COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 9 juin 2004)
Résumé.
Paradoxalement, la distinction combinaison chimique-mélange, qu'on aurait pu croire associée à la révolution chimique de l'école de Lavoisier, se rencontre chez les adversaires de ce dernier. Lamarck reproche à Fourcroy de confondre les deux notions. Et il en est de même de Berthollet. C'est qu'en réalité la distinction est ancienne, puisqu'elle existe déjà dans la chimie de Becher et de Georg Stahl, où elle est liée au concept de « molécule intégrante ». Nous avons suivi ce concept chez les cristallographes de la fin du XVIIIe siècle, notamment Romé de l'Isle et Baumé, puis Dolomieu. Les constituants élémentaires de la molécule y sont combinés, tandis que les molécules s'agrègent par juxtaposition en masses. La forme primitive des cristaux, telle que la découvrent les minéralogistes, reflète plus ou moins celle des molécules, laquelle dépend de leur composition chimique. Une tentative de remonter au-delà de Becher montre la voie qui resterait à explorer à travers Boyle et les chimistes théoriciens du XVIIe siècle, voire les alchimistes. Mots clés : minéralogie - « molécule intégrante » - combinaison chimique - cristaux (forme) - Stahl - Dolomieu - Lavoisier - Lamarck - XVIIIe siècle.
Abstract.
Paradoxically, the distinction between chemical compounds and mixtures believed to be associated with the Chemical Revolution of the Lavoisier school, was found in the ideas of their opponents. Lamarck criticized Fourcroy for confusing the two notions. And it was the same with Berthollet. In fact, the distinction was an old one, since it was already found in the chemistry of Becher and Georg Stahl, where it was linked to the concept of « integrant molecule ». The concept can be followed through to the crystallographers of the end of the eighteenth century, notably Romé de l'Isle and Baumé, and then Dolomieu. The elementary contituents of a molecule are combined therein, while the molecules join together by juxtaposition to form aggregate masses. The « primitive form » of crystals, discovered by mineralogists, more or less reflected the form of the 'molecules', which was dependent on their chemical composition. The paper tries to go back before Becher to show the route that remains to be explored through the chemical theorists of the seventeenth century such as Robert Boyle, and even to the alchemists. Key-words : mineralogy - « integrant molecule » - chemical compound - crystals (shape) - Stahl - Dolomieu - Lavoisier - Lamarck - XVIIth century. |
A l’origine du présent travail, une surprise née de travaux antérieurs sur Lamarck et sur Dolomieu : les deux auteurs font une nette distinction entre combinaison chimique et mélange, alors que celle-ci nous semblait raisonnablement résulter de la révolution chimique inaugurée par Lavoisier. Or on sait que la chimie de Lamarck, publiée entre 1794 et 1797, en trois ouvrages, est vigoureusement rejetée par la communauté scientifique. Et si Dolomieu fait état du savoir de la nouvelle chimie, notamment en évoquant l’existence de l’oxygène avant son départ pour l’Egypte, nous ne nous attendions pas nécessairement, non plus, à le voir faire cette distinction.
Certes, c’est Lavoisier qui a montré que l’air et l’eau, qui formaient avec la terre et le feu, les composants de la matière depuis l’Antiquité (Empédocle), n’étaient pas des corps simples. Mais si nous savons aujourd’hui que le premier est un mélange (oxygène et azote) et le second une combinaison (oxygène et hydrogène unis par des liaisons covalentes), cette distinction ne se présente pas aussi limpidement en 1790. En d’autres termes, il n’est évident, ni qu’il faille, ni qu’il suffise de se libérer de la chimie des quatre éléments pour aboutir à la claire distinction mélange-combinaison.
Celle-ci répond à la reconnaissance de la molécule intégrante. La matière se divise en unités, identiques si la matière est homogène, différentes en cas d’hétérogénéité, qu’on nomme molécules. Les constituants de chacune des molécules, ou parties constituantes sont dits combinés, et l’assemblage des molécules en masses visibles se fait par agrégation. Cela se retrouve chez Dolomieu comme chez Lamarck.
Lors du colloque Dolomieu, j’ai donné, dans les conclusions de la journée, un petit résumé des conceptions minéralogiques que le géologue-voyageur avait esquissées dans sa leçon inaugurale faite au Muséum avant de quitter Paris pour les Alpes et aller finalement mourir chez sa sœur. L’essentiel peut se résumer ainsi.
1) Dolomieu est attaché au concept d'espèce. Il critique sans les nommer les « naturalistes » qui n'ont voulu voir dans les variétés des minéraux que des « sortes ». Lamarck, dans un premier temps adoptait ce point de vue (cf. la Botanique de l'Encyclopédie méthodique (1786)[1] où il affirmait que « l'on a eu tort de qualifier d'espèces les diverses sortes de minéraux que l'on a observés »), comme je le notais alors, mais nous verrons qu’il n’est pas le premier.
