COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 9 juin 2004)
Résumé.
En écrivant son Commentatio physica æ que ac historica de Glossopetris Luneburgensibus [Traité physique ainsi qu'historique sur les glossopètres de Lunebourg] (1687), le but essentiel de Johannes Reiskius était de réfuter les idées de Fabio Colonna et de Nicolas Sténon qui avaient démontré la nature organique des glossopètres. Adepte de la doctrine aristotélicienne, Johannes Reiskius était convaincu que les glossopètres se forment dans les roches. Il opposa donc à leurs conceptions des arguments tirés de la philosophie scolastique. Sa fidélité aux idées généralement admises par les érudits de son temps l'empêchait en effet de tenir compte de la révolution scientifique en cours, à laquelle il tenta de s'opposer.
Abstract.
When he wrote his Commentatio physica æ que ac historica de Glossopetris Luneburgensibus (1687), Johannes Reiskius' will was to disprove Fabio Colonna and Nicholas Steno's demonstrations of the organic origin of glossopetrae. Being an adept of aristotelism, Johannes Reiskius was convinced that glossopetrae were produced in rocks. For this reason, he opposed to their conceptions arguments issued from the scholastic philosophy. His belief in ideas generally accepted at that time by scholars prevented him to accept the scientific revolution which was then in progress, and against which he was trying to struggle. |
Mots-clés : glossopètres - aristotélisme - scolastique - réfutation - Sténon - Colonna - Allemagne.
Key-words : glossopetrae - aristotelism - scholasticism - refutation - Colonna - Steno - Germany.
En 1687, Johannes Reskius se mit en devoir de répliquer, dans un opuscule intitulé Commentatio physica æ que ac historica de Glossopetris Luneburgensibus [Traité physique ainsi qu'historique sur les glossopètres de Lunebourg][1], à Fabio Colonna (1616) et Nicolas Sténon (1667) qui avaient affirmé l'origine organique des fossiles et plus particulièrement celle des glossopètres. En effet, dans sa Dissection de la tête du Chien de mer [Canis carchariae Dissectum caput], publiée vingt ans plus tôt, Sténon avait formulé une série de conjectures dans lesquelles il avait prudemment jeté les bases d'un système destiné à révéler la véritable nature des glossopètres.
Né le 25 mai 1641 à Gera (Hesse), Johannes Reiskius étudia à Iéna où il obtint le titre de maître ès arts. Il fut ensuite successivement recteur des Gymnasiums de Weimar, Lunebourg – une ville réputée pour ses glossopètres – et Wolfenbüttel, célèbre pour sa remarquable bibliothèque.
Connu pour son érudition, il est l'auteur d'une série d'ouvrages et de plusieurs dissertations d'histoire naturelle, dont le Traité physique ainsi qu'historique sur les glossopètres de Lunebourg (1687).
Johannes Reiskius est décédé à Wolfenbüttel le 20 février 1701.
L'auteur, revendique, dans la dédicace de son mémoire, le titre de « glossopétrographe » et explique son intérêt pour les glossopètres de Lunebourg par son « goût des choses physiques », c'est-à-dire pour les objets naturels.
Avant toute chose, il convient de préciser que Johannes Reiskius était un adepte de la philosophie aristotélicienne. Comme on va le constater, il adhérait ainsi sans réserve à la notion de causalité héritée d'Aristote, que l'on résume parfois fort schématiquement en évoquant les quatre causes d'une statue de Diane : la cause substantielle désignant le matériau dans lequel elle est sculptée, la cause efficiente correspondant à l'agent responsable, en l'occurrence le sculpteur, la cause formelle qui se rapporte à sa configuration, et la cause finale qui concerne sa destination ultime.
