TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XV (2001)
Lydie TOURET
L'abbé Jérôme Tonnellier (1751-1819) : quarante ans au service des mines

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 14 mars 2001)

Résumé.

Né le 22 septembre 1751, à Vénisy près de Châtillon-sur-Loing (Loiret), Jérôme Tonnellier, issu d'une famille très pieuse, fut ordonné prêtre en 1784, après des études au séminaire de Sens. Professeur de philosophie au collège de Navarre, à Paris, docteur en théologie, il fut nommé en 1783 garde des collections de la nouvelle Ecole royale des mines, qui venait d'être fondée par Georges Balthazar Sage. Cet établissement, qui survivra à la Révolution sous le nom de maison d'instruction de l'Ecole des mines, deviendra l'un des grands centres d'enseignement scientifique de l'époque, à l'égal et en complément de l'Ecole polytechnique et de l'Ecole normale supérieure. Il avait pour mission de former les futurs ingénieurs des mines, capables de trouver sur le territoire du Royaume, puis de la République et de l'Empire tous les minerais indispensables à l'effort de guerre et à l'industrie naissante. La découverte ne pouvait alors se faire alors qu'en reconnaissant sur le terrain certains minéraux caractéristiques, indices potentiels de gisements : galène pour le plomb, blende pour le zinc, hématite pour le fer…

L'étude soigneuse d'échantillons de référence était donc le préalable à toute prospection minière. A l'Ecole, les élèves s'exerçaient en conséquence à la détermination minéralogique, au moyen des collections soigneusement ordonnées et répertoriées dont Jérôme Tonnellier avait la charge. Ce sont ces collections, augmentées par les apports de générations successives d'élèves, qui sont à l'origine du fonds exceptionnel, l'un des premiers au monde pour la minéralogie systématique, dont dispose actuellement le Musée de minéralogie de l'Ecole des mines de Paris.

Mots clés : minéralogie - Ecole des mines - collections - France - XVIIIe siècle.

Abstract.

Born on September 22nd, 1751 in a very religious family living near Chatillon-sur-Loing, Jérôme Tonnellier was educated in the Roman catholic college in Sens and ordained as a priest in 1784. Professor in philosophy, at the College de Navarre in Paris, doctor in theology he became appointed as garde des collections (collections keeper) at the Ecole royale since its very beginning in 1783. Founded by Georges Balthazar Sage, this institution which survived the Revolution became one of the most famous centres for scientific education of this time at the same level as the Ecole polytechnique and the Ecole normale supérieure.

Aimed to train mine engineers in order to find - on the territory of the Kingdom, then of the Republic and later of the Empire - all the ore resources necessary to help as well the war outlays as the emergent new industry. The discovery of mineralisations and dykes in the field was bound to the determination of specific minerals : galene for lead, sphalerite for zinc, hematite for iron. A careful study of type samples was thus previous to any mining prospection. In this mind, at the Ecole des mines the students daily trained themselves on classified collections kept by Jérôme Tonnellier. Those collections enhanced since centuries by students contributions gave birth to the most famous systematic mineralogical sampling of the world.

Key-words : mineralogy - School of Mines - collections - France - XVIIIth century.

Introduction

Avant de s'établir à l'Hôtel de Vendôme, où elle se trouve toujours, l'Ecole des mines de Paris eut des premières heures mouvementées. Fondée sous l'Ancien Régime en tant qu'Ecole royale des mines, elle survécut sous la Révolution, pour éveiller ensuite la suspicion de Bonaparte qui, pendant quelques années, l'envoya en Savoie, à partir d'un argument somme toute logique : la place d'une Ecole des mines doit être près des gisements, plutôt qu'au centre d'une grande ville. Raisonnement qui ne devait du reste pas tenir très longtemps, puisque, après quelques années à peine, les ingénieurs des mines, futurs cadres de l'Etat, n'eurent de cesse de réintégrer la capitale, où ils ne devaient plus cesser de jouer un rôle dépassant singulièrement la simple activité d'exploitant minier.

Pendant ces premières années, il a bien sûr fallu assurer l'enseignement, dans des conditions souvent difficiles. Un nom revient régulièrement parmi la liste des professeurs, à des titres très divers : garde des collections, professeur de mathématiques ou de dessin, démonstrateur de minéralogie. C'est celui de Jérôme Tonnellier, modeste abbé officiant d'abord dans l'ombre de René-Just Haüy, le cristallographe et minéralogiste officiel de la République et de l'Empire. Poussant parfois à l'excès l'image du savant effacé, apparemment peu concerné par les remous de la vie politique, Haüy, qui traversa sans encombres toutes les secousses de la Révolution et de l'Empire, était en fait très soucieux de ses prérogatives scientifiques et peu disposé à donner une juste place à des collaborateurs dont le travail lui était pourtant indispensable. Le nom de Jérôme Tonnellier a donc été oublié, et bien peu nombreux sont ceux qui, même spécialistes de l'histoire de la minéralogie du XVIIIe siècle, connaissent son existence. Il mérite toutefois beaucoup mieux, et la découverte récente d'un fonds d'archives oublié vient fort heureusement combler cette lacune. C'est à partir de cette documentation que la ville de Châtillon-Coligny (Loiret), en collaboration avec le Musée de minéralogie de l'Ecole des mines, souhaite aujourd'hui rendre hommage à cet homme modeste et désintéressé, complètement méconnu, qui a pourtant largement contribué au renom de l'Ecole des mines de Paris.

