Publié dans ABC MINES, bulletin n° 26, juin 2005
Au moment de la disparition d'Hubert Curien, le dimanche 6 février, notre précédent bulletin était sous presse, et ce n'est donc que dans la présente livraison que nous pouvons rendre hommage à notre prestigieux Membre d'honneur |
En 1945, il est reçu à l'Ecole Polytechnique et à l'Ecole Normale Supérieure (E.N.S.) : il opte pour cette dernière. Sur les conseils d'Yves Rocard, il s'oriente vers la Cristallographie et débute ses recherches de futur docteur es sciences au sein du laboratoire de minéralogie de la Sorbonne, très impliqué dans les développements de la radiocristallographie par rayons X. En 1951, il soutient sa thèse sur «l'Etude des ondes élastiques et la diffusion thermique des rayons X dans le réseau cubique centré : application au Fer alpha ». Il est invité, la même année, au prestigieux Congrès Solvay. Il poursuit sa recherche sur la théorie de la diffusion Compton des rayons X dans les cristaux, et sur les défauts dipolaires dans le fluorure de lithium. Il s'intéresse ensuite au diagramme de phase du gallium, dont il découvre, en collaboration, trois phases métastables, beta, gamma, delta, dont il détermine les structures cristallines. Par la suite, Hubert Curien oriente ses recherches sur les macles et leur représentation théorique. Il introduit avec Y. Le Corre (1958) et ensuite Donnay (1959) la théorie des groupes de couleur imaginée par A. V. Choubnikov et propose, avec R. Kern (1957-58) une théorie causale de leur apparition.
Malgré ses charges ultérieures, il restera un scientifique actif, et, en 2001, il écrit un article du plus haut intérêt sur les cristaux dans l'Encyclopedia Universalis.
Un autre aspect, essentiel, de l'activité d'Hubert Curien concerne l'enseignement, auquel il attachait la plus grande importance : il n'a cessé d'enseigner, même lorsqu'il est devenu Ministre chargé de la Recherche. Assistant (1949), Maître de Conférence (1953) puis Professeur (1956) à la Faculté des Sciences de la Sorbonne (puis à l'Université Pierre et Marie Curie à Jussieu), il enseigne la Minéralogie et la Cristallographie, d'abord sous la direction de Charles Mauguin et de Jean Wyart, puis il ouvre de nouveaux enseignements de 3e cycle de Cristallographie à la Sorbonne. De 1954 à 1970, il est en même temps Professeur à l'E.N.S. pour la préparation de l'agrégation de Physique et de Chimie. Il continuera à assurer ses cours de Cristallographie jusqu'en 1994. Ses étudiants se souviennent de son extraordinaire talent d'enseignant et de son éloquence qui rendaient des plus agréables des sujets aussi rébarbatifs que la théorie des groupes, l'analyse tensorielle ou la diffraction des rayons X.
C'est au cours de ces premières années de sa carrière que seront noués des contacts et des amitiés avec ceux des minéralogistes spécialistes de la minéralogie systématique, qui s'intéressent à la recherche et à la définition des nouvelles espèces minérales, puis à leur conservation dans les Musées de Minéralogie, auxquels il apportera son soutien : Claude Guillemin, Henry Schubnel et Pierre Bariand. Et c'est pour le remercier de ce soutien que lui sera dédié, en 1968, un minéral découvert au Gabon, dans le gisement d'uranium de Mounana : la curiénite, Pb(UO2)2 V2O8.5H2O
A partir des années 1960, Hubert Curien accepte des responsabilités administratives de plus en plus importantes. Il devient vite un administrateur estimé de la Recherche et marquera de son passage nombre d'institutions. En 1966, il est nommé directeur scientifique de la physique du C.N.R.S. (Centre National de la Recherche Scientifique) lors de la création du premier collège de direction scientifique. Il devient directeur général du C.N.R.S. en 1969, où il poursuit la mise en place des Laboratoires Associés, des Actions Thématiques Programmées et des Comités des Relations Industrielles, les futurs C.R.I.N. En 1973, il est Délégué Général à la Recherche Scientifique et Technique (D.G.R.S.T.) où il crée les allocations de recherche au bénéfice des jeunes doctorants.
