COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 25 mai 1988)
Les textes grecs parvenus jusqu'à nous, et leurs quelques dérivés latins, montrent que les Anciens ont eu conscience de l'action érosive des eaux courantes. Par ailleurs, les phénomènes des atterrissements aux embouchures des fleuves leur étaient familiers ; certains n'ont pas hésité à l'extrapoler hardiment dans le passé (la Basse Egypte, ancien golfe marin) et au futur (le Pont Euxin pourrait être un jour comblé entièrement). Mais il ne semble pas qu'ils aient bâti de théorie sur la liaison des deux grands processus. Il est surtout pratiquement certain que leur intérêt ne s'est jamais porté sur l'origine des strates rocheuses, et qu'ils n'ont pas saisi que ces lits résultaient de la sédimentation. Dans l'Occident moderne, il faut attendre Léonard de Vinci (vers 1505) et surtout Sténon (1667, 1669) pour que cette dernière notion soit comprise et exposée, alors qu'elle est l'une des bases même de la science géologique.
Cette confrérie professait des idées empreintes à la fois de spiritualité profonde et de tolérance. Ses écrits ont joui d'une vaste diffusion, et étaient encore très lus dans l'Espagne musulmane du XIème siècle. Mais on ne sait pas dans quelle mesure ils ont pu ou non être connus dans l'Occident chrétien.
Pierre DUHEM, dans son Système du monde, t.IX (p.253-255), a publié un texte des Frères de la Pureté, si remarquable qu'il m'a semblé indispensable de m'en procurer une nouvelle traduction aussi fidèle et littérale que possible (en effet, sa propre transcription était la traduction en français d'une traduction allemande antérieure déjà ancienne).
Il était nécessaire que nous évoquions une partie de ces descriptions puisque cet art fait partie de ces sciences curieuses qui sont éloignées des esprits de nombreux hommes de sciences reconnus, sans parler de ceux des autres.
Sache aussi que, tous les trois mille ans, les étoiles fixes ainsi que l'apex des astres errants et les maisons lunaires se déplacent le long d'un signe du zodiaque et de ses degrés et que, tous les neuf mille ans, ils se déplacent à travers un des quarts du zodiaque et que, tous les trente six mille ans, ils se déplacent à travers les douze signes du zodiaque en faisant un tour complet. Pour cette raison, les azimuts des astres ainsi que les projections de leurs rayons sur la surface de la terre et sur l'atmosphère d'un pays, connaissent des variations ; comme la succession de la nuit et du jour [sur la terre], ainsi que celle de l'hiver et de l'été, connaissent des variations, soit par l'équilibre et l'égalité entre eux, soit par l'augmentation ou la diminution du froid et de la chaleur, ou par leur équilibre. Ces [éléments] sont les causes des différences de situation où se trouvent les régions de la Terre et des variations dans l'atmosphère d'un pays et de ses contrées, ainsi que de leur transformation d'un état en un autre.
Ceux qui ont étudié la science de l'Almageste et les sciences physiques reconnaissent la véracité de ce que nous avons dit : par ces causes, les endroits prospères deviennent des ruines, les ruines deviennent des endroits prospères et les mers deviennent des champs et des montagnes.
Ceux qui ont étudié les sciences physiques et métaphysiques et qui ont cherché les causes des choses existantes corruptibles et sublunaires et de leur manière de changer, connaissent [aussi] la véracité de ce que nous avons dit et sa justesse.
Mais, nous voulons décrire partiellement comment se forment les montagnes et les mers, comment l'argile malléable devient pierre, comment les pierres se brisent et deviennent cailloux et sable, comment les écoulements pluviaux les transportent vers les mers par l'intermédiaire des rivières et des fleuves, et comment, à partir de cela, se transforment l'argile et le sable en rochers et en montagnes, dans le fond des mers.
Sache, ô mon frère, que les mers sont comme les marécages sur la terre ferme, et les montagnes y sont comme des barrages et des obstacles qui séparent les mers les unes des autres afin que la surface de la Terre ne soit pas recouverte entièrement d'eau, car si les montagnes étaient sur la surface de la terre, et que leur forme était arrondie et lisse, les eaux de la mer se seraient étalées sur leur surface, l'auraient recouverte de tous les côtés et l'auraient environnée, comme l'atmosphère environne la Terre entière, la surface de la Terre devenant toute entière une seule mer.
Mais, la Divine Providence et la Divine Sagesse ont fait qu'une partie de la Terre soit découverte afin qu'elle soit un lieu d'habitation pour les animaux terrestres et un lieu pour les pâturages, les arbres et les céréales qui sont la nourriture de [ces] animaux et une matière pour leurs corps. "Ceci est le jugement de Dieu le Puissant et le Savant".
Sache, ô mon frère, que les rivières et les fleuves partent tous des montagnes et des collines que, dans leur écoulement, ils se dirigent vers les mers, les étangs et les marais et que, par l'intensité du rayonnement du soleil, de la lune et des étoiles sur elles, au cours du temps, l'humidité [des montagnes] diminue, leur sécheresse et leur dureté augmentent ; puis elles se brisent, en particulier sous l'effet des tempêtes et elles deviennent des pierres et des rochers ou des cailloux et du sable. Puis, les pluies et les ruissellements déposent ces rochers et ces sables dans le fond des rivières et des fleuves et la force de leur écoulement transporte tout cela vers les mers, les marais et les étangs. Puis, les mers, à cause de la force de leurs vagues, de l'intensité de leur agitation et de leur bouillonnement, déposent ces sables, cette argile et ces cailloux dans son fond, couche sur couche [Safan ala Safin], au cours du temps et à travers les époques. Puis, [ces couches] s'entassent les unes sur les autres et [ainsi] se forment et s'élèvent, au fond des mers, des montagnes et des collines, comme s'amoncellent, par l'effet des vents, les monticules de sable dans les plaines et dans les déserts.
