TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XXI (2007)

L'imaginaire des volcans et les progrès de la volcanologie

Pascal Richet

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 12 décembre 2007)

Résumé.
De l'Antiquité à nos jours, l'imaginaire des volcans a été étroitement lié aux conceptions qu'on se faisait du volcanisme. Dans le cadre des mythologies gréco-romaines, les montagnes de feu furent d'abord associées à Héphaïstos et Vulcain, les dieux du feu et de la métallurgie. Les philosophes grecs attribuèrent ensuite l'activité volcanique à des incendies souterrains, une thèse qui fut prévalente pendant près de deux millénaires. Sous l'influence de Platon et de l'Apocalypse de Saint-Jean, les volcans n'en restèrent pas moins associés aux feux de l'enfer. La découverte de nombreux volcans actifs loins de l'Europe, puis d'appareils éteints dans toutes les parties du monde, conduisit à donner au volcanisme une toute autre image et à faire de son étude une composante importante d'une nouvelle science, la géologie, qui se forma à la fin du XVIIIe siècle. Cette nouvelle curiosité fut partagée par les artistes, peintres ou écrivains, qui considérèrent alors les volcans comme des sujets dignes de représentation, voire, sous l'inspiration de Pompéi, de scènes spectaculaires. Une des avancées les plus notables fut accomplie en 1797 quand la démonstration du fait que les laves proviennent de régions profondes et chaudes de la Terre ruina l'antique théorie des incendies souterrains. L'idée s'imposa ensuite que la Terre était, sous une mince croûte solide, une immense mer de feu. Bien qu'elle ait été vite infirmée par la physique, cette conception prédomine encore largement dans l'imaginaire contemporain.

Mots-clés : Histoire de la volcanologie - littérature sur les volcans - Vésuve - enfer - mer de feu.

Abstract.
From Antiquity to present day, popular representations of volcanoes have been closely connected with the prevalent conceptions about volcanism. In Greco-Roman mythologies, the mountains of fire were first associated with Hephaistos and Vulcan, the gods of fire and metallurgy. Greek philosophers then ascribed volcanic activity to subterranean fires, a thesis that would be accepted during nearly two millennia. Under the influence of Plato and of St-John Apocalypse, volcanoes nonetheless remained associated with the fire of hell. The discovery of numerous active volcanoes far from Europe, and then of extinct volcanoes in the various parts of the Earth gave volcanism a different outlook and made its study an integral part of the new science, geology, that formed at the end of the 19th century. This new curiosity was shared by artists, painters and writers, who considered volcanoes as subjects worthy of representation and even, as inspired by Pompeii, of dramatic scenes. One of the most important breakthrough came in 1797 when the demonstration that lavas originate from deep, hot regions of the Earth struck a fatal blow to the old theory of subterranean fires. Then the idea that was, under a thin solid crust, an immense sea of fire came to be accepted. Although this conception was quickly dismissed by physics, it still largely predominates in current popular representations of the Earth.

Key words: History of volcanology - literature on volcanoes - Vesuvius - hell - sea of fire

 

1. Introduction

" Parmi les phénomènes que la nature offre à nos regards, il n'en est pas de plus merveilleux qu'un volcan dans sa colère ", souligna le vulgarisateur Arnold Boscowitz en 1866. " Il mugit, il se couvre de feu, il incendie la contrée, il fait trembler la terre et frappe de terreur l'âme humaine ". Et Boscowitz ajouta : " Le mystère qui préside à sa naissance et les immenses désastres qu'il occasionne ont toujours occupé l'imagination des peuples, et toujours excité la curiosité des philosophes ". Cet intérêt, Jules Verne l'attestait au même moment en faisant de volcans les puissants ressorts dramatiques de L'île mystérieuse et du Voyage au centre de la Terre. Grâce à de riches métaphores, le volcanisme avait déjà solidement pris place dans le langage courant. En 1857, Henri Monnier mit dans la bouche de Joseph Prudhomme son célèbre à-peu-près " Le char de l'état navigue sur un volcan ", avant que le polémiste Léon Bloy ne note en 1903, plus sérieusement, " Il y a des moments où ce qui se passe est à faire vomir les volcans ", en évoquant le drame causé l'année précédente par la grande éruption de la Montagne Pelée à la Martinique.

À dire vrai, le livre de Boscowitz Les volcans et les tremblements de terre fut un des premiers à faire de la vulgarisation scientifique. Jusqu'alors, les volcans avaient surtout retenu l'attention du public cultivé par leur majesté et la grandeur de leurs manifestations. Ils avaient de la sorte pimenté plus d'un récit de voyage. Une excursion effectuée au sommet de l'Etna fut par exemple un des moments forts des Voyages en Sicile et à Malte, ouvrage publié en 1770 par l'écrivain anglais Patrick Brydone. En 1834, le Vésuve tint le rôle principal dans les Derniers jours de Pompéi, un habile mélodrame d'Edward Bulwer-Lytton inspiré par le tableau éponyme du peintre russe Carl Brioullov (1799-1852), dont le romantisme exacerbé annonça le mouvement pompier. Et, l'année suivante, les tribulations d'Alexandre Dumas à Naples et en Sicile donnèrent lieu à de savoureux portraits de l'Etna et du Vésuve qui agrémentèrent Le Spéronare et Le Corricolo.

Mais de telles œuvres firent peu de place à des considérations ou digressions proprement naturalistes. Même Erich Raspe (1736-1793), pourtant un des pionniers de la volcanologie, ne présenta en 1785 l'Etna que sous ses aspects les plus caricaturaux dans ses célèbres Aventures du baron de Münchhausen. Certes, la géologie était encore dans les limbes, ou commençait tout juste à exister en tant que telle, et l'étude des volcans joua d'ailleurs un grand rôle dans l'essor de la nouvelle discipline. Indépendamment du tempérament propre à chaque écrivain, le contraste entre Dumas et Verne refléta en réalité l'importance des progrès accomplis par la volcanologie entre les première et seconde moitiés du XIXe siècle. Il illustra ainsi le fait que l'image des volcans dans le grand public a toujours été tributaire des idées ayant eu cours à propos de leur origine et de leur mode d'activité. Le but de cet article est donc de décrire brièvement quelques-uns de ces aspects à travers les âges. Pour plus de renseignements sur le volcanisme, son histoire ou sa mythologie, on se référera plutôt aux livres de Maurice Krafft, Nicoletta Morello, Haraldur Sigurdsson, D.B. Vitaliano ou aux guides publiés par l'auteur de ces lignes.

