COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 22 février 1989)
Le stratotype international de l'étage Stampien a été défini par les gisements fossilifères et la coupe (synthétique) des terrains des environs immédiats d'Etampes (Essonne). Or ce stratotype jouit d'un privilège unique, jusqu'ici méconnu : c'est d'avoir été déjà décrit, de façon remarquable, en plein XVIIIème siècle, sous la forme d'une coupe lithostratigraphique d'une surprenante exactitude. Exactitude qui s'expliquera mieux si l'on sait que sa construction est due au grand Antoine-Laurent de Lavoisier en personne, mettant en oeuvre avec rigueur les observations de Jean-Etienne Guettard, lui-même natif d'Etampes.
Chacun sait que Guettard a été un pionnier majeur en matière de cartes géologiques. Entre 1746 et la décennie 1760, il s'est contenté de cartes illustrant des mémoires, tantôt locales, tantôt régionales. Se défiant (à l'excès) de toute synthèse qui déboucherait sur une stratigraphie générale et donc une chronologie des formations du sous-sol, il avait choisi de construire ses cartes "minéralogiques" avant tout par la superposition d'un semis de symboles graphiques sur un fond planimétrique. Très soucieux, tout comme son maître principal, Réaumur, des applications utilitaires, ce procédé mettait de suite en évidence la localisation de multiples matières du sous-sol présentant un intérêt économique ; ce qui n'excluait nullement de signaler aussi la présence d'objets d'intérêt purement scientifique, tels que des coquilles, bois et ossements fossiles. Ennemi résolu des systèmes, Guettard a cependant regroupé en "bandes" bien distinctes les matières du sous-sol, à une grande échelle, selon la prédominance marquée de certaines d'entre elles (bandes "sablonneuse", "marneuse" et "schiteuse" par exemple, sur la carte de 1746 de ce que nous nommerions aujourd'hui le bassin anglo-parisien et son pourtour hercynien). Par contre, les cartes plus locales ne tentent aucun regroupement quelconque. De toutes façons, les "bandes" demeurent des constatations d'ordre purement empirique.
Vers le début de la décennie 1760, un ambitieux projet commença à mûrir. Il ne s'agissait rien moins que de publier un Atlas mineralogique de la France, devant comprendre 214 feuilles à l'échelle de 1/180 000 environ (dimensions 23 x 33,7 cm) ; 45 furent effectivement publiées. Un premier jeu de feuilles relatives à la région parisienne furent gravées dès 1767 ; parmi elles, celle qui nous intéresse ici, la feuille n° 55 : Carte minéralogique des environs de Fontainebleau, Estampes, et Dourdan. En ce qui concerne le vallon d'Etampes, elle n'apporte rien de nouveau par rapport à la Carte minéralogique de l'élection d'Estampes accompagnant le mémoire de Guettard de 1753 sur lequel nous reviendrons. Une certaine nonchalance préside au report des symboles (ce n'est pas Guettard personnellement qui s'en chargeait) : c'est ainsi que le symbole "grès" est souvent reporté carrément sur le plateau et non dans l'à-pic qui le délimite (seule précision topographique des deux cartes). Il est à noter que, selon Guettard, la carte est due à "Mr. Chardon, bourgeois d'Estampes".
L'excellente étude de Rhoda Rappaport sur l'historique de l'Atlas nous apprend dans quelles circonstances Lavoisier fut un temps le collaborateur de Guettard.
Lavoisier aurait souhaité que, d'une façon ou d'une autre, l'Atlas fasse voir les limites des différents dépôts. Il dut se contenter d'utiliser les marges latérales des feuilles pour y faire graver des coupes verticales de leur superposition. Pour Guettard, ce serait une façon de permettre à l'usager de savoir à quelle profondeur on trouverait telle ou telle matière utile (n'oublions pas que c'est ce souci d'utilité publique qui justifiait principalement le financement de l'Atlas par Bertin, au nom du gouvernement). Ce devaient être des "coupes générales" types, récapitulant les coupes particulières locales, dans un esprit purement empirique. Lavoisier, lui, voyait beaucoup plus loin, et songeait déjà à la lecture de ces coupes en termes d'alternances des dépôts tour-à-tour "littoraux" et "pélagiens" (une très ancienne opposition en matière de faunes, rénovée par John Woodward en 1695 mais remontant à Aristote). Cette alternance était à ses yeux l'enregistrement des "flux et reflux" de la mer, selon des cycles très lents (cf. le fameux mémoire de 1789).
