COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (Séance du 16 décembre 1981)
Le mot de «sebkha» désigne des dépressions à fond plat, généralement inondables, où les sols salés interdisent toute végétation. Souvent il s'agit de dépressions lacustres dont les eaux s'évaporent, laissant les sels qu'elles ont dissous dans le bassin versant. Parfois cependant ces sebkhas sont ou ont été en communication avec la mer C'est le cas de la Sebkha el Melah de Zarzis qui a une superficie de 150 km2 environ (Fig 1 ). Sa surface parfaitement plane se situe légèrement au-dessous du niveau de la mer. Elle occupe le fond d'une dépression encadrée de plateaux cultivés en oliviers ou laissés en steppe clairsemée. Elle est séparée de la mer par un ensemble de cordons dunaires oolithiques coupés par un chenal en partie ennoyé (le Bahar Alouane) qui témoigne de l'ancienne communication du bassin avec la mer.
La richesse de ce bassin en éléments minéraux fait que son étude a été surtout menée par des organismes de recherche appliquée.
Dans ce qui suit, je voudrais montrer la façon dont a progressé la connaissance de la Sebkha el Melah et, sur ce seul exemple, comment les idées ont évolué au cours de l'acquisition progressive des connaissances avec l'accroissement et la diversification des moyens et des techniques mis en œuvre et au gré de la personnalité et éventuellement de l'influence des hommes qui ont étudié ce bassin.
Il convient de signaler que les documents concernant la Sebkha el Melah sont pour la plupart des rapports internes et inédits. Nombre d'entre eux sont principalement consacrés aux problèmes économiques mais quelques-uns manifestent un réel essai de compréhension de la genèse du bassin. Les opinions exprimées dans certains rapports que je n'ai pu consulter seront données ici telles qu'elles ont été transcrites dans les documents auxquels j'ai eu accès et qui seuls sont cités en référence.
C'est avec la première guerre mondiale que commence l'étude scientifique le la Sebkha el Melah. Il s'agit surtout de travaux scientifiques en liaison avec la production de brome à but stratégique et de potasse utilisée comme engrais (Bourguignon, 1919 ; Bovis, 1922, 1928), tirés des saumures concentrées du bassin.
A cette époque la présence d'une importante couche de sel était reconnue ainsi que celle d'«aioun» (sing: aïn, source) légèrement artésiens, sortes de puits naturels drainant les eaux-mères de la couche de sel, dans lesquels ces saumures étaient exploitées.
C'est à Léonce Joleaud (1931) que l'on doit le premier essai de synthèse sur la Sebkha el Melah appuyée sur une connaissance régionale (Joleaud, 1918-1921).
D'après Léonce Joleaud celle-ci se fait en quatre phases :
- au Monastirien (Néotyrrhénien) un affaissement entraîne l'envahissement par la mer de cette aire déprimée et une lagune s'y établit, barrée par un cordon littoral, dans laquelle se déposent des gypses. Dans l'esprit de Joleaud ces gypses - et probablement l'ensemble de la séquence évaporitique sont donc contemporains des formations marines à Strombus bubonius caractéristiques du Monastirien ;
- au début du Quaternaire récent une nouvelle phase d'exhaussement entraîne le creusement d'un nouveau thalweg ;
- enfin, la basse vallée ainsi creusée est envahie par une lagune saumâtre à la suite d'un dernier et «tout récent affaissement du sous-sol de la contrée». Cette lagune correspond probablement à l'actuel Bahar Alouane, sorte de bras de mer qui interrompt les formations littorales tyrrhéniennes séparant la sebkha de la mer.
Il est remarquable que Joleaud ait reconstitué à peu de choses près les variations relatives du niveau marin dans la région de Zarzis mais il est assez étonnant qu'elles soient attribuées à des mouvements du sous-sol et non au glacioeustatisme pourtant communément admis à l'époque.
Ainsi l'origine marine du remplissage sédimentaire de la sebkha ne semble guère faire de doute. Cependant Joleaud estime que «d'après les recherches chimiques de Ch. Boulanger, l'eau de la Sebkha el Melah diffère tout à fait de celle des marais salants... par sa richesse relative en chlorure de potassium et de magnésium». Cette idée se fonde sur la comparaison entre une analyse d'eau d'«aïn» et une analyse d'eau de marais salant de même densité. Voici une démarche «géochimique» intéressante mais lourde de conséquences. Joleaud en conclut, en effet, que «l'eau de la sebkha n'emprunte pas sa richesse en sels divers... aux eaux de la mer voisine, avec laquelle la lagune communique par intermittence à marée haute, mais au lavage de roches du sous-sol d'une région située en amont».