N'ayant nulle prétention à l'exhaustivité, cette courte contribution ne s'écartera guère d'un cadre européen. Jusqu'au milieu du XIXe siècle, ce seront plutôt quelques vignettes, idées, représentations et auteurs marquants que le lecteur sera invité à suivre ou découvrir. Par rapport à la présentation orale qui en a été faite, cet exposé souffre naturellement d'une illustration réduite à la portion congrue. Décrire des tableaux qu'on ne montre pas ne revêt guère d'intérêt. Quitte à privilégier les aspects volcanologiques, l'accent sera donc mis ici sur les textes. Sans lui faire grief de petites inexactitudes, confions dans cet esprit à Alexandre Dumas le soin de planter le décor. En présentant celui des volcans qui a marqué l'imaginaire comme nul autre, le Vésuve, Dumas en offre en effet un résumé tel que les pages qui suivent en deviendraient presque superflues !

A. Dumas, Le Corricolo

2. Des montagnes de feu

De nos jours, le volcanisme est peu actif en Europe. Il y est confiné au sud de l'Italie et à la Grèce. Les provinces volcaniques récentes ont cependant une extension beaucoup plus grande. Remontant à quelques milliers ou dizaines de milliers d'années, une activité eut cours en Bohême, en Catalogne, en Eifel et, bien sûr, dans le Massif central. Dans la chaîne des Puys, où se rencontrent en France les volcans les plus jeunes, figurent une soixantaine de cônes stromboliens, une dizaine de cratères d'explosion et une demi-douzaine de dômes. La plupart de ces volcans furent actifs quelques semaines ou quelques mois seulement pendant une période qui s'étala entre 95 000 et 6 000 ans (cf. Goër de Hervé, 1997). Avec moins d'une éruption par millénaire, l'activité resta donc très modeste. Elle eut certainement des témoins. Mais, peut-être aussi en raison des changements de populations, nul souvenir n'en a été conservé. Certains ont cru en retrouver la trace dans la toponymie. Il est cependant douteux que des termes comme Montcineyre [mont des cendres], Montchal [mont chaud] ou Peyre Arse [pierre chaude] aient une origine volcanique, car des toponymes analogues se rencontrent dans des contrées où jamais nul volcan ne vit le jour. Le cas de Volvic est plus troublant, mais l'étymologie volcanus vicus avancée depuis le XVIIIe siècle est très loin de faire l'unanimité. Pour entrevoir comment nos ancêtres du Néolithique se figurèrent les volcans, il eût donc fallu que des éruptions eussent lieu près de Lascaux plutôt qu'à proximité de Clermont-Ferrand ! Un élément de réponse se présente néanmoins en Anatolie. La plus ancienne représentation connue d'un volcan se trouve en effet sur une fresque du VIIe ou VIe millénaire av. J.-C. de la ville de Çatal Hüyük (voir Krafft, 1991). Cette image est extrêmement fruste, mais son sens est attesté par la proximité du volcan Hassan Dag, et par le commerce d'obsidiennes qui était pratiqué dans la région, sans qu'on ne puisse dire en dire plus sur la manière dont le volcanisme fut perçu par ses auteurs.

Pour découvrir de véritables témoignages sur le volcanisme, il faut passer directement à l'Antiquité. D'entrée, il convient toutefois de le dire, les volcans ne furent pas chose très importante pour les Anciens (Foulon, 2004). Ne se souciant même pas de leur attribuer un nom propre, ils se contentèrent généralement de les appeler montagnes de feu. Même les poètes n'y firent que de brèves allusions. De l'Etna, nota ainsi Pindare (518-438), " sortent, vomies par ses abîmes, les sources les plus pures du feu inabordable, et pendant le jour, ces torrents répandent un flot de fumée ardente ; mais, dans les ténèbres, une flamme rouge roule et entraîne jusqu'aux profondeurs de la plaine marine des blocs de roche, avec fracas. Celui qui fait jaillir ces épouvantables jets d'Héphaïstos, c'est ce monstre. " L'Etna était donc un " prodige merveilleux à voir ", souligna Pindare, mais sa description le conduisit à évoquer Héphaïstos, fils de Zeus et d'Héra, époux d'Aphrodite, qui était le dieu du feu chez les Grecs.

Du feu, nous voilà vite amenés à la mythologie : ce fut principalement dans ce cadre que le volcanisme trouva un petit rôle dans le monde antique. Tout naturellement, Héphaïstos fut associé aux plus grandioses manifestations du feu. On trouva également naturel de lui confier la métallurgie, et donc de situer sous les pentes ardentes de l'Etna les forges où il œuvrait, aidé des Cyclopes. Vulcain, le dieu romain du feu, se coula dans les habits d'Héphaïstos. En témoigna Virgile (~70-~19). Selon l'Énéide, une île " se dresse au flanc de la Sicanie, proche de Liparé, royaume d'Éole, hérissée de rochers fumants ; par dessous, une caverne qu'emplit le tonnerre d'antres etnéens rongés par les feux des Cyclopes ; les coups puissants sur les enclumes éveillent de longs gémissements, les masses forgées par les Chalybes sifflent dans les souterrains, le feu halète aux fourneaux, c'est le domaine de Vulcain et cette terre porte le nom de Vulcanie. "

Loin de tout mythe, l'imposant édifice de la science antique n'accorda de même qu'une place marginale au volcanisme. La pauvreté du vocabulaire en fut un reflet. Chez les Grecs, le terme de pierre meulière (mulias) était appliqué aux scories tandis que les laves étaient tout simplement des liquides (rhuax, coulée). Les volcans eux-mêmes étaient désignés par le mot cratère dont le sens propre était celui d'un grand vase dans lequel chaque convive puisait l'eau et le vin mêlés. Les Romains ne furent pas plus prolifiques, n'introduisant que le terme de lave et nommant gorges ou bouches les orifices par où jaillissaient les diverses productions du feu souterrain. Quant au mot magma, qui est de nos jours tellement riche de sens, il ne prit son acception actuelle qu'au XIXe siècle (cf. Gohau, 1998).