Après avoir opposé deux catégories : le corps animé qui « a participé à la vie » et a « cessé de vivre », tel un cadavre, et le corps inanimé qui, « par sa nature, parce qu'il est privé de vie, ne vit pas et ne peut jamais vivre », Johannes Reiskius n'hésite pas à demander : « Qui doutera que l'on doive d'abord les rapporter au genre inanimé des corps ? » [Ch. II, §. 1, p. 5]. Et, après une citation d'Aristote, la conclusion tombe d'emblée, définitive : « que la glossopètre doive être rapportée au genre des corps terrestres, c'est-à-dire fossiles, quiconque a touché du bout des lèvres à la physique le reconnaîtra facilement avec moi. En outre, puisque tous les fossiles, que l'on appelle aussi minéraux, ont une nature pierreuse ou métallique, ou intermédiaire entre les pierres et les métaux, il avouera avec moi qu'il faut mettre les glossopètres au nombre des pierres » [Ch. II, §. 2, p. 5-6].
Au chapitre suivant, l'auteur décrit les couches d'où sont extraites les glossopètres de Lunebourg car il cherche à définir « la matière d'une glossopètre ». Il s'agit, précise-t-il, de la terre « saline ou alumineuse » d'une briqueterie dans laquelle les terrassiers creusent des galeries. Pendant leur travail, « il arrive parfois qu'ils trouvent [...] des coquillages, des huîtres, une licorne ou de l'ivoire, et en outre du bois fossile, des cônes, des pierres de tonnerre[2], des troques et des glossopètres » [Ch. III, §. 1, p. 8].
Johannes Reiskius s'emploie ensuite à contester une certaine opinion selon laquelle les glossopètres seraient engendrées dans des terres alumineuses. En effet, remarque-t-il, « quant aux mines d'alun, où sont engendrées les glossopètres près de Lunebourg, selon Boëce, Ambrosini et Worm[3], maintenant tout le territoire de Lunebourg les ignore et il ne connaît pas la façon de fabriquer de l'alun, ni les terres d'où Agricola rapporte que l'on fabrique de l'alun » [Ch. III, §. 2, p. 10], comme l'en a convaincu la lecture de documents relatifs à l'histoire de Lunebourg.
Une autre opinion, assez répandue à l'époque, était que des terres salines pourraient être la « cause matérielle des pierres », comme l'admettait Athanasius Kircher dans le Mundus subterraneus (1665). Or, précisément, Johannes Reiskius nous apprend qu'aux environs de Lunebourg doit se trouver une terre saline car il existe, « du côté de l'est[4] » des « sources salines proches d'une montagne calcaire » [Ch. III, §. 5, p. 12]. En revanche, notre auteur, sans se montrer partisan des idées d'« Agricola ou Fallope [sic] auxquels il a plu qu'il y ait un suc lapidescent dans la matière commune des pierres », concède finalement que « ce suc provenant de la terre [...] n'est pas du tout autre » [Ch. III, §. 5, p. 13].
Au chapitre IV, Johannes Reiskius s'intéresse à la « cause efficiente » des glossopètres, c'est-à-dire au « principe actif à partir duquel la matière se transforme en la nature pierreuse d'une glossopètre » [Ch. IV, §. 1, p. 15]. Précisant sa pensée, l'auteur ajoute qu'il pourrait s'agir soit de Dieu, considéré comme « l'unique auteur des pierres », soit « des astres célestes, et surtout des planètes ; le soleil, n'est-ce pas, et les autres étoiles, qui agitent et ordonnent la terre par leur vertu[5] » [Ibid., p. 16]. Après avoir rappelé qu'Aristote « a établi dans le chaud et le froid, deux qualités actives, la cause efficiente de tous les corps » [Ch. IV, §. 2, p. 16], il rapporte l'opinion d'Avicenne qui « a attribué comme cause des pierres une certaine force minérale analogue à la vertu plastique qui se trouve dans les semences des êtres vivants » [Ch. IV, §. 3, p. 17], et poursuit avec Gassendi, pour qui la cause efficiente des pierres est « une force lapidifiante », puis avec Kircher qui mentionne une « vertu lapidifiante ou un certain souffle lapidifiant, architectonique autant que plastique, dont dépendraient toutes les pierres comme cause efficiente » [Ibid.].