Sa vie

Notre personnage naît vers le 22 septembre 1751, sans doute dans le village de Vénisy (Yonne) ; il y est en effet baptisé en l'église paroissiale de Sainte-Marie le 24 septembre, et l'on sait qu'alors le baptême suit de très près la naissance en raison de la forte mortalité infantile et de l'intime conviction que celui qui meurt non encore baptisé ne pourra être sauvé. Il est prénommé Jérôme comme tous les aînés en lignage direct et ce jusqu'à ce jour ; du plus loin qu'on remonte, il est ainsi le septième du nom. Son père, Maître Robert-Louis-Marie Tonnellier, chirurgien, comme son propre père, et procureur fiscal au bailliage et baronnie de Vénisy, est un notable de la région. En revanche, sa mère, née Anne-Marie Richard, est fille de boulanger. Eh, oui ! Les mariages d'amour existaient dans l'Ancien Régime ! Celui-ci sera fécond : Jérôme, l'aîné, aura deux frères et trois sœurs, à savoir Marie-Madeleine-Louise-Scholastique, Augustin-Robert, Savinienne-Cécile, Marguerite-Madeleine et Louis-François-Jean-Baptiste. Cette grande famille ne déplorera le décès d'aucun enfant en bas-âge, au contraire de ce qui était encore le cas à l'époque. Le petit Jérôme reçoit le premier sacrement des mains de son oncle Louis-Jérôme Tonnellier, curé doyen du bourg proche de Châtillon-sur-Loing. C'est là qu'il fera sa scolarité primaire de 1757 à 1763, au collège de Montmorency où il apprendra les principes de la religion chrétienne et les rudiments de la langue latine.

Il suit ensuite certainement un enseignement secondaire, mais où ? Cet enseignement qu'on appelle alors arts libéraux est groupé en deux cycles : le trivium, comprenant la grammaire, la rhétorique et la dialectique, et le quadrivium, groupant les quatre branches des mathématiques (arithmétique, géométrie, astronomie et musique). Ce sont les " sept piliers de la sagesse " ; leur connaissance est considérée comme l'étape préalable à l'étude de la théologie fondée sur l'Ecriture sainte, qu'il importe de comprendre et d'interpréter. Or c'est dans cette dernière voie que va tôt s'engager le jeune Jérôme. En effet, cinq ans plus tard, à l'âge de 17 ans, il reçoit sa première tonsure, dont le diplôme sur papier huilé est signé et cacheté par Christophe de Beaumont, grand prélat qui fut archevêque de Paris de 1746 à 1754 et lutta contre les jansénistes et les philosophes. Il reçoit donc, dès sa prime jeunesse, le soutien d'un homme d'Eglise influent. Fut-il tôt remarqué pour sa vivacité d'esprit ou bien est-ce plutôt un effet des relations entretenues par sa famille, anciennement originaire de Paris, et qui ne s'en est jamais complètement détachée ? Devenu clerc diocésain de Sens, il reçoit le 25 mai 1771 les ordres mineurs (aujourd'hui appelés ministères), rite sacramentel au cours duquel il devient acolyte du prêtre de diocèse de Sens, ce qui correspond à des fonctions de lecteur et de servant d'autel.

Avant que de prétendre entrer dans les ordres, Jérôme Tonnellier doit entreprendre des études qui lui permettront notamment de perfectionner sa maîtrise du latin. Il part donc à Paris s'instruire à la Faculté des arts, dont le prestige dépasse alors les frontières de la France. Il y étudie bien sûr la langue de Virgile mais aussi la philosophie et les sciences de la nature. Ces deux domaines sont liés car, depuis la renaissance du XIIe siècle et la création de l'Université, ils sont basés sur les œuvres d'Aristote et des scientifiques grecs. Il suivra cet enseignement à la Faculté de philosophie de Paris pendant cinq années : après un premier cycle de deux ans consacré à la philosophie, il reçoit le 7 novembre 1769 le grade de " Maître ès arts supérieurs " qui lui permet d'enseigner le latin, la philosophie et les sciences de la nature. Puis il suit les cours de théologie qui durent trois ans et forment le deuxième cycle couronné par une licence ; le 25 janvier 1773, il reçoit en Sorbonne le grade de bachelier. Quelques mois plus tard, le 19 mars 1773, il est licencié en théologie par la congrégation générale du collège Louis-le-Grand. Il achève là ses études qui font de lui un savant et le propulsent parmi l'élite intellectuelle de l'époque.

La Faculté des arts est l'université la plus importante du royaume par le nombre de ses maîtres et de ses élèves mais aussi parce qu'elle seule a le privilège de la nomination du recteur, chef de l'université, élu par les députés des quatre " nations " réunies en conclave. Les professeurs sont en majorité des clercs. C'est pourquoi cette institution sera durement touchée par la Révolution, bien que celle-ci se soit toujours proclamée fille des Lumières. La Convention anéantira les restes de l'ancienne université le 15 septembre 1793 en supprimant tous les collèges qui étaient sous sa coupe. Outre l'enseignement classique des antiquités, l'enseignement de la physique bénéficiait déjà depuis 1750 d'une place privilégiée dans les classes de philosophie, formant la partie principale du cours de deuxième année. La méthode d'enseignement de cette discipline reste essentiellement philosophique : aucune recherche expérimentale ne préside à ces classes. En 1783, une nouvelle réforme, depuis longtemps proposée, devait voir le jour. Plusieurs professeurs demandèrent solennellement à la faculté des arts de réaliser la séparation complète du cours de physique de celui de philosophie, en confiant chacun à un maître différent. Dès la rentrée de 1784 ce fut chose faite au collège Louis-le-Grand (et cela malgré l'avis contraire du syndic).

