COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (Séance du 16 décembre 1981)
Le 10ème anniversaire de la mort de Teilhard avait déjà donné lieu à une célébration à l'Unesco, en 1965 (conjointement avec celui d'Einstein, mort lui aussi en 1955). Mais le centenaire de sa naissance a été marqué cette année par une commémoration de bien plus grande envergure (conférences, émissions de radio et de télévision), et la Presse y a fait largement écho. La manifestation la plus marquante a été celle organisée par l'Unesco, les 16, 17 et 18 septembre, avec la participation de personnalités venues du monde entier.
Avant de parler de son oeuvre, il est bon de rappeler encore les grandes dates de sa vie. Pierre Teilhard de Chardin est né en Auvergne le 1er mai 1881 (l'année avant la mort de Darwin, 1882). Après des études secondaires couronnées par un double baccalauréat en philosophie et en mathématiques, il entre chez les Jésuites en 1899, et il est ordonné prêtre en 1911. Quoique de formation littéraire (il avait passé sa licence ès-Lettres en 1902), il se tourne vers les Sciences, et il prépare en 1912 un doctorat en Géologie et Paléontologie, sous la direction de Marcellin Boule, professeur au Muséum d'Histoire Naturelle de Paris. Il fait la guerre de 1914-1918 comme brancardier et infirmier : son dévouement lui vaut la médaille militaire et la Légion d'honneur. A son retour, il termine sa thèse, et il a sa place dans le monde savant des géologues et des paléontologistes de l'époque. Il est membre, et il est même élu président, en 1926 de la Société Géologique de France qui nous héberge. Comme la plus grande partie de ses collègues, il a adhéré au Transformisme. Ces idées le rendent tout de suite suspect, et désormais il sera pratiquement interdit de séjour en France par ses supérieurs. Il passe le reste de sa vie en Chine (où il participe à la découverte du Sinanthrope en 1929, puis à la Croisière Jaune, en 1931-1932), et aux Etats-Unis, avec de brefs retours en France. Il est élu membre de l'Académie des Sciences en 1950 (contre Guyénot), mais il doit refuser une Chaire au Collège de France (celle de l'Abbé Breuil). Il meurt à New-York le 11 avril 1955 ; né un 1er mai, mort un jour de Pâques, tout un symbole du destin, comme le faisait remarquer le Président de la République à la séance de clôture de l'Unesco.
L'oeuvre écrite de Teilhard est très vaste ; sa bibliographie comporte environ 360 titres : sur 40 années d'activité intellectuelle, presque une dizaine de publications par an !
De cette immense production, les ouvrages proprement scientifiques ont été presque les seuls à être publiés avant sa mort : ils représentent non loin de la moitié de ses écrits.
Son oeuvre est donc importante par le volume. Mais elle l'est surtout par sa signification. Il faut, en effet, distinguer chez Teilhard deux aspects de la pensée, qui sont complémentaires, et qui représentent, en quelque sorte, deux étapes de son cheminement intellectuel : tout d'abord, la prise en compte des données de la Paléontologie ; ensuite, l'élaboration d'un système de pensée ; la vision teilhardienne du monde.
Nous n'allons pas traiter de ce dernier point, évidemment : il a fait l'objet des conférences et colloques dont nous avons parlé. Nous n'envisagerons même pas toute son activité paléontologique ; nous laisserons de coté, par exemple, ses découvertes si importantes des fossiles humains : elles sont aussi suffisamment connues. (cf. art. nécrologique, par J. Piveteau, B.S.G.F., 6, t.7,1957).
L'objet de notre étude se concentrera sur la manière dont Teilhard s'est intégré à la Paléontologie et à l'Evolutionnisme au début de sa carrière scientifique. Comme nous l'avons vu, il l'a fait assez tardivement. Il était déjà sans doute géologue amateur, mais il ne devient paléontologiste professionnel que dans les années de l'immédiat avant-guerre. Et c'est alors aussi qu'il se "convertit" au Transformisme. "J'avais trente ans, écrit-il, lorsqu'abandonnant le vieux dualisme statique, j'ai émergé dans un univers en évolution dirigée. Quelle révolution dans ma pensée ! Un véritable tête à queue. Renversement des nations acquises, et ouverture sur la Cosmogénèse" (1).
Nous n'utiliserons donc de Teilhard que les écrits de cette époque, qui s'étend sur une douzaine d'années (1915 à 1926).