La démonstration à ce stade ne peut se passer d'une confirmation: «J'ai découvert en 1917... des eaux riches en sels de potasse, à l'E. de Kirchaou, dans la Sebkha Areg el Makhsène». Celle-ci se trouve au pied de la cuesta triasique du Djebel Rehach dont la partie inférieure est constituée de grès micacés «qui renferment, sur les bords de la Sebkha Areg el Makhsène, du chlorure de sodium et du chlorure de potassium: ce niveau salifère est certainement permien».
Ainsi la Sebkha el Melah est en partie alimentée par une nappe chargée de chlorure de potassium qui sourd dans le bassin par les «aïoun». Ceux-ci se comblent rapidement par la précipitation saline «maintenant les eaux de cette nappe sous pression» et «la croûte saline ne tarde pas à crever en d'autres points» créant ainsi de nouveaux «aïoun» suivant «un processus analogue à celui qui rénove sans cesse les griffons de certaines sources thermominérales, par exemple à Hamman Meskoutine».
On peut voir ici l'extraordinaire agilité d'esprit et l'immense culture de Joleaud, tirant habituellement parti de toutes ses connaissances (il est probable que Joleaud a observé ou du moins eut écho de la naissance d'«aïoun». Il s'agit en fait d'entonnoirs correspondant à l'effondrement de cavernes de dissolution à la base de la couche de sel. L'extraction intensive des saumures en 1915-18 a pu localement drainer des eaux moins concentrées d'horizons inférieurs et créer ainsi de nouvelles cavernes de dissolution.).
Joleaud profite de l'occasion pour affirmer que «la lagune de Zarzis se présente certainement aujourd'hui avec un régime hydrologique très analogue à celui qu'offraient en Europe, au temps tertiaire, les nappes d'eaux sursaturées où prirent naissance les riches gîtes de potasse de la vallée du Rhin» qui proviennent donc au moins partiellement du lessivage de terrains permiens.
On trouve ici l'expression, chez les naturalistes, d'un besoin de théorie unitaire que nous aurons l'occasion de retrouver dans la suite.
Ainsi, les sels de la sebkha ont pour Joleaud une origine mixte, à la fois marine et continentale.
Il est bon d'attirer l'attention sur ce type de démarche scientifique extrêmement pernicieux : on part de données chiffrées d'analyses chimiques ou physiques qui sont acceptées sans aucune critique naturaliste des objets auxquels elles se rapportent: dans le cas qui nous occupe comment ne pas voir qu'il est a priori absurde de comparer deux eaux de même densité dont l'une est obtenue expérimentalement par evaporation de l'eau de mer en marais salant, c'est-à-dire pratiquement en laboratoire alors que l'autre est naturelle, c'est-à-dire chargée d'un passé inconnu (mélange de plusieurs corps d'eaux, dilution par l'eau météorique, réactions avec le sédiment, etc.).
Néanmoins ces données chiffrées permettent d'avancer une hypothèse qui a toute l'apparence de la vérité puisqu'elle se fonde sur des chiffres! - qui est par la suite défendue par toutes sortes d'arguments naturalistes même les plus fallacieux: ici par exemple la liaison entre des terrains salifères permiens dont le moins qu'on puisse dire est que jusqu'ici ils n'ont pas été retrouvés et le bassin de la sebkha, est totalement conjecturale.
Cette démarche scientifique me paraît significative d'un complexe d'infériorité des naturalistes devant les sciences exactes et expérimentales, entretenu il est vrai par la magie des chiffres, qui, devenue un véritable culte depuis l'avènement de l'ère industrielle, n'a cessé de se développer et s'épanouit aujourd'hui avec l'envahissement par les «statistiques» de tous les secteurs de l'activité humaine.