Avec Platon (428-347), les Grecs léguèrent cependant une image infernale des volcans qui traversa les âges. Le philosophe passa quelques années à la cour de Syracuse, en Sicile, non loin de l'Etna. Dans cette île, écrivit-il dans le Phédon, " coulent avant la lave des fleuves de boue, et puis la lave elle-même ". Or ces fleuves de boue et de feu font communiquer entre elles les régions souterraines de la Terre. " Là où s'écoule beaucoup d'eau des unes vers les autres comme vers de grands vases, assura Platon, se trouvent sous terre des fleuves intarissables d'eaux chaudes et froides, d'une grandeur incroyable ; là où il y a beaucoup de feu, existent aussi de grands fleuves de feu ; et beaucoup sont constitués d'une boue liquide, soit plus claire, soit plus bourbeuse, comme les flots de boue qui s'écoulent en Sicile avant la lave, et ensuite c'est la lave elle-même qui s'épanche. " Le fleuve qui charrie le plus de feu, avança-t-il, " c'est celui qu'on appelle le Pyriphlégéton [fleuve des flammes ardentes], dont les laves laissent échapper des éclats aux points où elles peuvent atteindre la surface terrestre. "

À l'évocation de ce tableau, certains ont été enclins à voir en Platon un observateur attentif des volcans, voire un volcanologue avant la lettre. Mais le Phédon n'a rien d'un traité scientifique. C'est un dialogue où Platon narra la mort de Socrate et discuta la question de l'immortalité de l'âme à la lumière d'exigences morales. Pour que les bons soient récompensés après la mort, et les méchants punis, l'âme doit être immortelle, affirma Socrate, par le truchement de Platon. Alors que l'âme des bons gagne les cieux, celle des méchants se dirige vers un enfer. Mais où situer celui-ci ? Dans les profondeurs de la Terre, bien sûr, affirme le Phédon ; communiquant avec le Cocyte et le Tartare, le Pyriphlégéton est un des fleuves tortueux où sont relégués de grands criminels. Contrairement à ce qui a souvent été écrit, Platon ne fut donc en rien un précurseur de la volcanologie. Il imagina un mythe audacieux dans lequel des fleuves souterrains charriaient des boues portées à un degré de chaleur très élevé. Pas plus que les autres Grecs, Platon ne reconnut la spécificité des laves, un terme dont ses traducteurs font un emploi anachronique en le substituant à celui, plus vague, de " liquide " (rhuax) qui figure dans le texte original.

Aristote (384-322), le plus grand savant de l'Antiquité, ne fit cependant nul écho aux idées de Platon, son ancien maître. Sans accorder une grande importance aux volcans, il avança néanmoins des thèses qui eurent cours pendant plus de deux millénaires. Les éruptions ont la même cause que les séismes, se borna-t-il à assurer, à savoir de violents vents souterrains. S'il existe des secousses telluriques, assura-t-il, c'est que, sous l'action de la chaleur du Soleil et de feux, l'humidité souterraine donne naissance à des exhalaisons refluant brusquement vers la surface à travers les grandes cavités qui parsèment le sous-sol. Or l'air ainsi " réduit en fines molécules " se trouve lui-même échauffé par les chocs entre celles-ci au point de s'enflammer. C'est ainsi que naît le feu des éruptions, comme le confirment les vents soufflant en permanence aux îles Éoliennes.

Aristote rendit ainsi compte de l'observation selon laquelle sismicité et volcanisme étaient étroitement associés. Sa théorie des quatre éléments le conduisit en outre à limiter l'importance que pouvaient revêtir les volcans. L'expérience de tous les jours montre que le Feu et l'Air tendent à s'élever dans l'espace, alors que la Terre et l'Eau se dirigent spontanément dans la direction opposée. Or ces quatre éléments se rangent de haut en bas dans l'ordre de leurs densités respectives : Feu, Air, Eau et Terre. Comment pourrait-on alors imaginer l'existence d'un feu permanent dans les profondeurs de toute la Terre ? Ce serait une pure absurdité puisque le lieu naturel du Feu est l'espace : le feu d'un volcan a donc une extension réduite, et il a une origine accidentelle.

Curieusement, ce fut dans un poème de 644 vers que les conceptions antiques sur le volcanisme furent le mieux exposées. Tout simplement intitulé Ætna, ce poème fut écrit vers 50 av. J.-C. par un poète anonyme en qui, malgré des gaucheries improbables, certains ont cru reconnaître le jeune Virgile. Situé au carrefour des mondes grec et romain dans une province riche et peuplée, l'Etna se distinguait par sa taille (30 kilomètres de diamètre, 3 300 mètres d'altitude) qui en faisait de loin la plus grande montagne de feu connue. Et il figurait aussi parmi les appareils les plus actifs, ses éruptions fréquentes et souvent spectaculaires étant séparées par des périodes de repos de quelques années seulement. Fait notable, l'auteur d'Ætna n'évoque nullement la mythologie pour présenter le volcan. Il trouve plutôt des accents qui nous paraissent très modernes : " L'Etna, les feux qui jaillissent de ses profondes fournaises, les causes puissantes qui lancent en tourbillons ses masses embrasées, la raison qui le fait gronder contre toute soumission, et rouler avec un bruit sourd ses flots brûlants, tel sera le sujet de mon poème ".

D'emblée est en fait rejetée toute allusion au " séjour d'un dieu " dans les volcans, où de " ces gouffres trop pleins déborde le feu de Vulcain et dans ses cavernes closes retentit le bruit de ses actifs travaux ". Non, affirme le poète, " les divinités n'ont pas de soucis aussi vulgaires ; nous n'avons pas le droit de les faire descendre à d'aussi viles occupations. C'est à l'écart de nous qu'ils règnent là-haut, dans le ciel, et ils ne se soucient pas de se livrer à des travaux d'artisans. " Si des vents s'élèvent et soufflent dans des cavernes, expliqua l'auteur d'Ætna, c'est qu'ils résultent de causes météorologiques. Mais comment vents et feu se conjuguent-ils pour produire une éruption ? Dans la montagne, poursuit-il, " brûle continuellement soit du soufre en fusion, soit de l'alun, fournissant en abondance sa substance grasse, soit du bitume onctueux, bref, tout ce qui, approché de la flamme, est capable de l'exciter. Voilà de quoi est formée la masse de l'Etna. " Bien qu'important, ce rôle du feu reste malgré tout subalterne devant celui des vents : " livrée à elle-même, la violence de la flamme ne produit à peu près aucun effet. Le feu a bien toujours une nature vive ; il est perpétuellement en mouvement ; mais il lui faut un auxiliaire pour qu'il puisse chasser des corps ; il n'a en lui aucune force d'impulsion ; là où le vent commande, il obéit. Le vent est le général, le chef puissant ; le feu est un soldat combattant sous ses ordres. "

La modification apportée aux idées d'Aristote fut donc de supposer que le feu des volcans était entretenu par des combustions de matières inflammables. De toute évidence, les échauffements de vents souterrains étaient insuffisants pour rendre compte à eux seuls de la chaleur des éruptions. Attribuer l'action des volcans à des feux souterrains avait par ailleurs une conséquence importante. Les volcans apparaissaient en effet comme des accidents disséminés à la surface du globe, d'extension réduite, puisque leur existence n'était due qu'à celle de matières combustibles. Quant à leur présence fréquente à proximité de la mer, il était logique de la lier à l'action explosive d'eaux d'infiltration, analogue à celle qui était observée en fonderie quand le métal en fusion est aspergé d'eau.


