. Duclerc ?... Il empiétait sur mes attributions. » — « M. Gambetta, répondis-je, n'a rien voulu de semblable. Dans le régime parlementaire, les membres influents de la majorité ont souvent l'occasion de donner leur opinion au chef de l'État sur le choix d'un premier ministre. M. Gambetta n'ayant pas d'accès direct au-près de vous, j'ai cherché à y suppléer. L'intermédiaire même auquel je me suis adressé montre que nul ne songeait à s'écarter du respect qui est dû à votre personne et à vos prérogatives. » — « J'avais cru autre chose », dit le Maréchal et il n'en fut plus question.

Ainsi fut constitué le ministère du 13 décembre 1876. M. Jules Simon arrivait au pouvoir avec la permission des ennemis de la République, presque sur leur désignation. Il souffrit tout le temps de ce vice originel dont il était fort innocent. L'Elysée se fit une complète illusion sur son caractère. On vit en lui un complaisant et l'on crut qu'il travaillerait à refréner les aspirations de la majorité de la Chambre. On crut surtout qu'il en amènerait involontairement la dislocation.

M. Jules Simon se trouva donc, dès le début, aux prises avec des difficultés particulières. Le Maréchal continuait de se raidir contre la Chambre, tandis que celle-ci se jugeait en droit de demander davantage au nouveau cabinet. Pour prévenir les conflits, M. Jules Simon voulut persuader aux républicains de rabattre momentanément de leurs prétentions. Il réunissait le soir, à la place Beauvau, un grand nombre de parlementaires. Sous prétexte de les consulter, il les haranguait avec un art infini, leur exposant les difficultés de sa tâche, l'impossibilité d'élargir son programme, la prudence à laquelle il était tenu. Il s'efforçait de les rallier d'avance aux mesures qu'il projetait de prendre. Moyen ingénieux, mais qui n'est pas sans inconvénient. Si l'on ne réussit pas à convaincre, on se découvre en pure perte et l'on coupe, pour ainsi parler, les ponts derrière soi.

Il ne tarda pas à expérimenter l'insuffisance de sa méthode. Le Sénat avait rétabli, dans la loi de finances, des crédits supprimés par la Chambre. Celle-ci consentirait-elle à ce rétablissement? C'était la vieille querelle constitutionnelle, qui n'est pas encore vidée. On connaît les deux thèses. La Chambre dit : « La Constitution porte que les lois de finances sont, en premier lieu, présentées à la Chambre des députés et votées par elle. Donc toute demande de crédit qui arrive devant le Sénat, non votée déjà par la Chambre, est inexistante et le Sénat n'a pas à en connaître. Il ne peut dès lors rétablir un crédit refusé par la Chambre. » Le Sénat répond : « Cela s'applique à l'ensemble de la loi et point à chaque détail séparément. Certes la loi ne peut être présentée au Sénat avant d'avoir été votée par la Chambre. Mais une fois portée au Sénat, elle est comme toutes les lois : le Sénat y exerce son droit d'amendement; il rétablit, supprime ou modifie des articles. » Je crois que le Sénat a raison. Mais cela importe peu.

La question est pendante depuis trente-six ans. Les deux Chambres vivent sur une transaction, imitée des pratiques de la cour pontificale, qui consiste à réserver le principe et accepter le fait. Sans cela. le budget ne serait jamais voté.

M. Jules Simon, qui désirait se concilier le Sénat et sa majorité conservatrice, toute-puissante à l'Elysée, résolut de faire consacrer la thèse sénatoriale par la Chambre. Entreprise scabreuse, car M. Gambetta, qui s'était prononcé avec éclat, en maintes circonstances, pour la thèse opposée, ne consentirait certainement pas à se démentir. M. Jules Simon se confia trop à sa conférence. Il y convoqua les principaux amis de M. Gambetta, MM. Allain-Targé, Spuller, A. Proust, etc. Il exposa ses vues avec une habileté consommée ; je dois dire qu'il m'émerveilla : il m'aurait convaincu, si je ne l'avais été déjà. Mais il avait affaire à forte partie. M. Allain-Targé, qui connaissait à fond les questions financières et était tout imprégné des doctrines de M. Gambetta, lui opposa une réponse très serrée. La réunion se sépara fort indécise, les « gambettistes » manifestement décidés à tenir bon. Si le président du Conseil ne s'était pas autant avancé, il aurait probablement accepté la solution plus modeste que je rappelais tout à l'heure, à savoir : laisser de côté le principe et se contenter du fait.