L'auteur livre alors sa conception personnelle : « deux causes efficientes se réunissent dans une seule génération de glossopètres, l'une éloignée et l'autre toute proche. La cause efficiente éloignée est la chaleur et le froid ; mais la plus proche est un principe glossopétrifiant, qu'on l'appelle pouvoir, ou force, ou vertu glossopétrifiante, ou souffle pétrifiant, avec Kircher et d'autres plus récents parmi les chimistes » [Ch. IV, §. 4, p. 18]. Et il n'hésite pas à établir un rapprochement avec la force séminale dont témoignent « les semences confiées à la terre » qui, « préparées convenablement avec la chaleur du soleil et le froid de l'air, [...] produisent une force séminale ». Ce qui le conduit à demander : « pourquoi douterais-je que la terre contienne, dans ses entrailles, des particules aptes à engendrer une substance pierreuse, et en elles une certaine puissance active, suffisante pour cette génération ? » [Ch. IV, §. 5, p. 19].
En revanche, il ne partage pas l'opinion d'Agricola car « il s'en faudrait de beaucoup que je considère un suc lapidescent, qu'Agricola a admis, comme la cause efficiente des pierres » [Ibid.]. Toutefois, la raison de ce refus est sémantique car, remarque l'auteur, matière et cause ne peuvent être confondues. En effet, objecte-t-il, « on appelle suc lapidescent celui qui est une pierre, non celui qui fait une pierre. La matière et la cause efficiente d'une chose ne peuvent jamais être une seule et même chose » [Ibid.].
Au chapitre V, l'auteur, qui aborde la question des « formes substantielles des glossopètres », affirme qu'il ne partage pas l'opinion de ceux « qui revendiquent, pour les glossopètres, comme pour toutes les pierres, des âmes substantielles, et une vie propre unie à celles-ci, et réclament encore des actions vitales, la génération, l'accroissement, la nutrition, avec même un suc terrestre, comme perpétuel aliment » [Ch. V, §. 3, p. 23] car, souligne-t-il à propos des glossopètres de Lunebourg qu'il a eu loisir d'examiner, il n'y a « remarqué aucun acte de vie, aucune preuve d'âme, aucun indice de nutrition » [Ch. V, §. 4, p. 23]. Cela ne l'empêche cependant pas d'accepter l'opinion, très largement répandue à l'époque, selon laquelle les glossopètres ressembleraient à une langue dont « la partie émoussée, rugueuse et plus épaisse sera la base, celle-ci [est] un peu rude et sombre ; la partie pointue, lisse et cornée, sera comme l'avant de la langue, brillant d'une enveloppe polie, et parfois dentelée sur le bord, agréable modèle de quelque artiste souterrain dans le territoire de Lunebourg » [Ch. V, §. 6, p. 25]. Toutefois, Johannes Reiskius reconnaît avec Bartolomeo Ambrosini, l'éditeur du Musaeum metallicum d'Ulysse Aldrovandi, que les glossopètres diffèrent entre elles par leur couleur mais aussi « par la forme et la grandeur ; ainsi les unes sont crénelées et dentelées, d'autres lisses sur tout leur contour, petites, moyennes, plus grandes » [Ch. V, §. 6, p. 26]. D'autres pourraient même avoir des formes qu'il qualifie de « bizarres ».
Au chapitre VI, Johannes Reiskius s'intéresse à la « cause finale » des glossopètres qu'il qualifie de double : « l'une, la fin dernière, par égard à Dieu, et l'autre, intermédiaire, par égard aux hommes », laquelle est « établie en général dans la médecine » [Ch. VI, §. 1, p. 29]. Dans ce chapitre, l'auteur évoque en effet les usages médicinaux des glossopètres, auquel on attribuait généralement un pouvoir contre les maléfices et les poisons, ce dont il est manifestement loin d'être convaincu, notamment dans le cas des glossopètres de Lunebourg [Ch. VI, §. 4, p. 33].