Fig. 1. Un bien modeste Vésuve tenant compagnie à Bacchus, dans la seule représentation du volcan sur une fresque de Pompéi.

Dans ce cadre, les Anciens se soucièrent beaucoup plus des tremblements de terre, des orages ou des tempêtes et de leurs pluies torrentielles que des éruptions volcaniques. Avant la destruction de Pompéi, en l'an 79 de notre ère, n'auraient-ils donc jamais eu à souffrir des volcans ? Certainement si, mais les dévastations remontaient à des âges trop reculés pour que le souvenir en eût été gardé. Furent ainsi oubliées la grande éruption du Santorin, qui ruina la ville crétoise d'Akrotiri vers 1700 av. J.-C., ou celle du Vésuve qui détruisit à la même époque un village de l'âge du Bronze établi sur son flanc. La nature volcanique du Vésuve fut même complètement perdue de vue. D'après le géographe Strabon (63 av. J.-C.-24 apr. J.-C.), ce fut le philosophe stoïcien Posidonius (135-51) qui la redécouvrit. " Cet emplacement était autrefois en continuel incendie et couvert de cratères de feu, assura ce dernier, mais il finit par s'éteindre faute d'aliments. L'admirable fertilité des terres qui l'entourent a, sans doute, la même origine. "

3. Les flammes et le soufre

En l'an 79 de notre ère, la grande éruption du Vésuve qui détruisit Pompéi et Herculanum fut rapidement oubliée. Si Pline l'ancien (23-79) n'y avait pas trouvé la mort, son neveu Pline le jeune (61-114) ne l'aurait pas décrite et aucun témoignage n'en aurait été laissé. C'est une autre illustration du peu d'intérêt dont le volcanisme fit l'objet, même dans les circonstances les plus dramatiques. La chute de l'Empire romain, les invasions et la longue période du haut Moyen Âge ne changèrent évidemment rien de ce point de vue. Les éruptions du Vésuve et de l'Etna n'en continuèrent pas moins, évidemment, tout comme celles du Stromboli ou du Vulcano aux îles Lipari.

En prenant le relais des Grecs, les Arabes ne furent guère plus curieux. Dans la Sicile qu'ils avaient conquise au IXe siècle, l'Etna leur parut être la montagne par excellence ; ils le renommèrent Gibel [Djebel], un nom qui eut cours jusqu'à la fin du XVIIIe siècle et subsiste au lieu-dit Monte Gibello. Curieusement, les savants d'expression arabe ne semblèrent pas s'y être intéressés, pas plus, d'ailleurs, qu'aux volcans actifs de la péninsule arabique. Pour trouver enfin quelque matière à présenter, il faut sauter encore quelques siècles et gagner une Sicile qui avait été reprise par les Latins. Au service du roi normand Roger II (1095-1154), le lettré arabe al-Idrîsî (1099-1165) composa une volumineuse encyclopédie géographique, l'Amusement pour qui désire parcourir les différentes parties du monde. Pour notre propos, son importance tient au fait qu'on y trouve la plus ancienne occurrence connue du mot volcan (du moins, du présent auteur). Dans l'île de Selahat, située dans l'océan Indien, assura en effet al-Idrîsî, il existe " un borkan de feu, qui brûle et qui s'élève à la hauteur de 100 coudées. Durant le jour on ne voit que la fumée, et la nuit c'est un feu très ardent. " Al-Idrîsî, ayant noté que " L'île de Selehat produit beaucoup de bois de santal, du nard et du clou de girofle ", il ne put décrire le Piton de la Fournaise à La Réunion qui était alors inhabitée, mais plutôt le Karthala à la Grande Comore.

Donner un nom est bien sûr la première marque d'intérêt que l'on accorde à une chose. Pourquoi le Vulcano eut-il l'honneur de laisser le sien n'est cependant pas connu. Toujours est-il que le mot gagna assez vite le latin, comme l'atteste l'usage qu'en fit Albert le Grand (v. 1200-1280) dans Sur la corruption des éléments, un des traités de sa monumentale œuvre de philosophie naturelle. Son but fut de discuter " la cause du volcan [l'Etna] ". Il le fit dans un chapitre intitulé " Sur la corruption de l'eau par la chaleur des thermes " qu'il attribua à la combustion " d'une terre sulfureuse et mêlée de naphte huileux ". Mais ce fut curieusement par le biais des conquistadores que le mot volcan fit son entrée dans les langues modernes. En campagne au Guatemala en 1524, Pedro de Alvarado (1485-1541) écrivit en effet à son chef Hernando Cortés : " Dans ce pays nous avons trouvé une chaîne de montagnes où se trouve un volcan qui est la chose la plus terrifiante que nous ayons jamais vue, qui jette de sa bouche des pierres aussi grandes qu'une maison, brûlante de vives flammes ". De la part d'un conquistador impitoyable, auteur du massacre des Aztèques à Mexico, le tableau ne dut pas être outrageusement forcé. El le danger était bien réel, même s'il ne survint pas nécessairement où il était attendu : après le décès accidentel d'Alvarado, sa femme lui succéda comme gouverneur du Guatemala, mais elle périt tout juste deux mois plus tard quand les lahars du volcan Agua détruisirent la ville de Ciudad Vieja.

Sans qu'on en connaisse d'occurrence plus ancienne, le mot volcan était de toute évidence déjà d'emploi courant. Il fut ensuite repris dans un grand classique du XVIe siècle, La Chronique du Pérou, publiée en 1553 par Pedro Cieza de Leon, un Sévillan qui servit dix-sept ans sous les ordres de Pizarre. Traduit en italien, ce livre assura finalement le passage du mot volcano vers le français et l'anglais. Les montagnes de ces destinations lointaines continueraient toutefois d'être l'affaire confidentielle de conquérants ou de missionnaires. Plus important, sans doute, le lien entre éruptions volcaniques et tremblements de terre se confirmait loin de l'Europe, plus particulièrement tout le long de ce qu'on appellera la Ceinture de feu du Pacifique. Pourquoi aurait-il fallu renoncer aux idées antiques sur l'origine commune des deux phénomènes ?