Mais les parents de Jérôme Tonnellier ne semblent pas satisfaits de cette orientation vers l'érudition qui, il est vrai, n'assure ni métier ni salaire. C'est pourquoi, afin de l'engager à entrer dans le sacerdoce, ils lui promettent une rente viagère et une pension de cinquante livres par an jusqu'à ce qu'il remplisse son titre clérical. A cette période, Jérôme reçoit le soutien d'Albert de Luynes, cardinal archevêque de Sens où Jérôme est clerc diocésain. La famille Tonnellier a donc des relations privilégiées avec l'une des plus vieilles familles de la haute noblesse. Albert de Luynes a ainsi ordonné curé doyen dans son diocèse l'oncle puis le frère de Jérôme. Le père de Jérôme est lui-même un homme important dans sa région car, en plus d'être chirurgien comme on l'est de père en fils dans la famille, il exerce la charge de procureur fiscal au bailliage et baronnie de Vénisy ; il appartient ainsi au corps des magistrats de la cour des comptes d'une des petites juridictions royales et donc à la noblesse de " petite robe ". Cette noblesse est celle des avocats, notaires, greffiers, et bien sûr procureurs. Ces charges sous mandat royal sont héréditaires et l'on verra comment Jérôme en héritera. Robert-Louis-Marie Tonnellier, bourgeois terrien qui réussit à s'élever dans la petite noblesse provinciale, représente bien les aspirations de la bourgeoisie, détentrice dans son ensemble d'une grande part de la richesse du pays, à s'élever socialement. Et cette ambition de se hausser par la fortune à la noblesse se réalise alors le plus souvent par la noblesse de robe. Ainsi, et comme Saint-Simon le remarquait déjà pour la fin du XVIIe siècle en le qualifiant de " long règne de la vile bourgeoisie ", le XVIIIe siècle représente une période de prospérité pour la bourgeoisie française. C'est pourquoi, à beaucoup d'égards, la Révolution signifiera la relève des grands parlementaires, nobles ou anoblis, par le monde des juges, des notaires et des avoués, comme Tonnellier père. Même si nombre d'historiens après Saint-Simon ont perdu ce fait de vue, la Révolution française est un fait essentiellement bourgeois. Et dans cet événement, la petite et moyenne bourgeoisie de province joua un rôle prépondérant dans la mesure où elle revendiqua une meilleure représentativité de son poids social en tant que Tiers Etat.

Le 5 mai 1773 sont conférés à Jérôme (qui a alors 21 ans) les ordres sacrés, c'est-à-dire le sous-diaconat. Tonnellier entre ainsi véritablement dans la hiérarchie de l'Eglise. Le 18 décembre 1773, soit sept mois plus tard, il est ordonné diacre par les mêmes autorités. C'est le 23 décembre 1775 qu'a lieu, à Paris, sa cérémonie d'ordination comme prêtre en l'église paroissiale de Saint-Nicolas. Son engagement s'insère ainsi dans la tradition familiale puisque nombre de ses membres ont exercé les fonctions de curé, à commencer par son oncle paternel Louis-Jérôme, qui l'a baptisé.

Mais Jérôme semble déjà avoir d'autres centres d'intérêt que sa mission apostolique - dont toute sa vie il va se détourner progressivement. En effet, deux ans plus tard et grâce à son magistère, il devient professeur de philosophie au collège de Navarre. Cette institution appartient à l'université de Paris dont Tonnellier est diplômé : elle est alors destinée à recevoir gratuitement des étudiants pauvres. Ses bâtiments, toujours visibles actuellement sur la colline du Panthéon, seront affectés à partir de 1805 à l'Ecole polytechnique. Il est donc à noter que la vie parisienne de Jérôme se déroule dans le quartier où est sis l'hôtel de Vendôme - alors au n° 34 de la rue d'Enfer (l'actuel boulevard Saint-Michel percé selon les directives d'Haussmann un siècle plus tard) -, qui abrite le musée de minéralogie dont Jérôme sera le conservateur.

Le collège de Navarre est un vieil établissement qui dispense un enseignement classique. Mais comme partout, les sciences, de plus en plus, remplacent les lettres ; et ce fait est partiqulièrement net à partir de 1772. Il est vrai que la physique s'est enrichie des découvertes modernes et que des machines permettent au professeur de confirmer ses explications par des expériences. Le roi Louis XVI, acquis aux idées nouvelles, a d'ailleurs créé en son collège de Navarre, en 1753, une école de physique expérimentale dotée d'un amphithéâtre pour 600 personnes, dont l'Abbé Nollet a été le premier professeur. De plus, il a décidé la transformation de l'une des chaires de médecine du Collège royal en une chaire d'histoire naturelle. Notre ami va enseigner la philosophie et les sciences dans ce collège pendant dix ans sans discontinuer. En 1786, des honneurs lui sont remis pour le dévouement dont il fait preuve dans l'exercice de sa charge. Ce collège va disparaître en septembre 1793, suite à un décret de la Convention, et Tonnellier va alors partir enseigner au Lycée républicain.

