TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XV (2001)
Robert FOX
Théologie naturelle et géologie à l'époque de William Buckland

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 16 mai 2001)

Résumé.

Depuis sa nomination en 1819 au poste de " reader " en géologie à l'université d'Oxford, et jusque dans les années 1840, époque à laquelle sa mauvaise santé lui rendit tout travail sérieux impossible, le révérend William Buckland, en tant que personnage éminent de la géologie britannique, poursuivit son idéal d'union de la science et de la religion. En adepte typique de la théologie naturelle, il trouvait partout dans la nature des preuves de la providence divine et, dans ses premiers écrits, il soutint que les dépôts de sédiments et autres débris trouvés dans le Nord de l'Europe étaient des restes datant du déluge de Noé décrit dans l'Ancien Testament. Bien que la théologie naturelle restât un élément commun de la tradition anglicane, les conditions qui, dans les années 1820 et 1830, avaient conduit Buckland et d'autres à mettre en avant ce type d'argument en faveur de la bienfaisance de Dieu, devinrent moins fortes au milieu du siècle. En 1859, le livre de Charles Darwin, On the Origin of Species, offrit une explication de l'adaptation des créatures vivantes (l'homme y compris) à leur environnement qui relégua les interprétations providentialistes aux marges de l'histoire intellectuelle britannique.

Mots-clés : théologie - géologie - université - Grande-Bretagne - XIXe siècle.

Abstract.

Abstract. The Revd William Buckland was among Britain's foremost geologists from the time of his appointment as Reader in Geology at the University of Oxford in 1819 until ill health forced him to withdraw from serious work in the later 1840s. Throughout this time, he pursued an ideal of the unity of science and religion. In accordance with the principles of natural theology, he found proof of divine providence everywhere he looked in the natural world. In his early writings, which contemporaries often accused of extravagance, he even maintained that the sedimentary deposits and other debris that were found in Northern Europe had been left by Noah's Flood, as described in the Old Testament. Like Adam Sedgwick, Buckland abandoned his belief in the Flood as a significant geological event in the 1830s, but natural theology remained a common element of the Anglican tradition, though one that changed its character as the social and intellectual pressures which led Buckland and others to use the evidence of nature to demonstrate God's providence and goodness in the 1820s and 1830s became less marked. Once the publication of Charles Darwin's On the Origin of Species in 1859 had made available a convincing alternative explanation of the adaptation of living creatures (including man) to their environment, providentialist interpretations retreated from the heart of Anglican apologetics to the margins of British intellectual life.

Key-words : theology - geology - university - Great Britain - XIXth century.

Texte traduit par le Dr Nathalie JAS.

Le 15 mai 1819 William Buckland donna sa leçon inaugurale en tant que " reader " en géologie à l'université d'Oxford. La leçon s'intitulait Vindiciae geologicae, la " justification " de la géologie [William Buckland, 1820. Vindiciae geologicae: or the Connexion of Geology with Religion Explained, in an Inaugural Lecture Delivered Before the University of Oxford, May 15, 1819. Oxford University Press, Oxford]. Les dignitaires les plus éminents de l'université étaient présents : le vice-chancelier, de nombreux professeurs, collègues de Buckland, et le clergé local. Ce fut un événement brillant qui remporta un grand succès. On estima que Buckland avait admirablement accompli sa tâche. Mais quelle était cette tâche ? Pourquoi Buckland considérait-il comme nécessaire de justifier la géologie ? Et surtout pourquoi lui semblait-il nécessaire de le faire devant une audience si cultivée et distinguée ?

Il n'y a pas de réponse simple. Je veux plutôt montrer que c'est la combinaison de plusieurs facteurs qui conduisit Buckland à penser qu'il devait promouvoir sa discipline de cette manière. Le plus local de ces facteurs était la volonté de l'université de se réformer. Au tout début du dix-neuvième siècle, les programmes dépassés et peu adaptés des anciennes universités d'Oxford et de Cambridge (à l'époque, les seules universités anglaises), ainsi que leurs exclusivismes social et intellectuel avaient été sévèrement critiqués.

Au sujet des attaques subies par l'université d'Oxford au cours de la première moitié du dix-neuvième siècle et des tentatives faites par cette université pour réformer son enseignement et autres procédures, voir Arthur J. Engel, 1983. From Clergyman to Don. The Rise of the Academic Profession in Nineteenth-Century Oxford. Clarendon Press, Oxford, p. 14-54, et plusieurs chapitres de Michael G. Brock et Mark C. Curthoys (dir.), 1997. The History of the University of Oxford, Volume VI, Nineteenth-Century Oxford, Part 1. Clarendon Press, Oxford, notamment Asa Briggs, Oxford and its critics, 1800-1815, p. 134-45, et Nicolaas A. Rupke, Oxford's scientific awaking and the role of geology, p. 543-62.
Oxford n'offrait qu'un seul diplôme, en " Lettres humaines " (Literae humaniores), fondé sur l'étude des langues anciennes et de la littérature et de la philosophie antiques, associée à un peu de mathématiques et à une forte dose de théologie. Il n'y avait ni sciences, ni langues modernes, ni économie politique. Cependant, en 1819, Oxford avait commencé à répondre aux critiques externes : la manière dont se déroulaient les examens était devenue plus rigoureuse et le niveau requis pour l'obtention d'un poste avait augmenté de manière notable. Mais beaucoup restait encore à faire, en particulier dans la promotion et le développement des sciences.

En 1819, on pouvait difficilement trouver meilleur défenseur de la cause de la science que Buckland. Au moment de sa leçon, il était encore jeune, 35 ans, diplômé de l'université, membre permanent d'un des collèges les plus progressistes, Corpus Christi, et " tutor " (enseignant) dans ce dernier.