Mais il n'est sans doute pas fortuit que les premières représentations de volcan datent de cette période où les montagnes de feu reçurent enfin un nom. Ce fut au titre de merveille de la nature qu'on vit ainsi l'Etna figurer en 1557 dans le Prodigiorum ac ostentorum chronicon de l'érudit alsacien Conrad Lycosthenes (1518-1561). Entre des ânes portant des pattes sur le dos et des hommes au visage situé au milieu du ventre, la représentation d'une éruption était malgré tout assez fidèle. Plus sobre fut la gravure de l'Hekla, en Islande, que le prélat suédois Olaus Magnus (1490-1557) inséra dans son Historia de gentivm septentrionalium. Dans cet ouvrage, qui est une source d'information des plus précieuse sur le folklore et l'histoire des contrées nordiques, il s'exclama : " Louons cette île pour ses merveilles inhabituelles, en mentionnant en particulier un roc ou un promontoire qui comme l'Etna bouillonne de feux perpétuels. "


Fig. 2. Une éruption de l'Etna figurée par Conrad Lycosthenes dans son Prodigiorum ac ostentorum chronicon, dans une gravure répondant tellement bien à la description d'Alvadarado qu'elle pourrait en avoir été inspirée.


Fig. 3. L'Hekla selon Olaus Magnus.

Ces feux perpétuels évoquaient bien sûr les flammes de l'enfer. L'Apocalypse de saint Jean les avait abondamment décrites, en assurant par exemple [21:8] : " Quant aux peureux, et aux incrédules, et aux abominables, et aux meurtriers, et aux fornicateurs, et aux sorciers, et aux idolâtres et à tous les menteurs, leur part est dans l'étang brûlant de feu et de soufre, qui est la seconde mort. " Mais si les flammes de l'enfer étaient littérales, et non métaphoriques, où était alors leur lieu ? La coexistence de flammes et de soufre orientait très fortement la réponse. L'idée dominante fut ainsi résumée par le théologien anglais Tobias Swinden (?-1719) dans ses Recherches sur la nature du feu de l'enfer et du lieu où il est situé. " Comme l'Ætna, le Vésuve, l'Hecla, l'Helga, celles de Guatemala " rapporta-t-il, quelques-unes de ces montagnes forment " des bruits si terribles, qu'elles vomissent des flammes si effrayantes, qu'elles jettent une si grande quantité de matières bitumineuses, de pierres & de cendres, qu'elles fournirent une occasion, pour en faire un portrait, comme si elles avaient été les bouches de l'Enfer. " Ainsi, déplora Swinden qui l'imaginait dans le Soleil, l'enfer apparaissait généralement situé " dans le centre de la Terre ".

Mieux que l'Etna ou les champs Phlégréens, près de Naples, l'Islande était en fin de compte apparue comme en étant la véritable porte d'accès. Elle le dut surtout à la grande éruption de l'Hekla qui eut lieu en 1104, peu après son peuplement. Comment, en effet, aurait-on pu ne pas être frappé par cette île étrange et lointaine, désolée et désertique, constituée de feu, de glace et de roc stérile ? Selon un poème écrit par un moine anglais vers 1120, c'était bien sûr à l'Hekla que Judas se trouvait détenu ; en 1180, un Bénédictin de Clairvaux avait de son côté cru devoir souligner combien l'Etna était un petit fourneau par rapport à ce mont islandais. De ce point de vue, Magnus ne se méprit pas complètement à propos de l'Islande. " On croit qu'il existe un lieu de punition et d'expiation pour les âmes impures ", rapporta-t-il. Cependant ce ne furent pas des damnés qu'il rencontra, mais des revenants, " Sans aucun doute, les esprits ou les fantômes des noyés, ou ceux qui ont trouvé quelque autre mort violente ", et qui " vaquent eux-mêmes à des occupations humaines ". Bien plus tard, cela n'empêcha pas le naturaliste anglais Thomas Pennant (1726-1788) de se demander " si les peines des damnés venaient du feu, ou, ce qui était plus redoutable pour les habitants de ces contrées, du froid. "

En Italie, les éruptions se poursuivaient. Telles qu'elles furent consignées par le clergé, l'Etna en connut en 1444, 1446, 1494, 1536, 1537, 1540, 1541, 1554, 1566, 1579-80, 1595, 1603-10, 1614-24, 1633 et 1669. Elles ne furent pas toutes innocentes. Celle de 1631 fit 4000 victimes à Catane. Comme tout désordre de la nature, les éruptions n'étaient pas gratuites. Elles venaient sanctionner des hommes accoutumés au péché. Toute faute devait certes être punie, mais la punition avait cependant l'intérêt d'appeler elle-même un acte réparateur, la contrition. L'habitude vint donc d'implorer par de solennelles processions, et la pitié divine, et un arrêt miraculeux des rivières de lave. L'intercession de saints était naturellement recommandée. À ce titre, saint Janvier, le patron de Naples se trouva régulièrement sollicité. Mais malheur à lui s'il n'arrivait pas à calmer le courroux du volcan ! Une foule en colère à son égard tendait à oublier à quel point la tâche dont il était chargé pouvait être rude.


Fig. 4. Une statue de saint Janvier attaquée par la foule à Naples en 1862 (Harper's Magazine, mai 1872).

