COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 25 mai 1988)
Récemment le point a été fait au sujet du séisme qui affecte le 29 novembre 1784 l'Est de la France, le Nord-Ouest de la Suisse et l'extrême Sud-Ouest de l'Allemagne. En effet, après une première discussion critique au cours du "Projet Sismo-Tectonique" (C.E.A., E.D.F., B.R.G.M., à l'initiative du premier), les recherches personnelles de ces dernières années ont permis de mieux saisir quelques caractéristiques de cet événement traité d'une manière quelque peu cavalière par les catalogues classiques, encore qu'il reste à situer son épicentre avec précision (1).
Au demeurant, la présentation de ce séisme semble avoir été longtemps faussée par les informations provenant de la région de Neufchâteau, sans doute proche des limites de l'aire macrosismique.
Précisément, c'est de Mirecourt que nous viennent de nouvelles informations qui, non seulement précisent les caractéristiques de cet événement, en s'ajoutant au repère rural des Trois-Vallois, mais renseignent aussi sur les effets psychologiques, à une époque privilégiée de "psychose sismique" (2), en alimentant dans la foulée une discussion naturaliste.
C'est aux riches archives de l'Académie Royale de Médecine que nous devons cet apport particulièrement instructif. En effet, les médecins multiplient, à la fin de l'Ancien Régime, les observations météorologiques, rassemblées par l'Académie. Si les questionnaires n'envisagent pas les séismes, l'un ou l'autre tremblement de terre est cependant signalé et parfois décrit avec précision par des médecins dotés d'une large curiosité. C'est ainsi qu'Aubry, médecin à Mirecourt, consacre au tremblement de terre du 29 novembre 1734 une "histoire détaillée", adressée à l'Académie, avec une demande de prise de position. Si ce texte n'a pas été retrouvé jusqu'ici, nous en connaissons la teneur grâce à l'analyse préparée par trois rapporteurs qui, surtout, saisissent l'occasion pour prendre position au sujet d'une "psychose sismique" qu'ils cherchent à désamorcer à l'aide d'une argumentation naturaliste quelque peu aventurée, mais qui n'en présente pas moins un grand intérêt (3).
Le brouillon riche en ratures de "la réponse qu'il demande" rappelle les effets du séisme à Mirecourt. Passons sur la longue évocation du contexte météorologique si ce n'est pour relever que le tremblement de terre est précédé d'un "grand vent qui a été impétueux depuis neuf jusqu'à dix moins un quart". Si nous insistons sur ce point, c'est que de nombreuses sources livrent des rapprochements hasardeux entre coups de vents et séismes, non sans quelques confusions mémorables, en multipliant les ambiguités, avec leur cortège de problèmes d'interprétation. Quoiqu'il en soit, "cette espèce d'ouragan s'est terminée vers les dix heures vingt minutes du soir par une forte secousse qui, accompagnée d'un bruit sourd, a duré près de deux à trois secondes". Quels sont ses effets ? Voici d'abord les observations d'Aubry lui-même : "...M. Aubry était couché, mais assez éveillé pour sentir que son lit s'inclinait et était poussé près d'un demi-pied vers le levant d'été. Il a cru que les fenêtres de sa chambre se cassaient". D'autres, eux aussi éveillés, "disent avoir vu balancer les lumières qui les éclairaient". Bien plus, "on dit que dans quelques maisons il y a eu des meubles cassés". La secousse serait d'ailleurs ressentie d'une manière inégale : "On assure que les maisons isolées et celles situées proche la rivière de Madon ont éprouvé une commotion plus longue et plus forte". Ces notations, en parfait accord avec les observations faites en Lorraine à l'Est et à l'Ouest de Mirecourt, suggèrent une intensité modeste, sans doute de l'ordre de IV (échelle M.S.K.). Fort à propos, les rapporteurs écrivent : "Cet événement n'offre rien de bien extraordinaire. L'ébranlement n'a duré que quelques secondes et les suites n'ont point été notables".
Paradoxalement, la secousse suscite cependant une grande inquiétude : "M. Aubry disent les rapporteurs, insiste singulièrement sur la consternation qui, depuis l'époque du tremblement de terre, règne parmi les personnes sujettes aux affections nerveuses et tout le peuple dont l'opinion se fonde sur des récits superstitieux et de vaines prédictions ou sur des inductions outrées relativement aux pays où les commotions du Globe produisent les plus grands désastres". Comme en Bourgogne en 1783 (4) apparaît le spectre de Sicile et de Calabre : "... Les habitants de Mirecourt croient en voir les avants-coureurs et ne réfléchissent point que cet événement tient à des causes puissantes dont on ne reconnaît point les traces en Lorraine ni en Alsace". Outre ce désastre lointain, il convient sans doute de souligner le caractère exceptionnel d'une secousse sismique même modeste dans cette partie de Lorraine, avec une amplification psychologique à laquelle échappent les régions affectées à intervalles plus ou moins réguliers par des secousses ne dépassant pas les intensités V/VI.
Quoiqu'il en soit, "la compagnie ne doute point que M. Aubry n'ait employé pour rassurer les esprits toutes les preuves de faits qui naissent de la comparaison des lieux et des événements". Les rapporteurs ne s'emploient pas moins à lui fournir de tels arguments "dans la vue de concourir avec lui au rétablissement du calme et de la tranquillité".
