COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 13 mai 1992)
En feuilletant les ouvrages de quelques poètes latins mineurs, on peut relever certaines observations en rapport avec la géologie. C'est le cas dans le poème de Rutilius Namatianus "Sur son retour".
Claudius Rutilius Namatianus vivait au Vème siècle après J.-C. Né en Gaule, probablement à Toulouse, il séjourna longtemps à Rome, qu'il admirait, et dont il fut préfet vers 414, bien que païen, et résolument hostile aux juifs, aux chrétiens, et particulièrement aux moines. Fuyant la Ville ravagée par les Goths, et de retour en Gaule, il écrivit un poème, "Itinerarium de reditu suo", dont il nous reste le premier livre et une partie du second. Ce voyage aurait eu lieu en 416 ou 417. Le récit est une sorte de journal, où l'auteur rend compte des incidents du trajet, effectué par mer à cause de l'insécurité des routes, et note les curiosités rencontrées. C'est ainsi qu'il signale divers minéraux, et fait quelques observations sur des phénomènes fluviatiles et marins.
A)- Le fer (Livre I, vers 351-356), extrait dans une île, Uva (l'île d'Elbe), "célèbre par les mines des Chalybes. La terre du Norique n'a rien porté de plus riche. Le métal travaillé par le Biturige dans ses vastes fournaises n'est pas supérieur, ni la masse qui coule des blocs du sol de Sardaigne. La terre féconde, créatrice du fer, est plus utile aux peuples que le gravier jaune du Tage de Tartesse" (c'est-à-dire d'Espagne). Cette dernière remarque est assez banale, maint auteur latin (tel Pline l'Ancien) ayant à l'occasion déploré les méfaits de l'or. Notons aussi l'allusion aux mines des Bituriges, déjà évoquées par César lors du siège d'Avaricum (Guerre des Gaules, Livre VII, ch. XV), lorsqu'il rend hommage à l'habileté des défenseurs de la ville, versés dans l'art des travaux de sape à cause de l'extraction du fer.
B)- Le sel (Livre I, vers 475-490). Rutilius Namatianus observe avec curiosité des salines, "car, dit-il, c'est par ce nom que l'on désigne un marais salant, où la mer entre par des canaux creusés en pente dans les terres, et où un petit fossé alimente des bassins compartimentés. Mais lorsque Sirius (une étoile de la canicule) a approché ses feux brûlants, lorsque l'herbe se décolore, lorsque tous les champs sont altérés, alors l'eau de mer est maintenue au dehors par les barrières des écluses, de sorte que le sol surchauffé durcit les liquides immobilisés". Après cette description technique, le poète se lance dans des considérations sur le phénomène, en s'étonnant du "durcissement" de l'eau par la chaleur, qui, au contraire, fond la glace : "Les vertus coagulantes reçoivent en elles l'ardent Phébus, et une lourde croûte se forme par la chaleur estivale. Il n'en est pas autrement lorsque gèle l'Hister (le Danube inférieur) hérissé de glaçons, et qu'il porte d'énormes chariots sur son cours solidifié. Que celui qui a l'habitude d'étudier les causes naturelles fouille cette question, et qu'il s'interroge sur les effets contraires dans un même aliment : les eaux courantes enchaînées par la gelée deviennent liquides à la vue du soleil, et, au contraire, des eaux liquides sont gelées par le soleil".
Rutilius Namatianus ne tient donc compte que de la consistance de l'objet observé ; il n'a pas la notion de la nature du dépôt formé dans les salines ; il croit que c'est l'eau qui s'est solidifiée, et ne pense pas qu'il s'agit d'une substance dissoute précipitée par l'évaporation. Ce phénomène était pourtant bien connu, et déjà Démocrite (vers 410 avant J.-C.) remarquait que le soleil "exprime et évapore l'humidité (des plaines), de sorte qu'à la fin certaines sont complètement desséchées, et que dans celles où subsiste quelque résidu des eaux, celui-ci se trouve entièrement saumâtre, les éléments légers et doux ayant été perdus..." (in J. Tixeront, 1973).
C)- Le marbre (Livre II, vers 63-68). L'auteur décrit avec enthousiasme les belles "murailles d'un blanc éclatant" de Luna, en Etrurie (Pour les carriers modernes, le "Luna" est synonyme de "Carrare"). "L'origine de son nom est la soeur du Soleil, qui brille grâce à lui. La roche, par les pierres qu'elle produit, l'emporte sur les lis riants, et irradie des nuances d'un léger éclat ; c'est une terre riche en marbres, qui, sans retenue, lance un défi, par le reflet de sa couleur, aux neiges immaculées". On trouvait en effet en ce lieu des "carrières d'une pierre, soit blanche, soit veinée, d'un gris bleuâtre", dit Strabon ("Géographie", Livre V, 2, 5), fort utilisée pour les monuments, car fournissant "des dalles et des colonnes monolithiques" (id.).