À de telles vues, Athanasius Kircher (1602-1680) ne souscrivait certainement pas. Égyptologue, sinologue, physicien, médecin, ce jésuite allemand fut un des plus insignes représentants de l'encyclopédisme baroque. Vivant à Rome, où il établit un cabinet de curiosités mémorable, il partit en 1637-1638 visiter le sud de l'Italie et la Sicile. Sa curiosité multiforme le conduisit à assister de loin à des éruptions de l'Etna et du Stromboli et, surtout, à descendre dans le cratère du Vésuve. " Quand je parvins finalement au cratère, ce fut très dur à supporter ", rapporta-t-il dans son Mundus subterraneus qu'il publia en 1665. " Le sommet entier était parcouru de flammes, tandis que le soufre brûlant et le bitume produisaient des vapeurs insupportables. C'était l'enfer, seuls les démons manquaient pour compléter le tableau " ! Seigneur, " que vos voies sont incompréhensibles ! ", s'étonna Kircher avant de conclure que les volcans constituaient les parties superficielles d'un immense réseau souterrain reliant des " centres de conflagration " qui prenaient naissance dans un immense feu central. Mais la thèse n'eut pas beaucoup de succès. Elle évoqua le Pyriphlégéton platonicien et souffrit en outre du fait que le Mundus subterraneus mêlait les derniers acquis de la science aux légendes les plus naïves et aux spéculations les moins fondées, par exemple sur l'origine des démons, dragons, poisons, métaux et gemmes. Pourtant Kircher avait incidemment bouleversé des thèses acceptées depuis deux millénaires. En supposant qu'un immense feu avait son siège dans les tréfonds de la Terre, il rejetait en effet la notion aristotélicienne de lieu naturel qui avait eu pour corollaire la nature accidentelle du volcanisme. Ce faisant, Kircher avait émis l'idée très neuve que l'intérieur de la Terre était digne de l'attention des philosophes naturels.

En allant lui-même observer les volcans, Kircher participa en outre du mouvement de découverte de la nature qui s'amorçait. Les volcans retenaient bien sûr l'attention par leur feu. Or le feu, sous toutes ses formes, fut à cette époque regardé d'un œil nouveau, même dans ses manifestations les plus dramatiques (cf. Richet, 2004). En peinture, par exemple, il était longtemps resté un élément de décor, un symbole de violence. Comme l'illustra Georges de la Tour (1593-1652), il symbolisa au XVIIe siècle la sérénité, la paix intérieure ou la ferveur religieuse dans les scènes d'intérieur. En extérieur, ce furent en revanche des scènes grandioses qui devinrent une source d'inspiration. Le grand incendie de Londres, en 1665, fascina durablement, Les scènes de feux d'artifice connurent également le succès, tout comme les éruptions du Vésuve.

Avec sa cour brillante et sa vie animée, Naples était un point de passage obligé dans le grand tour d'Italie qui devint de rigueur pour compléter une bonne éducation. Or le Vésuve se montra anormalement actif entre les fins des XVIIe et XIXe siècles, comme le révèle la chronologie des éruptions : 79, 172, 203, 222-235, 379-395, 472, 505, 512, 536, 685, 787, 968, 991?, 999?, 1007, 1037, 1049?, 1073, 1139, 1150, 1270?, 1347?, 1631-32, 1650?, 1654-80, 1682, 1685-94, 1696, 1697-98, 1701-04, 1706-07, 1708, 1712-23, 1724-30, 1732-37, 1744-61, 1764-67, 1770-79, 1783-94, 1796-1822, 1824-1834, 1835-39, 1841-50, 1854-55, 1855-61, 1864-68, 1870-72, 1874, 1875-1906, 1913-44. Pierre-Jacques Volaire (1729-1802), un Français installé à Naples, devint le portraitiste attitré du volcan à l'intention des riches visiteurs anglais. Chose intéressante, la manière dont les représentations du Vésuve changèrent avec le temps refléta non seulement l'évolution des styles de peinture pendant toute cette période, mais aussi celle de la curiosité manifestée pour le volcanisme en lui-même. Alors que le feu dominait initialement dans de grandes vues d'ensemble, apparurent à la fin du XVIIIe siècle les laves et leur avancée sous forme de coulées.

Cette attention naturaliste, rien n'en témoigna mieux que la série de 54 gouaches due à l'artiste Pietro Fabris (1740-1792) qui fit dire à Alexandre Dumas à propos du Vésuve, " Ses éruptions, qu'on peut suivre exactement sur une collection de gravures coloriées, ont toutes un caractère différent et offrent toujours l'aspect le plus grandiose et le plus pittoresque. " Les gouaches de Fabris avaient été exécutées à la demande de Sir William Hamilton (1730-1803) pour illustrer ses Champs phlégréens, Observations sur les volcans des deux Siciles, publiés en 1776. Ambassadeur d'Angleterre près le royaume de Naples de 1764 à 1800, Hamilton fut en effet le meilleur observateur du volcan tout au long de cette période. Par ses lettres à la Société royale de Londres et ses livres, il joua un rôle essentiel en éveillant et retenant l'attention du public cultivé de son époque pour les éruptions et les productions volcaniques. Et, parmi les nouvelles facettes du volcanisme soulignées par Hamilton, figurèrent bien sûr les effets destructeurs que les fouilles de Pompéi, commencées au milieu du siècle, mettaient en lumière. En achetant statues et objets exhumés des décombres d'une ville oubliée pour les envoyer en Angleterre, Hamilton prit un rôle actif dans l'intérêt immense pour l'Antiquité qui vit alors le jour.

S'il décrivit minutieusement le Vésuve, Hamilton affirma ne pas théoriser. " Convaincu du danger des systèmes, affirma-t-il, je m'en suis écarté, me bornant aux simples relations de ce que j'ai remarqué moi-même ". Cela ne l'empêcha pas de tirer quelques généralisations, certaines très heureuses. " Plus on observera, plus on trouvera que les volcans ont été abondants dans toutes les parties du monde, beaucoup plus qu'on ne l'avait imaginé jusqu'à présent ", avança-t-il par exemple. En bref, si Hamilton ne fonda pas la volcanologie, comme certains l'ont hâtivement affirmé, il en fut un des premiers praticiens sur le terrain tout en étant à l'origine d'une illustre lignée de vulgarisateurs. Les nouveaux concepts qui allaient véritablement marquer les débuts de la volcanologie, ce fut dans le Massif central qu'ils étaient en train de voir le jour. La notion de volcanisme éteint fut la première.