La source principale sur la vie de Buckland et le rôle qu'il joua dans la géologie anglaise est Nicolaas A. Rupke, 1983. The Great Chain of History. William Buckland and the English School of Geology 1814-1849. Oxford University Press, Oxford. Cependant, je désire aussi faire état de ma dette envers de nombreuses autres publications analysant les travaux de Buckland, notamment celles de John Brooke et Geoffrey Cantor, qui sont citées plus loin dans cet article, et Martin J. S. Rudwick, 1973. The Meaning of Fossils. Episodes in the History of Palaeontology. Science History Publications, New York, plus particulièrement le chapitre 4.
De plus, comme la très grande majorité des enseignants de l'université, il était dans les ordres.
Jusque tard dans le dix-neuvième siècle, il fallait, à Oxford et Cambridge, appartenir au clergé anglican pour avoir accès à la plupart des postes universitaires.
En tant que géologue, il était entièrement autodidacte. Depuis 1814, il avait cependant une " readership " en minéralogie (à cette époque, une " readership " était plus ou moins équivalente à une chaire), discipline dans laquelle il donnait des leçons annuelles. En bref, Buckland était à la fois un intellectuel respecté au sein de l'université et un homme d'une piété incontestable. Sa leçon inaugurale avait donc pour objectif d'utiliser son autorité pour convaincre ses collègues de ce qu'il était important, voire nécessaire, d'intégrer la géologie dans le programme d'études et ce, non pas en tant qu'alternative à l'éducation classique traditionnelle, mais en tant que complément indispensable de cette dernière.

Buckland prit la précaution élémentaire d'éviter toute justification reposant sur l'utilité économique de la géologie. Selon Buckland, la géologie méritait sa place à Oxford parce que c'était une quête intellectuelle légitime, mais surtout parce que c'était un moyen de prendre la mesure de la providence divine. L'importance que Buckland accorda à l'aspect théologique dans son argumentation est frappante. Cette importance est aussi, je pense, particulièrement éclairante. Certaines connotations de la géologie auraient dérangé, si ce n'est choqué, une audience composée presque entièrement de membres du clergé. Ces derniers connaissaient certainement la vision de la Terre développée par l'Ecossais James Hutton selon laquelle " on ne trouvait aucun vestige d'un commencement ni aucune perspective d'une fin ".

James Hutton, 1788. Theory of the Earth ; or an Investigation of the Laws observable in the Composition, Dissolution, and Restoration of Land upon the Globe. Trans. Roy. Soc. Edinburgh, 1, p. 209-304 (304).
Comment cette idée pouvait-elle être compatible avec l'histoire de la Terre telle qu'elle est présentée dans l'Ancien Testament ? Ils pouvaient aussi percevoir la géologie comme une science française : nous devons ici nous rappeler qu'en 1819 les classes dirigeantes britanniques avaient de sérieuses raisons de craindre l'importation de la Révolution française en Angleterre. Un nouveau départ intellectuel à l'université se devait donc de ne pas mettre en danger le maintien de l'ordre, la conformité et la cohésion sociale. La défense de la géologie telle que la fit Buckland réussit sur tous ces points.

Ces remarques sur le contexte de la leçon inaugurale de Buckland sont indispensables si nous voulons comprendre l'extravagance de la vision de l'histoire de la Terre que Buckland défendit, d'abord dans les Vindiciae geologicae, puis quatre ans plus tard dans ses Reliquiae diluvianae, les " reliques du déluge " . Cette vision s'inspirait beaucoup de Cuvier, une dette que Buckland n'a jamais cachée. Mais Buckland différait de Cuvier dans son interprétation du déluge de Noé décrit dans l'Ancien Testament, qu'il présentait comme un événement géologique majeur et qu'il interprétait comme étant à l'origine du gravier diluvien, très présent sous les latitudes nordiques. Dans les Reliquiae diluvianae, il présentait la grotte de Kirkdale, située dans le Yorkshire et découverte peu de temps auparavant, comme étant la tanière d'hyènes qui auraient été surprises par la montée des eaux et qui auraient été forcées de fuir la grotte. Cette hypothèse permettait à Buckland de rendre compte de la présence de sédiments dans la grotte et, dans ces sédiments, de restes de proies dévorées accompagnés de quelques dents d'hyènes, ainsi que de l'absence d'ossements d'hyènes. C'était pour le moins une reconstruction des événements à la fois colorée et pleine d'imagination, reconstruction importante aux yeux de Buckland, écrivain captivant et conférencier brillant, mais ayant son côté extravagant. Le jeune Charles Darwin était de ceux qui trouvaient ses entretiens un peu rudes : ses contemporains, en effet, ne savaient jamais si Buckland devait ou non être pris au sérieux [N. A. Rupke, 1983. Loc. cit., p. 7].

Mais quel qu'ait été l'esprit dans lequel Buckland avançait ses idées, son public oxfordien le prenait très certainement au sérieux. Que l'histoire de la Création telle qu'elle est rapportée dans l'Ancien Testament fût placée au centre de la géologie contribua à calmer les peurs relatives à l'influence subversive que cette discipline aurait pu exercer. Se posait cependant le problème suivant : la preuve essentielle qui aurait pu confirmer la vision du déluge développée par Buckland, à savoir la présence de restes humains dans les sédiments diluviens, ne fut pas apportée.

L'absence, dans ces sédiments, d'objets et de restes humains fut une des preuves les plus importantes parmi celles qui conduisirent Adam Sedgwick, un contemporain de Buckland appartenant à l'université de Cambridge, à abandonner la croyance selon laquelle le déluge de Noé aurait été un événement géologique significatif. Voir Adam Sedgwick, Address to the Geological Society, delivered on the evening of the 18th of February 1831… on retiring from the President's Chair. Proc. Geol. Soc. London, 1 (1826-33), p. 281-316 (312-14).
Il est vrai que Buckland, comme la plupart de ses contemporains, croyait que les hommes antédiluviens n'étaient pas répandus très loin du berceau supposé de l'humanité, situé en Asie du sud, de telle sorte que les êtres humains n'auraient existé que dans cette région. Mais, même en Asie du Sud, aucun reste humain n'avait été trouvé.