Ainsi, dans bien des cas, les données chiffrées possèdent, aux yeux des naturalistes, une valeur quasi-mystique qui semble inhiber leurs facultés d'analyse critique des objets réels qu'elles concernent. Il y a danger à perdre de vue que les chiffres sont des données brutes fournies sous une forme simple qui a tendance à faire écran entre le réel et le scientifique et à masquer ou oblitérer l'extraordinaire complexité des objets naturels. Ce danger est particulièrement redoutable dans les nouvelles branches des sciences de la Terre comme la Géochimie et la Géophysique où la déesse modélisation envoûte les esprits.
Sensiblement à la même époque une autre hypothèse est proposée par Solignac. Il pense que la Sebkha el Melah correspond à l'emplacement d'un vaste dôme de sel masqué par les formations superficielles. Cette hypothèse se fonde, semble-t-il (Milokhoff et Aubry 1950) sur plusieurs considérations :
2. Les importantes épaisseurs de sel gemme recoupées par certains puits forés dans la sebkha.
3. L'analogie qui existe entre l'allure du littoral de Zarzis à Ben Gardane et certaines formations de la bordure de la mer Caspienne (?) au voisinage des régions pétrolifères du Caucase. Je donne cette information telle qu'elle m'est parvenue sans en garantir l'authenticité.
On peut noter que l'apparition de cette hypothèse coïncide, par ailleurs, avec une étude de Roux et Solignac (1937) sur les diapirs tunisiens et leur comparaison avec des structures analogues, pétrolifères, d'Allemagne.
Un sondage à Djerba avait révélé un important indice d'hydrocarbures gazeux, or on sait que les diapirs sont générateurs de multiples structures aptes à piéger les hydrocarbures.
Toutes ces considérations incitaient à la prospection géologique et géophysique de la région. Elle fut menée par Archambault en 1938 et montra la parfaite régularité des couches infirmant l'hypothèse d'un dôme de sel (Milokhoff et Aubry, 1950), tout au moins à faible profondeur.
Il y a là un exemple très frappant du raisonnement géologique par analogie. Cette quête de similitudes entre des objets - plus ou moins analogues - fort éloignés géographiquement et/ou temporellement est une attitude classique en Géologie. Elle me semble correspondre à la fois à une certaine paresse intellectuelle, bien naturelle, mais aussi au besoin d'unification de l'esprit naturaliste. Tant qu'elle ne débouche que sur des hypothèses elle est féconde, mais si elle aboutit à la création de dogmes, elle devient néfaste.
Quoiqu'il en soit, les travaux d'Archambault mettent un terme à la période des hypothèses gratuites, celle des études précises commence.
Les Mines domaniales de potasse d'Alsace et le Gouvernement tunisien créent en 1946 la «Mission de Zarzis» (S.O.R.E.P.O.T.A.) pour une étude géologique détaillée de la Sebkha el Melah en vue d'une exploitation de la potasse.
Ces travaux ont comporté de 1947 à 1949, 320 m de sondage carotté répartis en 11 points (fig. 4A), l'analyse chimique, paléogéographique et micropaléontologjque des échantillons récoltés, l'analyse chimique de saumures obtenues dans les «aioun» ou par pompage ainsi que des essais hydrologiques et de cristallisation des saumures en bacs-pilotes sur le terrain et en laboratoire. Ces travaux ont été dirigés par plusieurs ingénieurs et certains experts y ont collaboré.
Un premier rapport général signé Isch-Wall est écrit en 1949. Il se fonde en grande partie sur les expertises de Castany.
Après une analyse succincte de la géologie régionale, la structure et la lithologie du remplissage du bassin sont abordées. Quatre «zones chimiques» y ont été reconnues par Castany :
Cependant un fait important est souligné: «Les inégalités de niveau du fond d'argiles brunes (le substratum) existaient déjà dans la sebkha et il n'est pas impossible que la zone profonde au Sud corresponde au lit d'un ancien oued creusé dans la couche rouge», c'est-à-dire que la préexistence de la dépression est établie et qu'elle est attribuée - hypothétiquement - à un creusement fluviatile. Nous verrons par la suite que cette hypothèse était pleinement justifiée.
- Une «zone de transition», caractérisée «par la permanence des apports marins mêlés à des dépôts de chlorure de sodium, de gypse et de vase».
- Une «zone chlorurée» qui «correspond à la couche de sel gemme. Les apports détritiques ont alors complètement cessé et les communications avec la mer sont devenues de plus en plus précaires. La réduction des phénomènes de ruissellement semble indiquer un climat plus sec». Cette idée a été largement confirmée par la suite.