Les paléontologistes français étaient déjà évolutionnistes. Ils l'étaient devenus grâce surtout à Albert Gaudry (1827-1906), le prédécesseur de Marcellin Boule dans la Chaire de Paléontologie du Muséum. Albert Gaudry était le beau-frère d'Alcide d'Orbigny (1802-1857), créationniste, fixiste et catastrophiste convaincu,et qui fut le premier titulaire de la Chaire. Il y enseigna à son tour, de 1872 à 1903, date à laquelle son disciple, Marcellin Boule, lui succéda (jusqu'en 1936). Gaudry était un paléontologiste éminent, considéré comme l'un des plus grands de son temps (c'est lui qui fut appelé à présider le 8ème Congrès Géologique International de Paris, en 1900) ; il est en même temps philosophe, spiritualiste, et même, un peu mystique. Il est de plus poète, ce qui ne gâte rien chez un vrai scientifique .
Gaudry avait révélé pour la première fois ses sympathies transformistes à la mort de son beau-frère Alcide d'Orbigny. Il y fallait un engagement et un courage certains à cette époque, et il connut, en effet, quelques ennuis à cause de cela avec sa famille. A sa mort, au début du XXème siècle, et grâce à son exemple et à son enseignement, ce choix était déjà plus facile,... sauf pour un Jésuite !
Teilhard n'a sans doute pas rencontré Gaudry, mais il a certainement connu ses écrits, et il a pu recueillir l'écho de son enseignement au Muséum, où sa mémoire était encore vivante au moment où il y entrait lui-même -ne serait-ce que par la Galerie des Mammifères, qui était son oeuvre. En fait, comme nous allons le voir, et comme nous l'avons fait pressentir par ce que nous avons déjà dit de lui, Albert Gaudry est le père spirituel de Teilhard—beaucoup plus que ne le fut son maître direct, Marcellin Boule, qui était beaucoup moins "philosophe".
Teilhard a élaboré une vision grandiose du monde, une "Weltanschauung", le "Teilhardisme", et c'est son oeuvre personnelle. Mais les éléments de base lui en ont été fournies par la Paléontologie évolutive de son temps.
L'une des premières affirmations, et des plus constitutives, du Transformisme, est celle de l'unité du monde vivant. Teilhard la proclame aussi : "Dans le domaine de la Vie, ecrit-il, comme dans celui de la Matière, la fondamentale unité de l'Univers, et l'interliaison inexorable des éléments cosmiques, qui interdisent à tout être nouveau de s'introduire dans notre expérience autrement qu'en fonction de tous les états présents et passés du Monde expérimental, paraissent bien être des acquisitions définitives de notre esprit"(2). La Biosphère forme un tout lié dans toutes ses parties : "la masse gigantesque formée par la totalité des êtres vivants ne forme pas une association fortuite ou une juxtaposition accidentelle : elle constitue un groupement naturel, c'est-à-dire un ensemble physiquement organisé" (3). Ce ne sont pas évidemment ses études paléontologiques qui l'ont amené à ces résultats, mais les lectures qu'il a faites, ou l'enseignement qu'il a reçu, et auquel il a adhéré. Tout en soulignant l'individualité des grands "types" d'organisation, Gaudry avait écrit : "Il y a dans la nature quelques chose de plus magnifique que la variété apparente des formes, c'est l'unité qui les relie" (4). Pardessus les réticences de Gaudry et des paléontologistes de son époque, Teilhard remontait ici cependant directement aux affirmations des grands ancêtres, de Lamarck et surtout d'Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, qui avaient proclamé l'unité des êtres vivants, dans des formulations plus philosophiques qu'anatomiques, mais dont on ne peut se passer dans une vision d'évolution globale du monde animal.
