Par Emmanuel GRISON (X 1937)
La Jaune et la Rouge, août-septembre 1987.
AYANT eu la chance de connaître Louis Armand lorsqu'il présidait le Conseil de perfectionnement de l'École polytechnique, et ayant un peu fréquenté Monge par biographes interposés, j'ai trouvé que bien des traits communs, et l'admiration qu'Armand portait à Monge, justifiaient un parallèle entre ces deux grands hommes. La parution récente de deux ouvrages sur Louis Armand m'a incité à le proposer à La Jaune et la Rouge.
Monge était né à Beaune, mais son père et toute sa famille paternelle étaient de Haute-Savoie, d'un village proche de St-Jeoire, dans le Faucigny voisin de Genève. Le bourg natal d'Armand, Cruseilles, n'en est qu'à une quarantaine de kilomètres, lui aussi proche de Genève. Monge, à notre connaissance, ne parlait pas de ses origines savoyardes, mais Armand s'en vantait souvent. Il est de fait, en tout cas, qu'ils étaient tous deux de même région ancestrale, et tous deux d'origine sociale modeste. Le grand-père de Monge était " laboureur " (c'est-à-dire paysan propriétaire), son grand-oncle, curé. Le père d'Armand était instituteur.
Physique analogue : grand front, grosses lèvres, sourcils puissants, même faconde en société, même art de tirer mille histoires de leur sac. Tous deux sont des puits de science, dont la conversation ne se tarit pas et sait tenir l'auditoire sous le charme. Et, sur un registre plus sérieux, de même qu'Armand aime discourir et expliquer, de même Monge, après son cours, traîne derrière lui, jusqu'à son domicile, une troupe d'élèves attentifs.
L'un est un savant qui se passionne pour les problèmes de l'ingénieur, l'autre un ingénieur qui apprécie et respecte les savants. On verrait aussi bien - pardon pour l'anachronisme - Armand construisant la poudrerie de Grenelle et faisant des ascensions d'essai en aérostat, ou Monge mettant au point l'épuration des eaux de chaudière et devenant le pionnier de la traction électrique en courant industriel.
Armand était en outre féru de sciences naturelles et, depuis son jeune âge, un expérimentateur et un observateur. Nous connaissons aussi le côté "manuel" de Monge le géomètre, habile à voir dans l'espace et à dessiner, et de Monge le physicien qui répétait à Mézières, en même temps que Lavoisier et avec le même soin méticuleux, les expériences de synthèse de l'eeau à partir de ses éléments.
Monge était un grand mathématicien (ce que n'était pas Armand, et peut-être eût-il été incapable de grandes inventions mathématiques) mais tourné vers les applications de la science et soucieux, en bon encyclopédiste, de voir celles-ci libérer l'homme pour lui permettre d'élever son esprit. Armand était un chef d'industrie (ce que n'était pas Monge et sans doute eût-il été incapable d'organiser et d'administrer de grands ensembles industriels ; il fut un très piètre ministre de la Marine) mais il savait que le progrès des " arts " dépendait de celui des sciences et que la recherche appliquée s'étiolerait si on n'entretenait pas la recherche fondamentale.
Leur lien avec l'École polytechnique s'explique naturellement par ces convictions parallèles. Monge voulait une École ouverte à la science, contribuant au " perfectionnement " de celle-ci (ce qu'on appelle aujourd'hui la recherche), tout en donnant un haut enseignement scientifique à ses élèves avant de les envoyer dans les écoles des services publics. Armand, constatant le déclin de l'attrait de la recherche scientifique parmi les élèves issus de l'École et la préférence qu'ils marquaient pour des tâches d'administration ou de gestion, a voulu redorer le blason de la science à l'École, tant en élevant le niveau de l'enseignement et en modernisant la pédagogie et les programmes qu'en encourageant les vocations de chercheurs. Armand ne manquait pas d'ailleurs de marquer son admiration pour le grand ancêtre, à qui il imputait la création du Conseil de Perfectionnement et le choix de ce beau mot (peut-être à tort, car la genèse de ce Conseil, sous un autre nom, remonte aux obscures discussions qui s'étendirent en 1798 et 1799, en l'absence de Monge ; quant au mot, apparu pour la première fois dans la loi du 25 Frimaire an VIII, il se peut que ce soit Monge qui l'ait proposé, mais rien ne le prouve). Armand était assurément fier de présider celui-ci et de poursuivre, à ce poste et dans le même esprit, l'oeuvre initiée par Monge.
Monge eut son grand homme : Bonaparte, pour qui il conçut une dévotion aveugle. Armand, enthousiaste comme Monge et comme lui grand patriote, eût pu nourrir un semblable culte pour le grand homme de son époque. Mais là s'arrête le parallèle : Armand était bien plus lucide que Monge et, s'il avait son honnêteté, il ne partageait pas sa naïveté et ne se faisait pas trop d'illusions sur la "comédie humaine " (c'était son expression) qui se jouait dans les antichambres que fréquentent les ambitieux. Après 1804, dans les honneurs et les dorures de la cour impériale, Monge, au contraire, nous fait, à vrai dire, pitié. Armand sut mieux garder ses distances.
L'un comme l'autre étaient des hommes de progrès. Pour Monge, adepte convaincu et enthousiaste de la philosophie des Lumières, le progrès de l'humanité passait par la destruction des despotismes, par la Révolution libératrice. Monge fut un homme de gauche fervent, un anticlérical prononcé, encore que sans violence et sans haine - tous s'accordent à dire que c'était un doux, un coeur bon - parce qu'il voulait soulager l'homme, éclairer son avenir. Armand, qui avait bien plus d'expérience que Monge de la conduite des hommes et de leur commandement, était plus réaliste et nourrissait moins d'illusions ; il ne prit jamais parti dans le jeu politique, mais toutes ses interventions en tant que conseiller du Prince participaient du même souci que Monge : ouvrir l'avenir, libérer l'homme des contraintes, le pousser à voir loin et grand.
Ouvrir l'École : n'est-ce pas ce qui poussait Monge à protester - en vain - auprès de l'Empereur contre le " casernement " d'élèves jusque-là libres de leurs allées et venues, et surtout contre le paiement d'une pension de scolarité qui, pensait-il, réduirait le recrutement de l'École en la fermant aux candidats sans fortune, quel que soit leur mérite ? Et n'est-ce pas aussi pour l'ouvrir qu'Armand poussa l'École à quitter les vieux murs où elle étouffait, sans espoir de donner une place convenable au " perfectionnement " des sciences, c'est-à-dire aux laboratoires, à s'éloigner de Paris pour trouver plus d'espace, un style de vie plus ouvert, des échanges plus actifs avec les autres écoles d'ingénieurs ? Projet grandiose qu'il était trop facile de contrecarrer, chacun des futurs partenaires, jaloux de son indépendance, ayant ses défenses propres. Faut-il incriminer aussi la lourdeur des routines et le manque d'imagination ? Toujours est-il que le grand dessein qu'avait conçu Armand et qui eût été digne de l'École de Monge, n'aboutit pas.
A cent-soixante ans de distance, ces deux savoyards qui furent responsables des destinées de l'École polytechnique étaient bien animés, sous leur grand front, des mêmes idées et les ont fait avancer avec le même tempérament ardent.