Sa carrière prend une nouvelle orientation en 1976, lorsqu'il accepte la présidence du C.N.E.S. (Centre National d'Etude Spatiales). Il parvient à restaurer la coopération entre les différents partenaires européens, et supervise, fin 1979, le 1er lancement, réussi, de la fusée Ariane. Il crée peu après la société Arianespace qui a ce jour a effectué avec succès plus d'une centaine de lancements. Beaucoup voient, aujourd'hui, en Hubert Curien le "père spirituel" de la fusée européenne. En 1978, il engage le programme SPOT d'observation de la Terre ainsi que le système de localisation Argos. De 1979 à 1984, il est le premier président de l'E.S.A. (Agence Spatiale Européenne), et réussit à convaincre les autres pays membres de donner à l'Europe les moyens de se maintenir dans la course vers l'espace entre les Etats-Unis et l'U.R.S.S. Diplomate, il sait établir et maintenir une coopération étroite avec ces deux géants : avec les soviétiques, il organise en 1982 le vol du premier spationaute français, Jean-Loup Chrétien, puis, avec Etats-Unis, en 1985, le vol de Patrick Baudry sur la navette spatiale.
En 1984, Hubert Curien devient membre du gouvernement, Ministre de la Recherche et de la Technologie. Il assumera cette fonction (son Ministère prenant le nom de Ministère de la Recherche et de l'Espace) sous l'autorité successive de quatre premiers ministres (L. Fabius, M. Rocard, E. Cresson, P. Bérégovoy). Il sait alors à la fois obtenir que la recherche soit une priorité, et que soient maintenus les programmes technologiques. Il réussit à doper les effectifs et les crédits de recherche : de 1988 à 1993, les crédits publics attribués à la recherche ont été augmentés en termes réels de 15% et leur part est passée, en près de 10 ans de 1.97 à 2.42% du PIB, permettant ainsi à notre pays de revenir sur un retard fort préjudiciable. On lui doit la réussite du programme technologique Eurêka. Apprécié par la grande majorité de la classe politique, Hubert Curien a fortement marqué l'histoire de la recherche scientifique française. Il a aussi marqué la recherche européenne : en 1994, il devient président du Conseil du Centre Européen de Recherche Nucléaire (C.E.R.N.). En 1993, il est nommé à l'Académie des sciences dont il devient président de 2001 à 2003. Entre temps, il a été président de la Fondation de France. Il était depuis quelques années membre du Haut Conseil pour la Recherche et pour la Coopération Scientifique et Technologique.
Dans un domaine qui nous est proche, rappelons qu'il a été membre, de 1963 à 1969, du Comité exécutif de l'Union Internationale de Cristallographie et, en 1967, président de la Société Française de Minéralogie, en 1969, président de l'Association Française de Cristallographie. Lorsqu'en 1988, notre association est créée sous l'impulsion de Claude Guillemin et Raymond Fischesser, il en devient vite Membre d'honneur, et en suivra les activités avec intérêt. Il accepte de présider la réunion organisée à l'occasion du 10ème anniversaire d'ABC Mines, et prononce à la séance inaugurale une conférence remarquée sur la place de la cristallographie et de la minéralogie dans la formation des ingénieurs. En 2001, à Châtillon-Coligny, lors de l'inauguration de l'exposition Tonnelier organisée grâce à l'aide de l'Ecole des Mines et d'ABC Mines, il insiste sur la nécessité de maintenir le niveau des collections de minéralogie et souligne que le Musée de Minéralogie de l'Ecole met seul à la disposition du public une collection systématique des espèces minérales et la collection départementale, présentation unique de l'un des éléments de notre patrimoine national.