Le Lycée, qui ne sera appelé Lycée républicain que plus tard, n'est pas une création impériale de la loi générale sur l'instruction publique du 11 floréal an X (1er mai 1802), comme le furent beaucoup de ces établissements. Il fut fondé antérieurement, en 1781, pour donner aux gens du monde des connaissances générales, surtout en matière de littératures étrangères et de sciences. Favorisé par la haute noblesse, et pourtant pénétré des idées nouvelles, il rencontra une très grande faveur. Parmi les professeurs qui y avaient une chaire, beaucoup sont aujourd'hui entrés dans l'histoire : Vauquelin, le géologue Brongniart, Cuvier, Biot, Ampère, Fourcroy, tous scientifiques contemporains de Tonnellier. Ces cours intéressèrent très vivement l'opinion jusque vers 1825. Par la très haute qualité du savoir dispensé, conjuguée avec une volonté de modernité. C'est là que s'est préparée la clientèle des cours publics de la Sorbonne et du Collège de France, fort peu suivis en général au XVIIe et au XVIIIe siècle.

La Révolution marque un temps d'arrêt, une parenthèse dans la carrière professorale de Tonnellier. En effet, le Conseil révolutionnaire, en supprimant l'université de Paris le 1er octobre 1792, le prive de cette ressource et dès lors il quitte Paris pour Sens. Durant l'été 1789, les communications entre la capitale et la province deviennent très difficiles. Pourtant, et bien que faisant partie du corps ecclésiastique, il va participer activement pendant cette période au remaniement des institutions. Dès le 8 janvier 1792, il se fait élire questeur de " la Nation dite de France autour de la tribu de Sens " pour en établir les comptes des années 1792 et 1793. Cet établissement est l'une des quatre compagnies formant la Faculté des arts ressuscitée. Elle est composée de cinq tribus : Paris, Reims, Tours, Bourges et Sens, région que connaît bien Jérôme. Si Jérôme s'acquitte avec conscience et diligence de ce travail, il est en retour extrêmement bien payé. Le 5 septembre 1792, an IV de la liberté, an I de l'égalité, ordre est donné au citoyen Tonnellier " de se tenir à son poste dans l'Administration de la Trésorerie Nationale, malgré les dangers de la patrie ". Cette allusion à la patrie en danger rappelle le contexte international dans lequel est engagée la France depuis que l'Assemblée législative obligea Louis XVI à déclarer la guerre à l'Autriche. Ainsi, dès le 20 septembre, les troupes révolutionnaires de Dumouriez et Kellermann gagnaient la bataille de Valmy alors que les Prussiens étaient déjà sur la Marne. Dès le 22, la Convention proclame la République. Le 15 Brumaire an II de l'égalité (5 novembre 1793), un certificat atteste que Jérôme est employé comme " calculateur de la dette viagère " aux bureaux de la Trésorerie nationale. Il a alors 42 ans, et nous connaissons sa description physique grâce à ce certificat : une taille de 4 pieds 11 pouces (environ 1,60 m), front dégagé, yeux bruns, nez court, bouche petite, visage rond, et cheveux châtains.

Pendant la période révolutionnaire, l'Agence royale des mines devient l'Agence des mines de la République et les collections sont regroupées sous le vocable de la Maison d'instruction pour l'exploitation des mines. Peut-on déjà y voir la partition entre Ecole et Musée ? Tonnellier y est nommé " aide pour les Collections " le 29 thermidor an II (16 août 1794), grâce au soutien du minéralogiste Gillet de Laumont, de Lefebvre d'Hellancourt et de Lelièvre, tous trois inspecteurs de l'ancien Corps des ponts et chaussées et membres de l'administration des mines. En 1794, à 44 ans et évidemment célibataire, il est nommé aide-conservateur à la Maison d'instruction des mines. Puis, en 1795, Tonnellier est à nouveau professeur au collège de Navarre, monté en grade au Lycée des Arts jusqu'à y être membre du directoire, et désormais professeur de minéralogie au Lycée républicain. Pendant l'hiver de 1795, Jérôme tombe malade et les administrateurs du Conseil (Gillet et Lelièvre) lui donnent son congé.

Les temps sont alors difficiles pour la France entière : les guerres révolutionnaires minent le pays. Jérôme reçoit une lettre de son cousin qui lui donne des nouvelles de toute la famille et lui promet de faire son possible pour lui faire quelque envoi non pas de pain ou de farine car, sans être réduit à l'extrémité où il se trouve, ce cousin dit avoir quelques difficultés à subvenir à ses propres besoins. L'avènement du Directoire va ouvrir une période de redressement du pays, et des jours plus sereins pour Jérôme. Le 15 pluviose an VII (3 février 1799), le ministre de l'Intérieur en personne, François de Neufchateau, le choisit pour être membre du conseil de conservation mandé à Versailles pour inventorier " les objets d'arts et de sciences " que forment les collections minéralogiques et zoologiques du cabinet d'histoire naturelle. Cette commission va bien réaliser l'inventaire mais ses conclusions ne seront jamais officielles. La seule trace de ce travail est un Catalogue de la Minéralogie fait par Jérôme Tonnellier et dont nous n'avons qu'une mention. Celui-ci semble avoir été signé conjointement par Tonnellier et Valenciennes, puis envoyé à l'administration du Domaine impérial de Versailles. Après le passage de ladite commission, des scellés sont apposés, les collections du cabinet qui appartenaient auparavant à un certain M. Fayolle étant vendues au Comte d'Artois (= futur Charles X, 1757-1836). En 1806, on retrouvera ces collections au lycée de Versailles. Elles y sont encore actuellement, bien que le vieil établissement de style néo-classique s'appelle aujourd'hui le lycée Hoche.