A)- Les fleuves :
1)- Alluvionnement (Livre I, vers 181). Fuyant Rome en bateau sur le Tibre, Rutilius Namatianus signale que "l'on évite le bras gauche au fleuve, rendu impraticable par les sables".
2)- Phénomène de gonflement au confluent de deux rivières (Livre I, vers 565-570). Le poète observe "l'antique cité" (actuellement Pise), "entourée des doubles cours de l'Arno et de l'Ausur. Les fleuves, en se rencontrant, forment un relief pyramidal : dans la partie antérieure, large, pénètre une petite pointe de terre. Mais l'Arno conserve son propre nom dans le tourbillon d'eau commun, et, bien entendu, va seul jusqu'à la mer".
Ce phénomène de gonflement lors du choc de deux courants à leur confluent avait aussi été signalé par Strabon "Géographie", Livre V, 2, 5) : "En se réunissant en un seul lit, (l'Arno et l'Ausur) se soulèvent l'un l'autre par leur collision, à tel point que ceux qui se tiennent debout sur les deux rives ne peuvent même pas se voir entre eux".
B)- La mer (Livre I, vers 639-644) :
Rutilius Namatianus observe le transport de sables, prémices de l'alluvionnement, et l'assaut du rivage par une mer démontée : "Nous vîmes la mer jaunir, par ses sables soulevés, et les campagnes recouvertes par les tourbillons qu'elle vomissait". Et il compare cette invasion aux marées, en se lançant dans des explications curieuses de ce phénomène : "Tel l'Océan se répand au milieu des champs, lorsqu'il accable de son flux errant les labours qu'il devra quitter, soit que, refluant d'un autre monde, il se heurte au nôtre, soit qu'il nourrisse de ses eaux les astres étincelants". Ces deux explications (la mer serait poussée par le vent vers nos côtes, ou bien elle serait aspirée par les astres pour les alimenter) n'étaient pas les seules hypothèses en cours. Une autre théorie, que Rutilius Namatianus oublie de signaler, était en faveur à Rome depuis fort longtemps : le rôle de l'action lunaire. Ainsi, Pline ("Histoire Naturelle", Livre II, ch. XCIX, 1, 2 et 4) montre que la cause du phénomène "se trouve dans le soleil et dans la lune. Entre deux levers de la lune, les flots montent deux fois, et se retirent deux fois, toujours toutes les 24 heures... Lorsqu'elle monte dans le ciel, ils se gonflent ; ... lorsqu'elle s'abaisse, ils descendent". Il remarque même que la marée ne se produit pas tous les jours à la même heure, mais dépend de la position de la lune à son lever ; elle est aussi plus ou moins forte selon les phases de cet astre. Sénèque ("De la Providence", ch. I, 3) utilise cet exemple pour montrer l'ordonnance de l'univers et l'enchaînement des phénomènes par des relations de cause à effet : "Si l'on a observé les mêmes rivages qui découvrent lorsque l'Océan se retire, et sont recouverts en peu de temps, croira-t-on que c'est par quelque révolution aveugle que les eaux tantôt se contractent et se replient, tantôt se dilatent et regagnent leur place en un grand élan : alors qu'elles croissent dans l'intervalle par degrés, et sont soumises à des conditions d'heure et de jour, plus élevées et plus basses, selon l'attraction de l'astre lunaire, au gré duquel se produisent les marées de l'Océan ?"
On mesure ici la différence entre les "naturalistes" qui cherchent aux phénomènes des explications logiques, et le poète, par ailleurs bon observateur, qui adopte les théories les plus romanesques, ou s'étonne naïvement des résultats contraires de l'action du soleil sur les marais salants et les fleuves gelés. Il est vrai que, prudemment, il abandonne aux connaisseurs le soin de "fouiller la question" !
A)-L'ouvrage de Rutilius Namatianus s'interrompt malheureusement au vers 68 du Livre II, sur la description du marbre de Carrare, alors que le Livre I comporte 644 vers. Nous sommes donc privés, entre autres, du récit se rapportant à l'itinéraire gaulois. Selon Monsieur Préchac, auteur de l'introduction de l'édition des Belles-Lettres, les deux manuscrits du "De reditu suo" datent du XVIème siècle, l'un étant actuellement à Vienne, et l'autre à Rome ; ce sont des copies dérivées d'un manuscrit découvert à Bobbio en 1493, sans doute en écriture lombarde, et datant du VIIIème ou IXème siècle.