La coupe faisant l'objet de la présente communication est l'une des trois gravées, avec une finesse extrême, dans les marges de la feuille 55 précitée (échelle : environ 1/1452). Nous ne reproduisons ici que la moitié inférieure de la coupe (Sables de Fontainebleau et base du calcaire lacustre dit d'Etampes). La hauteur totale est de 87 m environ, dont environ 31,50 m pour les sables (en supposant que les pieds équivalent à 33 cm). Cette coupe intitulée "Ordre et Coupe des Bancs de Montagnes des Environs d'Estampes" attire de suite l'attention, car elle est beaucoup plus détaillée que toutes celles des feuilles avoisinantes. Nous en avons trouvé la raison : c'est qu'elle intègre des éléments des coupes données par Guettard lui-même dans deux mémoires antérieurs : le Mémoire sur les Poudingues (1753) et le Mémoire sur les Stalactites (1754), tous deux publiés dans les Mémoires de l'Académie Royale des Sciences (en fait parus en 1757 et 1759). Les textes qui nous intéressent sont respectivement aux pages 173-181 et 25 à 27. En ce qui concerne les poudingues (recherchés pour être sciés puis polis), ce qui tracasse Guettard, c'est de savoir s'il s'agit de gisements superficiels, ou de bancs se prolongeant à l'intérieur des versants. C'est dans cet esprit qu'il a examiné avec soin les affleurements proches d'Etampes (sa ville natale, où il avait des attaches). L'étude des "stalactites" (en y comprenant diverses concrétions, notamment formées dans les sables) est d'intérêt purement scientifique.
Dans le mémoire de 1753, c'est la partie inférieure de notre Stampien s. str. qui est étudiée. Dans celui de 1754, c'est le sommet, avec les couches de passage au calcaire lacustre.
Lavoisier s'est donc servi de ces bonnes données brutes, mais son grand mérite, c'est d'avoir su intégrer le tout dans une coupe synthétique, dressée très probablement baromètre en main, en apportant graphiquement des éléments nouveaux, pour la partie moyenne : il y figure apparemment le "ravinement de Pierrefitte, surmonté des sables à galets de Saclas, eux-mêmes ravinés (?)". Par contre, il n'a, pas plus que Guettard, vu que le grès en place forme un (ou rarement plusieurs) banc(s) vers le sommet des sables [2] : le symbole "grès" est dispersé sur toute la hauteur des sables supérieurs.
Il vaut la peine de citer in extenso les données que Guettard donne dans ces deux mémoires. Commençons par celui de 1753 (pp. 173-177 et 179-180), qui procure des détails sur la partie inférieure de la coupe :
...Il me paroît qu'il n'y a pas eu d'autre cause de l'amas de ces matières, que celle qui a formé les montagnes qui dominent sur cette gorge. En effet, les coupes qu'on a été obligé de faire pour l'alignement du grand chemin de Paris à Etampes, ont mis à découvert, près la porte Saint-Jacques de cette dernière ville, un petit banc de cailloux pareil à celui qui est vis-à-vis le Grand-Jeurre. Parmi les cailloux du premier banc, j'ai trouvé des dents de requin, semblables à celles du second, & un os cylindrique un peu courbé, qui ressemble à un de ceux qu'on rencontre à Jeurre.
Les mêmes cailloux se voient dans la tranchée faite près la porte d'Orléans, qui est à l'autre bout de la ville : je n'y ai point trouvé de dents de requin ni d'os, mais un peu au dessus des cailloux, de petites vis qui y sont même ramassées & accumulées assez abondamment pour y former un lit d'une certaine épaisseur, & dont elles font presque toute la masse : ce lit paroît s'étendre de l'autre côté de cette montagne, le long du chemin de Mérenville ; mais les vis n'y sont pas si communes ; à leur place, on y voit des limaçons si petits, qu'il faut la loupe pour les bien distinguer ; les uns sont striés de lignes transversales, d'autres de taches qui, comme les lignes, ont conservé leur couleur.
Ce même banc se découvre encore dans une montagne qui est le long du chemin de Valnet, & je ne doute presque pas qu'on ne le trouvât au-delà, si l'on faisoit de semblables coupes dans les autres montagnes : j'ai remarqué dans plusieurs de ces montagnes, les cailloux roulés que des ravins y avoient déterrés. M. Clozier, Apoticaire d'Etampes, & qui a pris du goût pour l'Histoire Naturelle, m'a assuré avoir ramassé des dents de requin dans un fossé fait sur la montagne du Blandar, qui est derrière Saint-Germain.