C'est à cette même époque que Tonnellier est honoré de plusieurs nominations comme membre correspondant ou comme membre étranger de plusieurs sociétés " d'Agriculture, de Commerce, de Sciences et Arts ", aussi bien en Ile-de-France qu'en Champagne ou dans le Nord. Ces sociétés sont alors des créations spontanées où se retrouvent des érudits, des savants et des hommes passionnés. Hors de tout cadre administratif, elles évoluent assez librement, pénétrées de l'idée de progrès. Elles sont ainsi et vont rester pour un siècle encore le vivier de grands hommes et de grandes inventions. Une des lettres de nomination de Tonnellier montre quel est, à cette époque et dans ce cercle intellectuel, la vision de l'avenir : " les productions minérales de la France jusqu'ici trop peu connues, sont destinées à être un jour une des principales sources de la prospérité nationale. Il est donc du devoir des sociétés établies dans chaque département, pour en connoitre et en augmenter les richesses territoriales, de s'appliquer à la recherche et à la découverte des minéraux renfermés dans le sol intérieur de leur pays ". En 1804, Tonnellier entreprend la traduction du dernier voyage de Pallas, avec le concours de Pierre Charles de la Boulaye, dont nous reparlerons ci-après.

Comme les sociétés scientifiques invitent Tonnellier à devenir un de leurs membres, de même les particuliers en quête d'informations se tournent vers lui : ses compétences sont désormais reconnues au-delà du cercle fermé des savants. Enfin, Tonnellier correspond avec des minéralogistes de l'Europe entière, des Etats-Unis comme le colonel Gibbs qui étudia les météorites tombées à Weston en 1807, des Turcs tels Messieurs Mesrob et Duraglou de Constantinople. En 1808, il reçoit une lettre de l'Autrichien von der Büll qui lui vante les mérites de la collection de fossiles de Vienne. Celui-ci avait alors rencontré René-Just Hauÿ, dont il parle en ces termes à notre ami : il " a augmenté mon admiration pour son génie ". Tonnellier appartient bien à un cercle d'éminences reconnues dès cette époque. Ce que prouve encore sa réception le 9 juin 1816 à la Geological Society of London aux côtés de F. J. Lainé, Brongniart, Vauquelin et Cuvier.

Hormis cette correspondance épisodique et succincte, Tonnellier reste dans l'ombre de 1804-1805 à 1813. Le sacre du 2 décembre 1804, que tout le monde connaît au travers du tableau monumental qu'en fit Jacques-Louis David, fut une immense fête à laquelle tout Paris participa. On saluait ainsi les victoires en Italie sous le Directoire, ainsi que la grandeur retrouvée de la France avec la création de la Banque de France, de l'Université actuelle, du Code civil, enfin le rattachement à l'Eglise grâce au Concordat. Où était alors notre ami ? Prit-il à ce moment parti contre l'empereur et dut-il s'éclipser de la vie publique ? Au contraire, participa-t-il aux grandes campagnes marquées par les victoires d'Austerlitz, d'Iéna, de Wagram, etc., et qui s'achevèrent par la défaite de Leipzig en 1813 ? Dans tous les cas, il n'est peut-être pas anodin de remarquer que sa période de retrait coïncide parfaitement avec l'apogée de la puissance de Napoléon Ier. En 1814, alors que l'Europe coalisée est entrée dans Paris et que des Prussiens ont installé leurs quartiers dans l'hôtel de Vendôme, Tonnellier est encore à son poste de conservateur. Mais nous n'avons pour cette période que peu de traces de son activité. De 1815 à 1818, l'année précédant sa mort, on n'a de lui que quelques lettres que lui firent parvenir ses amis : Hauÿ bien sûr, mais aussi Antoine César Becquerel qui le remercie d'avoir prêté des livres à son neveu, et Alexis de Noailles qui s'excuse de la destitution d'un protégé de notre ami.

Jusqu'au bout, il recevra des témoignages d'admiration et d'amitié. Ainsi, quelques mois avant qu'il ne disparaisse, il reçoit du cardinal archevêque Albert de Luynes, son protecteur dès sa prime adolescence, une lettre de remerciements pour la nouvelle année. Tonnellier lui avait auparavant dit avoir la santé altérée. Jérôme Tonnellier meurt chez lui, au 34, rue d'Enfer, le 5 mars 1819 à sept heures du matin. Il a alors soixante-neuf ans. La cérémonie funèbre a lieu en l'église Saint-Sulpice en présence de ses amis et confrères du Conseil des mines comme Lelièvre et Lefroy. De l'inventaire après décès de ses biens ressortent surtout la collection minéralogique personnelle de Jérôme, ainsi que sa bibliothèque. Son frère, à qui Jérôme lègue tous ses biens, avait trouvé acquéreur pour la collection de minéraux, mais l'acheteur ne croyait pas que celle-ci pût se vendre plus de 2000 livres et n'en prit donc jamais possession. Que devint-elle ? Au contraire, il garda précieusement les livres, qui valaient toujours un grand prix et formaient un éventail homogène des connaissances du XVIIIe siècle.