A cet effet, ils procèdent à une analyse hiérarchisée, en mettant l'accent sur des "notions topographiques". Est soulignée la distance qui sépare Mirecourt des Vosges : "Pendant que Remiremont, Saint-Dié, Luxeuil, Epinal et les autres établissements placés au milieu des Vosges sont exposés aux secousses, Mirecourt éloigné d'environ un demi-degré à l'ouest ne peut se trouver dans la direction d'un mouvement qui suit la chaîne prolongée du nord au Sud". A cet égard, il est tiré argument d'une secousse récente : "Le tremblement arrivé à Remiremont l'été dernier s'est réduit à un balancement d'une demie minute lequel s'est prolongé dans la longueur de la Vôge sans s'étendre jusqu'à Mirecourt qui n'est pas à une grande distance".
Les Vosges elles-mêmes sont "désamorcées" dans une large mesure. S'il est fait grand cas des travaux classiques de Didelot, l'évocation du célèbre séisme de Remiremont (1682) est cependant réduite à sa plus simple expression :"Il se fit sentir pendant plusieurs semaines de suite. Les secousses étaient accompagnées d'un bruit souterrain semblable à celui du tonnerre le plus violent, elles n'avaient lieu que de nuit et jamais le jour", sans qu'il soit question des effets matériels qui conduisent à admettre une intensité de l'ordre de VIII (5). Sans doute cet oubli (dont il conviendrait de rechercher les raisons) n'est-il pas étranger à ce bilan vosgien des rapporteurs : "Ces phénomènes sont sans doute assez dignes d'attention pour que M. Didelot n'ait pu omettre d'en rendre compte, mais ils s'offrent à des intervalles de temps plus ou moins longs, ils n'occasionnent point ces désordres que l'on observe dans les contrées les plus agitées par les tremblements de terre et ils ne peuvent mener à des conséquences bien effrayantes surtout si l'on évalue les circonstances locales auxquelles ils paraissent tenir". Parmi ces dernières, il est fait grand cas des mouvements de terrain, illustrés par la catastrophe de 1778 : "Ces faits mis à leur juste valeur semblent devoir rassurer sur des événements plus fâcheux".
Certes, les Vosges "sont dans une sorte de connexion avec les Pyrénées, les Alpes et les Apennins", mais ce ne saurait être source d'inquiétude. Comme les Vosges, Pyrénées et Alpes sont dénuées de volcans actifs. Tel est aux yeux des rapporteurs la raison pour laquelle la sismicité des Pyrénées serait modeste : "Les tremblements de terre s'y font ressentir quelquefois, mais ils ont rarement des suites fâcheuses". Quant aux Apennins, la présence de volcans et la proximité de la mer en feraient un cas particulier. Bref, les Vosges seraient privilégiées à tout point de vue : "De quelque manière que l'on considère les Vosges, on les voit à près de cent lieues d'écartement soit de la Méditerranée, soit de l'Océan. Nulle part on n'y a découvert de traces de volcans, ni même aucun appareil assez notable des matières propres à leur développement, quoique les eaux thermales et les mines y sont multipliées". Réduite ici à ses principaux jalons, cette démonstration complexe gagnerait à être examinée en détail par un spécialiste des corps de doctrine contemporains.
En tout état de cause, elle conduit les rapporteurs à des propos rassurants pour l'ensemble de la France : "Les mêmes motifs de sûreté sont communs à toute l'étendue du Royaume". Même s'ils commettent des oublis, même si leur démonstration est spécieuse, nos rapporteurs font oeuvre d'éducateurs, de la même manière que Maret en Bourgogne, à la suite du séisme de 1783, sans parler de lointains précurseurs, en soupçonnant en quelque sorte une "sismicité intra-plaques". Mais nous savons que ce domaine peut réserver des surprises dont le séisme de Remiremont en 1682 est précisément un bon exemple.
1)-J.VOGT, "Un tremblement de terre novembre 1784" à paraître dans le Bulletin de la Société d'Emulation de Belfort. Cet article est un exemple des nombreuses mises au point spécifiques parues ces dernières années ou à paraître, sans préjuger de textes méthodologiques et épistémologiques.
2)-J. VOGT, 1985, "A propos de psychose sismique : considérations bicentenaires" Géologues (U.F.G.), n°73.
3)-Académie de Médecine, Archives 183/1. La lettre d'Aubry date du 3 décembre 1784, la réponse est envoyée le 24 décembre 1784, avec cette remarque : "prié M. Aubry de ne la point faire imprimer", point qui reste à élucider. C'est notre ami M. Boehler, historien, qui a attiré notre attention sur les richesses des Archives de l'Académie de Médecine, après avoir découvert fortuitement un rapport du médecin mulhousien Meyer au sujet de ce même séisme du 29 novembre 1784.
4)-J. VOGT, 1985, "Le séisme bourguignon du 6 juillet 1783 : essai de sismicité historique", Annales de Bourgogne, n°225. essai G. Faury France",
5)-Un chapitre spécifique a été consacré à ce séisme par In J. Vogt et al., 1979 "Les tremblements de terre en France", Mémoire B.R.G.M., n°96. Avant de quitter le B.R.G.M., l'auteur a fait le point des recherches entreprises après 1977, date de la rédaction de ce chapitre, sous forme d'un rapport inédit qui n'a connu qu'une diffusion très limitée. Pour les effets en Alsace, un texte de l'auteur paraîtra prochainement dans Les Vosges .