Teilhard rejoint encore un autre vaste courant d'idées qui traverse tout le XIXème siècle, de Lamarck à Darwin, et sui se prolonge d'ailleurs jusqu'à nos jours d'une manière vivace, en alimentant des débats animés dans certains cercles de naturalistes. Cherchant à convaincre les hésitants, et sans doute à se convaincre lui-même, puisque nous l'avons vu, il est un partisan récent de la doctrine, Teilhard attribue à la Classification des êtres actuels un rôle essentiel dans la démonstration du Transformisme. Le "fondement" de l'idée d'Evolution se trouve, assure-t-il, dans la Systématique. "Il existe une Science énorme, écrit-il, la Systématique poussée depuis plus d'un siècle par un nombre croissant de chercheurs, avec une minutie toujours plus grande dans des domaines constamment élargis. Cette science, partie pour établir une simple classification nominale ou logique des êtres, est devenue peu à peu, sous la pression des faits, une véritable anatomie ou histologie de la couche vivante terrestre" (5). Une fois cet édifice mis en place, on ne peut plus échapper à l'Evolution, Cette "structure" de l'univers vivant ne peut, en effet, être due "qu'à un phénomène de croissance". Voilà, assure Teilhard, "la grande preuve du transformisme" (6). Et surtout ce texte significatif ; "Parvenus à ce point de notre enquête, nous n'avons plus qu'un pas à faire pour voir se découvrir, dans son ampleur, la preuve fondamentale et inépuisable du transformisme" (7). Nous n'avons plus qu'un pas à faire, pour passer de la Classification à la Descendance : vous avez certainement reconnu là le texte célèbre de l'Introduction à l'Histoire Naturelle des Animaux sans Vertèbres, où, pour la première fois, cette démarche se trouvait proposée : "Un pas de plus restait donc à faire", écrivait Lamarck, après avoir exposé les grandes divisions du règne animal • et il ajoutait : "ce pas est franchi ; l'ordre de la formation successive des différents animaux ne saurait maintenant être contesté" (8). Dans la même perspective Darwin lui aussi avait écrit : "Toute classification vraie est donc généalogique ; la communauté de descendance est le lien caché que les naturalistes ont, sans en avoir conscience, toujours recherché, sous prétexte de découvrir, soit quelque plan inconnu de création, soit d'énoncer des propositions générales, ou de réunir des choses semblables et de séparer des choses différentes" (9). Alors que Gaudry, comme nous avons eu l'occasion de le montrer ailleurs (10), avait pris quelques distances avec cette position, nous voyons donc de nouveau Teilhard se référer à un courant d'idées qui n'était plus tout à fait celui de ses maîtres immédiats. Il en est de même dans une autre affirmation, qui rappelle Haeckel, mais non Gaudry ni Boule, étonnante à la vérité de la part d'un paléontologiste, puisqu'elle conduirait à soutenir que la démonstration de la réalité de l'Evolution pourrait se passer de la Paléontologie, cette discipline comportant trop d'incertitudes. En effet, assure Teilhard, "dès qu'on cherche à serrer de plus près le problème, les hésitations commencent. Quelles sont exactement les modalités de naissance et de croissance qui ont présidé à l'établissement de l'équilibre actuel du monde vivant ? Combien y a-t-il de composantes biologiques indépendantes, c'est-à-dire de phylums primordiaux ?..." Toutes ces questions, assure Teilhard, demeurent sans réponse. Mais, ajoute-t-il, "en même temps, il faut le rappeler sans cesse, elles sont accessoires au problème" (11). En effet, c'est à partir de la vision que nous avons du monde d'aujourd'hui que le phénomène de l'Evolution s'impose : "Réduit à son essence, le transformisme n'est pas une hypothèse. Il est l'expression particulière, appliquée au cas de la vie, de la loi qui conditionne toute notre connaissance du sensible : ne pouvoir rien comprendre, dans le domaine de la matière, que sous formes de séries et d'ensembles" (12).
Ces principes, Teilhard les applique aussi à ses études des fossiles. Décrivant les Carnassiers des Phosphorites du Quercy, il commence par signaler que les espèces qu'il étudie doivent être considérées "comme à peu près contemporaines" car il est dans l'impossibilité de "fixer non seulement la durée de formation des poches à phosphates, mais encore la distribution stratigraphique de leur faune" (13). Ensuite, cependant, il en dresse des "arbres" à la fin de chaque chapitre, pour "schématiser" les "liaisons" entre les espèces (ibid.). Ce sont les relations de ressemblance entre des espèces contemporaines qu'il visualise donc de cette manière, et pour le faire il utilise l'arbre, c'est-à-dire le symbole des relations généalogiques.
C'est intentionnellement d'ailleurs qu'il le fait. Ces "lignes de ramification" possèdent, en effet, assure-t-il, "une vraie valeur phylogénique". "Il est bien probable que le temps, si nous pouvions le faire intervenir, donnerait de la profondeur au schéma que nous présentons..," (ibid.). A tous les niveaux, par conséquent, la systématique horizontale fournit la preuve de la descendance verticale (14).