A ce stade l'auteur tente de reconstituer la paléogéographie: la formation du cordon littoral à strombes isole progressivement «une lagune intérieure». La seule communication se fait par le chenal du Bahar Alouane et la lagune se transforme en un marais salant pouvant atteindre une profondeur de 35 m.
Ainsi dans l'esprit d'Isch-Wall la série salifère est un équivalent latéral de la formation à strombes (faune dite sénégalaise), la présence de ceux-ci confirmant la chaleur du climat.
- Une «zone gypseuse supérieure» conséquence du régime actuel. En fait l'implantation des sondages était telle qu'il y a ici confusion entre la couche de gypse inférieure qui, sur les marges du bassin, est immédiatement sous le sel et les vases salifères superficielles où le gypse abonde. Cette confusion a été de plus favorisée par l'absence de gypse inférieur dans les zones centrales du bassin.
L'isolement hydrologique de la sebkha vis-à-vis des venues d'origine profonde est affirmé.
Ce rapport constitue un pas très important dans la connaissance de la Sebkha el Melah.
Bien sûr il est entaché d'erreurs d'ordre stratigraphique comme l'attribution de l'ensemble du remplissage à la totalité du Quaternaire dont la durée semble étonnamment courte dans l'esprit d'Isch-Wall.
J'aimerais revenir sur les idées les plus remarquables émises par Isch-Wall concernant la genèse du bassin :
Ceci montre combien il est regrettable que des travaux accomplis par des organismes industriels soient conservés au secret sous prétexte qu'ils contiennent des données économiques chiffrées. Il y a ainsi une moisson considérable d'informations qui échappent aux réflexions et aux discussions scientifiques, ce qui n'est pas sans porter éventuellement préjudice, par enchaînement, aux recherches appliquées elles-mêmes.
Le dernier rapport de la «Mission de Zarzis», daté du 4 février 1950, reprend l'ensemble des travaux effectués. Une partie des conclusions du rapport Isch-Wall est reprise avec cependant quelques différences.
a) Stratigraphie régionale
Elle est précisée avec la reconnaissance des ensembles suivants :
2. Pliocène. Conglomérats.
3. Substratum. Du Miocène au Trias.
Quaternaire récent :
c) Origine du bassin
«La partie la plus affaissée de la Sebkha el Melah dessinerait un S très ouvert. On a voulu penser à l'ancien lit d'un oued ayant entaillé les formations du substratum Mio-Pliocène.»
Plus loin: «L'ensemble des onze points définis par les sondages a permis de tracer des courbes de niveau hypothétiques du toit des horizons Pliocène. Ces courbes dessinent un bassin rempli de dépôts quaternaires de 25 m de profondeur maximum.»
Plus loin encore: «A noter que l'on peut tracer également dans la partie occidentale de la sebkha, une courbe limite des dépôts de sels... Cette courbe épouse nettement la forme des courbes de niveau du toit des sédiments mio-pliocènes, apportant une confirmation à l'allure de la subsidence dans la sebkha.»
Ainsi, loin de reprendre les hypothèses d'Isch-Wall, les auteurs penchent plutôt pour le rôle de la subsidence dans la genèse du bassin.
d) Hydrologie et origine des sels
Chaque horizon est analysé pour ces caractères hydrologiques mais une affirmation étonne: en ce qui concerne le zone chlorurée : «Cette zone est principalement composée de sel gemme compact à cristaux à forme cubique nette. Il apparaît donc qu'on est en présence d'une formation inperméable ne pouvant contenir de grandes quantités de saumures.»
Dans ces conditions, d'après les auteurs, l'origine des sels potassiques des «aïoun» est à rechercher dans le lessivage par les eaux de pluies de sels potassiques contenus dans la couche de sel : «Ces eaux ont pu trouver dans l'ensemble quasi-imperméable de cette sebkha des chenaux conducteurs où la progression des eaux douces s'est opérée à l'échelle géologique.»
Voici à quel point les idées reçues (l'imperméabilité des formations salifères dans les séries géologiques) peuvent amener à dire des contrevérités: Les études récentes ont montré que la couche de sel offre une porosité variant de 35% à 43% (indice des vides) avec des perméabilités comprises entre 0,12.10-3 cm/s et 2,4.102 cm/s, ce qui est considérable.