On tire du fond des puits des différens quartiers d'Etampes, un amas de plusieurs espèces de très petites turbinites & bivalves mêlées à un sable qui renferme aussi des cailloux roulés : l'on a même trouvé dans un trou fait près la Maison-de-ville, des cames épais & d'autres bivalves, & dans une maison d'un particulier, peu éloignée de cette dernière, outre ces coquilles, de grosses turbinites du genre des buccins dans un lit de gravier, précédé de plusieurs autres lits semblables ou de terre, & suivi de quelques autres dans l'avant-dernier desquels il y avoit une espèce de falun, formé par de petites coquilles de plusieurs genres, & qui étoient difficiles à conserver, étant presque détruites. Je dois cette dernière observation à M. Delisle, Apoticaire d'Etampes, qui depuis très-long temps aime l'Histoire Naturelle, & principalement la Botanique.
Il suit de toutes ces observations, que le banc de cailloux & de coquilles des gorges, des bassins & des anses formées par les montagnes, n'est que le même qui pénètre ces montagnes, & qui ne varie que par le plus ou le moins de cailloux & de coquilles, & par les espèces différentes de coquilles ou autres corps marins. Ce banc est surmonté, dans les montagnes, d'une masse de sable communément d'une très-grande blancheur ; il est d'autant plus élevé, que la partie de la montagne qu'elle forme l'est elle-même ; ce sable renferme des grès, des espèces de stalactites qui sont aussi faites de sable ; elle sont placées au dessous d'une couche de matière brune qui, étant mouillée, est douce & comme glaiseuse, au lieu qu'elle est ordinairement sèche & presque semblable à une tourbe sableuse ; elle suit la pente de la montagne, & remonte vers le haut.
Cette matière est précédée dans des endroits, de différens bancs de pierre à chaux dure & d'une épaisseur considérable ; dans d'autres endroits, au lieu de cette pierre, il n'y a que de la craie & de la marne : alors ces matières sont lardées de gros cailloux de différentes figures, plus ordinairement blancs que bruns, & d'un brun clair lorsqu'ils ont cette couleur. Ils sont recouverts d'une écorce blanche, qui souvent n'a pas la dureté du caillou ; elle est encore marneuse & crayeuse : cette écorce est parsemée de turbinites semblables à celles du banc inférieur dont j'ai parlé. Il y a de plus parmi ces turbinites des espèces de corps dont la nature m'est inconnue, & qui par leur figure ressemblent à des semences de luserne ; ils sont communément mêlés avec d'autres corps très-petits, qui sont coniques, & qui paroissent eux-mêmes cannelés en spirale, & comme s'ils n'étoient que les autres qui eussent été alongés. Ces différens fossiles se détachent aisément de 1'écorce des cailloux, mais lorsqu'ils ont pénétré leur intérieur, il est très-difficile de les en séparer sans les casser ; on le fait cependant quelquefois, & alors ils laissent une cavité où ils ont imprimé les cannelures dont ils sont relevés.
L'arrangement des bancs de cette montagne est à peu-près celui de toutes les autres qui sont dans les environs d'Etampes : le haut de celle de Caucateri, près Estrechy, fait voir des parties craieuses, celui des creusaux de Beauvais, de la pierre tendre ou de la marne, de même que ceux de plusieurs autres qui fournissent aussi des espèces de cailloux devenus en partie pierres à fusil. Ces cailloux renferment également des corps en semence de luserne ou des turbinites semblables à celles dont il a été question, ou enfin quelques autres plus petites & dont l'ouverture est large ; ce sont des espèces de limaçons marins.
Les plaines formées par les sommets réunis de ces montagnes, sont couvertes de pierres à chaux plates & de peu d'épaisseur : on tire dans plusieurs endroits de ces plaines de la marne qu'on répand sur les terres ; ainsi il paroît que la composition des montagnes de tout ce pays varie peu, & que les rochers, dont la pente de presque toutes est chargée, n'y sont placés de cette façon que parce que ces montagnes ont beaucoup souffert, & qu'elles ont été en partie détruites.