Figure 1. William Buckland enseignant à l'Ashmolean Museum (aujourd'hui Musée d'histoire des sciences), Oxford, le 5 février 1823. Dans cette leçon donnée devant des professeurs et d'autres enseignants de l'université, ainsi qu'un grand nombre de membres éminents du clergé, dont l'évêque d'Oxford, Buckland décrivit le squelette d'une femme vieille de 26 000 ans, de même que les ornements et autres objets qui lui étaient associés, et qui avaient été trouvés dans la caverne Paviland située au sud du Pays de Galles. Avec l'aimable autorisation du Museum of the History of Science, Oxford. Sur la gravure, qui est de Nathaniel Whittock, voir J. M. Edmonds et J. A. Douglas, 1976. William Buckland, F. R. S. (1784-1856) and an Oxford Geological Lecture, 1823, Notes and Records of the Royal Society of London, 30, p. 141-167.

Figure 2. " Duria antiquior " (vieux Dorset), un dessin d'Henry de la Beche. Ce dessin illustre la vision qu'avait de la Beche d'un monde ancien peuplé de monstres préhistoriques, se chassant les uns les autres. D'après Francis T. Buckland, 1900. Curiosities of Natural History, 2e série, Macmillan, London. Collection privée.

Malgré les difficultés, Buckland, ainsi que je l'ai déjà dit, avait bien fait son travail. Il avait apaisé les esprits, libérant la géologie de ses associations suspectes, transformant l'ennemie potentielle en une alliée de la foi. A Oxford, siège de l'orthodoxie anglicane, ses leçons ont commencé à attirer des audiences importantes qui venaient l'écouter à l'Ashmolean Museum (figure 1). C'étaient de grands événements, et rapidement, la théorie du déluge telle qu'elle était défendue par Buckland trouva des adeptes à l'intérieur d'Oxford mais aussi à l'extérieur : à Cambridge, par exemple, où Adam Sedgwick enseignait la théorie . Par de nombreux aspects, Sedgwick ressemblait beaucoup à Buckland. Il avait un an de moins que Buckland, il avait suivi les programmes de Cambridge, qui reposaient avant tout sur les mathématiques, avait été élu membre de son collège (" fellow "), le très prestigieux Trinity College, et avait été ordonné comme prêtre anglican avant sa nomination à la chaire " Woodwardian " de géologie en 1819.

Sur la vie de Sedgwick, voir John Willis Clarke et Thomas McKenny Hughes (dir.), 1890. The Life and Letters of the Reverend Adam Sedgwick, 2 vol. Cambridge University Press, Cambridge. Les travaux de Sedgwick sur les strates cambriennes sont magistralement discutés dans James A. Secord, 1990. Controversy in Victorian Geology. The Cambrian-Silurian Dispute. Princeton University Press, Princeton, NJ. Le positionnement religieux de Sedgwick est bien traité dans John Hedley Brooke et Geoffrey N. Cantor, 1998. Reconstructing Nature. The Engagement of Science and Religion, T. & T. Clark, Edinburgh, p. 268-274.
Comme Buckland, il était autodidacte en géologie. Se remémorant sa nomination à la chaire, il écrivit qu'il n'avait eu qu'un seul rival, Gorham, de Queen's College, et qu'il avait toujours été certain que son ignorance lui assurerait la victoire : " Je ne connaissais absolument rien à la géologie ", écrivit Sedgwick, " alors qu'il [Gorham] en avait une assez bonne connaissance - mais tout était faux " [J. W. Clarke et T. McK. Hughes, 1890. Loc. cit., t. 1, p. 160-161]. Et Sedgwick fut bien sûr élu.

Les interprétations du déluge, telles que les enseignaient Buckland et Sedgwick, restèrent dominantes en Angleterre tout au long des années 1820, à tel point que Nicolaas Rupke les a considérées comme la caractéristique principale permettant de définir une véritable école anglaise de géologie [N. A. Rupke, 1983. Loc. cit., en particulier p. 180-208]. Pourtant, les difficultés rencontrées pour faire du déluge de l'Ancien Testament un événement géologique majeur demeurèrent. Noé avait-il conservé des représentants de chacune des 120 000 espèces supposées exister dans le monde ? Probablement non, disait Buckland dans des notes privées ; il est fort possible que l'arche n'ait abrité que les espèces ayant une relation avec l'homme et qui devaient à tout prix survivre au déluge. Selon cette hypothèse, les autres espèces connues auraient été créées après le déluge. Et où sont ces ossements humains qui auraient dû être présents dans les sédiments ? Marcel de Serres a pu affirmer que de tels ossements trouvés dans certaines grottes françaises dataient de la même époque que les restes des animaux appartenant à des espèces éteintes et près desquels ces ossements avaient été trouvés. Pourtant, ce fut devant la Société géologique de France, que Jules Desnoyers montra combien il était facile d'interpréter ces découvertes différemment : les restes humains pouvaient aussi avoir été le résultat d'enterrements de corps ou d'une occupation des grottes faites bien après que les espèces éteintes aient disparu.

