COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 12 mars 1980)
Le paradoxe est que (dans la limite de notre documentation du moment), ce terme a été introduit non par les tenants de l'actualisne, mais comme antithèse à combattre. L'idée est déjà exposée en 1779 par Jean André de Luc (ou Deluc , selon les périodes de sa longue vie, 1727-1817), dans les Lettres physiques et morales ..., où l'auteur veut réfuter les systèmes basés sur l'effet passé des "causes lentes", ou des "causes toujours agissantes". En 1798, dans les Lettres..(a)..Blumenbach (p.61), il emploie aussi, comme synonyme des termes précédents, le terme de "causes actuelles". En 1812, dans son célèbre Discours préliminaire (devenu ultérieurement le Discours sur les révolutions de la surface du globe...), Cuvier, qui par ailleurs s'inspire beaucoup de son coreligionaire De Luc, reprend ce môme terme de "causes actuelles", pour lui aussi incapables de rendre compte des révolutions antérieures de la terre. Notons que dans la traduction anglaise du Discours... (2è éd., 1815), "causes actuelles" est rendu par "still existing causes". - Lyell, dans les Principles... (1ère éd., t.I, 1830, parle (cette fois-ci comme thèse à défendre) des "causes now acting" (p.90), et dans le t.III, 1833, de "the existing agents of change", "the existing causes of change", "the actual operation of the causes of change" (pp. 1, 2, 3). - Il est done inexact d'opposer un sens français et un sens angliis de "actual" ou "actuel". Dans les deux langues, il s'agit bien de causes tout à la fois réelles, présentes et actives (cf. Lamarck, Mém. sur les fossiles des env. de Paris, Introduction, p.3 : "une cause lente et toujours active"). Du reste, les auteurs anglais n'utilisent apparemment jamais le terme de "actual causes".
Cette expression ne pouvait en aucun cas être employée par Cuvier, qui, tout comme De Luc, considère comme article de foi, la croyance en une création unique, quitte à plus ou moins admettre, à contre-coeur, des modifications et migrations des faunes (cf. l'article Cuvier par J. Piveteau dans l'Encyclopaedia universalis). Dans le Discours, 6è edit. 1830, p. 133, il dit lui-même "je ne prétends pas qu'il ait fallu une création nouvelle pour produire les espèces aujourd'hui existantes", (Cf. aussi M. Rudwick, The Meaning of Fossils, 2è edit. 1976, p. 117 : "special creation, a doctrine he never expanded"). Peut-être déjà admise par d'autres auteurs (cf: Croizet et Jobert 1828), la notion (et le terme de "créations successives" est exposée formellement en 1851 par Alcide d'Orbigny (Cours élem. de pal. et géol., t.II. fasc. I, pp. 251-252), qui y voit un "fait certain mais incompréhensible", un "mystère surhumain".
- Ne pas oublier que les apparitions échelonnées d'espèces animales par génération spontanée constituaient une dangereuse alternative aux yeux des croyants orthodoxes (cf. la 7è lettre à Blumenbach par De Luc) ; elle apparaît déjà dans les Epoques de la nature de Buffon (Cinquième époque) .
Les textes cités sont tous de De Luc, in Lettres (à) Blumenbach, 1798, pp.383, 381, 77. Déjà dans ses Lettres à M. Delamétherie, parues dans les Observations sur la Physique... dans les années 1790 à 1792, De Luc admet explicitement que le changement de composition (chimique) du liquide (de la mer) a induit corrélativement le changement des espèces (par exemple in 12è, 17è, et 24è lettres). De Luc est fort au courant du changement des faunes avec les couches, et préfère concéder la modification des espèces par des causes matérielles, que l'autre solution, celle d'une génération spontanée invoquée notamment par Delamétherie (cf. 22è lettre). C'est là un chapitre singulièrement méconnu de l'histoire de la paléontologie évolutive, et qui nous a été signalé par G. Gohau (recherches en cours).
La leçon de ce qui précède est qu'en histoire de la Géologie, il ne faut en aucun cas se fier aux opinions acquises et qu'il convient de lire avec prudence les travaux existant sur les auteurs. Il est indispensable de lire en détail les textes originaux eux-mêmes, sans esprit préconçu et en se gardant par-dessus tout de tout jugement préalable de valeur comme s'il y avait d'un côté les "bons" auteurs et d'autre part les "mauvais".