COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 27 novembre 1996)
L'un des problèmes auxquels est confronté l'historien des sciences dès qu'il veut recueillir des informations sur les hommes qui, dans le passé, ont contribué aux progrès d'une discipline - comme la Géologie, par exemple - c'est celui des sources documentaires. Trop souvent, en effet, il doit se rabattre sur la lecture des éloges académiques ou des notices nécrologiques. Or quelle que puisse être leur richesse (et parfois leur longueur), ces textes ne disent jamais la vérité. Rédigés la plupart du temps dans un style laudatif, ils occultent toujours une partie plus ou moins importante de la personnalité de l'homme dont ils retracent la vie. N'y a-t-il pas alors, à ne s'appuyer que sur eux, danger d'enjoliver le passé (attitude tout aussi condamnable que celle qui consiste à le mépriser) ?
Pour cette raison, la découverte de témoignages ayant échappé à cette sorte de censure officielle doit être considérée comme une véritable aubaine. Par la note discordante qu'ils introduisent - surtout s'ils sont polémiques -, ils viennent rétablir d'une certaine façon l'équilibre en permettant d'apprécier à leur plus juste valeur des hommes que nous ne connaîtrons jamais autrement qu'à travers ce que leurs contemporains ont pu écrire à leur sujet.
C'est précisément le cas d'une série d'annotations manuscrites trouvées sur un exemplaire de la liste des membres de la Société géologique de France établie en mars 1838. Cette pièce est conservée aujourd'hui à la bibliothèque de la Société, dans un volume où elle est reliée avec d'autres documents dont les dates de parution s'échelonnent de 1832 à 1874, et l'on doit à Martin Rudwick d'avoir découvert son existence. Quant aux annotations proprement dites, toutes ont été écrites à la mine de plomb dans la marge du texte imprimé, en face des noms de pas moins de 94 membres de la Société géologique de France, ce qui correspond à peu près au quart de l'effectif de l'époque (lequel s'élevait à 391). Déchiffrer ces appréciations s'avère parfois difficile (notamment à cause d'un malencontreux coup de massicot qui en a tronqué plus d'une) ; néanmoins, moyennant un peu de persévérance, il est possible de reconstituer le libellé exact de la quasi-totalité d'entre elles.
Que nous apprend donc la lecture de ces petites phrases ?
Tout d'abord, bon nombre de ces annotations font allusion aux travaux ou aux recherches menées par tel ou tel membre de la Société géologique. Il est du reste facile d'en trouver la confirmation en dépouillant le Bulletin de la Société géologique ou les Comptes rendus de l'Académie des Sciences, voire parfois les manuels didactiques de l'époque.
Dans ce cas, l'allusion est souvent laconique (pour ne pas dire lapidaire !). En voici quelques échantillons :
VOLTZ | Jurassique |
LARTET | Mâchoire de singe |
FUEL | Caverne de Brengues |
MAGNEVILLE | Calcaire de Ranville |
Charles D'ORBIGNY | Calcaire pisolithique |
DE BOISSY spécialiste du genre Helix Hélicophile
| Louis AGASSIZ | auteur des Recherches sur les Poissons fossiles Ichthyophage
| DEFRANCE | auteur d'un grand nombre d'articles insérés dans le Dictionnaire des Sciences Naturelles beaucoup de mots
| MELLEVILLE | propriétaire à Laon (Aisne) calcaire grossier laonnais
| (supprimez calcaire) |
Le cas n'est d'ailleurs pas isolé : d'autres disputes sont évoquées, et même de façon plus explicite :
BERTHELOT | Ténériffe ?
Allusion à une controverse qui éclata entre Berthelot et Pentland a propos de la visibilité du pic de cette île depuis le littoral et jusqu'à une certaine distance en mer
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HOGARD | Entre Rozet et moi une guerre à mort
Dans un ouvrage sur la géologie des Vosges, Hogard avait fait des emprunts déguisés à Rozet, avec - circonstance aggravante - plusieurs fausses imputations contre lesquelles Rozet (alors Secrétaire de la Société géologique de France) avait dû s'élever.