La lutte s'engagea devant la Chambre le 28 décembre 1876. Elle mit aux prises les deux plus redoutables adversaires et les plus dissemblables qu'on puisse imaginer. L'un souple, habile, insinuant, échappant à l'étreinte, avec des retours dangereux; l'autre puissant, dédaigneux des feintes, au geste impérieux, recherchant un corps à corps irrésistible. L'admiration se partagea entre les deux rivaux. La Chambre fit ce qu'elle a toujours fait depuis. Elle ne se prononça pas sur le principe, elle admit le crédit qui avait provoqué rengagement. Le cabinet ne fut pas renversé, mais il demeura affaibli et la majorité opéra sa propre cassure, sous l'œil satisfait des réactionnaires. M. Jules Simon put voir combien était ardue sa tâche. « Résolument républicain et résolument conservateur », avait-il dit de lui le premier jour. Double qualificatif, difficile à soutenir longtemps. L'Elysée allait lui démontrer qu'on ne pouvait contenter à la fois les conservateurs et les républicains.

M. Gambetta prévoyait la chute de M. Jules Simon, il ne la désirait pas. Il me disait : « Ou bien le Maréchal viendra à nous, et c'est trop tôt, ou il retournera aux réactionnaires, et ce sont de nouvelles secousses pour le pays. » Il eût voulu prolonger ce provisoire, mais il ne dépendait pas de lui d'arrêter le cours des événements. La majorité républicaine attendait de M. Jules Simon les réformes qu'elle n'avait pas obtenues de son prédécesseur. Le choix de ce vieux lutteur lui semblait une promesse; elle ne soupçonnait pas que le Maréchal eût pu le méconnaître assez pour lui demander de continuer une politique de piétinement. Elle était de bonne foi dans son impatience et elle ne doutait pas qu'en pesant sur M. Jules Simon elle recevrait enfin les satisfactions légitimes. Celui-ci se trouvait donc dans la plus difficile posture, entre la Chambre qui le poussait et l'Elysée qui le retenait. Quant à M. Gambetta, il ne pouvait renier le programme qu'il avait développé devant le suffrage universel et qui avait tant contribué aux succès électoraux des dernières années. Disposé personnellement à la temporisation pour éviter un conflit constitutionnel, il eût été sans crédit pour solliciter de ses amis l'abandon de leurs revendications les plus pressantes.

J'ignore ce qui se passait à ce moment dans l'esprit de M. Jules Simon. Il était beaucoup trop perspicace pour ne pas voir le danger. Par quels moyens espérait-il y échapper? Les fameuses conférences sur lesquelles il avait tant compté déclinaient de jour en jour. Les amis de M. Gambetta les désertaient successivement. Je les avais abandonnées l'un des premiers, convaincu de leur inutilité et désireux de me consacrer à mes occupations parlementaires. La loi sur l'administration de l'armée était votée par le Sénat, mais j'étais entré dans la commission des finances, où j'étudiais attentivement les ressources budgétaires, en vue du programme des Travaux publics que je méditais déjà. Je n'avais donc plus avec M. Jules Simon des contacts qui me permissent de suivre les efforts de sa politique. Je savais seulement qu'il était très embarrassé et fort préoccupé de l'attitude que prenait la fraction avancée de la Chambre. C'est encore le lieu de regretter l'absence de communications directes entre certains hommes politiques. Si M. Gambetta et M. Jules Simon avaient continué de se fréquenter, peut-être eussent-ils trouvé matière à des transactions susceptibles de faciliter la marche du gouvernement. Mais entouré de ses seuls amis, dont M. Jules Ferry était le chef parlementaire, M. Jules Simon n'avait pas d'action sur l'Union républicaine, qui obéissait exclusivement à l'influence de M. Gambetta, et encore moins sur l'extrème gauche qu'inspirait M. Clemenceau et qui le trouvait beaucoup trop modéré.