2) Il souligne le secours de la chimie dans la définition des espèces. Dans un article écrit avant son départ pour l’Egypte, il dit déjà regretter que les chimistes ne prêtent pas assez attention aux matières additionnelles, et donnent des noms différents à un même minéral : ainsi, le péridot de Vauquelin n'est que la chrysolithe de Klaproth et Werner. C’est précisément ce qui fonde sa distinction entre les masses minérales, qui résultent de l'« agrégation » de molécules intégrantes, invisibles à l'œil, et cette molécule, formée par la « combinaison » de principes ou corps simples. On comprend que les molécules des matières additionnelles qui s'interposent entre celles du minéral principal, souillent sa pureté sans modifier sa nature. Des molécules différentes réunies en une masse ne changent pas la composition des molécules intégrantes. Le passage d'une espèce à l'autre est « un saut ».
3) Le manuscrit du début de son cours au Muséum, conservé dans les archives de l'Académie des sciences [4J13], qui contient le cours inaugural sur l'espèce minéralogique, se poursuit par des pages sur les variétés et quelques autres sur les accidents. Les variétés d'une même espèce, caractérisée par sa combinaison, se distinguent par des variations du mode d'agrégation des molécules intégrantes. Elles diffèrent comme diffèrent des individus humains ou des animaux de même espèce. Et Dolomieu, pour illustrer la chose, prend l'exemple d'un cristal de roche portant « plusieurs faces suplémentaires [sic] », car « ces faces dépendent de l'agrégation régulière et sont produites par une loi de décroissement soumise au calcul ». On le sent attentif à cette loi, établie par Haüy, mais pas jusqu’à y voir autre chose qu'une particularité d'agrégation.
Le point de vue que défend Lamarck dans ses ouvrages de chimie est assez voisin. Ceux-ci sont au nombre de trois.
Des Recherches sur les causes des principaux faits physiques, parues en 1794, mais dont l'auteur nous dit qu'elles furent soumises à l'Académie des sciences le 22 avril 1780, et repoussées parce que les commissaires refusèrent de rédiger le rapport[2]. Et comme ce texte était prêt depuis quatre ans, les idées qui s'y trouvent remonteraient à 1776. Ce qui situe à l'époque de sa Flore, mais aussi des Opuscules de physique et chimie de Lavoisier (1774), les bases de la chimie lamarckienne.
- Une Réfutation de la théorie pneumatique, 1796, dirigée contre la Philosophie chimique de Fourcroy (1792)[3].
Des Mémoires de physique et d'histoire naturelle, datés de 1797[4]. C'est à partir de ce dernier ouvrage qui présente la pensée antitransformiste de Lamarck d'une manière synthétique que nous analyserons celle-ci, en nous limitant aux trois premiers mémoires, seuls concernés par le présent sujet.
Le premier est une dissertation générale sur la matière. Toute « masse sensible » est un assemblage de molécules, mises en contact par « aggrégation ». Selon que la matière est simple ou composée, les molécules sont formées d'un ou de plusieurs principes. Dans le cas d'un seul principe, par exemple l'élément « terre » dans le cristal de roche, la molécule est dite élémentaire. S'il y a plusieurs principes, la molécule, qu’il dit essentielle, et non intégrante, mais le vocabulaire importe peu, se définit par le nombre, la proportion et l'arrangement de principes assemblés par l'opération qu'on nomme combinaison. Les masses sensibles, quant à elles, sont homogènes ou hétérogènes selon que les molécules agrégées sont semblables (soufre ou métal) ou non (granite, alliage).
Les combinaisons obtenues, dit le deuxième mémoire, sont en nombre infini. Avec deux principes, des molécules réunissant mille éléments formeront un million de molécules essentielles différentes. Et un milliard avec trois principes. Ce calcul montre, sinon que Lamarck domine le calcul combinatoire, du moins qu'il compose ses molécules essentielles par combinaison d'un grand nombre de particules élémentaires.
Le troisième mémoire examine les principes, qui sont les quatre éléments traditionnels : terre, eau, air, feu, auxquels il ajoute la lumière[5]. Par ailleurs, la connexion des principes est plus ou moins grande selon leur nature. La présence d'air et d'eau la diminue, tandis que celle de la terre et du feu fixé la renforce. Mais ce problème des connexions, de même que ce qui suit sort du cadre de ce travail.
Ce qu’on voit clairement, c’est une relation entre les deux auteurs, qui semble les situer sur la voie d’une chimie moderne. Mais ce qui surprend plus encore c’est une remarque que fait Lamarck à propos de Fourcroy dans sa réfutation de la théorie pneumatique.