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Toujours dans le registre des allusions aux travaux, l'annotation peut aussi viser à dénoncer les travers de certains confrères, comme par exemple la tendance à vouloir s'approprier ses propres découvertes ou son domaine d'études :
LEYMERIE
Professeur, ancien Directeur de l'Ecole La Martinière de Lyon Le Chouin bâtard et le Dépt. de l'Aube Toujours lui !
| VALENCIENNES
| Professeur au Muséum d'histoire naturelle à Paris Il avalerait la mer et les poissons
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BUCKLAND
connu pour avoir rédigé un ouvrage célèbre accordant Bible et Géologie dans le but d'empocher une partie des 8000 livres laissées par testament par le Comte de Bridgewater | la Science est lucrative |
HUOT
Collaborateur et rédacteur de divers ouvrages périodiques et scientifiques il compilait, compilait, compilait
| PASSY
| auteur d'une notice géologique dans laquelle il avait reproduit une coupe donnée par H.-T. De La Bèche accessoire et compilation
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LE COCQ
connu pour avoir traduit de l'allemand deux ouvrages de Léopold De Buch Sur Pégase et de Buch un jour il est monté
| et galope avec eux vers l'immortalité PROVANA
| connu pour avoir traduit de l'anglais trois ouvrages de H.-T. De La Bêche Sur Pégase et Labeche un jour étant monté
| il galope avec eux vers l'immortalité |
Les aînés, pour commencer, n'inspirent guère le respect :
DE BONNARD Auteur d'un Aperçu géognostique des terrains publié en 1816 passé
| FLEURIAU DE BELLEVUE | Auteur d'Observations géologiques sur les côtes de la Charente inférieure (1814) ancien et passé
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LEFEVRE Ingénieur civil ouvrier
| ADAM | Inspecteur des Finances de l'or
| DE ROISSY | Chef des entrepôts de tabac n'ayant jamais rien publié qu'un catalogue de fossiles La carotte rend plus que la coquille
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PUZOS sous-intendant militaire rugosus
| PERRIN | officier en retraite Ptycodus
| NAYLIES | Colonel de Cavalerie origine douteuse
| PUILLON-BOBLAYE | Capitaine envoyé en mission successivement en Morée puis à Alger Spartiate et Bédouin
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MICHELIN Membre du conseil de la Société d'Encouragement vivons d'illusions
| ROBERTON | Président de la Société anthropologique de Paris restons chacun chez nous
| HERICART DE THURY | Président des Sociétés d'Agriculture et d'Horticulture ; Directeur des Carrières de Paris une rose dans les catacombes
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BERTRAND-GESLIN | Le Perruquier endimanché |
PITOIS-LEVRAULT | Magnifique en robe de chambre |
RAULIN | Qu'el est votre tailleur ? |
DAUSSE | Les neiges éternelles des Rousses ont refroidi son ménage |
VIRLET | Sua hominum perdit loquendo |
ROBERT naturaliste-voyageur la montagne qui accouche
| DELAFOSSE | aide-naturaliste patient et stérile
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BOUILLET, de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) sot
| DELANOUE, | de Noutron (Dordogne) moins que rien
| FARINES, | de Perpignan (Pyrénées Orientales) étroit
| THIRRIA, | de Vesoul (Haute-Saône) suffisant
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TOURNAL, Pharmacien à Narbonne (Aude) faites des juleps
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MOUGEOT, de Bruyères (Vosges) provincial
| PUTON, | de Remiremont (Vosges) le vosgien
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BUVIGNIER, de Verdun (Meuse) géologue départemental
| CORNUEL, | de Vassy (Haute-Marne) géologue cantonal
| TRIGER, | du Mans (Sarthe) géologue au mycroscope cantonal
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A commencer par les deux piliers fondateurs de la Société géologique de France :
Ami BOUÉ | sait beaucoup, a beaucoup vu (mais) point d'élévation dans sa thèse ni de philosophie |
Constant PREVOST | pâteux et verbeux |
Aux membres de l'Institut il est reproché, en gros, les mêmes défauts qu'à beaucoup de confrères :