La situation se compliquait donc de plus en plus. M. Jules Simon avait, en outre, à compter avec les dispositions de son propre cabinet. Deux tendances s'y faisaient jour, qui correspondaient assez bien à celles des deux fractions de la majorité. Une partie des ministres se résignait à temporiser, recherchant surtout l'accord du côté de l'Elysée; les autres, plus hardis, se rapprochaient de M. Gambetta et considéraient comme un danger public de rejeter dans l'opposition un si grand nombre de bons républicains. Ils inclinaient à les satisfaire, dût-on heurter quelque peu l'Elysée qui, espéraient-ils, se déciderait à suivre l'impulsion plutôt que d'ouvrir un nouveau conflit avec le pays. Tiraillé entre ces deux tendances, le cabinet hésitait et n'avait pas l'allure ferme qui seule eût pu imposer au Maréchal. Celui-ci, témoin des fluctuations du Conseil, accordait d'autant plus volontiers sa confiance aux réactionnaires, qui ne cessaient de répéter qu'avec de la résolution on viendrait aisément à bout des velléités de la Chambre. Le Maréchal recommandait à M. Jules Simon de tenir tète aux éléments « démagogiques » et de montrer de la vigueur. Le ressentiment qu'il nourrissait alors contre M. Gambetta, à la suite de ma visite au général Borel, l'incitait davantage à refuser toute concession. C'est dans ces conditions obscures que se traîna l'existence du cabinet pendant les premiers mois de 1877.

Un premier fait indisposa fortement l'Elysée, sans lui permettre toutefois de se plaindre ouvertement, car le terrain eût été trop mauvais pour la réaction. Les 3 et 4 mai, le gouvernement fut interpellé sur les mesures qu'il comptait prendre « pour réprimer les menées ultramonlaines », qui compromettaient nos bons rapports avec l'Italie. En un pareil sujet, modérés et radicaux de la Chambre étaient transportés d'une commune ardeur. Les ministres aussi se trouvaient tous à l'unisson. M. Jules Simon, quelques conséquences qu'il entrevît, ne songeait pas à résister au courant : mieux valait succomber devant l'Elysée que se faire renverser par un vote qui l'eût classé, lui, libre-penseur, parmi les cléricaux. La discussion fut d'une chaleur extraordinaire. M. Gambetta y prononça un véhément discours; il termina par l'aphorisme célèbre — dont il reporta d'ailleurs l'honneur à son ami Peyrat — : « Le cléricalisme, voilà l'ennemi. » M. Jules Simon accepta un ordre du jour vigoureux, voté par toute la majorité républicaine, lequel déclarait les manifestations ultra-montaines « dangereuses pour la sécurité intérieure et extérieure du pays », et invitait le gouvernement à «réprimer cette agitation antipatriotique, en usant des moyens légaux dont il dispose ».

Au Sénat, nous eûmes la sensation très nette que des événements graves approchaient. La majorité conservatrice se répandait en conciliabules ; les allées et venues se multipliaient entre les meneurs de la droite et l'Elysée; le président du Sénat était appelé en conseil auprès du Maréchal;M. de Broglie rayonnait. Le duc d'Audiffret-Pasquier restait impénétrable et paraissait plutôt retenir ses collègues. Nous nous demandions, anxieux, quel allait être notre rôle, quel appui efficace nous pourrions prêter à nos amis de la Chambre. M. Jules Simon, affectant l'indifférence, ne cachait pas à ses intimes qu'il avait joué son va-tout et qu'il attendait la mort sans phrases. Cependant la mort ne vint pas, au moins tout de suite, et M. Jules Simon se reprit à espérer. Au fond, il nourrissait de grandes illusions ; il comptait sur les sympathies du Maréchal, alors que — pour employer la locution consacrée — c'était simplement « le calme qui précède la tempête ». Il était impossible, en effet, qu'un pareil incident n'eût pas eu sa répercussion profonde à l'Elysée. Le Maréchal, avec sa compréhension militaire de la politique, devait se sentir atteint par le vote de la Chambre. Non qu'il fût un clérical, ni même un catholique militant. Il avait donné, dans sa carrière, des preuves d'une pensée assez indépendante. Par une singulière ironie des choses, cet homme qui a pris figure de champion de la réaction était au fond d'humeur très libérale, avec une pointe de gallicanisme. Son tempérament le rapprochait beaucoup de M. Dufaure, dont il n'était séparé que par les habitudes de sa profession. S'il avait vécu dans les assemblées parlementaires et s'il avait eu le goût de la tribune, il aurait plus volontiers joué le rôle d'un général Foy que d'un Changarnier. Mais il avait le défaut ou la qualité d'introduire le point d'honneur dans ses hautes fonctions. Dès qu'il se persuadait ou qu'on lui persuadait que le point d'honneur était en cause, les autres considérations s'effaçaient. Nommé président de la République par la majorité de l'Assemblée nationale, il se regardait toujours comme son mandataire et ne prenait pas garde aux conditions nouvelles dans lesquelles la Constitution le plaçait. Résister au vote de la Chambre lui semblait une question non d'opinion mais de conscience. J'ai souvent été frappé du contraste qui existait chez lui entre l'homme et le chef d'Etat. Dans la conversation privée il était d'humeur facile, enjoué même, accommodant; si le devoir présidentiel lui apparaissait, il devenait grave, presque inquiet, avait la parole brève, légèrement impérieuse, comme s'il craignait de se laisser entraîner hors d'une consigne étroite. Cette consigne, ses « amis » au besoin se seraient chargés de la lui rappeler, car ils n'admettaient pas qu'il fût autre chose qu'un dépositaire. Ils avaient pris hypothèque sur son honnêteté; d'où le caractère aigu des luttes qui suivirent, dans lesquelles il n'y avait pas de place pour les transactions.