Les pneumatistes, précise-t-il, « confondent encore les effets de l’aggrégation avec les résultats de la combinaison ; les mélanges avec les composés ; les combinaisons subites par suite d’altérations de composé avec les extractions de matières déjà existantes ; enfin, souvent ils prennent des dégagements de matieres auparavant combinées pour de véritables productions de ces matieres, &c, &c[6] ».
Paradoxe : la distinction que nous cherchions dans la théorie de Lavoisier, se trouve chez ses adversaires… qui reprochent à son école de l’ignorer. Il devient donc urgent de voir ce qu’il en est chez Lavoisier lui-même. Or celui-ci donne de l’élément une définition, souvent répétée, qui ne laisse pas de nous interroger.
« Tout ce qu’on peut dire sur le nombre et sur la nature des éléments se borne, suivant moi, à des discussions de pure métaphysique : ce sont des problèmes indéterminés qu’on se propose de résoudre qui sont susceptibles d’une infinité de solutions, mais dont il est probable qu’aucune, en particulier, n’est d’accord avec la nature. Je me contenterai donc de dire que, si par le nom d’éléments nous entendons désigner les molécules simples et indivisibles qui composent les corps, il est probable que nous ne les connaissons pas : que si, au contraire, nous attachons au nom d’éléments ou de principes des corps l’idée du dernier terme auquel parvient l’analyse, toutes ces substances que nous n’avons encore pu décomposer par aucun moyen sont pour nous des éléments ; non pas que nous puissions assurer que ces corps, que nous regardons comme simples, ne soient pas eux-mêmes composés de deux ou même d’un plus grand nombre de principes ; mais, puisque ces principes ne se séparent jamais ou, plutôt, puisque nous n’avons aucun moyen de les séparer, ils agissent à notre égard à la manière de corps simples, et nous ne devons les supposer composés qu’au moment où l’expérience et l’observation en auront fourni la preuve[7] ».
Bien sûr, l’illustre chimiste s’exprime en expérimentateur, méfiant à l’égard des spéculations. Mais le résultat de cette prudente définition, purement fonctionnelle, conduira ses successeurs à des erreurs. Dans un excellent ouvrage, qu’il intitule Philosophie chimique, Emmanuel Renault montre que cette conception mènera Berthollet à confondre, précisément, mélange et combinaison en refusant d’admettre que des substances réactives mises en présence ne saturent pas leur capacité de réaction[8]. Par exemple, pour lui, un acide et une base qui se combinent quand on ajoute progressivement l’un à l’autre, forment un produit dont la composition varie au fur et à mesure de l’ajout. Alors que dans notre chimie, le composé a des proportions définies et invariables, et il existe au début de l’opération un excès de l’autre composant qui se résorbe progressivement. Il y a donc alors mélange du combiné et de la substance de départ.
« Les chimistes, frappés de ce qu’ils trouvaient des proportions déterminées dans plusieurs composés, dit Berthollet, ont souvent regardé comme une propriété générale des composés de se constituer dans des proportions constantes. De sorte que, selon eux, lorsqu’un sel neutre reçoit un excès d’acide ou d’alcali, la substance homogène qui en résulte est une solution du sel neutre dans une portion libre d’acide ou d’alcali. C’est une hypothèse qui n’a pour fondement qu’une distinction entre la dissolution et la combinaison[9] ».
Il n’est pas possible de nous engager dans une étude complète des discussions de l’époque entre chimistes. C’est Proust qui énoncera en 1802 la loi des proportions définies. Dalton, le fondateur de la théorie atomique y ajoutera deux ans plus tard celle des proportions multiples pour le cas de substances capables de s’unir avec une, deux ou plus de molécules d’une autre substance (sulfates acide et neutre de sodium par exemple). Et Jeremias Benjamin Richter énoncera la loi des nombres proportionnels fondant la stœchiométrie (1792-1802). Avant que Berzelius ne fasse à partir de 1811 la synthèse de tous ces travaux partiels. Ce qu’Emmanuel Renault explique par des effets différés de la révolution chimique. Au lieu que celle-ci se fasse par un acte unique, à la façon dont le voyait Bachelard ou Thomas Kuhn, les changements se produisent par une refonte en plusieurs étapes, selon une conception proposée par Etienne Balibar, dont nous ne pourrons étudier le détail.
Mais alors, Lamarck et Dolomieu ont-ils pu réaliser eux-mêmes une révolution ? D’où vient-il que cette distinction qui se met en place progressivement autour de 1800 se trouve chez eux avant cette date ? C’est qu’en réalité, le paradoxe de Berthollet est qu’en refusant la distinction, il effectue un retour en arrière. Nous devons donc poursuivre notre plongée dans le passé pour comprendre comment s’est élaboré le concept de combinaison.