4. Des volcans éteints à la mer de feu

Comme beaucoup de grandes découvertes, celle des volcans éteints fut le fruit du hasard. Convaincu qu'il faut d'abord rassembler une multitude de faits avant d'échafauder des explications, le naturaliste Jean-Étienne Guettard (1715-1786) avait entrepris de dresser un inventaire complet des ressources minéralogiques de la France. Ce fut dans le cadre de ce projet qu'il partit en 1751 explorer les marges du Massif central. A Moulins, où il fit une halte, il eut la grande surprise de voir que les bassins de fontaines étaient faits de curieuses pierres. " Je les reconnus d'abord pour des pierres de volcans, écrivit-il, et je pensai dès lors qu'il devait y en avoir eu dans le canton d'où l'on disait que ces pierres étaient apportées. " Au gré des renseignements obtenus, il parvint jusqu'aux carrières de Volvic d'où provenaient ces pierres. En parcourant la contrée, confia-t-il, " Il ne me fut pas difficile de reconnaître d'abord que le puy de Dôme, ainsi que la montagne de Volvic avaient été autrefois un volcan. " Et il ajouta solennellement : " Dans un temps où la terre semble être dans une espèce de fermentation, poursuit-il, l'on ne sera peut-être pas fâché d'apprendre que ce royaume a eu dans des siècles reculés des volcans pour le moins aussi terribles que ceux dont je viens de parler, et qui ne demandent peut-être, pour s'enflammer de nouveau, que les moindres mouvements et les plus petites causes. "

La découverte des volcans éteints d'Auvergne témoigna d'un autre changement qui s'amorçait, chez les naturalistes comme dans le public cultivé de l'époque. Guettard ne fit pas seulement œuvre de savant. Il s'abandonna aussi à un sentiment encore rare, une émotion esthétique devant un paysage de montagnes. Souvent laissés en blanc sur les cartes, ces milieux hostiles suscitaient en effet plus d'effroi que d'attirance. Au puy de Dôme, confia donc Guettard, rien " ne m'a jamais plus agréablement frappé, que lorsque porté sur le sommet de ce puy et presque dans les nues, je pouvais en tout sens parcourir de la vue une étendue de plus de trente ou quarante lieues de diamètre ". En ce point qui domine villages, bourgs et villes ainsi qu'un " nombre presque infini de montagnes ", poursuivit-il, " la beauté de ce coup d'œil est encore augmentée par les étangs qui sont renfermés dans plusieurs de ces montagnes, par les rivières et les ruisseaux qui en tombent et qui serpentent dans les vallées, et par la variété de couleur du terrain ".

Les volcans éteints étaient toutefois trop peu nombreux pour retenir durablement l'attention. Leur reconnaissance ne conduisit pas immédiatement à rechercher ailleurs d'autres témoins d'une violente activité passée. Ce fut douze ans plus tard que de nouvelles découvertes donnèrent, comme le résumerait plus tard Cuvier, une " étendue tout autrement vaste et effrayante " à l'action des anciens volcans. Ces découvertes furent l'œuvre d'un austère inspecteur des manufactures du Limousin, Nicolas Desmarest (1725-1815), à ses moments perdus un des meilleurs naturalistes de son temps. En 1763, il profita d'une tournée d'inspection des papeteries auvergnates pour aller découvrir de ses propres yeux les édifices volcaniques décrits par Guettard. Comme beaucoup de ses contemporains, Desmarest avait été intrigué par les colonnes basaltiques de la Chaussée des Géants, sur la côte nord de l'Irlande, que deux gravures faites en 1740 avaient rendu célèbres à travers toute l'Europe. Or voici que, à peine arrivé en Auvergne, Desmarest remarque la présence de colonnades de basalte en terrain volcanique… Et ces prismes reposent sur des scories et des terres cuites, qui elles-mêmes recouvrent du granite ! Observateur perspicace, il ose bousculer les idées reçues : loin de s'être formés dans la mer, pense-t-il, les basaltes sont non seulement des laves, mais les productions les plus abondantes des volcans.

Grâce à un article qu'il écrivit pour l'Encyclopédie, Desmarest fit rapidement connaître ses observations. Comme les colonnades de basalte sont beaucoup plus nombreuses que les cônes volcaniques, leur présence fit reconnaître des restes de volcans à travers toute l'Europe. Avec la Chaussée des Géants, en Irlande, Desmarest fut lui-même le premier à établir un tel rapprochement et, sans quitter la France, il put affirmer l'existence d'un volcanisme en Polynésie en raison des basaltes prismés qui venaient d'y être décrits. De ce point de vue, ses observations eurent plus de retentissement que celles de Guettard. Vers le sud, des restes volcaniques furent identifiés en Vénétie et dans le Latium, en Catalogne et dans la région de Murcie. La France ne fut pas en reste, avec les volcans du Vivarais, du Languedoc et de Provence. En Hesse, Raspe comprit l'origine des basaltes prismatiques de plusieurs sites curieux. En Saxe, à l'autre extrémité de l'Allemagne, les prismes dont Agricola (1494-1555) avait laissé d'influentes descriptions à la Renaissance s'intégrèrent naturellement dans le tableau. Un ancien volcanisme se révéla jusqu'à la Silésie, suivant les limites de la Lusace et de la Bohême. Et même la lune fut gagnée par la fièvre volcanique. Dans sa partie sombre, William Herschel (1738-1822) observa le 19 avril 1787 à 10h36 deux volcans " déjà presque éteints, ou bien sur le point d'entrer en éruption ", et un troisième " en éruption de feu, ou de matière lumineuse, bien réelle ". Pour une fois, bien sûr, le grand astronome se méprit.


Fig. 5. Les orgues basaltiques de Mallas (Vivarais) vues par Faujas de Saint-Fond (1778).


Fig. 6. Le neck basaltique de Felsberg, en Hesse, dépeint par Raspe (1771).

Une fois leur origine connue, les masses prismatiques exercèrent jusqu'au début du XIXe siècle une séduction inédite dont témoignèrent les planches publiées par Barthélémy Faujas de Saint-Fond (1741-1819) et George Poulett Scrope (1797-1876). Rochers d'aspect singulier et volcans furent représentés avec minutie, dans une recherche où l'émotion esthétique se conjugua à la représentation scientifique. Ce fut peut-être en Allemagne que la fièvre volcanique prit le plus d'ampleur. Le prince allemand Léopold III d'Anhalt-Dessau (1740-1817) fit édifier dans son grand parc à l'anglaise de Worlitz une villa Hamilton et un Vésuve miniature (ornementé de prismes de basalte !), en éruption les grands jours de feux d'artifice. Quant à Goethe, il fit des basaltes un symbole des révolutions qui le conduisit à leur consacrer des développements dans son Faust et d'autres de ses œuvres. En France, prima l'aspect purement esthétique. Stendhal le reconnut dans ses Mémoires d'un touriste : " la présence d'un volcan, même éteint, imprime toujours au paysage quelque chose d'étonnant et de tragique qui empêche l'attention de se lasser. " Et, en 1861, George Sand chanterait encore la beauté du bassin du Puy-en-Velay. " Je ne connais point de site dont le caractère soit plus difficile à décrire, assura-t-elle dans Le marquis de Villemer. Ce n'est pas la Suisse, c'est moins terrible ; ce n'est pas l'Italie, c'est plus beau ; c'est la France centrale avec tous ses Vésuves éteints et revêtus d'une splendide végétation. "

