Quand je l'ai rencontré pour la première fois, dans l'automne de 1881, à Grenoble, il était médecin aide-major au 2me régiment d'artillerie où j'accomplissais moi-même un stage de sous-lieutenant de réserve; il préludait, par des promenades géologiques et par des travaux minutieux de laboratoire et de bibliothèque, à sa carrière scientifique. Entre camarades, on le plaisantait un peu sur son goût pour les fossiles, jugé inattendu, étrange, chez un médecin, en tout cas immodéré. Il était le premier à rire de ces taquineries innocentes, dont on sentait bien qu'au lieu de le décourager elles ne faisaient que stimuler son ardeur et son enthousiasme de naturaliste. J'apprenais, quelque temps après, qu'il avait quitté le corps des médecins militaires; un peu plus tard, en 1885, qu'une thèse magistrale sur la géologie du bassin tertiaire du Roussillon lui avait valu le diplôme de docteur es sciences; un peu plus tard encore, qu'il était chargé des cours de Minéralogie et de Géologie à la Faculté des Sciences de Marseille; enfin, en 1889, qu'il était nommé professeur de Géologie à l'Université de Lyon. A cette époque, 1889, il avait 35 ans; on parlait déjà de lui comme d'un très savant paléontologiste et comme d'un géologue de grand avenir; et l'un de mes maîtres, qui l'avait vu de près — ayant résidé, comme lui, à Marseille —, me disait: « Depéret est, à mes yeux, le seul de nos jeunes géologues qui sache distinguer une hypothèse séduisante d'un résultat vraiment acquis»; et il ajoutait: «vous verrez le beau chemin qu'il fera ». Ce chemin est devenu bien vite une voie triomphale.
En 1903, j'eus de nouveau l'honneur d'être, pendant quelques jours, le commensal de Depéret. C'était à Vienne (Autriche), au Congrès géologique international. La délégation française était nombreuse; il en était, incontestablement, le chef; il semblait être chez lui, dans cette capitale étrangère; le grand Eduard Suess le traitait en ami. Célébrité, autorité, faveur, étaient, pour Depéret, la récompense de son vaste travail de coordination relatif à l'histoire des temps miocènes en Europe, travail qu'il venait d'achever. Les terrains miocènes se suivent sans discontinuité depuis la Provence jusqu'au fin fond de la plaine hongroise; ils occupent en Autriche et en Hongrie d'énormes surfaces; la description analytique en était faite à peu près partout, et l'on voyait déjà s'avérer l'existence, pendant cette fraction de l'ère tertiaire, d'un étroit chenal maritime entourant les Alpes, chenal de durée éphémère, bientôt remplacé par une série de lagunes aux eaux graduellement dessalées. Mais, avant Depéret, la synthèse n'existait pas, l'histoire de la mer miocène n'était pas écrite. En cette année 1903, il venait de l'écrire, à la suite d'un long voyage d'études comparatives autour de la chaîne des Alpes, par la Suisse, le duché de Bade, le Wurtemberg, la Bavière, l'Autriche, la Hongrie, l'Italie du Nord, et le souvenir de ces pages lumineuses, où des arguments paléontologiques, d'une précision inconnue jusqu'alors, s'enchaînent à des observations stratigraphiques multipliées et présentées en faisceau, ce souvenir était dans la mémoire de tous les géologues d'Autriche-Hongrie et planait, comme un symbole de concorde, sur toutes les conversations et les disputes du Congrès.
Vingt-trois années plus tard, en 1926 — il n'y a pas encore 3 ans — à Madrid, dans un autre Congrès international qui réunissait près d'un millier de géologues venus de tous les pays de la terre, les géologues français ont eu, de nouveau, la fierté d'avoir Depéret à leur tête. Il avait gardé l'aspect et l'allure de la jeunesse et son ardeur au travail semblait la même qu'autrefois. Il nous fit deux conférences: l'une sur les Primates du Pliocène; l'autre sur les sépultures aurignaciennes de Solutré. J'assistais à ces deux séances; l'entendre était un plaisir pour l'oreille et, pour l'esprit, un régal. L'auditoire était sous le charme de son langage simple et clair, de son exposé facile à suivre et cependant de si haute portée scientifique et philosophique. Grâce à Depéret, dans ce Congrès de Madrid, la géologie française était à l'honneur, et aucun autre savant ne jouissait d'un pareil prestige, n'avait autour de lui un cercle si nombreux et si respectueux d'admirateurs.