Avec un tel état d'esprit, le Maréchal ne pouvait qu'être fort ému de l'attitude de M. Jules Simon. Ses notions sur la discipline et la hiérarchie se trouvaient renversées; avant de souscrire aux volontés de la Cbambre, son premier ministre aurait dû prendre ses ordres, il n'avait pas le droit d'engager son chef. Si le Maréchal ne le lui fit pas sentir sur l'heure, c'est parce que ses conseillers lui démontrèrent la nécessité de différer pour frapper plus sûrement. Mais on peut croire que la perte de M. Jules Simon était résolue en principe. Celui-ci ne parut pas s'en douter; le silence temporaire du Maréchal lui donna l'illusion qu'il conservait sa confiance. Le jour même de l'interpellation, il avait célébré à la tribune la correction constitutionnelle du président de la République et exprimé « la respectueuse admiration que lui inspirait de jour en jour davantage sa conduite politique ». Je ne me suis jamais expliqué qu'un regard aussi exercé, aussi pénétrant que celui de M. Jules Simon, n'ait pas perçu le trouble de l'atmosphère et les prodromes d'un orage certain.

Huit jours après cette interpellation, le 12 mai, la Chambre adopta une disposition, assez anodine, qui consacrait la publicité des séances des conseils municipaux. Le vote fut rendu à l'improviste, sur un amendement auquel peu de personnes s'attendaient. Le président du Conseil, indisposé, n'assistait pas à la séance. Le sous-secrétaire d'Etat à la Justice, M. Méline, qui se trouva représenter le gouvernement, fit des réserves sur la disposition en la laissant passer en première lecture. C'est une procédure assez employée, on le sait, pour ne pas interrompre la délibération. Le mal — si mal il y avait— pouvait être réparé en seconde lecture, puisque le gouvernement avait gardé sa liberté. Il n'existait donc pour le Maréchal aucun motif de s'émouvoir, si autour de lui on n'avait été décidé à s'émouvoir quand même. Le 15 mai, la Chambre abrogea la loi sur la presse. Pour le coup c'en était trop. L'édifice conservateur s'en allait pièce à pièce. M. Jules Simon avait formulé quelques réserves, mais elles ne portaient que sur un point de détail. L'occasion parut bonne aux conseillers du Maréchal. D'une part, il ne fallait pas laisser s'évaporer la mauvaise humeur provoquée chez lui par l'interpellation du 4 mai; d'autre part, on avait l'avantage de dépouiller la querelle du caractère clérical, antipathique au pays, pour la rattacher à un incident secondaire de législation, qui le toucherait médiocrement. Il faut croire d'ailleurs que les coalisés étaient prêts et, en pareil cas, tout ajournement affaiblit. Ils persuadèrent donc au Maréchal que la coupe débordait, que ses prérogatives étaient méconnues, que le pouvoir à lui confié subissait des empiétements intolérables. Rapprochant habilement ces incidents de l'interpellation précédente, ils montrèrent qu'on se trouvait en présence d'un système, et que si le président de la République tardait davantage à faire sentir son autorité il manquerait à la mission conservatrice dont il était investi. Le point d'honneur ainsi éveillé, le résultat était certain : le Maréchal allait, sans le vouloir, déchaîner la crise la plus grave que la France ait traversée depuis la réunion de l'Assemblée nationale.

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