Quelques-unes de ces montagnes renferment du bois pétrifié ; on en trouve sur celle qui est entre la garenne de Villemartin & les bois de la Barre, & sur celle où est placée la fontaine de Saint-Symphorien ; mais la découverte que M. Clozier, duquel j'ai parlé plus haut, vient de faire d'une partie d'un tronc d'arbre pétrifié, qui tenoit encore à ses racines pareillement pétrifiées, empêche de mettre ces corps au nombre de ceux qui ont appartenu à la mer. Il paroît qu'il ne seroit pas impossible d'en rencontrer de semblables dans quelques endroits des autres montagnes, & principalement de celle qui est près la garenne de Villemartin, où l'on peut ramasser quantité de morceaux qui ressemblent à des éclats d'écorce ou de bois. Cet endroit est le premier où l'on en ait trouvé d'abord aux environs d'Etampes, & cette découverte est due à feu M. Descurain, mon grand-père, déjà connu des Naturalistes par le catalogue des plantes du territoire de cette ville. Depuis ce temps on en a encore vu sur les montagnes qui sont vis-à-vis du Grand-Jeurre.
A Etampes, comme je l'ai dit, on tire du fond des puits des amas de coquilles ; & à Estrechy, village à deux lieues d'Etampes, on a rencontré, en fouillant un semblable puits, plusieurs bancs qui renfermoient des coquilles marines.
Après le sol, qui est d'un sable noirâtre d'environ un bon pied d'épaisseur, on trouve une terre franche un peu rougeâtre : cette terre, qui peut avoir deux ou trois pieds d'épaisseur, est suivie d'un lit de sable d'un beau jaune, de cinq à six pieds ou environ aussi en épaisseur ; il précède une espèce de tuf sableux qui renferme une quantité de grandes coquilles bivalves, & d'autres si minces qu'elles se froissent aisément. Après ce banc, dont l'épaisseur est à peu près de cinq à six pieds, est un autre tuf plus dur, dans lequel il y a des huîtres dont l'intérieur est souvent rempli de ce tuf : ces coquilles sont mêlées avec de gros limaçons.
Le lit qui est au dessus [Faute d'impression pour "au-dessous"] de ce tuf est d'une pierre de moellon tendre, jaunâtre, de trois à quatre pieds dans la même dimension au dessous est une espèce de glaise très-dure, lardée de pierres qui ressemblent par la couleur à cette glaise. Il sort des côtés de ce banc quelques petites sources, mais imperceptibles, & qui ne font que jeter quelques gouttes d'eau : dessous cette glaise est une marne très-blanche de quelques pieds de haut, puis une rougeâtre & glaiseuse, enfin une autre semblable à la première, qui, ayant été entr'ouverte du côté du nord a donné une si grande quantité d'eau, qu'il n'a pas été possible non seulement d'aller au dessous, mais de former le rouet du puits autrement qu'en y jetant au hasard de grosses pierres pour construire dessus ».
Passons maintenant au sommet de notre coupe, en citant le mémoire de 1754 (pp. 25-27). On notera que la coupe décrite est celle de l'ancienne route royale, à l'angle NE du promontoire de la côte Saint-Martin. Nous sommes là dans un sillon "interdunaire", à lit de matière humique (ex-"lignites") et faunes saumâtres (Characées, Hydrobies, Potamides lamarcki, etc.).
J'en ai vu beaucoup dans une montagne qu'on coupa, il y a quelques années, pour redresser & élargir la partie du grand chemin d'Etampes à Orléans, qui s'étend depuis la première ville jusqu'à un hameau appelé Ville-sauvage, qui en est distant d'environ un quart de lieue. Cette montagne est principalement composée de sable, il en fait presque toute la masse : cette masse n'est surmontée ou coupée que de quelques petits bancs de matières différentes, qu'il est bon de faire connoître ; l'explication de la formation de la stalactite pourra en recevoir quelque lumière.
La première couche de cette montagne [en descendant] est de terre franche, elle a d'épaisseur environ un pied ou deux au plus sur le haut de la montagne, & trois à quatre au moins dans le bas : cette couche est suivie d'un lit de marne dans laquelle il croît des pierres à fusil de différentes grosseurs, lardées souvent de plusieurs espèces de turbinites, dont quelques-unes sont quelquefois agatifiées, d'un jaune de succin, & à demi-transparentes. Le lit qui suit la terre franche n'est pas toujours de marne, il est quelquefois de pierres à chaux qui sont plates, d'un pied ou environ de longueur sur un peu plus ou un peu moins de largeur. Ces pierres sont ordinairement d'un jaune rousseâtre, très-souvent couvertes en dessous d'une matière blanche qui y fait des ondes ou des espèces de réseaux, quelquefois très-dures, & qui ne sont autre chose que des parties de marne, qui se sont ainsi répandues sur cette surface, ou qui ont plustôt été chariées par de l'eau qui s'est insinuée entre ces pierres, & y a ainsi formé des espèces de stalactites horizontales qui se sont ramifiées, l'eau ayant été obligée de serpenter entre les lits de ces pierres : ces lits ne font qu'une couche d'un pied ou deux dans la plus grande étendue de la montagne. Sur la droite du grand chemin, vers le haut de la montagne, & sur sa pente, ces pierres composent les premiers lits d'une carrière de grosses pierres de taille de la même matière. Cette carrière a peu de profondeur, elle n'a que quelques lits ; elle peut être de neuf à dix pieds de haut, ou un peu plus.