Après s'être penché au chapitre VII sur la « vraie connaissance des glossopètres de Lunebourg », ce qui lui donne l'occasion de faire à nouveau part de son intime conviction selon laquelle « cela répugne à la nature, au sens, et à toute expérience : croire que les glossopètres sont des dents de roussette ou de lamie transformées en pierre » [Ch. VII, §. 4, p. 38-39], l'auteur tente ensuite de prouver, au chapitre suivant, que « la glossopètre de Pline est tout à fait différente de la nôtre » [Ch. VIII, §. 1, p. 45].
C'est enfin au chapitre X que Johannes Reiskius aborde ce qui constitue à nos yeux le vif du sujet : sa tentative de réfutation des idées de Sténon et de Fabio Colonna. A propos du premier, l'auteur se réfère à la Dissection de la tête du chien de mer (1667), texte dans lequel Sténon enseigne, « par les conjectures préliminaires, que les glossopètres et tous les corps ressemblant à des parties d'animaux doivent être aussi considérés comme des parties d'animaux » [Ch. X, §. 1, p. 57]. Il reconnaît d'ailleurs avoir été assez « ébranlé par l'autorité de cet homme ». Il prend également acte de l'opinion du père Andrea Cesalpino qui, dans son De Metallis (1596)[6], soutient que des pierres figurées « ayant tout à fait la même configuration que des êtres vivants, ont existé en tant qu'êtres vivants, mais se sont ensuite durcis en une substance pierreuse, soit spontanément, soit par l'effet de quelque suc lapidescent » [Ch. X, §. 2, p. 57].
Ayant pris connaissance de la Dissertation sur les glossopètres de Fabio Colonna (1616)[7], il a pu constater que ce dernier a cherché à démontrer que les « glossopètres ne sont pas en pierre, comme certains l'affirment, mais que ce sont des dents osseuses de Roussette, de Lamie, ou Chiens de mer, et êtres semblables, recouvertes autrefois d'une terre légère et limoneuse par les flots de la mer » [Ch. X, §. 2, p. 58]. Après avoir rappelé que Colonna « insiste sur la combustion et dit que, si on les approche du feu, les glossopètres partent d'abord en charbon, avant de partir en chaux et en cendre » [Ch. X, §. 3, p. 59], Johannes Reiskius dit avoir tenté une expérience similaire sur les glossopètres de Lunebourg. Or, « les glossopètres de Lunebourg que j'ai mises sur des braises ne laissent aucun charbon, mais des cendres pures ou une belle chaux » [Ibid.]. Il reconnaît néanmoins que « la partie antérieure des glossopètres de Lunebourg et la face lisse de la langue cèdent facilement au feu, comme ayant en elles plus d'une certaine substance saline ou fluide. Cependant, la partie postérieure ou base résiste plus fortement, et est enfin aussi réduite en chaux et en cendres » [Ibid.].
Fabio Colonna soutenait donc que les os trouvés enfouis dans la terre sont « des parties d'animaux », ce qui conduit Johannes Reiskius à demander « pourquoi [...] ne les reconnaît-il pas comme étant en pierre, mais pense-t-il qu'ils sont transformés en pierre ?[8] Pourquoi substitue-t-il la transformation à la génération ? » [Ch. X, §. 4, p. 60]. Il reproche ensuite à Colonna de nier « qu'il y ait dans le tuf une force végétative » permettant « qu'une forme soit appliquée par le tuf aux dents, c'est-à-dire aux glossopètres » et, également, l'existence de « toute fin pour laquelle les dents naîtraient » [Ch. X, §. 5, p. 62] dans le tuf car « la nature n'a rien fait, et ne fait rien en vain ». Or ce que désire Johannes Reiskius est que l'on reconnaisse l'existence d'« une force et une vertu glossopétrifiante dans le tuf et le sable terrestre. Si elle a été accordée, on reconnaîtra facilement aussi un principe glossopétroïde [qui] donnera la forme substantielle désirée par Fabio » [Ibid.].