Les historiens de la minéralogie savent que le terme de molécule intégrante se rencontre dès les années 1770. Romé de l'Isle l’utilise en 1772 dans son Essai de cristallographie. Et l’abbé Haüy, qui parle d’abord de molécule constituante adopte ensuite le même vocabulaire. Or Romé va aussi établir l’existence, chez les minéraux, d’une forme primitive, qu’il fonde sur la loi de constance des angles dièdres. Mesurant des cristaux d’un même minéral, il découvre que les surfaces de leurs faces peuvent varier de proportions mais qu’elles conservent entre elles les mêmes angles. Ceux-ci définissent une forme primitive du cristal, forme que recoupent des troncatures. Mais tout cela est assez connu.
Ce qu’il s’agit de suggérer ici, c’est que les formes primitives des minéraux sont en rapport avec les formes des molécules intégrantes. Autrement dit, que la minéralogie, en étudiant les formes cristallines, atteint en quelque sorte un décalque macroscopique des formes microscopiques des plus petites particules des composés de la chimie, restées hors du regard des observateurs. Elle serait donc une aide précieuse pour cette science naissante.
Pourtant, une telle hypothèse semble contredire la déclaration péremptoire d’une illustre historienne des deux disciplines, Hélène Metzger, qui dans un ouvrage sur la minéralogie écrit, en conclusion d’un développement sur Guyton de Morveau :
« Si donc la cristallographie a pu fournir à la chimie l’idée que la fusion et la dissolution sont deux phénomènes similaires, si encore elle a pu inspirer l’analogie élégante du phlogistique ou feu principe et de l’eau de cristallisation, comme l’analogie du feu libre non combiné et de l’eau surabondante à la cristallisation, elle n’eut sur cette dernière science aucune influence durable ; et aucune action réciproque de la chimie sur la cristallographie n’est à signaler[10] ».
Malgré la notoriété de l’auteur, dont nous allons montrer plus loin combien nous lui sommes redevable, il nous paraît qu’on peut au moins esquisser une approche de ce problème. D’autant qu’en tenant ces propos, Hélène Metzgzer ne semble pas viser la même question, qu’elle n’a probablement pas à l’esprit. Elle-même d’ailleurs donne, par ses citations, des matériaux qui justifient la poursuite de notre investigation dans ce sens. Et l’on peut dire qu’en nous donnant accès aux travaux de Baumé, elle l’a favorisée.
En 1773, le pharmacien Baumé (1728-1804) publie un ouvrage de Chymie expérimentale et raisonnée dans lequel il écrit :
« Il est à présumer que [la figure] des molécules intégrantes varie dans les différents corps comme les éléments varient entre eux. Peut-être y a-t-il des figures élémentaires, & qui servent comme d’éléments ou de principes pour donner une figure quelconque à de petits corps qu’on pourroit regarder comme des molécules intégrantes[11] ». Façon de nous dire que la figure des éléments combinés dans la molécule intégrante, donc aussi la nature de cette composition, retentit sur la forme des molécules du composé. La forme des molécules intégrantes reflète donc leur composition chimique.
Le même auteur poursuit :
« [Connaître la figure des molécules intégrantes] est absolument impossible, parce que ces molécules sont d’une si grande petitesse qu’elles échappent aux yeux même aidés des meilleurs microscopes […]. Néanmoins la pente qu’ont les crystaux des sels à affecter une forme constante, doit faire présumer que la figure des molécules primitives est différente dans les différents sels, mais que les molécules de chaque sel ont constamment la même figure ». Les molécules s’appliquent « par des faces qui ont un plus grand nombre de points de contact propres à augmenter leur adhérence et leur solidité[12] ». On le voit donc se tourner alors vers les rapports entre la composition des molécules intégrantes et la forme des cristaux qui en dérivent. C’est exactement la réponse à l’hypothèse formulée plus haut.
Mais Baumé n’est pas seul à s’engager dans cette voie. Romé de l’Isle, dont l’apport à la cristallographie est fondamental, ainsi qu’on vient de dire, soutient le même point de vue. Dès 1772, il écrit :
« […] Il est aussi facile de rendre raison de la figure constamment héxagonale [sic] du Cristal de roche par la juxtaposition des molécules similaires qui le constituent, qu’il est aisé de démontrer la figure constamment cubique du sel marin par l’agrégation des molécules essentiellement cubiques dont il est composé[13] ». Ce qui implique une homothétie entre la forme primitive des cristaux et celle de leurs molécules intégrantes. C’est ce que dit explicitement Reijer Hooykaas dans sa biographie du Dictionary of Scientific Biography de Gillispie : Romé croyait que la forme des molécules intégrantes d’un cristal devait être identique à la forme primitive et dès lors constante et caractéristique de chaque espèce[14].