Jules Desnoyers, 1831-1832. Rapport sur les travaux de la Société géologique, pendant l'année 1831. Bull. Soc. géol. France, 2, p. 226-327, en particulier p. 250-253.
En effet, les difficultés posées par l'interprétation du déluge se firent de plus en plus pesantes, et devinrent enfin insurmontables. Au cours des années 1830, Sedgwick puis Buckland abandonnèrent cette théorie ; dès lors le déluge de Noé perdit pour eux toute signification géologique .
Pour ce qui concerne Buckland, le déluge avait tout simplement cessé d'être un épisode géologique significatif au moment où il publia sa contribution aux Bridgewater Treatises, une série de 8 travaux consacrés à l'élaboration de la théologie naturelle à partir des différentes sciences. Voir William Buckland, 1836. Geology and Mineralogy considered with Reference to Natural Theology. 2 vol. William Pickering, London. Sur les Bridgewater Treatises, voir Jonathan R. Topham, 1998. Beyond the 'common context' : the production and reading of the Bridgewater Treatises. Isis, 89, p. 233-262.

Il est significatif que ce changement d'opinion sur le déluge ne fut, ni pour Sedgwick ni pour Buckland, une expérience douloureuse. La concordance entre les preuves géologiques et l'Ancien Testament avait plutôt été une sorte de bonus qu'une profession de foi essentielle.

La facilité avec laquelle la plupart des géologues et théologiens anglais abandonnèrent la théorie du déluge comme événement géologique majeur est frappante. L'opinion de David Brewster selon laquelle le changement de cœur de Buckland avait renforcé son message religieux semble avoir été largement partagé : voir le compte-rendu non signé de Brewster sur le livre Buckland Geology and Mineralogy considered with Reference to Natural Theology, in The Edinburgh Review, 45 (1837), p. 1-39, en particulier p. 12-13. Brewster est identifié comme étant l'auteur du compte-rendu dans le Wellesley Index to Victorian Periodicals 1824-1900. University of Toronto Press et Routledge and Kegan Paul, Toronto et Londres, t. 1 (1996), p. 483.
La conviction sur l'existence d'une harmonie entre la science et la religion ne fut cependant pas entamée. La forme de l'argumentation à laquelle recouraient désormais les géologues anglais fut celle de la théologie naturelle. Dans la tradition anglicane, il existait depuis le dix-septième siècle une orthodoxie qui voyait dans cette théologie (une théologie poursuivie en utilisant la raison naturelle, souvent interprétée comme étant une approche scientifique) un complément de la religion révélée.
Au sujet de cette tradition, voir John Hedley Brooke, 1991. Science and Religion. Some Historical Perspectives. Cambridge University Press, Cambridge, en particulier les chapitres 4 et 6, et J. H. Brooke et G. N. Cantor, 1998. Loc. cit., passim.
En principe, la religion révélée, d'une part, devait transmettre ce que la plupart des chrétiens considéraient comme les fondements de la foi : la résurrection, l'existence et l'immortalité de l'âme, la possibilité de la rédemption et la nature de l'alliance entre Dieu et le genre humain. La théologie naturelle, d'autre part, devait permettre de comprendre des choses différentes : elle mettait en lumière la sagesse de Dieu, sa grande bonté et son omnipotence.

Il n'est pas surprenant que la théologie naturelle ait connu un succès sans précédent pendant le siècle que nous associons à la révolution scientifique. En Angleterre, le naturaliste et théologien John Ray expliquait à ses lecteurs comment ils devaient " lire " le livre de la Genèse. Dans The Wisdom of God Manifested in the Works of Creation, qui reposait sur des sermons qu'il avait donnés à Cambridge à partir de 1660, Ray évoquait le bonheur des hérissons qui avaient reçu des moyens ingénieux de protection, des chameaux à qui avaient été attribués des estomacs étranges, adaptés à la vie dans le désert, et de tous les animaux (humains et non humains), dont la vue était assurée par le mécanisme le plus exquis qui soit, l'œil.

John Ray, 1691, The Wisdom of God Manifested in the Works of the Creation. Samuel Smith, London. Les deuxième, troisième et quatrième éditions, toutes plus volumineuses que la première, furent publiées en 1692, 1701 et 1704.

De telles affirmations se prêtaient à des excès. Isaac Newton, par exemple, donnait une signification théologique à la symétrie humaine et présentait comme étant un signe de la providence divine le fait que nous ayons deux bras, deux jambes, deux yeux et deux oreilles [J. H. Brooke et G. N. Cantor, 1998. Loc. cit., p. 176]. Il passait cependant totalement sur le fait que nous n'ayons qu'un seul cœur et que celui-ci n'a pas une position centrale. Et Dieu nous a-t-il vraiment donné un nez pour que nous ayons un endroit où poser nos lunettes ? Voltaire, bien sûr, savait que cette perception d'un plan divin était risible. Mais les exemples de la volonté du dix-huitième siècle de voir en tout lieu un monde adapté aux besoins de ses habitants abondent. Des écrivains français nous en fournissent certainement : l'abbé Pluche et Bernardin de Saint-Pierre [Jacques Roger, 1963. Les sciences de la vie dans la pensée française du XVIIIe siècle. Armand Colin, Paris, p. 224-254]. Mais je reste persuadé que l'argumentation de la théologie naturelle était encore plus présente dans les différentes traditions théologiques anglicanes qu'elle ne l'était ici en France. Et ce malgré les attaques acérées du philosophe écossais David Hume qui avaient démoli l'argument providentialiste. Pour Hume, un monde caractérisé par la douleur et l'injustice ne pouvait être perçu comme divin que dans la mesure où ceux qui le voyaient ainsi avaient une prédisposition à y trouver de l'ordre, de la beauté et de la bonté [J. H. Brooke, 1991. Loc. cit., p. 180-189]. Sinon, on avait des chances de partager les conclusions sceptiques que Voltaire tira de ses réflexions sur le tremblement de terre de Lisbonne.

