Jean DUCRUY (1884-1915)

Fils de Antoine Jean Auguste Eugène René DUCRUY (1854-1888 ; X 1874, mort capitaine d'artillerie, religion catholique). Petit-fils de Joseph Jean Baptiste Auguste DUCRUY et de Estelle VITTEAU.

Ancien élève de l'Ecole des mines de Paris (promotion 1908). Ingénieur civil des mines.


Bulletin de l'Association amicale des anciens élèves de l'Ecole des mines de Paris, mars-avril 1916 :

Au cours des attaques de septembre dernier est tombé, mortellement blessé, notre Camarade Jean Ducruy, de la promotion 1908, à la tête de la 2me batterie du 2e régiment d'artillerie, qu'il commandait depuis un an. Tous ceux qui l'ont connu à l'École ont gardé le souvenir de cette grande et sympathique figure, si ouverte et si gaie. Il était de ceux qu'on n'oublie pas, quand on les a une fois approchés.

Jean Ducruy était né le 21 septembre 1884 à Nevers, où son père était capitaine au 1er régiment d'artillerie; peu après, un changement de garnison l'amenait à Lyon, plus près de sa famille et du Dauphiné qui était sa véritable petite patrie. C'est là qu'un terrible accident de cheval coûta la vie à cet officier de mérite. Jean n'avait que trois ans : élevé à Lyon par sa mère, femme admirable qui s'était consacrée tout entière à cette tâche, il passait les vacances à Varces, près de Grenoble, dans la maison familiale que gouvernait militairement sa grand'mère ; c'était vraiment un cadre féerique que ce fond de vallée des Alpes dominé par les contreforts du Vercors et le Col de l'Arc, que ce vieux château au parc rempli d'eaux-courantes ; rien n'y sentait le banal ni le médiocre, rien n'était plus propre à vous faire l'âme grande : notre ami l'avait naturellement; toujours il eut horreur de la vie mesquine et vulgaire.

Il fit ses études chez les Pères Jésuites de Lyon, montrant un goût très net à la fois pour la carrière militaire et la vie d'ingénieur; esprit ouvert, ingénieux, adroit, saisissant comme d'intuition la géométrie et la mécanique, il aimait à travailler de ses mains et avait — disait-on en riant — des dispositions pour tout. A la rue des Postes, où il fit ses spéciales, la vie d'internat, la discipline minutieuse des heures de travail, le firent beaucoup souffrir. Il fut reçu à l'École des Mines avec le n° 8, en octobre 1905.

Les années d'Ecole comptèrent parmi ses meilleurs souvenirs. Il y retrouvait la liberté de travail et la largeur d'idées qu'il aimait, et, sans viser à être classé en tête, il sut tirer un profit très personnel des leçons de nos maîtres. Plein d'entrain, disposé à rendre service, musicien, artiste, il n'eut pas de peine à se faire apprécier de ses camarades; il fut quelque temps commissaire de sa promotion, et participa toujours activement aux réunions amicales. Beaucoup l'ont connu de plus près, car son appartement de la rue de la Planche, tout comme la maison maternelle de Varces, étaient toujours largement ouverts aux amis; ceux-là savent quelle belle âme de gentilhomme, de soldat et de chrétien, quel cœur aimant et généreux, possédait Jean Ducruy.

A la fin des Cours Préparatoires, une maladie obligea notre ami à demander un sursis d'un an ; c'est ainsi qu'il se trouva appartenir à la promotion 1908. Avant de rentrer à l'École, il s'était fiancé à Mlle Dugueyt, d'une excellente et nombreuse famille de Voiron : le mariage eut lieu pendant les vacances de Pâques de l'année 1909 et l'attacha plus solidement encore — s'il était possible — à son cher Dauphiné.

Aussi, au mois de juin 1911, muni de son diplôme, Ducruy se hâta de retourner au pays natal, où son activité trouvait le champ le plus vaste et le mieux approprié : le grand problème de l'utilisation des chutes d'eau touchait aux deux sciences où il excellait, électricité et mécanique. Ingénieur de la maison Bouchayer et Viallet, attaché à la Société de l'Eau d'Olle, une des filiales de l'Aluminium Français, il eut à conduire des études passionnantes d'installations hydroélectriques, joignant à une valeur technique déjà sûre d'elle-même le don — qu'il eut toujours — d'inspirer à son personnel la confiance et l'attachement. Au moment de la déclaration de guerre, il venait d'entrer dans une autre affaire de Grenoble, la maison Joya, dont notre camarade M. Dusaugey est ingénieur-conseil. Il était père de quatre enfants : une vie belle et bien remplie s'ouvrait devant lui.