Cependant, il faut expliquer cette homothétie. Certains naturalistes l’avaient trouvée dans l’hypothèse des germes. On sait que pour les préformationnistes les germes des êtres vivants n’ont qu’à se développer, c’est-à-dire s’accroître en conservant leur forme, pour former l’être adulte. L’idée fut appliquée aux cristaux au début du XVIIIe siècle. On la trouve en 1702 chez le botaniste Tournefort et chez Venette. En 1761, au moment où Romé va s’intéresser à la cristallographie, elle est reprise par Robinet. C’est lui que vise notre auteur dans sa réfutation de la théorie des germes. Il poursuit alors :
« Les germes étant inadmissibles pour expliquer la formation des Cristaux, il faut nécessairement supposer que les molécules intégrantes ont chacune, suivant la nature qui lui est propre, une figure constante & déterminée, & que celles de ces molécules qui ont entr’elles quelque analogie tendent réciproquement à se rapprocher & à s’unir tantôt par toutes leurs faces indistinctement, tantôt par celles de ces faces qui peuvent avoir entr’elles le contact le plus absolu et le plus immédiat : mais comme les premiers élémens des corps nous sont & seront probablement toujours inconnus par la petitesse de leurs parties qui échappent aux meilleurs microscopes, nous ne pouvons déterminer que la figure des élémens secondaires[15] ».
En termes simples, la théorie des germes explique l’accroissement par intussusception, c’est-à-dire incorporation des éléments nouveaux à l’intérieur des structures préexistantes qui sont ainsi étendues, alors que Romé en fait une juxtaposition, suivant en cela un mode d’accroissement déjà vu par Sténon, en 1669[16], et que depuis Réaumur on ne discute plus guère. Son argument vise alors à montrer que la juxtaposition peut conserver les formes. Ce qui nous ramène à notre hypothèse de l’homothétie cristal (forme primitive)-molécule intégrante.
En 1783, Romé publie une édition très augmentée (3 vol. + atlas) de sa Cristallographie. Et l’année suivante, il consacre un petit volume à cette question de la spécificité des caractères extérieurs des minéraux sous le titre explicite : Des caractères extérieurs des minéraux en réponse à cette question : existe-t-il dans les substances du Règne Minéral des Caractères qu’on puisse regarder comme spécifiques ; et au cas qu’il en existe, quels sont ces Caractères ? Associant deux autres caractères à la forme il définit l’espèce en précisant qu’« il n’existe point dans la Nature deux substances intrinsèquement différentes, qui aient en même temps la même forme cristalline, la même pesanteur & la même dureté spécifiques[17] ».
Mais surtout, il répond à quelques objections. A Buffon, d’abord, qui dans l’Histoire des Minéraux (I, 1783, p. 25) prétend que « la forme de cristallisation n’est pas un caractère constant[18] ». Egalement à Cronstedt ou Kirwan. Et à Bergman, aussi, dont la critique porte, non sur la forme des molécules, mais sur leur disposition dans le cristal. « Les molécules qui concourent à la formation des substances minérales NE S’UNISSENT QUE PAR HASARD […]. Cette observation générale annonce CERTAINEMENT que les formes extérieures ne peuvent servir de caractères distincts dans le règne minéral » (Sciagraphia regni mineralis, 1782)[19].
A quoi Romé répond que « dans toutes les formes à facettes planes […] on retrouve absolument les mêmes angles, la même inclinaison respective des faces entre elles, que dans le cristal le plus simple & le plus régulier de la même espèce ».
Les adversaires ne se tairont pas pour autant. Et nous pouvons en choisir deux dont les critiques ne manqueront pas d’interroger l’historien. En 1784, donc l’année même de la parution du livre de Romé, c’est Haüy, dont on note pourtant généralement le rôle éminent qu’il a joué dans la naissance de la cristallographie moderne, qui explique qu’il existe une diversité de formes dans une même sorte (je souligne) et des ressemblances de formes entre substances éloignées dans la nature[20].
Or nous avons déjà souligné que Dolomieu critiquait fortement l’usage du terme de « sorte ». Et voici ce qui unit Romé à Dolomieu. Il semble que c’est Daubenton, l’ami et collaborateur de Buffon, plus tard premier titulaire de la chaire de minéralogie du Muséum (1793) qui, dans son Tableau méthodique des minéraux suivant leurs différentes natures, paru la même année 1784, décide de classer les minéraux en classes, genres, sortes et variétés. Ce que lui reproche Dolomieu en affirmant que les minéraux forment des « espèces » parce qu’ils possèdent la « faculté de reproduire[21] ». Et d’ailleurs, tant que Lamarck en fait des « sortes » (1786) c’est aussi parce qu’il estime qu’ils ne se reproduisent pas.