Johannes Reiskius critique également l'hypothèse de Colonna selon laquelle « autrefois la mer se trouvait au-dessus des montagnes », d'où il s'ensuit que « les dents de poissons, comme il les appelle, c'est-à-dire les glossopètres, ont été implantées dans les montagnes et les terres » [Ch. X, §. 6, p. 63]. Or il refuse manifestement d'admettre que « des dents soient tombées des poissons, et ensevelies dans la terre, ou enfermées dans les cavernes de pierre et cachées là aujourd'hui » [Ch. X, §. 6, p. 64]. En effet, il lui paraît « tout à fait absurde que tant de millions de dents, qui ont été déterrées, et peuvent être déterrées dans des lieux variés, aient été laissées par des poissons de mer morts. Puisque celles-ci semblent plus nombreuses qu'elles n'auraient pu, depuis l'origine du monde, tomber des mâchoires de tous les poissons de mer » [Ch. X, §. 7, p. 64]. Et il n'est nullement ébranlé par l'argument de Fabio Colonna selon lequel « il y a dans la mer d'innombrables poissons, et que dans chacun naissent deux cents dents à la fois » [Ch. X, §. 7, p. 65]. Rien, dans les arguments de Fabio Colonna, n'a donc pu convaincre Johannes Reiskius qui tente au contraire de persuader ainsi le lecteur : « N'est-il pas plus facile et convenant mieux à la raison naturelle que tant de glossopètres soient procréées par la nature elle-même dans les lieux souterrains d'où on les déterre ? Pourquoi dirions-nous qu'elles proviennent de la mer et d'animaux, elles que la terre elle-même a enfantées dans ses entrailles ? » [Ch. X, §. 8, p. 65]. Et comme, pour faire bonne mesure, l'auteur croit pouvoir ajouter que « la Nature, en procréant les choses, ou bien conserve l'ordre ordinaire, ou aussi bien s'en écarte, comme si elle se livrait à quelque jeu » [Ch. X, §. 8, p. 66].
C'est au chapitre XI que l'auteur entreprend enfin la réfutation du Canis Carchariae Dissectum Caput [Dissection de la tête du chien de mer] de Nicolas Sténon (1667)[9]. Il est loin d'accorder à l'argumentation de celui-ci l'importance qu'on lui reconnaît aujourd'hui, d'autant plus que Sténon avait choisi d'exposer ses idées sous forme de conjectures, ce qui fait dire à Johannes Reiskius, qui se montre un peu méprisant, bien qu'ayant reconnu précédemment avoir été impressionné par sa renommée (vide supra) : « il n'est rien que nous craignions d'un homme hésitant [...] ou affaibli par des conjectures, comme il les appelle, ou hypothèses annoncées » [Ch. XI, §. 1, p. 67].
Il est vrai que dans ce mémoire, Sténon paraît relativement timoré, contrairement à l'impression qui se dégage de la lecture de son célèbre Prodrome (1669), ce qui encourage Johannes Reiskius à accompagner chacune des conjectures de Sténon d'un commentaire défavorable :
1° « La terre d'où sont extraits des corps semblables à des parties d'animaux, ne semble pas produire ces corps aujourd'hui » (Sténon).
Or, persifle Reikius : « Un seul homme sauf Sténon, a-t-il pu explorer toutes les terres sableuses, mêlées de tuf, et rocheuses ? Ni conclure ainsi, à partir de celles qu'il a lui-même explorées, pour toutes les autres » [Ch. XI, §. 1, p. 67].
2° « La terre ne semble pas avoir été compacte lorsque ces corps ont été produits » (Sténon).
Prenant le contre-pied de Sténon, Johannes Reiskius réplique : « qui ignore que, même dans les lieux compacts, sont créées des choses non seulement difformes, mais uniformes, ou semblables à elles-mêmes » [Ch. XI, §. 1, p. 68].
3° « Il n'est peut-être pas contradictoire de croire que cette même terre ait été autrefois couverte par les eaux » (Sténon).
Mais, objecte Johannes Reiskius, « quelque conclusion que l'on tire de là, elle brisera difficilement notre opinion sur les glossopètres » [Ch. XI, §. 2, p. 68].
4° « Il semble aussi que rien ne s'oppose à ce que l'on croie que la même terre ait été autrefois mêlée d'eau » (Sténon).