Il est trop facile de considérer rétrospectivement le scepticisme de Voltaire et de Hume comme ayant été décisif dans la démolition du providentialisme. La question que nous devons nous poser, en tant qu'historiens, est pourquoi cet argument était si convaincant à l'époque et quels étaient les objectifs des auteurs qui l'utilisaient. Pour nous rapprocher de l'époque de Buckland et Sedgwick, qu'espérait donc réaliser le plus célèbre de tous les adeptes anglais de la théologie naturelle, William Paley, lorsque, vers 1800, alors que se bâtissait la réputation qu'il eut d'être l'une des autorités les plus importantes de la théologie naturelle ?

Paley avait presque soixante ans lorsque son livre le plus connu, Natural Theology, parut en 1802 [William Paley, 1802. Natural Theology : or, Evidences of the Existence and Attributes of the Deity. R. Faulder, London]. Ce qui est le plus important pour ma présente hypothèse, c'est son engagement dans la tradition latitudinaire de l'Eglise anglicane. Les partisans de cette tradition cherchaient à définir un espace intermédiaire. La nécessité d'occuper un tel espace trouvait son origine dans le problème traditionnel de l'anglicanisme. Ce problème était posé par la présence à l'intérieur de l'Eglise de deux tendances théologiques très différentes : à l'une des extrémités se trouvait l'évangélisme, à l'autre la High Church, proche de la tradition catholique. Les latitudinaires, comme Paley, cherchaient à occuper l'immense espace théologique existant entre ces deux extrêmes et voyaient dans la théologie naturelle un instrument efficace pour atteindre cette fin. La théologie naturelle pouvait, par exemple, faire appel à la beauté de la nature, un élément auquel personne n'est insensible. C'est ce que faisait le géologue écossais Hugh Miller quand il affirmait, dans son livre The Testimony of the Rocks (1857), que les intérieurs des coquilles d'ammonites fossilisées lui rappelait les toits de style gothique et que, pour cette raison, ces coquilles évoquaient nos sensibilités artistiques.

J. H. Brooke et G. N. Cantor, 1998. Loc. cit., p. 224-226, et, pour une discussion plus complète, John Hedley Brooke, 1996. Like Minds : the God of Hugh Miller, in Michael Shortland (dir.), Hugh Miller and the Controversies of Victorian Science. Oxford University Press, Oxford, p. 171-186. L'argumentation de Miller apparaît dans Hugh Miller, 1857. The Testimony of the Rocks : or, Geology in its Bearings on the Two Theologies, Natural and Revealed. Thomas Constable, London, p. 237-242.
Il y avait aussi les beautés cachées de la nature, ainsi qu'elles avaient été révélées par le microscope à Robert Hooke. L'œil d'une mouche ressortit de cet examen comme un travail d'une symétrie et d'une beauté exquises, contrastant avec la rude imperfection de la plus fine des productions humaines : la pointe d'une aiguille par exemple .
Robert Hooke, 1665. Micrographia : or some Physiological Descriptions of Minute Bodies made by Magnifying Glasses, with Observations and Inquiries thereon. Jo. Martyn and Ja. Allestry, London, p. 1-4. Ce point est discuté dans J. H. Brooke et G. N. Cantor, 1998. Loc. cit., p. 145.

Ces réflexions me permettent de revenir sur la capacité de la théologie naturelle à supprimer toute source de conflit et à encourager le consensus. En fait, je crois que nous ne pouvons comprendre l'intimité de l'alliance entre la théologie et la géologie anglaise - dans les travaux du révérend William Conybeare et du révérend William Whewell par exemple, ainsi que dans ceux de Buckland et Sedgwick -, à moins de prendre pleinement en compte les fonctions de cet argument dans le débat public au cours des années 1820 et 1830.

Quel meilleur argument aurait-il pu exister pour les avocats de cette nouvelle science qu'était la géologie quand ils s'adressaient aux professeurs et autres enseignants conservateurs des anciennes universités ? Quel meilleur argument pouvaient-ils trouver quand ils se tournaient vers des Anglais terrifiés par la possibilité que les excès de la Révolution française puissent nourrir aussi les passions dans leur propre pays ? Ce qui était prioritaire c'était de rassurer et de développer une vision de la condition humaine capable d'annihiler les différences doctrinales et sociales. La théologie naturelle répondit triomphalement à cette priorité.

C'est en tenant compte de ce contexte très particulier des années 1820 et 1830 que nous pouvons donner un sens à certaines des caractéristiques dominantes de la géologie anglaise. Pensez à l'importance accordée par Buckland et Sedgwick au fait que Dieu ait non seulement créé le monde mais qu'Il soit ensuite à nouveau intervenu à différentes périodes pour en ajuster la population, éliminer les créatures inadaptées et introduire de nouvelles espèces. Ces périodes, qui coïncidaient avec les révolutions de Cuvier (auxquelles correspondaient les catastrophes de Buckland) apportaient la preuve que la première grande cause de notre univers restait une intelligence active et rappelaient par là aux chrétiens l'immanence et la présence permanente de Dieu. Dans cette forme de théologie naturelle, très différente de celle de la tendance déiste de Paley, même la douleur et la souffrance de la disparition des espèces possédaient un caractère providentiel.

Pour les chrétiens traditionnels, l'origine de la douleur et de la souffrance avait toujours été associée à la chute de l'homme dans le jardin d'Eden. C'est pourquoi une des caractéristiques troublantes de la géologie aux yeux des fidèles était que les fossiles semblaient montrer l'existence d'espèces carnivores avant l'apparition de l'homme, c'est-à-dire avant la chute et le conflit des espèces que cette dernière aurait entraînés. Buckland reconnaissait très certainement cette difficulté. Mais il avait une solution compatible avec la providence divine. Il est certes désagréable d'être éliminé (à la manière des animaux préhistoriques dessinés par Henry de la Beche - cf. figure 2), même quand on est vieux et malade ou que l'on appartient à une espèce mal adaptée. Mais cela est préférable à une longue agonie. C'est préférable à un monde surpeuplé ne disposant pas d'assez de nourriture. Dans la vision de Buckland, la douleur, la souffrance, le mal apparent et l'injustice sont ainsi intégrés à une sorte d'optimisme panglossien et une vision plus large de l'économie animale.