Ici on part d'un a priori : le sel est imperméable; ce qui oblige à élaborer une théorie compliquée d'ailleurs en flagrante contradiction avec les faits, puisque l'on savait déjà que l'eau des «aïoun» était pratiquement identique à l'eau récoltée en sondage à tous les niveaux de la couche de sel.
De plus la progression d'eaux douces au sein de la masse saline à l'échelle géologique, qui évoque une longue durée, est en contradiction avec l'attribution de ce sel au Quaternaire récent, d'une durée de quelques millénaires tout au plus.
Si ce dernier rapport marque un progrès quant à l'attribution stratigraphique des unités lithologiques, il me parait en nette régression sur le précédent en ce qui concerne le genèse du bassin.
e) Conséquences lointaines
Par la suite Milokhoff, qui travaillait aussi sur le Chott el Djerid, présente une thèse d'Université (Strasbourg, 1952) sur l'étude micropaléontologique des remplissages de la Sebkha el Melah et du Chott el Djerid dont je livre ici la conclusion :
«De toute manière, l'influence marine ne saurait, à nos yeux, être mise en doute au Chott el Djerid et à la Sebkha el Melah. Elle est prouvée par la microfaune recueillie dans les sédiments des chotts. Il est vraisemblable que les saumures ou les couches de sel soient également d'origine marine. Les saumures contiennent en effet des sels de potassium et de brome. Toutefois, on ne peut exclure la possibilité d'un lessivage pour les oueds de formations salines déposées antérieurement dans les terrains secondaires et tertiaires.»
Voici encore une manifestation du besoin de théories unitaires chez les naturalistes qui, dans la comparaison entre deux objets d'apparence voisine, ne voient que les similitudes et sont aveugles aux différences les plus flagrantes.
Il est vraisemblable que Milokhoff a été influencé par l'hypothèse de la mer saharienne qui reste latente en Afrique du Nord depuis le projet de création d'une mer intérieure à l'emplacement des grands chotts et le débat acharné qui s'ensuivit et dans lequel Ferdinand de Lesseps ne fut pas le moindre des protagonistes. Il est vrai que cette idée a été reprise récemment (!)(Torki, 1971).
C'était oublier ou ne pas voir qu'en fait il existe entre la Sebkha el Melah et le Chott el Djerid, des différences essentielles :
- La structure et la nature du remplissage sont très différentes d'un bassin à l'autre.
- Il existe un seuil de 40 m d'altitude environ entre le bassin du Djerid et la mer.
- Les microfaunes rencontrées dans les deux bassins sont nettement dissemblables. Un remaniement à partir des terrains antéquaternaires est probable dans le Djerid (Coque, 1962). A la Sebkha el Melah, elles sont par ailleurs associées à une faune diversifiée, ce qui n'est pas le cas du Djerid.
- Les saumures sont différentes d'un bassin à l'autre.
Dans un cas comme celui-ci la généralisation illégitime d'un processus génétique à des objets géologiques voisins - en apparence — n'a que peu de conséquences. Mais dans bien des cas, on risque, surtout si la généralisation est proposée par un ténor renommé, de voir des énergies dépensées en pure perte et surtout des pans entiers de la recherche stérilisés pour des années.
Or le danger est extrême, car la généralité est rassurante, la particularité difficile à assumer, l'originalité souvent frappée d'ostracisme. On voit ainsi des chercheurs, même chevronnés, déformer ou omettre inconsciemment des faits qui sont en contradiction avec le dogme généralisateur qui leur a été ou qu'ils se sont imposé et qu'ils ont pour mission tacite de consolider. C'est probablement le danger le plus sournois qui menace la recherche «en équipe» tant prônée à l'heure actuelle.
Quoi qu'il en soit, les conclusions économiquement défavorables du rapport, reprises par Rastoul en 1954, mettent en sommeil les recherches sur la Sebkha el Melah. L'accession à l'indépendance de la Tunisie, le 20 mars 1956, provoque un renouveau d'intérêt pour les ressources du sous-sol dont ce pays, il faut bien le dire, est chichement pourvu, et en particulier pour la Sebkha el Melah.
En 1957-58, il est fait appel successivement à deux experts, De Chatelat puis Heginbotham (Floridia, 1971 ) lequel émet l'hypothèse d'une origine marine pour la potasse de Zarzis.