C'est Lamarck qui avait proposé le premier exemple d'un tableau de descendance construit d'après ce principe, dans l'Histoire Naturelle des Animaux sans Vertèbres, en 1815 (15), (à moins que ce ne soit de Barbançois qui illustra presque en même temps la Philosophie Zoologique de Lamarck, en proposant un "Tableau de la Filiation des Animaux", inspiré de la Classification du célèbre naturaliste) (16). Darwin, de son côté, en proposa aussi, dans l'Origine des Espèces, en 1859, selon le même principe (17). La pensée et la méthode de Teilhard s'enracinent ainsi dans le Transformisme le plus orthodoxe et le plus traditionnel. C'est ce qui nous fera dire d'ailleurs que le Teilhardisme est un Transformisme chrétien (ou christianisé, au choix).
La passage était d'ailleurs, à ce stade, relativement facile. En effet, comme toute la pensée du XIXème siècle nous le montre, le Transformisme issu de la Systématique est, tout naturellement, un Transformisme de Progrès. Le Scientisme y portait, du reste, dans tous les autres domaines de la Science, mais son origination profonde dans la Systématique imprégnait l'Evolutionnisme de progressionnisme d'une manière particulière, et indélébile. "La Vie est souple, écrit aussi Teilhard,et elle avance" (18). Il est persuadé en effet qu'elle a toujours marché vers une perfection de plus en plus grande. L'Univers "a acquis progressivement, non seulement dans des détails accidentels, mais dans leur essence même, les perfections qui le couronnent aujourd'hui" (19). Teilhard était là encore dans la meilleure compagnie des grands auteurs : Lamarck avait, en effet, répété à plusieurs reprises les mêmes considérations sur le perfectionnement progressif des êtres, et Darwin manifestait la même confiance : "Comme la sélection naturelle, affirme-t-il, n'agit que pour le bien de chaque individu, toutes les qualités corporelles et intellectuelles doivent tendre à progresser vers la perfection" (20).
La notion de Progrès, dont la racine, nous l'avons vu, plonge dans la lecture évolutive d'une opération organisatrice du monde actuel, est fondamentale dans la pensée teilhardienne. Nous sommes en effet sur la voie qui conduira Teilhard à la complexification-conscience, étape vers le point Oméga.
Mais c'est à partir de là -et ce n'est pas un hasard- que se fera la bifurcation dans sa doctrine. Nous avons vu jusqu'ici qu'il avait parcouru un chemin commun avec les tenants du Transformisme traditionnel. A cette étape, un choix se fait, idéologiquement fondamental, sur les causes de ce progrès.
Pour Lamarck, c'était le fonctionnement même de la Vie, modifié secondairement par les circonstances extérieures, qui engendrait la complication croissante des êtres vivants. Pour Darwin, c'était la Sélection Naturelle qui en était le facteur. Teilhard n'est ni lamarckien ni darwinien : l'influence des causes extérieures est à peu près nulle, la "hasard" n'a aucune place dans la marche du progrès. C'est à une "loi interne" qu'il fait appel pour expliquer le développement de la vie. Considérant les Mammifères, par exemple, il soutient que ce groupe "obéit manifestement à une loi interne (souligné par l'auteur) d'épanouissement et d'irradiation" (21), et il voit même dans les lacunes paléontologiques une "preuve nouvelle de la loi interne (id.) à laquelle est assujetti le développement de la vie" (22). Il faut bien y recourir, en effet, du moment que les variations des êtres sont "orientées" (23), et qu'ils les suivent d'une manière plus ou moins consciente, car tous les vivants sont liés les uns aux autres "dans la réalité d'un même effort vers le plus-être" (24).
Cette direction en quelque sorte transcendante aux créatures, et qui leur est imposée, s'exprime chez Teilhard par le terme, qui ne peut être neutre, de "tendances", décelables dans las caractères des individus observés. Ainsi, dans l'espèce Cynodon miacinus, qu'il a étudiée dans les phosphorites du Quercy, il remarque que "déjà le trigonide de M1 s'est disjoint,et tend à devenir tranchant comme dans Cynodictis" (25) ; de même, dans le groupe des Pachycynodontoïdés, il décèle, dans leurs "orientations morphologiques", une "tendance générale, continue à l'épaississement" (26). De même encore chez les Necrolemur : "la variabilité dans la longueur de M3 ne doit pas s'interpréter comme une tendance du genre à atrophier son troisième lobe, mais plutôt comme un effort pour le dilater". En effet, "tout se passe, pourrait-on dire, comme si la transformation des dents, soit de Microchoerus, soit de Necrolemur, était dominée par la même tendance à la bunodontie et à la prolifération des tubercules secondaires. Mais, tandis que chez Microchoerus, les molaires ont acquis un certain maximum de complication qui oblige la différenciation à se reporter sur les prémolaires, chez Necrolemur, qui se trouve à un stade moins avancé, le travail de l'évolution dentaire est encore concentré sur les arrière-molaires. De là, dans ce dernier genre, les "efforts" individuels à réaliser une M3 à troisième lobe de plus en plus élargi et allongé" (27).