C'est qu'il était vraiment le grand savant, celui qui ne se contente pas d'être un érudit et d'accumuler note sur note, livre sur livre, observation sur observation, mais que guident constamment les idées générales et qui tient que rien n'est fait, en Science, tant qu'il reste quelque chose à découvrir, à expliquer et à comprendre. Dans les deux domaines où s'est particulièrement exercée son activité, le domaine de la paléontologie des Vertébrés et le domaine de la géologie stratigraphique, il a touché à cent sujets divers; chaque fois il a élargi et magnifié les questions, montrant, à côté des conquêtes définitives, les problèmes nouveaux qui surgissaient, et, à côté des régions maintenant éclairées, les régions ténébreuses qui s'ouvraient devant lui. Quand il a étudié un groupe de Vertébrés fossiles, il a toujours cherché le rattachement de ce groupe à un rameau phylétique, comme il disait, c'est-à-dire à tous les animaux qui semblent lui être généalogiquement apparentés; et son grand souci était de découvrir l'origine de ce rameau dans l'espace et dans le temps, et le commencement de son déclin, et le lieu et l'instant de sa disparition. Quand il a étudié un étage sédimentaire, ou une série d'étages posés les uns sur les autres, il s'est toujours proposé d'écrire l'histoire des épisodes géologiques auxquels nous devons l'étage ou la série d'étages; et il s'est efforcé d'étendre largement cette histoire et d'en faire un vaste chapitre du livre gigantesque où toutes les vicissitudes de la Face terrestre seront un jour racontées, pour l'émerveillement des hommes.
En paléontologie, il a été un évolutionniste, sans doute, mais un évolutionniste à part et qui ne se reliait à aucune école. Pour lui, l'évolution paléontologique se présente comme formée d'un faisceau innombrable de rameaux phylétiques évoluant parallèlement, c'est-à-dire sans se rencontrer, pendant une série d'époques géologiques plus ou moins nombreuses. Le rattachement d'un rameau à un autre rameau est toujours une hypothèse invérifiable. L'origine de chaque rameau est toujours obscure; elle paraît, le plus souvent, tout à fait brusque, mais cette apparition brusque, en un certain lieu, peut tenir à une migration; le problème de l'origine est alors déplacé dans l'espace et reculé dans le temps. La majeure partie des rameaux se sont éteints au cours des âges, et un petit nombre seulement se sont propagés jusqu'à nous, en évoluant plus ou moins, et durent encore. Tous les rameaux sont condamnés à disparaître. Leur évolution est dominée par trois lois: la loi de l'augmentation graduelle de la taille; celle de la spécialisation progressive, portant sur un organe ou sur plusieurs, déterminant parfois la survenue d'armes défensives ou offensives, et annonçant, comme l'augmentation de la taille, le déclin du rameau; enfin la loi de l'irréversibilité de l'évolution, c'est-à-dire de la marche fatale et inéluctable du rameau dans le même sens toujours, vers l'extinction finale, sans jamais pouvoir revenir en arrière. La promulgation de ces lois, après de nombreuses et patientes recherches, et la création d'une méthode rigoureuse pour l'étude de l'évolution réelle dans les temps géologiques, telles ont été les deux grandes préoccupations de Depéret dans sa vie de paléontologiste. Quant à saisir le mécanisme de l'évolution et à en découvrir les causes, il n'y songeait même pas, convaincu que causes et mécanisme nous échapperont toujours tant que l'on s'adressera aux seuls animaux actuels, et tout à fait sceptique à l'égard des théories de Lamarck et de Darwin, comme à l'égard des hypothèses récentes provoquées par les expériences de De Vries.
En géologie stratigraphique, il s'est surtout occupé des périodes voisines de nous, tertiaire et quaternaire. Dans l'ère tertiaire, c'est l'histoire du Néogène qui l'a retenu le plus longtemps: Miocène de de la vallée du Rhône, et Miocène tout autour des Alpes; Miocène d'Egypte; Pliocène du Roussillon, du Languedoc, de la Bresse, de l'Espagne et de l'Algérie, du golfe et de l'isthme de Corinthe; l'un et l'autre étudiés à la lumière des documents paléontologiques fournis par les faunes terrestres, spécialement par les Mammifères. C'est là qu'il a excellé; et c'est de là qu'est sortie, pour lui, une réputation universelle qui était une sorte de gloire. Dans les temps quaternaires, il s'est appliqué à écrire l'histoire de la Méditerranée, d'après les anciennes plages marines, aujourd'hui situées à des hauteurs variées au-dessus de la mer; puis il a reconstitué l'histoire de plusieurs vallées françaises, en particulier celle des vallées du Rhône et de la Saône. Il a rattaché les terrasses d'alluvions qui s'étagent, à des niveaux divers, au-dessus des rivières actuelles, il les a rattachées, dis-je, d'une part aux plages marines de la même époque, d'autre part aux moraines des vieux glaciers. Il nous a fait connaître les trois glaciations, les trois extensions glaciaires qui, successivement, au cours du Quaternaire, ont couvert la plaine lyonnaise. Il nous a montré le Rhône prenant sa source sur le plateau de la Croix-Rousse et sur le plateau de Fourvière, et, de là, coulant vers Givors dans une vallée, aujourd'hui délaissée et morte, dont les alluvions sont à soixante mètres au-dessus de notre Rhône; puis, longtemps après, un autre glacier, moins avancé, n'arrivant pas tout à fait jusqu'à Lyon, et donnant naissance à une rivière qui coulait à environ trente mètres au-dessus du fleuve actuel; enfin, beaucoup plus tard, un troisième glacier, qui s'arrêtait à une vingtaine de kilomètres à l'est de Lyon et dont les eaux de fonte coulaient à quelque vingt mètres plus haut que les eaux d'à présent. Synthèse complète et parfaite qui demeurera classique et servira de modèle à tous les essais de reconstitution paléogéographique.