Sache, ô mon frère, que, chaque fois que se remplissent les fonds des mers avec ces montagnes et ces collines que nous avons évoquées en disant qu'elles poussaient, l'eau monte et a tendance à s'étendre en s'étalant sur leurs rivages qui sont des plaines ou des zones arides.
L'eau les recouvrira [alors] et cela durera tout au long des âges jusqu'à ce que les endroits qui étaient des terres deviennent des mers et que les mers deviennent des régions sèches et arides. Et ainsi les montagnes ne cesseront de se briser et de se transformer en cailloux, en graviers et en sable que les écoulements des pluies vont déposer et vont transporter vers les rivières et les fleuves jusqu'à la mer où ils s'aggloméreront comme nous l'avons déjà indiqué. Les hautes montagnes vont
Ainsi, cette argile et ces sables n'ont de cesse de s'étaler au fond des mers puis, à partir d'eux, vont se composer et croître les collines et les montagnes. L'eau fuira alors de ces endroits, laissant apparaître ces montagnes et ces collines qui deviennent des îles et des plaines.
Quant à l'eau qui reste dans leurs dénivellations et dans leurs creux, elle devient des lacs, des étangs ou des marécages dans lesquels pousseront les roseaux et [se déposeront] les boues. Ainsi, les ruissellements n'ont de cesse de transporter jusqu'à ces [endroits] l'argile, les sables et les boues, jusqu'à ce que ces endroits s'assèchent et qu'y poussent les arbres, les arbustes et l'herbe.
Commentaires.
1)-Duhem précise que l'encyclopédie des Frères de la Pureté, oeuvre collective, manque d'unité ; un traité peut y contredire un autre. -Ici, le début du texte cité relie les mutations de la géographie terrestre (héritage évident des Météorologiques d'Aristote) à la précession des équinoxes selon Ptolémée, ce qui imposerait une durée de 36000 ans (selon les chiffres d'alors) pour l'ensemble du cycle de permutation. Or, la suite change de ton ; en majeure partie, elle offre un tableau, saisissant de modernité, du cycle érosion-sédimentation. Cette description témoigne à la fois d'observations aiguës des processus de la géodynamique externe en milieu semi-aride, et d'une puissante réflexion synthétique qui rassemble l'ensemble des faits en un système parfaitement cohérent. Cette vision des choses se veut entièrement actualiste, exempte de toute idée de catastrophes. Elle se veut de plus sereinement illimitée dans le temps. A nos yeux, la contrainte des 36000 ans lui est contradictoire (au XIVème siècle, Buridan l'a parfaitement compris, et imagine des durées incomparablement plus longues pour le déplacement du continent et de l'océan). Apparemment, nos auteurs ne s'intéressent pas à ce problème d'accord chronométrique.
2)-Ce texte a donc l'immense intérêt de relier fonctionnellement la sédimentation en lits accumulés successivement l'un sur l'autre, "couche sur couche", mais il prévoit également la rénovation des reliefs grâce à ces sédiments eux-mêmes. Sur le premier point, il va beaucoup plus loin que Buffon, et n'a d'égal dans la géologie moderne naissante, que Léonard de Vinci, puis Henri Gautier (1721), en attendant James Hutton (1788). La formation supposée des nouvelles montagnes comme amas sous-marins rappelle par contre les idées, peu satisfaisantes à nos yeux, de De Maillet et Buffon. Il y manque l'appel à des soulèvements actifs, par les forces sismiques ou assimilées, admis notamment par Avicenne (qui, en revanche,ignore la grande vision des cycles indéfinis d'érosion-sédimentation-lithogenèse).
3)-La Divine Sagesse a voulu qu'une partie de la Terre soit toujours émergée, afin que la vie des animaux terrestres et des végétaux se perpétue. Les Frères de la Pureté étudient aussi cette question de grande importance téléologique dans d'autres textes (voir Duhem, loc. cit.. p.100-102).
4)-Ce texte a-t-il pu bénéficier aux siècles futurs ? Rien ne s'y opposait matériellement, vu l'intense intérêt pris par les lettrés chrétiens occidentaux des XII-XIIIème siècles à la littérature gréco-arabe. Mais on n'en retrouve guère la trace dans leurs écrits, donc aucun ne reprend la totalité de son contenu. La leçon semble donc avoir été en partie perdue.
On peut s'attrister de ce statut de précurseurs, apparemment inutiles au progrès de la science (Léonard de Vinci en est un autre exemple). Mais n'est-ce pas un peu trop déposséder les auteurs de leur haute dignité, et de leur droit d'avoir fait de la bonne science, pour elle-même et pour eux-mêmes, dans leur propre présent vécu ? N'est-il pas plus généreux de notre part de nous réjouir de ce que ces Inconnus du Xème siècle aient eu le privilège d'accéder à une vision des choses si privilégiée, à coup sûr, ressentie comme une merveilleuse gratification de leur intense effort de penser et de comprendre ? Car, pour eux, la connaissance menait à la Sagesse, et à cette plénitude que certains nomment adoration, au sens le plus élevé du terme. (On aura noté le ton quelque peu initiatique du texte cité : voir le second paragraphe, et cette insistante interpellation : "Sache, ô mon frère").
Puissions-nous aujourd'hui, de loin en loin, faire halte dans nos besognes fébriles, ou routinières de recherches, et, un moment, nous laisser emplir à notre tour de reconnaissance, du peu qu'il nous a été donné de comprendre et de contempler des richesses illimitées de la nature et de l'univers !