Après cette couche, il s'en présente une de grosses masses de cailloux [silex] bruns, qui quelquefois ont plus de trois pieds de longueur sur un demi-pied d'épaisseur : il n'y a guère que deux ou trois de ces cailloux au dessus l'un de l'autre, ce qui ne donne à ce lit que trois à quatre pieds de haut, sans compter cependant un lit d'environ un pied, qui précède celui-ci, & qui pourroit en faire partie, n'étant composé que de pierres plates de la nature de la pierre à fusil, comme les cailloux, mais un peu plus blanches, couleur qui leur viendroit peut-être de quelques parties marneuses qui seroient entrées dans leur composition. Ces pierres, comme les gros quartiers de cailloux, renferment de ces petits corps en semence de luserne, & de ceux qui sont coniques & en spirale, dont on a parlé ailleurs.
Ces cailloux sont suivis d'une couche de coquilles turbinites, entières ou frustes, qu'on appelle communément à Etampes, petits rochers. Cette couche est quelquefois d'un pied & plus d'épaisseur ; les coquilles ne la composent pas cependant entièrement, elles sont mêlées avec une terre marneuse, dont une partie est plus blanche que l'autre : dans la partie blanche, qui est la première, les coquilles sont ordinairement jaunâtres, & blanches dans la brune.
Au dessous de cette bande, il y en a une autre d'une matière brune ou noire, qui a depuis quatre travers de doigt d'épaisseur jusqu'à près d'un pied : cette matière est, à ce qu'il me paroît, d'une nature bolaire, elle se manie, se paîtrit assez facilement lorsqu'elle est mouillée ; en se séchant, elle devient très-friable, se met alors aisément en poudre, & ne ressemble pas mal à de la tourbe ; sa couleur est quelquefois moins noire, nuance qui n'a pour cause qu'une plus grande quantité de sable blanc, qui même y domine. Au haut de la montagne, il n'y a qu'une bande de cette matière ; vers le bas, il semble qu'elle se coupe en deux, & même en trois, ou bien, si on veut, il y en a trois, une est au dessus des pierres à chaux, une autre dans la place que nous venons de marquer, c'est-à-dire, au dessous de la couche de coquilles, & une troisième qui n'est séparée de la seconde que par un petit lit de sable ou de stalactites dont il s'agit ici principalement. Ainsi, lorsque la première bande se trouve à une certaine distance du sommet de la montagne, elle semble y remonter en continuant son cours ; la seconde & la troisième avancent vers le bas, où elles ne sont séparées que par quelques pouces ou un pied d'épaisseur de sable, qui n'est qu'une portion de celui qui est au dessous, lequel fait la principale partie de la montagne, & a une profondeur indéterminée.
Il est inutile sans doute de pousser plus loin cette description, puisque l'on est parvenu au banc des stalactites, & que cette description n'a été faite que par rapport à ces stalactites : je dirai cependant que dans leur alignement, ou un peu plus bas, on rencontre des rochers de grès dispersés çà & là, parmi lesquels, ou encore plus profondément, on trouve des lits de cailloux roulés, de trois à quatre travers de doigt d'épaisseur, ou au plus d'un pied ; les cailloux sont blancs, bruns, noirâtres, opaques pour la pluspart, & quelques-uns plus ou moins transparens ; les lits qui en sont formés ne conservent pas toujours une même épaisseur dans tout leur cours, le plus épais s'amincit souvent, tandis qu'un autre s'élargit, & ces différens lits forment un banc au milieu du sable le plus fin, étant eux-mêmes composés de ces cailloux & de gros sable ou de gravier ».
En ce qui concerne maintenant la mise en oeuvre de ces données par Lavoisier, nous sommes quelque peu renseignés par des notes manuscrites qu'il a laissées [4].