Ainsi donc, les minéraux de Dolomieu auraient cette double propriété contradictoire :
- de se reproduire à la façon des êtres vivants,
- de croître par juxtaposition et non par intussusception, à la différence de ceux-ci.
Romé n’explicite pas le premier point mais il est sur la voie de cette distinction. Et peut-être Baumé avec lui. Or, précisément, il n’est pas indifférent de noter que le second adversaire des idées de Romé sur le rapport forme primitive-molécule intégrante annoncé ci-dessus se nomme… Lavoisier :
« Non seulement tous les sels cristallisent sous différentes formes, mais encore la cristallisation de chaque sel varie suivant les circonstances où elle se produit. Il ne faut pas en conclure que la figure des molécules salines ait rien d’indéterminé dans chaque espèce ; rien n’est plus constant au contraire que la figure des molécules primitives des corps surtout à l’égard des sels. Mais les cristaux qui se forment sont des agrégations de molécules, et les molécules, quoique toutes parfaitement égales en figure et en grosseur, peuvent prendre des arrangements différents qui donnent lieu à une grande quantité de figures toutes régulières et qui paraissent quelquefois n’avoir aucun rapport ni entre elles, ni avec la figure du cristal originaire[22] ». En quelque sorte, il reprend l’argument de Bergman : l’agrégation entasse les molécules de façons diverses. Le chemin qui mène de Romé à Dolomieu ne passe pas par Lavoisier.
Ce qui nous incite à voir autrement sans doute la part de Romé de l’Isle, comme aussi celle de Baumé dont les historiens notent volontiers qu’il fut un adversaire des idées nouvelles de la chimie jusqu’à la fin de sa vie[23], dans la compréhension de la structure minérale. Reijer Hooykaas, grand connaisseur de l’histoire de la minéralogie, rend hommage à Romé dans son opposition à Buffon, mais il paraît sensible au soutien que Haüy trouvait chez Daubenton, son collaborateur, et souligne avec une certaine approbation que l’abbé choisit d’ignorer Romé[24]. N’est-on pas généralement trop sévère avec Romé ? C’est ce que ce travail voudrait suggérer.
Reste toutefois encore un problème en suspens : d’où vient cette distinction entre agrégation et combinaison, socle de la division mélange-combinaison de la chimie moderne ? Et comment naît le concept de molécule intégrante que nous avons trouvé chez Romé de l’Isle ? Une dernière remontée est nécessaire pour y parvenir.
Notre investigation dans ce nouveau domaine repose sur la lecture de travaux d’historiens de la chimie. Signalons un travail de Pierre Duhem daté de 1902, et opportunément réédité dans le corpus de Michel Serres[25]. Toutefois un quart seulement de l’ouvrage porte sur les travaux antérieurs à la révolution chimique. Notons cependant que Stahl est classé dans une école empiriste, sans qu’on ait bien vu quel sens Duhem attribue à ce terme (aux empiristes allemands il ajoute des empiristes français, autour de Rouelle). En tout cas, l’auteur réserve le nom d’atomistes aux seuls disciples de Démocrite, soit en le prenant dans un sens plus étroit que celui du présent sous-titre qui l’étend à toutes les doctrines des XVII-XVIIIe siècles faisant appel à la division de la matière en particules.
Autre source secondaire, les histoires de la chimie, par exemple celle de B. Bensaude-Vincent et Isabelle Stengers (2001)[26] qui contient des pages sur la notion de corps simple. Mais, pour l’essentiel, notre information reposera sur les travaux décisifs d’Hélène Metzger, et particulièrement sur son ouvrage en deux volumes relatif aux « doctrines chimiques[27] ». Auxquels s’ajoutera la source primaire la plus accessible : les articles de Venel, disciple de Rouelle, dans l’Encyclopédie[28].
Georg Ernst Stahl (1660-1734), médecin et chimiste allemand, reprend à son compte les idées de son compatriote Johann Joachim Becher (1635-1682), émigré à Londres, selon qui la matière est formée d’atomes élémentaires insécables et impénétrables. Leur existence est constante. Toutefois, ils n’existent pas isolément mais seulement sous forme d’assemblages, de mixtes. Quitte à forcer sur l’anachronisme, on pourrait dire qu’ils sont au XVIIe siècle l’équivalent de nos quarks. Les mixtes qui résultent de leur combinaison sont des corps stables. Citons l’or, l’argent ou l’acide. On les nomme aussi principes principiés ou principes secondaires. Eux-mêmes combinés, soit à un autre mixte (cas du régule d’antimoine ou de l’esprit de vin) ou à un principe (cas du soufre), sont nommés mixtes secondaires : ils sont instables. Plus instables encore sont les surcomposés qui résultent de la combinaison de composés, tel l’antimoine. L’agrégation est l’opération qui provient de la juxtaposition de composés ou de mixtes.