Mais il n'avait point oublié tout à fait ses goûts d'artilleur. Son année de service avait été pour lui un enchantement, malgré les fatigues de la rude vie de canonnier. Brigadier à quatre mois, maréchal des logis six mois après, il avait été admis, les deux années réglementaires écoulées, comme officier de réserve, et venait de recevoir son deuxième galon. Soldat, il l'était par tout son sang, et j'imagine que, malgré le déchirement du départ, son cœur dut bondir de joie : il était artilleur, il était officier, il allait participer à la « grande guerre » ! C'était la réalisation de son rêve d'enfance, de cet avenir tant de fois évoqué jadis. Tout de suite il fut dans son élément, à son poste : un mois ne s'était pas écoulé que son capitaine, faisant fonctions de chef de groupe, lui confiait le commandement de la batterie. Je le vis alors au passage, la visière du képi bossuée, la culotte éraflée en deux endroits près du genou, et pas un instant, dans les effusions de cette rencontre brève, il ne perdit de vue son unité qui débarquait. On sentait le chef, les hommes le savaient bien, et sa nomination de capitaine, survenue quelques semaines plus tard, ne fit que consacrer une situation bien établie; ils lui témoignaient une confiance sans bornes, et ils l'adoraient. Ne trouva-t-il pas, à son retour de permission, ses canons baptisés des noms de ses quatre bébés ! Son courage calme, sa froide bravoure toujours maîtresse d'elle-même, électrisaient sa batterie et la faisaient passer pour invulnérable.

Après s'être battu dans les Vosges, dans l'Oise, sur la Somme, son régiment prit part aux attaques de Champagne. Le 29 septembre, après quatre journées d'offensive heureuse, en position sur les lignes allemandes enlevées, il soutenait de son feu l'infanterie, refusant de s'abriter pour mieux maintenir par son exemple le courage de tous. Le combat faiblissait déjà quand un obus, éclatant à une dizaine de mètres, le renversa, ouvrant à hauteur de la ceinture une large plaie, brisant le col du fémur. Ne pouvant se relever, il voulut transmettre à son lieutenant et ami, frère de notre camarade Callies, le commandement de la batterie, et faire abriter ses hommes, avant de se laisser emporter. La blessure ne semblait pas mortelle; mais les pansements très douloureux réagirent violemment sur son pauvre corps, épuisé déjà par l'opération, et dans la nuit du 5 octobre il rendit son âme à Dieu. Sa résignation et son courage pendant ces six journées de souffrances avaient fait l'admiration et l'édification de ceux qui le soignaient.

Son colonel écrivait à sa famille :

« Je tiens à vous exprimer la part bien vive que je prends à votre immense chagrin. Il est nécessaire aussi que vous sachiez en quelle estime je tenais le capitaine Ducruy, et combien depuis le début de la campagne j'avais admiré son ardeur, son enthousiasme, et ses brillantes qualités d'artilleur. Il était aimé de ses soldats autant que de ses camarades et de ses chefs, et tous nous pleurons sa mort. Que cette affection dont il était l'objet, que surtout les grands services que son dévouement et son zèle ont rendus à la France, puissent être pour vous une consolation. Au moment où il était blessé, j'ai demandé pour lui la Croix de la Légion d'Honneur : Dieu n'a pas permis qu'il porte cet emblème. Il aura du moins celui, non moins glorieux, des héros, la Croix de Guerre, avec la citation suivante à l'Ordre de l'Armée :

« Officier de réserve d'une valeur professionnelle éprouvée, a donné sans cesse, depuis le début de la campagne, des preuves de bravoure et d'audace, s'aventurant en toute première ligne pour observer ses tirs. Complètement indifférent au danger, est resté debout dans sa batterie pendant un bombardement intense, donnant à tous l'exemple du calme et du sang-froid. A été mortellement blessé au cours de cette action. »

De ceux qu'elle a donnés à la Patrie notre École peut être fière. De tels dévouements ne sont pas perdus : ils sont la semence de la Victoire.

P. M.