Malgré la confiance qu'aurait pu inspirer une telle conjecture, Johannes Reiskius croit néanmoins pouvoir reprocher à Sténon d'avoir « admis que soient engendrés de toutes les terres les mêmes fossiles, et partout les mêmes pierres dotées d'une forme ». Car, ajoute-t-il : « cela est incompatible avec l'expérience » [Ch. XI, §. 2, p. 69].
5° « Rien ne peut s'opposer à ce que nous considérions la même terre comme un dépôt de l'eau amassé peu à peu ». (Sténon)
Le reproche de Johannes Reiskius tient cette fois à ce que Sténon aurait « réuni ainsi des choses vues, sans doute, à partir d'indices fort douteux, et de strates (comme il dit), de couleurs variées, qui composent une à une la terre, en s'étendant les unes sur les autres » [Ch. XI, §. 3, p. 69].
6° « Rien ne s'oppose à ce que les corps semblables à des parties d'animaux que l'on extrait de la terre, soient considérés comme des parties d'animaux » (Sténon).
Ce à quoi Johannes Reiskius réplique que « Sténon s'efforce d'ajouter à cette argumentation conjecturale le poids tiré de la forme, selon lequel les glossopètres sont une réplique exacte de parties d'animaux : de la similitude de conformation, il induit la similitude d'origine » [Ch. XI, §. 3, p. 70]. Et il fait habilement appel à un autre type d'argument emprunté aux mineurs qui ont observé que, parfois, dans les filons métalliques, on « trouve la ressemblance et la forme d'arbres, d'animaux, ou de certaines parties d'êtres animaux », ce qui le conduit à demander perfidement : « Est-ce que naît d'arbres et d'animaux ce que la terre a engendré dans ses entrailles les plus cachées ? » [Ch. XI, §. 3, p. 70]. Enfin, pour faire bonne mesure, Johannes Reiskius se réfère à Athanasius Kircher qui, dans le Mundus subterraneus (1665)[10] a énuméré des exemples de formes curieuses observées dans la nature, et notamment dans les minéraux et les roches.
Mais il est encore un argument détestable que le luthérien Johannes Reiskius, s'autorise à brandir contre Sténon lorsqu'il a le mauvais goût de dispenser ce dernier de répondre à l'un de ses arguments sous prétexte qu'il est « devenu d'anatomiste, autrefois luthérien, évêque des papistes, et sans aucun doute appliqué aux questions sacrées » [Ch. XI, 6. 4, p. 71].
Un peu plus loin, manifestement sans vérifier ses sources, il croit, à tort, s'être découvert un nouvel allié contre Sténon car « les Actes d'Angleterre, ainsi que, d'après ceux-ci, la très florissante Société des Curieux à travers l'Allemagne, dans ses recueils, portent témoignage que des conférences publiques furent organisées par Hooke contre Sténon à partir d'une hypothèse différente sur les glossopètres. Certes, je ne me rappelle pas qu'elles aient paru ; cependant je conjecture qu'elles sont conformes à mes opinions et à un avis plus vrai » [Ch. XI, §. 5, pp. 71-72][11].
Plus authentique paraît être la référence à Bartolomeo Ambrosini, l'éditeur du Musaeum metallicum posthume d'Ulysse Aldrovandi (1648), dont Johannes Reiskius partage l'opinion : « Certains ont nié que les glossopètres soient d'une nature pierreuse, mais ont voulu qu'elles soient des dents de poissons armés et de poissons de mer, qui sont restées dans les terres après l'inondation universelle, comme les coquilles d'huîtres et d'écrevisses dans les montagnes. Il faut absolument rejeter cette opinion, étant donné que les glossopètres sont des pierres particulières et ont leurs propres minéraux[12] » [Ch. XI, §. 5, p. 72].
Le mémoire de Johannes Reiskius s'achève par un dernier chapitre qui n'apporte rien au débat.