En faisant ce choix de vocabulaire et d'explication, Teilhard suivait manifestement une voie déjà ouverte par Gaudry, dont nous avons déjà évoqué le caractère spiritualiste et mystique. A l'époque, c'est-à-dire à la fin du XIXème siècle, et au début du XXème, les spiritualistes qui se hasardaient à être transformistes, croyaient, en effet, qu'il était absolument nécessaire de recourir à l'hypothèse Dieu (comme aurait dit Laplace), pour expliquer l'Evolution, et donc d'introduire dans l'organisation des êtres un facteur transcendant pour y tenir le rôle de sa propre main. "L'histoire des êtres est l'histoire d'un développement soumis à un plan général" assure Gaudry, dans son discours présidentiel au 8ème Congrès Géologique International de Paris (28). Dans ce plan, il reconnaît la marque de "l'Etre infini", qui y a mis "l'empreinte de son unité" (29). Le véritable principe du monde et de son évolution se situe, par conséquent, "dans une région supérieure, trop haute pour que nous puissions, quant à présent, le bien saisir" (30). Ce n'est que par la volonté du Créateur que peut, en effet, s'expliquer le dynamisme du monde vivant, qui s'exprime dans son élan vers le Progrès ; c'est Dieu qui a fait subir aux êtres leurs mutations pendant le cours des âges géologiques (31). C'est lui en effet qui provoque la "transformation de matières en d'autres matières", par "une impulsion originaire qui émane de la volonté du Créateur" (32).
On voit, par ces textes, combien Teilhard a pu s'inspirer du vieux maître Gaudry, et trouver chez lui jusqu'à une partie de son vocabulaire ; non seulement celui de "tendances", dont nous avons parlé, mais encore celui de "phases ou de "stades" de développement, si fréquents chez Gaudry. Pour Teilhard aussi, les êtres parcourent des degrés successifs et réguliers dans leur progression évolutive. Ainsi les Méniscothéridés "se trouvaient, sur la fin du Paléocène, à un stade évolutif intermédiaire entre le stade Condylarthré et le stade véritablement Ongulé" (33). De même, le groupe zoologique auquel appartenait le Heterohyus (des Chimoryidés) était, assure Teilhard, "parvenu à ce stade évolutif où l'"espèce" est comme stéréotypée", et c'est pour cette raison que ce type morphologique "paraît avoir été capable de se maintenir, invariable, dans des régions fort distantes les unes des autres" (34).
Il n'est pas étonnant, dans ces perspectives, que Teilhard ait, comme Gaudry, utilisé des expressions embryogéniques pour exprimer ses concepts évolutionnistes : le "type", ou l'espèce, passe par des stades de naissance, de jeunesse, de maturité, de sénescence et de mort, comme l'individu. "Quant, avant le printemps, nous rencontrons un arbre dont les bourgeons ne s'épanouissent pas encore en un riche feuillage, nous ne nous en étonnons pas, car nous savons que ces bourgeons se développeront plus tard, et, lorsque nous voyons se flétrir les pistils et les étamines des fleurs, nous n'accusons pas la nature d'imperfection, parce que nous savons que la sève va se reporter sur des fruits précieux. Ainsi en est-il pendant la durée des âges géologiques : ici se montre un organe en apparence chétif et inutile, là se détruit un organe qui semblait fécond, mais ces naissances, ces atrophies ou hypertrophies ne sont que les évolutions par lesquelles le divin artiste conduit à bien toute la nature" (35). Cette belle page poétique, qui aurait pu être de Teilhard, mais qui est de Gaudry, montre bien les rapports de pensée et d'expression qui existent entre ces savants, paléontologistes, philosophes et poètes tous les deux. Pour Teilhard aussi, "parmi les propriétés trahissant et caractérisant l'unité naturelle de la masse vivante terrestre, un certain nombre ne sont qu'une répétition agrandie de celles qui appartiennent au vivant individuel", car "les ensembles zoologiques", eux aussi, "traversent une phase de plasticité, de différenciation, de fécondité, pour se fixer ensuite, et pour mourir" (36).