Cependant, il ne semble guère être suivi puisque la vieille hypothèse du dôme de sel de Solignac resurgit avec le retour de celui-ci en Tunisie (1961) et en 1963 l'O.N.M. décide de faire effectuer une campagne gravimétrique. Celle-ci met en évidence trois anomalies négatives au S. de la sebkha et un sondage profond est entrepris. Il touche le Crétacé supérieur à 700 m et est arrêté. L'hypothèse du dôme de sel est abandonnée. (Floridia, 1965 a, b; 1966).
En 1967 l'Office national des Mines et la Société de Mise en valeur du Sud décident d'entreprendre des recherches exhaustives. Floridia est chargé de la direction de ces travaux (Floridia, 1969) auxquels j'ai eu la chance de participer. A cette occasion une collaboration s'établit entre l'O.N.M. et le laboratoire de Géologie de l'E.N.S., l'un et l'autre bénéficiant du travail commun. La recherche scientifique «pure» a beaucoup à gagner dans la collaboration avec l'industrie: elle a accès ainsi à une masse de documents frais qu'elle n'aurait pas les moyens de se procurer autrement. Mais en contrepartie l'industrie peut bénéficier des moyens de laboratoire et des connaissances des «fondamentalistes» ainsi que de leurs longs travaux de terrain qu'elle n'a guère le temps d'entreprendre ou dont la nécessité peut ne pas lui paraître évidente.
Ils ont été considérables :
a) Les échantillons carottés ont fait l'objet d'analyses diverses: Pétrographiques, paléontologiques, minéralogiques (Rayons X), isotropes O18/016 - C13/C12, radiochronologiques, chimiques.
b) Les saumures ont fait l'objet d'analyses chimiques pour les ions principaux et dans certains cas pour la silice, le brome, le strontium.
Il n'est pas utile d'en donner ici le détail. Ceci a été fait par ailleurs. (Floridia, 1971 ; Perthuisot et al, 1972; Perthuisot, 1974, 1975). En outre il appartient à tout autre qu'à moi d'en faire la critique. Je me bornerai à énoncer les principaux résultats en les schématisant.
a) la genèse du bassin (fig. 2 et 3)
La dépression s'élabore pendant la plus grande partie du Quaternaire au gré des changements climatiques et des mouvements du niveau de la mer.
C'est au début de la période würmienne que s'effectue le creusement fluviatile du bassin. Une première transgression vers 40.000 B.P. l'envahit et un seuil s'édifie au milieu de l'actuel chenal. A ce stade, on est en présence d'une lagune fortement dessalée par les arrivées d'eaux douces. Les influences marines ne se font sentir que dans la région du chenal (Fontes et Perthuisot, 1971).
Au Würm supérieur la mer se retire et le bassin évolue en lac temporaire (ou en sebkha continentale).
Ce n'est que très récemment, vers 8000 ans B.P., que la transgression flandrienne envahit à nouveau le bassin, qui, grâce à l'émersion progressive du seuil et à l'aridification du climat, va évoluer en un bassin évaporitique.
b) Le remplissage flandrien de la Sebkha el Melah Il est différent selon que l'on s'adresse aux marges ou au centre du bassin.
c) Les saumures Elles sont pour l'essentiel d'origine marine mais qu'elles ont subi une histoire complexe. Celle-ci se traduit par un appauvrissement en sulfate, une richesse relative en calcium, et une certaine faiblesse du magnésium et du potassium, par rapport à des saumures théoriques issues de la cristallisation de l'eau de mer normale.
d) Le déroulement de la sédimentation
Lors du maximum transgressif flandrien le bassin est en communication directe avec la mer : sur les marges se déposent des sédiments organo-détritiques fossilifères tandis que dans le fond prévaut une sédimentation ralentie, organique en milieu réducteur et magnésien.
Par la suite le seuil émerge et dès lors l'alimentation en eau de mer se fait en inféroflux à travers celui-ci ; l'aridité aidant, les différents termes de la séquence saline précipitent tour à tour en commençant par l'extrémité la plus continentale du bassin. Sur les marges, le gypse se sédimente, mais en profondeur, il est réduit par les bactéries et remplacé par les carbonates magnésiens. Lorsqu'enfin les salinités sont suffisantes le sel gemme commence à précipiter et envahit progressivement le bassin, cependant qu'une partie des sels (essentiellement le gypse) véhiculés par l'inféro-flux est piégée au sein des sédiments du seuil par evaporation capillaire.