Il est sûr qu'à l'époque, certains lecteurs considéraient qu'une telle interprétation représentait une vision excessivement charitable de la bienfaisance divine. C'est ce que vous penserez peut-être du plus célèbre de ces arguments qui concerne le Megatherium, une créature gigantesque reconstruite à partir d'ossements fossilisés retrouvés en Amérique du Sud au dix-huitième siècle. Buffon et Cuvier avaient laissé du Megatherium l'image d'une créature triste, mal adaptée et condamnée à une vie abjecte. Mais l'avis de Buckland était très différent. Dans une leçon publique mémorable, donnée dans une réunion de la British Association for the Advancement of Science tenue à Oxford en 1832, Buckland commença à parler du Megatherium après le dîner, et son audience - des membres du clergé de toutes tendances, des hommes et des femmes, des scientifiques, des ingénieurs - n'avait toujours pas quitté la salle à minuit.

N. A. Rupke, 1983. Loc. cit., p. 240-245. La leçon de Buckland n'a jamais été publiée, mais l'interprétation que ce dernier a faite du Megatherium a été exposée en détail dans W. Buckland, 1836. Loc. cit., t. 1, p. 139-164.
L'animal, loin d'être un monstre malheureux et malvenu, était une créature merveilleusement adaptée à ses besoins. Le Megatherium, ainsi que Buckland le décrivait, n'était pas carnivore ; il suffisait de regarder attentivement ses dents (figure 3). Il se nourrissait plutôt de racines. Ses immenses griffes (qui rendaient vraisemblablement ses déplacements difficiles) étaient des outils servant à creuser. L'ingénieur Brunel était présent à la leçon donnée par Buckland, et Buckland fit du Megatherium une recrue idéale pour une équipe de Brunel travaillant à la construction d'un chemin de fer ou d'un canal.
Voir la lettre que Sir John Herschel écrivit à sa femme le 7 août 1838, in Clarke et Hughes, 1890. Loc. cit., t. 1, p. 515-16.

Il serait facile mais ennuyeux d'ajouter d'autres exemples des preuves de la " création adaptée " que les géologues anglais trouvaient dans toutes choses. Une coupe verticale des strates du Pays de Galles, par exemple, montrait comment le charbon, le minerai de fer et la chaux - les conditions géologiques nécessaires pour que l'industrie du fer puisse exister - avaient été placés côte à côte et de manière à ce qu'ils soient accessibles à l'homme (figure 4). Il serait aussi facile de multiplier les exemples du zèle avec lequel les géologues parlaient à des audiences plus larges, dépassant allègrement les frontières de leur discipline. Sedgwick, par exemple, qui, au cours d'une excursion sur le bord de mer lors d'une réunion de la British Association for the Advancement of Science à Newcastle en 1838, ne put s'empêcher de discuter, devant une audience composée de près de 4000 mineurs et autres travailleurs, du bonheur de la condition de ces derniers, et combien ils étaient redevables à leur Créateur - un Créateur qui avait créé les conditions géologiques nécessaires à l'industrie dans laquelle ils travaillaient et qui leur avait donné (ce fut peut-être moins convaincant) des maîtres d'une grande bonté, toujours attentifs à leurs besoins .

Il est clair que la théologie naturelle avait des avocats persuasifs et des audiences réceptives. Louis Doyère, à l'époque professeur suppléant d'histoire naturelle au collège Henri IV à Paris, disait du Bridgewater Treatrise de Buckland intitulé Geology and Mineralogy considered with Reference to Natural Theology, qu'il traduisit en français en 1838, que l'ouvrage avait obtenu en Angleterre " un succès prodigieux " ; deux éditions s'étaient succédé presque sans intervalle, " l'une à 5000, l'autre à 6000 exemplaires ".

William Buckland, 1838. La géologie et la minéralogie dans leurs rapports avec la théologie naturelle, traduit de l'anglais par L. Doyère. 2 vol. Crochard, Paris. La même année, Nicolas Joly, alors professeur d'histoire naturelle au Collège royal de Montpellier, publia une édition française, largement abrégée, en un volume.
En Angleterre, deux autres éditions suivirent en 1858 et 1869. De plus une traduction allemande (par Louis Agassiz) fut publiée à Neuchâtel en 1838-1839, et une édition suédoise parut à Stockholm en 1845. L'ouvrage de Buckland fut ainsi un succès littéraire, soutenu en France par Alexandre Brongniart, Adolphe Brongniart et Henri Milne-Edwards qui contribuèrent à la préparation de l'édition de Doyère.

Figure 3. Le squelette reconstruit du Megatherium. D'après William Buckland, 1836. Geology and Mineralogy considered with Reference to Natural Theology, 2 vol. William Pickering, London, t. 2, planche 5. Collection privée.