Juncker (1679-1755), disciple de Stahl nous dit à ce propos : « Le corps mixte diffère du corps agrégé en ce que les parties du mixte sont des parties constituantes, tandis que celles de l’agrégé sont des parties intégrantes ; en ce que le mixte est plus petit, qu’il est plus difficile à dissoudre et que chacun de ces atomes ne se ressemblent [sic] pas, tandis que ceux du corps agrégé sont homogènes et en plus grand nombre[29] ». L’agrégé peut cependant être hétérogène : c’est le cas des êtres vivants sur lequel nous n’insisterons pas.
Quant aux principes ou atomes élémentaires, ils sont au nombre de trois : l’eau, la terre et l’air. Des quatre éléments de la théorie d’Empédocle, il ne manque que le feu. Il ne tient aucun rôle chez Stahl, à la différence de contemporains comme Boerhaave (1668-1738). Et l’air lui-même n’est pas un élément constitutif de la matière, car il n’entre pas en combinaison. Stahl reprend à son compte sur ce point la théorie de van Helmont, pour qui l’air était un peu comparable à l’éther des physiciens du XIXe siècle, qui emplissait l’espace. Ou encore, si l’on veut un auteur contemporain de ces chimistes, l’air est l’équivalent du second élément de Descartes, qui, dans le système cartésien où le vide n’existe pas, occupe aussi l’espace.
Toutefois, la terre se divise elle-même en trois variétés. Il existe une terre vitrescible ou pierre, ou encore sel, une terre grasse, inflammable ou sulfureuse, que Stahl nomme aussi phlogistique, et enfin une terre métallique volatile ou mercurielle. En sorte que ces terres recouvrent la distinction des principes de Paracelse : sel, soufre et mercure.
Tout ce corps de doctrine et ce vocabulaire dotent la science d’une belle théorie. A cet égard, la filiation avec les auteurs cités précédemment, notamment Lamarck, est intéressante, car on sait que ses contemporains ont critiqué le caractère théorique de sa chimie[30]. La conséquence est que cette chimie ne débouche guère sur la pratique (mais en quoi est-elle alors empirique ?). De telle façon que « l’expérimentateur aura quelque tendance à éliminer [les distinctions de Becher, Stahl et leurs disciples] de ses préoccupations pour simplifier à la fois son langage et sa théorie ». Et à définir l’élément de la manière dont le fera Lavoisier en 1789[31].
Il semble toutefois qu’il ait existé une chimie pratique ancienne qui n’aurait pas nécessairement délaissé les considérations conceptuelles. Car, en fait, dès la fin du XVIe siècle, certains auteurs ont cherché à fabriquer des corps purs et donc, en parallèle, à définir les mélanges dont ils proviennent. En 1597, André Libau (Libavius), chimiste et médecin allemand, prépare des matières et essences pures à partir de mélanges. Il nomme magisterium « une substance chimique (species chymica) qui s’extrait d’une substance complexe (ex toto) par élimination des parties impures[32]». Il le caractérise par ses propriétés physiques : forme cristalline, couleur, poids, odeur goût, affinité ou magnétisme. La forme cristalline joue un rôle important chez Libavius qui ajoute à la sublimation et la distillation proposées par Paracelse, la cristallisation comme moyen de préparer les corps purs Et du coup, nous retrouvons la fonction de la cristallisation et des formes cristallines qui sert de fil conducteur à cet exposé.
Au siècle suivant, un autre chimiste, qui a joué un rôle important dans la science de son époque, et dans les rapports entre science et religion, Robert Boyle (1627-1691), semble aussi tenter une distinction entre mélange et composé. « Dans un mélange (mixture) les corps qui y entrent conservent chacun leurs propriétés caractéristiques et sont faciles à séparer les uns des autres ; dans une combinaison (compound mass), les parties constituantes perdent leurs propriétés primitives et sont inséparables[33] ».