L'œuvre scientifique de Jérôme Tonnellier

A la différence de René-Just Haüy, dont il fut toujours le disciple zélé, Jérôme Tonnellier n'a jamais cherché à mettre en valeur ses propres travaux, qui sont pourtant loin d'être négligeables. Quand il était à son contact direct à l'Ecole de l'hôtel de Mouchy, il ne disposait du reste que de peu de liberté pour travailler de façon indépendante. Haüy était extrêmement jaloux de ses prérogatives scientifiques et, à l'évidence, il était peu disposé à laisser beaucoup de latitude à ses collaborateurs directs dans ce domaine. C'est ainsi que la première publication dans laquelle on trouve le nom de Jérôme est un article bien connu " du Citoyen Haüy " : Sur une espèce de loi particulière à laquelle est soumise la structure de certains cristaux, appliquée à une nouvelle variété de carbonate calcaire, publié dans le Journal des Mines, brumaire An IV (1797). Cet article est important, car il apporte des éléments essentiels sur la morphologie des cristaux de calcite, repris extensivement dans son traité de 1801. Or, c'est Tonnellier qui a découvert lesdits cristaux, et qui en est remercié en des termes subtils : " La variété de carbonate cristallisé […], a été trouvée récemment par le citoyen Tonnellier, dont on connaît les talens en histoire naturelle. Un coup d'œil jeté en passant sur une carrière de craie, lui fit apercevoir des cristaux qui, vus de plus près, fixèrent particulièrement par la nouveauté de leur forme, et dont il s'attacha à recueillir le plus grand nombre qu'il lui fût possible. Il en a déposé un bel échantillon dans le cabinet de la maison d'instruction pour l'exploitation des mines… ". Rappelons qu'à cette époque, c'était Tonnellier qui assurait tout l'enseignement de minéralogie à la " maison d'instruction ", et qui suppléait au cours de Haüy pour la description des cristaux. Il avait donc tous les éléments en main pour procéder lui-même à cette étude, si son maître lui en avait laissé le loisir.

On retrouve du reste cette même utilisation des compétences du modeste Jérôme dans les publications du directeur de l'Agence des mines, Gillet de Laumont lui-même. Avec le soutien de Dolomieu, il rédige une note sur la fabrication des pierres à fusil dans plusieurs départements dont l'Indre et le Loir-et-Cher. Donnée économique et stratégique de première importance à une époque où le pays devait faire face à de multiples conflits, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur. La contribution de Jérôme Tonnellier est dûment mentionnée, de façon significativement plus correcte que pour la publication de Häuy. En effet, non seulement ses qualités d'observation sont mentionnées : " Le citoyen Tonnellier, garde du cabinet de minéralogie formé près le conseil des mines, se trouvant dernièrement dans le département de l'Yonne passant par le canton de Cerilly fut frappé par la quantité de silex pyromaque qu'il rencontrât ", mais c'est lui-même qui donnera la présentation géologique des gisements de silex dans ce canton.

Les publications suivantes qui portent le nom de Jérôme sont des traductions ou des adaptations de publications étrangères, qui témoignent de très bonnes connaissances linguistiques, probablement développées au sein du petit groupe de prêtres qui gravitaient autour de Haüy : le napolitain Tondi, qui avait été chez Werner et donc maîtrisait l'allemand, le bibliothécaire Clouet, qui enseignait l'allemand et le néerlandais à la maison d'instruction. Langues importantes pour tous les Commissaires de la République ou administrateurs de l'Empire, envoyés en mission dans les nouveaux départements. La première, traduite de l'italien, concerne la description d'" une machine propre à découper proprement les lames de cristaux artificiels ", par Targioni Tozzetti, de Florence. Travail important pour le mode de fabrication des modèles cristallographiques en bois, qui étaient alors l'une des préoccupations majeures de Haüy. La seconde, (Note sur les mines de plomb du Derbyshire), traduite de l'anglais, témoigne de contacts directs avec les savants britanniques qui expliquent sa nomination ultérieure comme membre étranger de la Société géologique de Londres. Enfin, une troisième note Sur l'identité spécifique du corindon et de la télésie, Extrait d'un Mémoire de M. De Bournon, membre de la Société Royale de Londres, publié dans le Journal des Mines, germinal An II (1794) est particulièrement intéressante. En effet, le comte de Bournon, émigré notoire, était passé au service du comte de Gréville, en Angleterre, après avoir été l'un des personnages essentiels de l'Ecole royale de Sage. Grand ami de Romé de Lisle, il était alors en opposition marquée avec René-Just Haüy (qualifié de " cristalloclaste " par Romé de l'Isle). Les difficultés politiques semblent avoir aplani ces différends et Jérôme Tonnellier, avec beaucoup de diplomatie, rend à la fois un hommage appuyé à son maître Haüy et à son ancien ami de l'Ecole royale. On découvre aussi à l'occasion que des contacts étroits continuaient d'exister entre de Bournon et Gillet de Laumont, notamment par l'envoi d'échantillons et l'échange d'informations.

D'autres traductions anglaises ont plutôt trait à des problèmes de métallurgie, qui était aussi une préoccupation importante de l'Agence des mines : une note sur le palladium, par Richard Chenevix (1805), et une étude sur la fabrication de l'acier à l'aide de la houille et non plus du charbon de bois, d'après les procédés de William Reynolds. On peut rattacher à ces travaux une présentation du gisement d'anthracite nouvellement découvert par d'Omalius d'Halloy (1807), ainsi que la traduction (de l'allemand) d'articles de Klaproth concernant l'analyse de diverses analyses minérales (zircon et pyrite) (1808).