Sa compétence, sa diplomatie, la réussite des projets complexes qu'il a su mener à bien, et son dévouement exemplaire à la chose publique lui ont valu, de l'Etat, des honneurs amplement mérités : Grand Officier de la Légion d'honneur, titulaire de la Médaille militaire, il était aussi Commandeur de l'Ordre national du Mérite et Commandeur des Palmes académiques. Mais distinctions honorifiques et lourdes responsabilités n'avaient pas altéré ses qualités humaines. Il était resté fidèle à ses origines vosgiennes, dont il avait gardé la simplicité, la résolution, la ténacité. Tout au long de sa vie, il a conservé son amabilité, et, avec son sourire malicieux, un humour dénué de toute malveillance. Ces qualités en faisaient, pour les conférences qu'il acceptait souvent de présenter, un orateur apprécié, agréable à écouter, au ton mesuré, bien éloigné des prises de position péremptoires et des déclarations fracassantes, reconnaissant le mérite et la part des autres dans le succès des opérations qu'il avait dirigées. Il convient également de souligner chez lui une rare disponibilité pour ses amis et ceux qui faisaient appel à lui. Les rencontres qu'il nous était donné de faire chez Claude Guillemin - tous deux étaient de très proches amis, ce dernier habitant Jargeau puis Orléans, non loin de Loury où se trouvait la maison de campagne du ministre - étaient pleines d'intérêt, d'agrément et de bonheur.
La disparition d'Hubert Curien est celle d'un savant estimé de ses pairs, d'un administrateur avisé de la recherche, d'un homme politique respecté de tous, pour beaucoup, d'un ami, et pour notre association d'un Membre d'Honneur qui lui a toujours manifesté un intérêt particulier et apporté un soutien efficace.
Rédigé avec l'aide d'éléments empruntés au «Point», à «La Liberté de l'Est», au « Monde », à l'Association française de Cristallographie et à Jean-Claude Boulliard de l'Université Pierre et Marie Curie.
Note de R. Mahl :
J'avais occupé le poste de responsable de l'énergie et des matières premières à la DGRST, puis au ministère de la recherche, en 1981-1982. J.-P. Chevènement, devenu ministre de la recherche en mai 1981, avait demandé des audits de diverses disciplines scientifiques. Sur le conseil de Philippe Gentilhomme qui travaillait avec moi au ministère, j'avais proposé et obtenu que l'audit des sciences de la terre soit confié à H. Curien, que je ne connaissais d'ailleurs que de réputation. H. Curien mena cette opération d'une main de maître, dans un contexte difficile : luttes d'influence entre Claude Allègre et Haroun Tazieff, tous deux fort influents au sein du Parti socialiste de l'époque mais ayant des opinions totalement divergentes sur la géothermie ou sur les surveillances volcaniques ; mais aussi révoltes de vieux géologues contre la théorie montante de la dérive des continents, contestation vive contre les opérations minières du B.R.G.M. et disparition programmée des crédits d'incitation du ministère pour la recherche géologique. Non seulement H. Curien arriva à calmer les scientifiques, mais il obtint une reconnaissance ministérielle inattendue, quoique provisoire, de ses propositions.
Lorsqu'il devint ministre de la recherche en 1984, il focalisa son action vers la sérénité des chercheurs, leur titularisation dans la fonction publique, l'augmentation des crédits et notamment des bourses, ainsi que certains grands programmes ou organismes (CNES, INRIA) qu'il connaissait bien. Il s'intéressa moins à la recherche industrielle, dont la part s'amenuisa, qu'à la recherche publique ; H. Curien considérait probablement que la recherche industrielle était de la compétence d'autres membres du gouvernement. Je m'intéressais personnellement, de 1984 à 1986, à la création en France d'un véritable réseau de la recherche, destiné dans un premier temps aux chercheurs essentiellement, sur le modèle de l'Arpanet/Internet qui arrivait des Etats-Unis ; hélas le projet resta totalement bloqué (en fait, jusqu'en 1992) car H. Curien évitait d'interférer avec ce qu'il percevait, à tort de mon point de vue, comme étant de la politique industrielle. On voit dans cet exemple que H. Curien cherchait toujours le consensus ; il partait du principe qu'en avançant lentement on soigne sa monture.