Et cependant, comme nous le savons, en 1859, The Origin of Species de Darwin rendit difficile à défendre la façon dont le providentialisme analysait le monde naturel. Pour la vieille génération le choc fut rude. Sedgwick, agé de plus de quatre-vingts ans, fut de ceux qui continuaient d'insister sur le fait que la finalité de la science ne pouvait être la science elle-même. La bonne science était nécessairement une science qui donnait une conception exaltée des attributs de Dieu. On comprend alors la violence avec laquelle Sedgwick réagit contre The Origin of Species de Darwin. Pour Sedgwick, le grand défaut de The Origin ne se trouvait pas dans ses erreurs scientifiques : en effet c'était son manque d'erreurs scientifiques qui rendait le livre si dangereux. La malignité du livre résidait plutôt dans la présentation d'une argumentation qui ne prenait pas en compte les facultés supérieures de l'homme, et avant tout son sens du divin et son sens moral. C'était une argumentation qui réduisait l'homme au niveau d'une bête. Pour reprendre des mots que Sedgwick écrivit à Darwin dans une lettre douloureuse, " la nature est tout autant morale ou métaphysique que physique " , opinion à laquelle Darwin ne pouvait absolument pas souscrire.

Sedgwick à Darwin, 24 décembre 1859, in J. W. Clarke et T. Mck. Hughes, 1890. Loc. cit., t. 2, p. 356-359 (357).

Au moment où Darwin publia son livre, le type de théologie naturelle pratiquée par Buckland et Sedgwick avait perdu une grande partie de sa force de conviction. Le but, si important dans les années 1820, de rassembler tous les chrétiens sous la bannière de la théologie naturelle n'était plus prioritaire, ni même réaliste. Le fait que Buckland et Sedgwick aient abandonné le déluge rendait leurs idées inacceptables par ceux qui avaient des dispositions fondamentalistes.

Voir, par exemple, la défense de la véracité littérale du récit de la création et du déluge de Noé telle qu'elle est faite dans William Cockburn, 1838. A Letter to Professor Buckland, concerning the Origin of the World. Hatchard and Son, London, et William Cockburn, 1844. The Bible Defended against the British Association, being a Paper Read in the Geological Section, at York, on the 27th of September, 1844. Whittaker and Co., London. Et aussi Fowler de Johnsone, 1834. Truth, in Defence of the Word of God, Vanquihing In fidelity. A Vindication of the Book of Genesis. Addressed to the Rev. William Buckland, R. Groombridge and Simpkin and Marshall, London.
A l'autre extrémité du spectre anglican, la High Church, anglo-catholique, emmenée par John Newman (qui se convertit ensuite au catholicisme pour devenir plus tard le cardinal Newman), s'opposait également à la théologie naturelle, précisément parce qu'elle trouvait la théologie anglicane beaucoup trop vague, trop marquée par un compromis doctrinal qui ne disait rien sur le devoir, la conscience, la mort, le ciel, l'enfer, le jugement des âmes.

Cela dit, la théologie naturelle ne disparut pas des discussions sur l'histoire de la Terre et sur les origines de la vie. Elle devint simplement un appendice optionnel d'une poursuite intellectuelle qui pouvait très bien être faite sans elle. Dans les écrits de Buckland ou Sedgwick, l'idée d'une intervention divine lors des moments de catastrophes géologiques qui, sinon, seraient restés inexplicables, permit aux chrétiens de donner un sens à des événements inhabituels d'une extrême intensité : l'argument selon lequel Dieu comblait les trous (" the God of the gaps ") était un support pour la religion comme pour la science. Mais tout au long des années 1830, 1840 et 1850, ces trous devinrent de moins en moins nombreux devant une science capable d'offrir des explications plausibles, explications qui ne recouraient pas à l'intervention surnaturelle divine. Pour les géologues anglais de cette époque, la menace représentée par la théorie évolutionniste proposée par Lamarck a toujours été présente. Lamarck terrifiait les chrétiens traditionnels, dont Charles Lyell était l'un de ceux qui savaient qu'une interprétation lamarckienne, pour le cas où elle serait prouvée, supprimerait la nécessité de recourir à Dieu pour interpréter l'histoire de la Terre .

Michael J. Bartholomew, 1974. Lyell and Evolution : an Account of Lyell's Response to the Prospect of an Evolutionary Ancestry for Man. The British Journal for the History of Science, 6, p. 261-303.

Vers 1844, les peurs de Lyell furent justifiées par un livre qui eut un énorme succès en Angleterre, Vestiges of the Natural History of Creation .

Robert Chambers, 1844. Vestiges of the Natural History of Creation. John Churchill, London.
Le livre était anonyme mais bien avant que l'auteur n'ait été formellement identifié, en 1884, il fut de notoriété publique qu'il avait été écrit par un écrivain et naturaliste amateur écossais, Robert Chambers. Le récit évolutionniste de Chambers fit sensation parce qu'il offrait la vision d'un monde qui aurait émergé entièrement du fonctionnement de lois naturelles .
Au sujet de Vestiges of the Natural History et de sa réception, cf. James A. Secord, 2000. Victorian Sensation. The Extraordinary Publication, Reception, and Secret Authorship of Vestiges of the Natural History of Creation. University of Chicago Press, Chicago, Ill.
Il conduisait le lecteur de la nébuleuse de matière initiale laplacienne, à la formation des étoiles et des planètes, pour arriver à l'émergence des différentes formes de vie, celle de l'homme en étant le point culminant. C'était une vision qui à la fois captivait le public cultivé et scandalisait les scientifiques : la science sur laquelle reposait ce livre était vraiment faible. C'était aussi une vision qui terrifiait les chrétiens. Chambers avait pris soin de mentionner à la fin du livre que son histoire évolutionniste pouvait éventuellement relever du fonctionnement d'un plan divin pour le monde. Mais ce que le livre montrait beaucoup plus clairement c'était que bien que Dieu fût une hypothèse admissible, tout pouvait être expliqué sans aucune référence à Lui.