Tous ces travaux ne sont pas à probablement parler des contributions originales. Il s'agit plutôt de porter à la connaissance de ses collègues - en particulier son maître René-Just Haüy - les travaux des savants européens. Dans tous les commentaires personnels qu'il ajoute, on trouve toujours la marque d'une grande déférence pour Haüy, peu payée de retour puisque ce dernier ne cite Jérôme qu'avec une extrême parcimonie dans ses propres travaux. En particulier, dès que Haüy passe au Muséum, il dispose d'un nouveau garde des collections, Jean-André Lucas, fils de Jean-François Lucas, homme de confiance de Buffon et Daubenton. Jean-André Lucas voue à l'abbé Haüy une admiration sans bornes, attestée par le fait que, pendant dix-huit ans, il fut le premier élève inscrit au cours magistral du maître. Bien que n'ayant apparemment aucun contact avec ce dernier, Jérôme ne semble pas toutefois se formaliser outre mesure de cette situation. Un certain nombre de ses propres publications, toutes dans le Journal des Mines, ne seront en effet pas autre chose que des présentations ou commentaires sur les ouvrages du maître ou de son nouveau collaborateur, sans jamais émettre la moindre critique : Note sur le diopside, espèce nouvelle établie par Mr. Haüy (1806), présentation de l'ouvrage de Lucas (Tableau méthodique des espèces minérales), qui est une sorte de résumé du grand traité du maître, et finalement présentation d'un ouvrage de Haüy (Tableau comparatif des résultats de la cristallographie et de l'analyse chimique relativement à la classification des minéraux, 1809), qui représente la première ébauche de sa grande théorie sur les relations entre structure et composition chimique des minéraux.

On peut noter que les travaux de traduction ne concernent pas seulement de courtes notes, mais aussi des ouvrages importants, pour lesquels il est rétribué en tant que traducteur ou correcteur d'épreuves. C'est en particulier le cas du monumental Voyage entrepris dans les gouvernements de l'Empire de Russie dans les années 1793 et 1794 par Simon Pallas, de Berlin. Il est donc certain que sa connaissance des langues était approfondie.

Il serait toutefois erroné de penser que Jérôme Tonnellier n'a fait aucune étude originale. Bien sûr, celles-ci interviendront surtout après le départ de l'Ecole des mines en Savoie, à une époque où il est beaucoup plus libre. A la suite de ses contacts avec de Bournon, peut-être aussi en raison d'un intérêt suscité par la traduction du Voyage de Pallas, il publie dès 1802 une série de notes sur les météorites, qui étaient alors l'un des grands sujets débatus par les scientifiques. A la suite de Lavoisier, l'opinion prévalait alors en France que " ces substances que l'on dit tombées de l'atmosphère " étaient en fait produites par la foudre . Au contraire Jérôme prend délibérément parti pour l'origine extra-terrestre, avec des arguments pleins de bon sens basés sur la composition chimique des météorites. L'anglais Howard, ainsi que Vauquelin, ont en effet montré que beaucoup de météorites (ceux que l'on appelle maintenant les sidérites) sont constituées par un alliage de fer et de nickel, que l'on ne retrouve dans aucun autre minéral, en particulier la pyrite avec laquelle les météorites étaient souvent confondues. Comment la foudre, se demande Jérôme, en frappant une pyrite, aurait-elle réduit à l'état métallique une partie du fer qui y était renfermé, tandis qu'elle aurait laissé intactes les autres parties de la même pyrite, qu'on retrouve mêlées au fer métallique que recèlent ces substances ? D'où viendrait le nickel, qui n'a encore été observé dans aucune pyrite, et qu'on trouve constamment dans les pierres dont il s'agit ? La foudre aurait-elle respecté partout ces pyrites ordinaires, pour n'atteindre que celles qui renferment ce métal ? Il est intéressant de noter que ces remarques sont faites en note infrapaginale d'une publication de de Bournon à Londres, transmise (et commentée) par Tonnellier au Journal des Mines. Ces considérations sont développées dans deux notes importantes (en fait la même publication coupée en deux), portant sur une étude systématique de ces pierres mystérieuses provenant des régions les plus diverses : Bénarès, en Inde, le Yorkshire (Angleterre), Sienne (Italie), la Bohême et surtout la Sibérie. Cette fois, la publication est de la main de Jérôme, mais présentée devant la Société royale de Londres (lue le 25 février 1802 par Howard et Bournon). Comme s'il était difficile en France de revenir sur les conclusions que Lavoisier avait défendues devant l'Académie le 15 avril 1769, après avoir analysé la météorite tombée à Lucé, dans le Maine. Il faudra attendre la chute de météorites survenue le 6 floréal an XI (26 avril 1803) à L'Aigle (Orne), observée par des centaines de villageois terrorisés, pour que Jean-Baptiste Biot établisse leur origine de façon indiscutable.

Jérôme gardera toujours un grand intérêt pour les météorites. Dans le cadre de ses fonctions de garde des collections, il avait établi des relations amicales avec deux grands minéralogistes américains, le colonel Gibbs (de Rhode-Island " amateur distingué des sciences physiques et naturelles ", et surtout Benjamin Silliman, le fondateur de l'American Journal of Science, qui étaient venus se former à Paris. De retour aux Etats-Unis, ils avaient eu la chance d'assister à la chute d'une météorite à Weston le 14 décembre 1807. Ils en firent parvenir des échantillons à Jérôme, qui confirmera leur origine extra-terrestre (Journal des Mines, février 1808), tout en concluant avec sa modestie habituelle que " le mode de formation est un problème qui reste encore à résoudre de manière satisfaisante ". Gibbs et Silliman - qui organisera les collections de l'université de Yale sur le modèle de celles de Paris - avaient du reste invité Jérôme à se rendre aux Etats-Unis, mais celui-ci ne pourra honorer cette invitation.