Ainsi, étant donné que le facteur de croissance et d'évolution est régi par une loi "interne", il est compréhensible que Teilhard n'ai suivi ni Lamarck ni Darwin sur ce point. Tout l'Univers aboutit au but final selon le plan fixé par Dieu, nécessairement - sauf, éventuellement, au niveau de l'Homme, à cause de l'intervention du libre arbitre, qui s'introduit alors dans le cours des événements "dirigés".
C'est d'ailleurs cette phase de l'Evolution qui intéresse le plus le Père Teilhard de Chardin. Nous nous arrêterons là, notre but n'étant pas d'en parler aujourd'hui - nous l'avons fait ailleurs, et surtout, beaucoup d'autres l'on fait beaucoup mieux que nous ne pourrions le faire. Nous voulions seulement essayer de montrer comment les éléments de base de la pensée de Teilhard s'étaient mis en place dès ses premiers travaux paléontologiques ; ses conceptions scientifiques et même métaphysiques lui ont été fournis par les paléontologistes et les évolutionnistes qui l'on précédé, et surtout par le plus grand de son temps, et en même temps le plus proche de lui par l'esprit -bien qu'il ne l'ait jamais nommé- Albert Gaudry.
(2) L'histoire naturelle du Monde, Réflexions sur la valeur et l'avenir de la Systématique, Scientia (Revue internationale de Synthèse scientifique) Janvier 1925, cit. dans la Vision du Passé, 1957, p. 147.
(3) Les fondements et le fond de l'idée d'Evolution, Inédit, 1926, cit. ibid., p.172.
(4) Albert Gaudry : Etude sur la faune dont les restes ont été enfouis à Pikermi (Attique), Ann.Sc.Nat., Zool., 5ème série, t.7, 1867, p, 58.
(5) cf. note (3), p. 171-172.
(6) Comment se pose aujourd'hui la question du Transformisme, Les Etudes, 5-20 juin 1921, cit. ibid., p. 33.
(7) Inédit 1926, cf. note (3), p. 172.
(8) Lamarck, op.cit., p. 453 et 454.
(9) Darwin : L'Origine des Espèces, traduct. Barbier 1896, p. 485.
(10) Gaudry et la nomenclature, Revue de Synthèse, t.CI,1980, p.296-312.
(11) Inédit 1926, cf. note (3), p. 173.
(12) Les Etudes, 1921, cf. note (6), p.39.
(13) Les Carnassiers des Phosphorites du Quercy, Annales de Paléontologie, t.9, 1915, p. 106.
(14) cf. ibid., les tableaux de parenté, en particulier p.153 et p.161.
(15) Lamarck, op. cit., t.1, 1815, p. 457.
(16) de Barbançois : Observations sur la filiation des Animaux, depuis le polype jusqu'au Singe, Journal de Physique, t.82, 1816, p.444-448 (le tableau se trouve à la fin du Journal).
(17) Darwin : L'origine des Espèces, traduct. Barbier, 1896, p.122.
(18) Les Carnassiers..., op.cit., p.187.
(19) Note sur le Progrès, Inédit, 1920, cit. dans l'Avenir de l'Homme, 1959, p.25.
(20) Darwin : L'Origine des Espèces, traduct. Barbier, 1896, p.575.
(21) Les Etudes, 1921, cf. note (6), p.29.
(22) Ibid., p.31.
(23) Ibid., p.27.
(24) Ibid., p.37.
(25) Les Carnassiers..., op.cit., p.116.
(26) Ibid., p.141.
(27) Sur quelques Primates des Phosphorites du Quercy, Annales de Paléontologie, t.10, 1921, p.18.
(28) Gaudry : Discours présidentiel, 8ème Congrès Géologique International. Paris, 1900, p.131.
(29) Gaudry ; Les Enchaînements du Monde animal dans les Temps géologiques, Mammifères Tertiaires, 1878, p.1.
(30) Gaudry : Les Enchainements .... , Fossiles Secondaires, 1890, p.296,
(31) Gaudry ; Animaux fossiles des environs d'Athènes, Revue des Cours scientifiques. 3ème année, 1865-1866, p.80.
(32) Gaudry : D'Orbigny, ses voyages et ses travaux, La Revue des Deux Mondes 2ème série, t.19, 1859, p.838.
(33) Les Mammifères de l'Eocène inférieur français (Thèse) . Annales de Paléontologie, t.11, 1921-1922, p.38.
(34) Ibid., p.85-86.
(35) Gaudry : Les Enchaînements..., Mammifères Tertiaires, 1878, p.140.
(36) Scientia, 1925, cf. note (2), p.150-151.