Comme nous le savons, une chose autrement plus terrible allait survenir en 1859. The Origin of Species était scientifiquement bien plus convaincant que Vestiges, mais son message sur la providence était identique. Comme Thomas Henry Huxley le disait, si l'on veut croire que l'évolution par la sélection naturelle faisait partie d'un grand plan divin, eh bien qu'on le croie. Il n'y avait rien dans la théorie de Darwin qui démontrait que Dieu n'avait pas été actif dans le processus. Cependant Dieu n'était certainement pas un requis nécessaire. En fait, en 1859, les théologiens anglicans d'une tendance plus moderne et plus libérale, avaient déjà perçu le danger que présentait un tel argument .

Au sujet des tentatives faites par les théologiens libéraux de l'Eglise anglicane pour s'adapter aux nouvelles données des études sur les relations entre la science et la bible, voir Owen Chadwick, 1966-1976. The Victorian Church, 2 vol. Adam & Charles Black, London, t. 2, p. 1-111, and Ieuan Ellis, 1980. Seven against Christ. A Study of 'Essays and Reviews'. E. J. Brill, Leiden.
Ils ne voulaient pas que leur religion n'entrât en scène qu'au moment où la science s'arrêtait, où elle n'était plus en mesure de fournir d'explication. Ils voyaient la main de Dieu non pas simplement dans les événements exceptionnels - miracles, catastrophes et d'autres signes d'intervention divine - mais plutôt dans le cours normal de la nature et le fonctionnement régulier de la loi naturelle .
Cette tendance " uniformitarienne " de la théologie naturelle fut le plus complètement élaborée par le révérend Baden Powell, titulaire de la chaire Savilian de géométrie à Oxford. Sa participation au livre Essays and Reviews l'a indissolublement associé avec l'aile libérale de l'anglicanisme : voir Baden Powell, 1860. On the Study of the Evidences of Christianity, in Essays and Reviews. John W. Parker, London, p. 94-144. Cependant, Powell avait déjà élaboré dans des écrits plus anciens sa vision de la manière dont Dieu gouverne Sa création. Voir notamment : Essays on the Spirit of the Inductive Philosophy, the Unity of Worlds, and the Philosophy of Creation. Longman et al., London (1855) et The Order of Nature Considered in Reference to the Claims of Revelation. Longman et al., London (1859). Sur la vision qu'avait Powell des relations existant entre science et religion, voir Pietro Corsi, 1988. Science and Religion. Baden Powell and the Anglican Debate. 1800-1860. Cambridge University Press, Cambridge, notamment les chapitres 11-14.

Après Darwin, nous entrons donc dans une phase nouvelle des relations entre science et religion en Grande-Bretagne. Jusqu'au milieu du siècle, les débats les plus vigoureux avaient lieu entre des chrétiens engagés qui avaient en commun de croire que la science et la religion étaient des facettes différentes d'un seul et même questionnement intellectuel. Mais, à partir des années 1850, les débats prirent une tournure différente. Huxley et d'autres se mirent à attaquer la religion au nom de la science, un corps de connaissances qui suivait désormais son propre chemin, d'une manière indépendante de la foi. Pour leur part, les représentants de l'anglicanisme libéral se trouvaient sur des terrains beaucoup plus sûrs. Ils n'avaient plus besoin de croire, ni dans l'histoire de la Création telle qu'elle est décrite dans la Genèse, ni dans les instances étonnantes de l'intervention divine, ni dans les miracles. La science pouvait offrir n'importe quelle interprétation de l'histoire de la Terre sans que les fondements essentiels de la foi ne fussent remis en cause.

D'une certaine manière, je trouve que les discussions très vives sur les relations entre la science et la religion qui ont lieu actuellement en Angleterre ne tirent pas suffisamment profit des débats dont j'ai esquissé l'histoire. Trop souvent ses ennemis ont tendance à voir la religion comme un ensemble de croyances désuètes et vulnérables aux progrès des sciences. Ce faisant ils prennent rarement en compte l'évolution des échanges entre les hommes de science et les hommes de foi qui ont marqué le XIXe siècle. Ainsi que je l'ai défendu, ces échanges conduisirent de nombreux prêtres anglicans de la génération de Buckland et Sedgwick à établir un contexte commun et harmonieux qui bénéficiait autant à la science qu'à la religion .

La notion de contexte commun et son inexorable disparition constitue un thème important des écrits de Robert Young. Cf. Robert Young, 1985. Darwin's Metaphor. Nature's Place in Victorian Culture. Cambridge University Press, Cambridge. Voir aussi J. R. Topham, 1998. Loc. cit.
Mais au milieu du siècle, les croyances religieuses évoluaient avec une rapidité sans précédent, et les anglicans de la génération suivante, marqués par les innovations des théologiens libéraux germaniques et les idées de Darwin, ont vite compris que ce contexte commun ne pouvait pas perdurer. Pour beaucoup d'anglicans, il s'ensuivit une division des tâches qui constitua un moment décisif dans l'histoire intellectuelle de l'Angleterre, dans la mesure où elle privait la religion du soutien que cette dernière avait puisé dans la science tout au long de la première moitié du XIXe siècle. Cependant ce mouvement ne doit pas être perçu comme une perte inconditionnelle. Ainsi que je voudrais le souligner, la rupture des liens qui associaient science et religion eut pour conséquence de faire de la religion un adversaire de la science beaucoup plus subtil et beaucoup moins vulnérable qu'elle ne l'avait été pendant l'âge d'or de la théologie naturelle.

Figure 4. Illustration réalisée par William Buckland de coupes verticales des strates de régions productrices de fer, de charbon et autres minerais nécessaires à l'industrie sidérurgique de la Grande-Bretagne. D'après William Buckland, 1836. Geology and Mineralogy considered with Reference to Natural Theology, 2 vol., William Pickering, London, t. 2, planche 65. Collection privée. Pour l'interprétation providentialiste donnée par Buckland de la disposition des strates, ibid., p. 103-104, et t. 1, p. 63-65.