La découverte de vastes provinces basaltiques ne remit toutefois pas en cause l'idée que les volcans avaient pour origine des incendies souterrains. Pas plus Guettard que Desmarest ne la contestèrent. Ce fut Déodat de Gratet de Dolomieu (1750-1801) qui la ruina. Esprit original, aventureux et passionné, Dolomieu était un familier des volcans italiens, des îles Éoliennes et Ponces, en particulier, mais ce fut le Massif central qui lui fit abandonner en 1797 la théorie des incendies souterrains dont il était pourtant encore un fervent adepte quelques années plus tôt. Il affirma alors que les laves provenaient des tréfonds de la Terre, et qu'elle y étaient produites en quantités considérables en dehors de tout incendie. Dolomieu remarqua en effet que les volcans de la chaîne des Puys étaient distincts, mutuellement indépendants les uns des autres, et qu'ils reposaient clairement sur du granite que l'on considérait encore comme la roche primitive " dont l'origine doit remonter aux premiers temps de la consolidation du globe ". Dolomieu en conclut que les matières volcaniques s'étaient frayées un chemin à travers ce granite auquel elles étaient complètement étrangères. Voilà donc pourquoi, selon lui, les laves provenaient de réservoirs profonds, situés sous le granite primordial, où les feux et autres incendies souterrains ne jouaient aucun rôle.

Sans rien savoir des substances qui donnaient naissance aux laves, Dolomieu put néanmoins généraliser à l'ensemble des provinces volcaniques les conclusions tirées pour l'Auvergne. Il écrivit : " Je pense que partout, c'est à de grandes profondeurs dedans ou au-dessous de l'écorce consolidée du globe que résident les agents volcaniques, ainsi que les bases de toutes les déjections ; que là restent cachées les causes qui contribuent à l'inflammation dont sont accompagnées les irruptions, et celles qui produisent la fluidité des laves. " Dolomieu osa cette généralisation car, en adoptant une seconde hypothèse, il put " expliquer une infinité de faits importants, qui, sans elle, sont inexplicables. " Cette autre hypothèse était que les substances placées sous le granite étaient fluides. Elle lui permit de dire, par exemple, pourquoi des quantités apparemment illimitées de laves peuvent être émises par un même volcan pendant des milliers d'années, ou pourquoi l'élévation d'un volcan ne provoquait pas l'effondrement des terrains sur lesquels il repose. En bref, conclut Dolomieu, seules les parties superficielles du globe étaient rigides, et il souligna : " Je regarde l'opinion générale qui admet un noyau solide à notre globe, comme une hypothèse gratuite ; et l'hypothèse opposée me paraît beaucoup plus vraisemblable. " C'est ce noyau fluide dont Dolomieu affirmait l'existence qu'on appellerait bientôt la mer de feu.

Dolomieu disparu prématurément, son influence perdura, en particulier par le truchement de son élève Louis Cordier (1777-1861). Désireux de reprendre l'œuvre de son maître, Cordier s'intéressa d'abord aux roches volcaniques qu'il identifia et caractérisa beaucoup plus précisément que cela n'avait été fait jusqu'alors. Les thèses de Dolomieu le conduisirent ensuite à mesurer systématiquement les élévations de température dans les mines. On savait bien sûr que la température augmente avec la profondeur, mais les mesures faites jusqu'alors étaient à la fois peu précises et fragmentaires. En 1827, les nouvelles données autorisèrent Cordier à conclure que la température croît en moyenne d'un degré par vingt-cinq mètres. Une conclusion de grande importance en découlait. Si une telle augmentation était régulière, avança Cordier, il régnerait une température de 250 000 degrés au centre de la Terre ! Dès une centaine de kilomètres de profondeur, la température serait assez élevée pour que les roches les plus réfractaires soient fondues. Seule une mince couche rigide semblait ainsi exister à la surface de la Terre, dont des fractures offraient çà et là des cheminées pour la remontée du magma à la surface. En justifiant de nouveau les idées de Dolomieu, Cordier conclut que " tout porte donc à croire que la masse intérieure du globe est encore douée maintenant de sa fluidité originaire, et que la Terre est un astre refroidi, qui n'est éteint qu'à la surface, ce que Descartes et Leibniz avaient pensé ".


Fig. 7. La croûte solide de la Terre reposant sur la mer de feu (With, 1874).

Mais l'idée même de la mer de feu fut rapidement contestée. Un physicien anglais épris de géologie, William Thomson (1824-1907), le futur Lord Kelvin, avait de bons arguments pour affirmer que la Terre était avant tout solide. Comme les océans, souligna-t-il équations à l'appui, une mer de feu serait soumise à l'attraction de la Lune et du Soleil. La mince croûte solide se déformerait au gré de ces marées profondes, déplaçant en même temps l'eau des mers, de telle sorte qu'il n'y aurait en fin de compte nulle marée océanique. Thomson conclut donc en 1863 que la Terre était essentiellement solide, " avec une rigidité effective au moins aussi grande que celle de l'acier ". Entre acier et mer de feu, la lutte était cependant inégale. La vision de Cordier ne souffrit pas trop de la physique de Thomson. Elle demeure même encore bien présente dans l'imaginaire contemporain, mêlée à des réminiscences infernales dont Haroun Tazieff sut tirer parti avec ses fameux Rendez-vous du diable. Après tout, la fascination par le feu est un des attributs de l'homme. En plein romantisme, George Sand l'illustra dans une œuvre de jeunesse, l'Histoire du rêveur, qu'elle écrivit en trempant carrément sa plume dans une encre incandescente : " Me voici ! enveloppe-moi dans des fleuves de lave ardente, presse-moi dans tes bras de feu, comme un amant presse sa fiancée. J'ai mis le manteau rouge. Je me suis paré de tes couleurs. Revêts aussi ta brûlante robe de pourpre. Couvre tes flancs de ces plis éclatants. Etna, viens, Etna ! Brise tes portes de basalte, vomis le bitume et le soufre. Vomis la pierre, le métal et le feu ! "

Remerciements. Cette note est dédiée à Geneviève Bouillet à qui l'auteur doit la traduction des passages de l'œuvre d'Albert le Grand pertinents pour le volcanisme. Elle comprend des passages d'une histoire scientifique et culturelle de la volcanologie qui sera publiée par les Éditions Belin.

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