Depéret faisait tout cela avec une admirable simplicité, sans autre souci que celui de l'exactitude. Il était le véritable artiste qui ne songe qu'à son oeuvre, qui vit pour son œuvre, qui n'est jamais satisfait tant que l'œuvre est inachevée. Les bruits du monde semblaient expirer à l'entrée de son laboratoire. On y travaillait dans la paix, la concorde, le silence, en vue de la réalisation de grandes choses, de la vérification de belles hypothèses, de l'édification de fécondes doctrines. On y vivait dans un lointain passé, parmi des formes géantes, évocatrices de très vieux êtres, morts depuis longtemps; mais sur cette poussière d'ossements allait et venait la pensée du maître, et ce souffle semblait capable de ranimer, de ressusciter la vie, tant il était fort, impérieux, ordonné, intelligent.
Bonté, affabilité, bienveillance, égalité d'humeur, simplicité, avec les plus beaux dons de l'esprit, tel était Depéret. Sa simplicité, surtout, était merveilleuse. Je me souviens de l'impression qu'elle avait laissée, un jour, à mes élèves, dirigés, avec moi, par lui, dans une promenade géologique aux environs de Lyon. La veille, on avait vu la moraine de Caluire et, sur le plateau à l'ouest de Fourvière, les alluvions de l'ancien Rhône. Le premier glacier, puis le second, s étaient étalés sous nos yeux. Maintenant, nous étions sur la troisième moraine, au village de Grenay. A la voix du maître, le paysage glaciaire s'était reformé. Voici la glace, couverte de débris, et voici, courbée en arc et pareille à un retranchement immense, la moraine frontale d'où s'échappe le Rhône. Tout s'explique et s'éclaire; mes jeunes gens ne se lassent pas d'écouter et d'admirer. On entre à l'auberge, pour un repas rapide. Assis sur un banc de bois, tirant de sa musette quelques pauvres nourritures, le maître a bientôt fini de déjeuner. Il cause avec mes élèves, gentiment, familièrement, bonnement, gaiement, sans aucune prétention; et cela les étonne, qu'on puisse être tout à la fois si grand et si simple.
Cet homme a dû goûter de bien pures joies, et bien violentes, au cours de sa vie paisible et rangée. J'imagine que son enthousiasme de chercheur qui a trouvé, qui a presque trouvé, s'est exalté souvent jusqu'à l'ivresse. Cette joie de la découverte, de la compréhension plus claire, de l'énigme enfin résolue, se lisait parfois sur son visage. Il s'illuminait alors, ce visage émacié; il devenait tout pareil à ces figures quasi-immatérielles, extra-terrestres, éclairées en dedans par l'ardeur de la pensée et du désir, que l'on voit dans les tableaux du Greco, le sublime peintre de Tolède, et par lesquelles l'artiste s'est efforcé de nous représenter des âmes.
Aucun mépris pour le monde, mais l'indifférence; l'argent tenu pour une chose de rien; les honneurs acceptés, mais non recherchés; les fonctions administratives exactement remplies, mais sans plaisir et par le seul souci du devoir; une philosophie sereine et douce; et bien au-dessus de cela l'œuvre à achever, le problème à résoudre, le passé de la Terre à reconstituer, les anciens vivants à faire revivre, la Pensée, en un mot, cette Pensée dont Henri Poincaré disait qu'elle est tout.
C'est pour elle, et par elle, que Depéret a vécu. Il ne s'est guère passionné que pour les opérations de l'esprit. Sous l'enveloppe frêle et comme transparente de son corps, on devinait une flamme ardente; et le rayonnement de cette flamme s'étendait au loin, sur ses disciciples, sur ses amis, sur ses confrères, sur tous ceux qui l'approchaient et l'écoutaient: rayonnement qui persistera, en dépit de la mort. C'est une chose bien émouvante qu'un tel homme, si convaincu de la prééminence de la Pensée et qui a tant pensé durant sa vie terrestre, nous quitte dans ces jours de fête où l'Eglise universelle célèbre l'Esprit, l'Esprit inimaginable qui ne connaît ni les dimensions du Temps, ni celles de l'Espace, et qui, bien au delà de l'Univers créé, souffle où Il veut.
Puisse cette mystérieuse coïncidence consoler quelque peu, dans leur affliction, la veuve et la famille de notre cher et illustre ami!