Restons-en là. Les lignes qui précèdent mériteraient sans doute de plus grands développements. Mais elles marquent aussi la limite de la compétence de leur auteur, avancé par la force des choses dans une investigation qui dépasse largement son domaine de référence. Deux types de science, l’un conceptuel, où Lamarck s’aventurera de façon imprudente, et l’autre expérimental, où Lavoisier trouvera la gloire, semblent en jeu un siècle et demi plus tôt. La première cherche des principes, ou éléments à partir desquels construire l’édifice de la chimie. Terre, eau, air, feu, avec des nuances selon les auteurs, et d’éventuels ajouts (Venel y range acide et alcali[34]) sont invoqués par les auteurs comme au temps d’Aristote. Avec une division des terres en trois, chez Becher et Stahl, et quatre (terre gypseuse) chez Venel[35]. La seconde aboutit à la purification des corps, à l’intérieur des mélanges. Mais comment rejoindre la première ? Le corps pur n’est pas nécessairement simple. L’histoire traditionnelle de la chimie fait gloire à Boyle de l’invention de la notion moderne d’élément. Mais ce pourrait bien être une « erreur historique », car la définition abondamment citée de l’élément en fait un corps pur de tout mélange, que Bensaude-Vincent et Stengers considèrent comme un questionnement de « la fonction de l’élément dans la pratique des chimistes[36] ». Et Duhem pense que Boyle « a constitué la notion du corps simple telle que la formuleront Lavoisier et ses contemporains[37] ». Façons semble-t-il de dire que les pratiques chimiques de l’époque ne permettent pas d’aboutir à l’élément, celui des atomistes modernes qui ne viendra qu’après Lavoisier.
1) Lamarck, 1786, Art. « Espèce ». In : Encyclopédie méthodique, Botanique, t. 2, Panckoucke, Paris. Cf. Gohau, G., 1971. Le cadre minéral de l’évolution lamarckienne. In Schiller, J. (éd.) : Colloque international « Lamarck ». Librairie scientifique et technique Albert Blanchard, Paris, p. 126.
8) Renault E., 2002. Philosophie chimique. Hegel et la science dynamiste de son temps. Presses universitaires de Bordeaux, Pessac.
9) Berthollet, « La statique chimique ». D’après R. Massain, 1952. Chimie et chimistes. Magnard, Paris, p. 142.
10) Metzger H., 1918. La genèse de la science des cristaux. Librairie scientifique et technique Albert Blanchard, Paris, nouveau tirage, 1969, p. 173.
11) Baumé, 1773. Chymie expérimentale et raisonnée. P. François Didot le jeune, Paris, 3 vol., t. 2, p. 175.
13) Romé de l’Isle J.-B., 1772. Essai de cristallographie ou description des figures géométriques, Propres à différens Corps du Règne Minéral, connus vulgairement sous le nom de Cristaux, avec figures et développemens. Didot, Knapen et Delaguette, Paris, p. 12.
14) Hooykaas R., art. Romé de l’Isle (or Delisle), Gillispie (ed.), Dictionary of Scientific Biography, 14 vol. + suppl. + index, 1970-1980, New York, Scribner’s sons, t. XI, p. 520-524.
16) Gohau G., 1990. Les Sciences de la Terre aux XVIIe et XVIIIe siècles. Naissance de la géologie. Albin Michel, Paris, p. 229-230.
17) Romé de l’Isle J.-B., 1884. Des caractères extérieurs des minéraux en réponse à cette question : Existe-t-il dans les substances du Règne Minéral des Caractères qu’on puisse regarder comme spécifiques ; et au cas qu’il en existe, quels sont ces Caractères ? Avec un apperçu des différens Systèmes lithologiques qui ont paru depuis bromel jusqu’à présent. Suivi de deux Tableaux synoptiques des Substances pierreuses et métalliques, pour servir de suite à la cristallographie. Didot, Barrois le jeune, Paris, p. 12.
23) Donald E., art. Baumé, In Gillispie (ed.) : Dictionary of scientific Biography, 14 vol. + suppl. + index, 1970-1980, New York, Scribner’s sons, t. I, p. 527.
25) Duhem P., 1902. Le mixte et la combinaison chimique. Essai sur l’évolution d’une idée. Rééd. in Corpus des œuvres de philosophie en langue française. Fayard, Paris, 1985.
26) Bensaude-Vincent B. et Stengers I., 2001. Histoire de la chimie. La Découverte/poche, Paris, notamment p. 49 sq. sur Boyle et p. 78 sq. sur Stah.
27) Metzger H., 1923. Les doctrines chimiques en France du début du XVIIe à la fin du XVIIIe siècle, Paris, Librairie scientifique et technique A. Blanchard, nouveau tirage, 1969. Id., 1930. Newton, Stahl, Boerhaave et la doctrine chimique. même éditeur, nouveau tirage, 1974.
28) Venel, art. « Chymie ou chimie », In Encyclopédie ou dictionnaire raisonné etc, t. 3 (1753), p. 408-437, art. « Mixte et mixtion (chimie) », ibid., t. 10 (1765), p. 595 [585]-588, et art. « Principes (chimie) », ibid., t. 13 (1765), p. 375-376.
30) Est-ce un hasard si Becher croit comme le Lamarck des œuvres chimiques, seul étudié ici, que la matière vivante précède la matière brute, la seconde provenant de la décomposition de la première ?
32) Alchimie, Francfort 1597, d’après P. Walden, Histoire de la chimie, trad. E. Darmois, Paris, Lamarre, 1953, p. 33.