Goût du lucre :
Louis CORDIER | La Science est généreuse par la loi du cumul |
Pierre BERTHIER | Ayant fondu la grâce et l'amabilité dans un creuset brasqué, il a trouvé pour formule 0 |
ELIE DE BEAUMONT | Elevé par les soulèvements raseur éminent |
Alexandre BRONGNIART | l'Etiquetomane |
Adolphe BRONGNIART | Elevé au fauteuil sous l'égide paternelle |
François ARAGO | géologue spirituel et superficiel |
Qui est d'ailleurs ce dernier ? On peut se poser la question au terme de cet inventaire. A n'en pas douter, un membre assidu de la Société géologique de France et plus précisément un membre actif du Bureau (condition indispensable pour en savoir autant sur ses confrères). Autre point dont il faut tenir compte : les dates. Quatre membres brocardés sont morts en 1840, ce qui laisse à penser que les annotations ont été écrites avant la fin de cette année-là (il est en effet peu probable qu'on se soit permis d'insulter, même anonymement, la mémoire de ces quatre géologues). Cela situerait donc leur rédaction entre 1838 (année où la liste a été imprimée) et 1840. Compte tenu de ces données, le candidat le plus sérieux paraît être d'Archiac : entré à la Société géologique de France en 1835, il était promu dès l'année suivante Vice-Secrétaire, poste qu'il devait occuper deux ans avant d'accéder à celui de Secrétaire pour la France, et ce pour deux nouvelles années, ce qui nous mène à la fin de 1839. D'autres raisons militent aussi en faveur de cette paternité : similitude d'écritures, tour éminemment littéraire donné à certaines formules (d'Archiac, ne l'oublions pas, avait entamé une carrière d'écrivain avant de venir à la géologie), controverse avec Melleville évoquée plus haut, etc.
Bien entendu, ce n'est là qu'une conjecture, qu'il conviendrait d'étayer de façon plus solide (ou d'infirmer). Au reste, il n'est pas exclu que plusieurs membres aient participé successivement à la rédaction de ces annotations, se livrant à une sorte de joute fratricide par liste imprimée interposée, ce qui impliquerait de toute façon que le ou les auteurs présumés soient à rechercher parmi les victimes plutôt que parmi les personnes épargnées (lesquelles ne sont que des figures de second plan).
Il est temps de conclure.
Lors de la célébration du cinquantenaire de la Société géologique de France, le 1er avril 1880, Auguste de Lapparent écrivait dans son rapport d'ensemble :
"il entrait dans les intentions formelles de nos fondateurs que la Société géologique de France fût largement ouverte, sans distinction de patrie ni d'origine, à tous ceux qui voudraient y chercher quelque appui pour leurs travaux. Non contents de créer une compagnie libre, dégagée de tout esprit de coterie, indépendante de toute doctrine d'école, ils avaient à coeur de proclamer que la géologie ne connaît pas de frontières et qu'elle a tout à gagner à une intime et constante communication entre les savants des diverses contrées".
Sans doute était-ce là effectivement l'idéal que partageaient tous les membres de la Société géologique de France. Mais - et c'est l'un des enseignements que l'on peut tirer de la lecture de ces annotations qui, sans s'inscrire totalement en faux contre ces propos de De Lapparent, du moins les corrigent sérieusement - vouloir en la circonstance tout réduire à cet idéal, n'est-ce pas en fin de compte raconter le passé tel qu'on le rêve et non tel qu'il fut ?
Les géologues, qu'ils soient des savants reconnus ou de simples amateurs, sont avant tout des hommes, avec leurs qualités, bien sûr, mais aussi avec leurs limites. Pourquoi donc faudrait-il que ceux qui ont vécu hier aient été à cet égard différents de ceux qui vivent aujourd'hui ? Ces annotations nous le rappellent opportunément : à travers les défauts qu'elles fustigent, c'est bien notre propre image qu'elles nous renvoient finalement. C'est pourquoi nous efforcer de comprendre nos aînés -notamment lorsqu'ils se sont trompés - représente beaucoup plus qu'un simple acte de justice : c'est, véritablement, un moyen de nous éclairer nous-mêmes sur nos propres comportements.