En définitive l'importance des moyens mis en œuvre a permis une connaissance très précise de la géométrie des différentes unités lithologiques du remplissage, de la stratigraphie fine de celui-ci, des divers processus sédimentologiques et géochimiques ayant abouti à l'édification de cette série salifère et aussi à une évaluation précise des ressources chimiques que contient le bassin (fig. 4).
Cette réflexion sur l'aventure scientifique de la Sebkha el Melah aura permis de révéler quelques-uns des écueils qui guette le géologue :
- La rigueur apparente des données chiffrées est trompeuse. Les données chiffrées sont en effet des résultats qui, sous une forme simple, masquent la complexité de la réalité analysée. Or celle-ci en partie déchiffrable par l'étude du contexte dans lequel l'échantillon a été prélevé. Ainsi se pose le problème de la représentabilité et de la signification de l'échantillon. En fait le problème est essentiellement celui des moyens: il est clair que, en général, la multiplication des prélèvements et des analyses fait apparaître de façon croissante la complexité de l'objet étudié et diminue l'«impact intellectuel» de chaque analyse. Lorsque les facteurs de cette complexité sont reconnus, alors seulement chaque donnée chiffrée prend sa véritable signification. A ce stade le traitement mathématique peut aider le naturaliste à percevoir de façon plus globale la structure et l'évolution de l'objet qu'il étudie. Ce besoin tout à fait essentiel de données nombreuses et diversifiées ne peut être satisfait dans nombre de cas, que par la collaboration entre les scientifiques «purs» et pauvres et les chercheurs «appliqués» plus riches.
La science géologique doit, bien sûr, s'attarder à rechercher et comprendre des phénomènes et des processus de portée générale; cependant il est nécessaire encore une fois d'insister sur l'originalité de chaque objet géologique et de sa genèse. L'oublier conduit le plus souvent à proposer parfois, en toute bonne foi et toute honnêteté, des généralisations abusives, dogmes néfastes et stériles, générateurs de stagnation, voire de régression, des connaissances scientifiques.
Ce qui est grave c'est que nombre de carrières scientifiques sont bâties sur de tels dogmes qui correspondent alors à de véritables «images de marque» que leurs promoteurs défendent avec acharnement. Ceci aboutit à la création de clans et de coteries scientifiques dont l'existence, c'est le moins qu'on puisse dire, a tendance à perturber la sérénité de la recherche géologique.
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A la suite de la communication de J.P. PERTHUISOT et de l'évocation par FEYDIESKY des processus supratidaux du Golfe persique, G. BUSSON évoque la raison principale pour laquelle l'interprétation supratidale s'est trouvée, depuis qu'elle existe (1966), privilégiée par rapport à toute interprétation subaquatique. Ces dernières, qu'il s'agisse d'évaporites actuelles du Lac Assal ou des sels subactuels de la Sebkha El Melah, ne peuvent être examinées qu'en carotte. Au contraire, les évaporites supratidales des plâtiers d'Abu Dhabi peuvent être très aisément observées, échantillonnées, photographiées, publiées, etc.. Le modèle que représentent ces dernières bénéficie donc, dans nos essais d'interprétation de l'ancien, de la force convaincante qui émane de ces images.
Par ailleurs, G. BUSSON intervient au sujet du premier rapport des MDPA sur la sebkha El Melah dont J.P. PERTHUISOT regrettait qu'il était resté inédit, étant donné la qualité et l'importance qu'aurait pu avoir ce travail dans l'évolution de nos idées. Les travaux effectués par les praticiens de la géologie appliquée en général ont une importance considérable et ils sont restés jusqu'alors le plus souvent inédits.C'est la "géologie du silence", évoquée déjà il y a plusieurs années (1967). Mais, à ce sujet, se note une évolution très bénéfique. De grandes compagnies d'exploration tendent maintenant, dans de nombreux cas, à faire publier certains de leurs travaux afin de mieux se faire connaître sur le marché international et d'améliorer ainsi leurs possibilités d'association ou d'expansion sur des places nouvelles. Cela semble être même le cas des MDPA qui ont décidé récemment d'offrir à un chercheur universitaire la possibilité de réaliser une thèse d'Etat sur leurs documents et leurs archives restées confidentiels jusqu'alors.