B)- Le paganisme de Rutilius se manifeste par ses regrets sur la "retraite honteuse", "dans la saleté", d'un ami retiré, probablement comme moine, dans l'île de Gorgon (Urgo) qu'il aperçoit en mer après avoir quitté la villa d'Albinus, d'où il a observé des salines ; il compare cette "secte" aux charmes de Circé, qui métamorphosait seulement les corps, non les âmes (Livre I, vers 516-526).
Rutilius ne devait pas être simplement indifférent en matière de religion : un de ses amis, Protadius, Gaulois né à Trêves, soutenait activement le parti païen ; il était lié avec son chef, Symmaque, qui fut pontife, et célèbre par ses démêlés avec Saint Ambroise, évêque de Milan, qui obtint contre lui l'enlèvement de la statue de la Victoire de la Salle du Sénat. La mère d'un autre ami de Rutilius, Rufius, était prêtresse d'Isis, et son père était un allié de Symmaque dans la défense du paganisme.
C)- Sur les mines de fer des Bituriges : Attestées par Strabon ("Géographie", IV) et César ("Guerre des Gaules", VII), elles ont continué à être exploitées en partie jusqu'au siècle dernier ; les paysans s'adonnaient l'hiver à la récolte par trous et galeries et au tamisage des grains ferrugineux de la "mine froide" (argile associée à de la silice) du sidérolithique éocène (1). Les Bituriges exploitaient, dans l'actuelle commune, de la Chapelle-Saint-Ursin (Cher), ce minerai tout proche (3 à 4 km d'Avaricum), ainsi que les nodules riches en fer du Barrémien (45,8 %) de la forêt d'Allogny (région de Saint-Eloi-de-Gy, à 10-12 km), où l'on a trouvé, dans d'énormes ferriers (environ 300 000 m3 sur une superficie de 2 300 ha), des pièces de monnaie aux effigies de Néron, de Domitien et d'Hadrien, ce qui indique la poursuite par les Gallo-Romains des travaux de leurs ancêtres celtes(2). D'autres gisements étaient peut-être également exploités dans le Sancerrois ["mine chaude" (argile associée à du calcaire) du Crétacé inférieur], où l'on trouve vers Subligny (Cher) du minerai géodique du Barrémien (3). On suppose d'ailleurs que les Bituriges expédiaient du minerai vers d'autres régions de la Gaule.
D)- Les salines dont parle Rutilius avec émerveillement sont observées par lui de la villa de son ami Albinus, où il fait escale, à l'embouchure du fleuve Cecinna (Cecina), dans la région de Volaterra (Volterra), en Etrurie ; ces salines, dit Monsieur Préchac, n'existent plus, mais ont été exploitées jusqu'au milieu du VIIIème siècle.
E)- Le phénomène de gonflement des eaux au confluent de deux rivières, au point (ce qui semble exagéré) de ne pas voir un observateur d'une rive à l'autre, est certainement passager, et lié à une période de crue ; le voyage de Rutilius a lieu en Novembre, puisque, dit l'auteur, "Phébus avait déjà allongé les heures nocturnes en entrant dans le ciel plus pâle des pinces du Scorpion" (Livre I, vers 183-184) ; c'est donc l'époque des pluies et des inondations. Notons d'ailleurs qu'actuellement il n'y a plus de confluent entre l'Arno et l'Aussur ; cette dernière rivière (aujourd'hui le Serchio) se jette directement dans la mer, son cours ayant été dévié parce que ses alluvions encombraient le port de Pise.
Rutilius Namatianus (Claudius). Sur son retour (Paris, Les Belles-Lettres, 1933).
Tixeront J. (1973). Sur un ancien texte hydrologique attribué à Démocrite (Tunis, Livre jubilaire M. Solignac, Annales des Mines et de la Géologie, n° 26, pp. 621-631).
Vapereau G. Dictionnaire universel des littératures (Paris, Hachette, 1876).
(2) Kerleroux J. Anciennes exploitations du fer dans le Berry (in : Techniques et Civilisations, vol. V, n°2, pp.68-76,1956)
(3) Hortu (Chanoine) P. Précis de Géologie appliqué au Beny (Bourges, Renaud, 1896)