Par ailleurs, une série de courtes notes seront publiées jusqu'en 1809, date à partir de laquelle il semble cesser toute recherche, peut-être en raison de problèmes de santé. Ces travaux concernent surtout des analyses chimiques de minéraux, souvent en collaboration avec Vauquelin, en particulier des laves du Vicentin (Italie), envoyées au Conseil des mines par le comte Pencati de Vicence. Mais le travail le plus important de cette période concerne ses recherches sur les pseudomorphoses, à partir d'échantillons des collections de l'Ecole. Le problème des pseudomorphoses (minéraux ayant la même structure, mais des compositions chimiques différentes) était une question importante à l'époque. Elles semblent directement contredire le postulat fondamental de René-Just Haüy suivant lequel un minéral ne peut être défini que par une structure et une composition chimique données. Tonnellier trouve dans la collection des échantillons de stéatite, de serpentine ou de chaux carbonatée (calcite) ayant la morphologie du quartz, et arrive à la conclusion (exacte) qu'il s'agit d'un remplacement hydrothermal, donc d'un second minéral qui a pris la place du premier. Il n'y a par conséquent pas opposition avec le postulat de Haüy. Ce dernier attachera une grande importance à cette notion, qui n'a pourtant pas été acquise sans de nombreuses discussions au sein du petit groupe des collaborateurs du maître. Il semble bien en effet que Tonnellier se soit assez violemment heurté à cette occasion avec l'abbé Tondi, qui quitta du reste l'Ecole des mines pour suivre Haüy au Muséum. Mais, quelques années plus tard, on verra progressivement se dessiner le concept d'isomorphisme, que l'on sait maintenant être dû au remplacement à l'échelle atomique de certains atomes par d'autres dans un même minéral, et qui autorise des variations importantes de composition chimique pour une même structure (notion de solution solide). Cette théorie, avancée par l'Allemand Mitscherlich en 1819, année de la mort de Jérôme, entraîna une controverse qui affecta les dernières années de la vie de Haüy. On ne sait si Tonnellier aurait pris parti, mais il est de toute façon bien préférable qu'il ait gardé jusqu'au bout l'image sans nuages de son maître.

Conclusion

Pendant plus de quarante ans, Jérôme Tonnellier aura donc marqué les débuts de l'industrie des mines en France. D'abord dans l'ombre de son maître, René-Just Haüy, puis de façon plus indépendante lorsque ce dernier aura choisi le poste, plus prestigieux à ses yeux, de professeur au Muséum, Il aura ainsi formé les générations d'ingénieurs qui, de 1794 à 1802, surent trouver sur le territoire français les matières premières qui, de la République aux débuts de l'Empire, permirent à la France de ne pas être submergée par les assauts de toutes les forces coalisées dressées contre elle.

Son rôle de garde des collections, qui resta toujours à ses yeux son occupation essentielle, était particulièrement important : toute prospection ne pouvait alors se faire que par référence à des gisements connus, remontant souvent à l'Antiquité ou au Moyen Age, et le seul moyen d'en trouver de nouveaux était de détecter sur le terrain des minéraux ou des roches caractéristiques, qui contenaient l'élément utile.

Les collections, germes d'un musée de Minéralogie qui, au fil des années, deviendra l'un des premiers au monde, constituaient donc une sorte de bibliothèque minérale de référence, outil essentiel de la formation des élèves ingénieurs. Mais, homme extrêmement cultivé, maîtrisant de nombreuses langues anciennes et modernes, toujours disponible pour assurer les enseignements les plus variés ou, à l'occasion, remplacer de prestigieux collègues, Jérôme fut loin de se borner à cette tâche, aussi importante soit elle. En fait, il fut l'homme indispensable de la Maison d'instruction de l'Ecole des mines à l'hôtel de Mouchy, logé sur place, encadrant avec les quelques ecclésiastiques rassemblés par René-Just Haüy des élèves qui, après un bref séjour à l'Ecole, devaient assurer des responsabilités écrasantes dans le cadre de l'expédition d'Egypte ou des autres campagnes napoléoniennes.

Cela ne l'empêcha pas de poursuivre des travaux scientifiques, le plus souvent destinés à vérifier les théories de son maître, et qui, s'ils ne furent pas toujours cités par ce dernier à la place qui aurait dû normalement leur revenir, lui assurèrent une véritable notoriété internationale, à l'égal des grands maîtres de la minéralogie scientifique naissante. Il eut ainsi l'occasion de côtoyer et de nouer des liens d'amitié avec des érudits, venus eux aussi étudier les collections parisiennes, et qui surent reconnaître en Jérôme, un sage, digne de faire partie du groupe très restreint des membres étrangers de la prestigieuse Société géologique de Londres.

Toutes ces activités furent assurées avec la plus grande modestie et discrétion, sans jamais rechercher une quelconque notoriété personnelle, et dans un contexte politique qui, surtout au début, dut être particulièrement difficile. Issu d'une famille très pieuse, comptant dans sa famille de nombreux prêtres ou personnalités ecclésiastiques et ayant bénéficié dans son enfance et adolescence de la protection de l'archevêque de Sens, Jérôme Tonnellier fut évidemment très menacé pendant les heures les plus sombres de la Révolution. Cela ne l'empêcha pas de toujours rester fidèle à ses convictions, refusant d'abjurer sa foi et de prêter le serment révolutionnaire. Fermeté qui lui permit de franchir tous les obstacles et, à la fin de sa vie, de retrouver à Paris sa chère Ecole au terme de l'aventure savoyarde et de transférer les collections sur lesquelles il avait tant veillé à l'hôtel de Vendôme, où elles se trouvent encore aujourd'hui.

Référence

TOURET, L. et KOHLER, E. (2001). Savant par vocation. L'abbé Jérôme Tonnelier (1751-1819). Ecole nationale supérieure des mines, Paris, 86 p.