1° Terre labourable.................................. 4 pieds 2° Marne et tuf coupés d'un grand nombre de bancs de p. de taille................................. 135 3° Marne qui contient des cailloux coquilliers ..... 12 [1] 4° Cailloux bruns coquilliers ....................... 4 [2] 5° Marne et coquilles ............................... 1 1/2 [3] 6 Terre brune ...................................... 1/2 [4] 7° Stalactite de sable .............................. 2 [5] 8° Sable et grès ................................... 45 [6] 9° Sable coupé par des bancs de cailloux roulés .... 18 [7] 10°Sable coquillier ................................. 6 [8] 11°Sable coupé par des bancs de gravier et de falun ........................................... 16 [9] 12°Tuf coquillier.................................... 4 13°Moellon tendre.................................... 4 14°Glaise marneuse................................... 8 TOTAL 2601 Mém. acad., 1754, p.25
D'autres documents de cette période (1764-1766) montrent que Lavoisier s'était pris d'un grand intérêt pour les nivellements topographiques, apparemment tantôt comme un but en soi (Lavoisier était un homme passionné par le quantitatif), tantôt appliqués aux coupes géologiques, ce qui est le cas ici.
Un autre document, daté d'août 1766, comporte le passage suivant (Oeuvres, t. V, p. 71) :
On voit par ces pièces que l'établissement de la coupe d'Etampes est le fruit d'une mise en oeuvre personnelle des observations brutes de Guettard par son élève et adjoint du moment, le jeune Lavoisier. Le dessin original de la coupe n'a pas survécu. Il a du moins été gravé en 1767 avec un grand souci d'exactitude.
De toutes les coupes figurant dans les marges des feuilles de l'Atlas, celle qui nous a intéressés ici se trouve être la plus détaillée et la plus exacte stratigraphiquement.
Comme nous l'avons dit en tête, elle doit désormais être l'objet d'une publicité méritée.
Les différentes branches des Sciences de la Terre ont sans doute un besoin inégal de connaître leurs racines historiques. Ce besoin est à coup sûr maximum en Paléontologie et en Stratigraphie. Cette dernière discipline ne peut pas et ne doit pas ignorer son passé, même reculé. Il nous semble que la présente note en fournit un exemple particulièrement démonstratif.
La présente communication a par ailleurs été offerte au COFRHIGEO en hommage à Lavoisier : il aurait été trop triste d'attendre le bicentenaire de sa barbare exécution. L'année 1789 a été marquée d'une pierre blanche dans l'histoire de la géologie par l'insertion dans le volume correspondant des Mémoires de l'Académie des Sciences de la remarquable étude de Lavoisier sur ce que l'on a longtemps après redécouvert sous le nom de cycles sédimentaires [Se reporter à ce sujet à la communication de Charles Pomerol : L'interprétation par Lavoisier (1789) du cycle transgression-régression : l'opposition entre bancs littoraux et pélagiens] : mémoire (paru en 1793) tellement en avance sur son temps que nul dans la génération suivante ne s'est soucié de le citer, d'autant plus que les idées de Lavoisier contrariaient à la fois celles de Cuvier avec ses irruptions marines catastrophiques et celles de Constant Prévost avec son abaissement graduel du niveau des mers.
GUETTARD, 1753, 1754 Equivalents actuels (Calcaire de Beauce) k (semences de luserne) Characées, Hydrobie Marne à pierre à fusil avec turbinites Couches saumâtres parfois agatifiées Potamides lamarcki j Cailloux bruns, coquilles turbinites id. i Matière brune bolaire Niveau humifère h Espèces de stalactites Concrétions g (grès dispersés) Masse de sable blanc Sables de Fontainebleau supérieurs f Banc de cailloux avec coquilles Sables à galets de Saclas ? Ravinement de Pierrefitte e Gros cames épais; nombreuses coquilles : gros bivalves et buccins Cytherea, Pectunculus... Sables à galets d'Etrechy? d Lit de cailloux roulés, dents de requins, os Falun de Morigny Lamna. Halitherium Falun de Jeurre c Tuf à huîtres, gros limaçons Ostrea cyathula, Natica crassatina Molasse d'Etrechy b Pierre de moëllon tendre, jaunâtre Calcaire de Brie ? a Glaise dure, marne blanche Marnes vertes
(La présente note aurait dû logiquement être contresignée par J.-C. PLAZIAT et J. GAUDANT : qu'ils soient du moins chaleureusement remerciés pour leur précieux concours).
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