L'opuscule que Johannes Reiskius a consacré aux glossopètres de Lunebourg constitue une remarquable illustration d'un cas de rejet de révolution scientifique. L'auteur y apparaît comme un défenseur inconditionnel de l'aristotélisme, même s'il se montre relativement ouvert aux différents types d'explications, parfois très éloignées des thèses d'Aristote, avancées à l'époque pour expliquer la formation des fossiles. Ainsi évoque-t-il successivement, selon Avicenne l'intervention d'une « vertu plastique », avec Kircher, l'action d'un « souffle lapidifiant », mais finalement opte, en bon disciple d'Aristote, pour l'action combinée du chaud et du froid, à laquelle il croit bon d'ajouter celle d'une « vertu glossopétrifiante » inspirée par Kircher. S'il mentionne au passage, non sans avoir préalablement établi un parallèle avec la « force séminale » des semences, le pouvoir de « particules aptes à engendrer une substance pierreuse », il se montre au contraire radicalement opposé à la notion de « suc lapidifiant » proposée par Agricola et reprise par Cesalpino. Il rejette en effet l'hypothèse d'une origine organique de fossiles et se montre totalement sourd aux arguments de Fabio Colonna et de Nicolas Sténon. En conséquence, Johannes Reiskius ne peut que se cramponner à une opinion qu'il répétera à l'envi tout au long de son mémoire car il est convaincu, envers et contre tout, qu'« il faut mettre les glossopètres au nombre des pierres » [Ch. II, §. 2, p. 6], ce qu'il répétera ensuite sous une forme plus précise : « toutes les glossopètres se forment à partir des rochers ou des terres » [Ch. IX, §. 1, p. 50], avant d'affirmer sa conviction « que la terre elle-même [les] a enfantées dans ses entrailles » [Ch. X, §. 8, p. 65] et enfin en renchérissant encore : « les glossopètres de Malte poussent dans les rochers eux-mêmes, comme en une sorte de pépinière » [Ch. XII, §. 2, p. 74]. Et pourtant, Paolo Boccone (1633-1704), le célèbre naturaliste sicilien, auteur des Recherches et Observations naturelles, dont la première édition fut publiée à Paris en 1672, soit seulement trois ans après la parution du Prodrome de la Dissertation de Sténon, estimait déjà, à propos de ce qu'il appelait les « langues Carcharies », que « tous les Sçavans conviennent à present, que ce sont des parties d'Animaux alterées, & petrifiées[13] ». Johannes Reiskius fut donc l'un des derniers à rejeter énergiquement l'origine organique des fossiles.
Telle n'était cependant pas l'opinion de Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), comme en témoignent deux lettres qu'il écrivit pendant l'été 1691. La première était adressée à Christian Franz Paullini, à qui Johannes Reiskius avait dédié son mémoire. Il y affirme : « Je me suis livré soigneusement, il y a quelque temps, à une enquête sur les Glossopètres. Et pour autant que je puis tirer des conclusions de leur vue et de la réflexion, j'adhère plutôt au sentiment de Colonna et Sténon qu'à celui de notre fort savant Reiskius[14] ». Dans la seconde, destinée à l'académicien français Melchisédech Thévenot, il se montre plus catégorique : « Je suis entierement du sentiment de M. Stenonis, du peintre Scille et d'autres qui tiennent les coquilages [sic] des montagnes et les glossopetres de Malte et autres pour des depouilles des animaux marins[15] ». On retrouvera la même opinion exprimée dans le §. XXXI de l'édition posthume de la Protogée (1749), dans lequel l'auteur cherche à prouver que « Les glossopètres sont des dents de requins ». Leibniz, après y avoir précisé que : « Les glossopètres de Lunebourg ne diffèrent en rien de celles de Malte, si ce n'est que les nôtres sont habituellement plus petites, et se trouvent dans la terre et non dans la pierre comme les autres », souligne : « On ne doute presque plus aujourd'hui que ce ne soient des dents de lamies », ou chiens de mer. Il explique alors qu'en effet, on a « depuis longtemps reconnu que les dents de lamies ne sont pas implantées aussi solidement dans la bouche[16], mais qu'elles ne sont retenues que par des membranes : aussi, détachées et rejetées au loin par la violence des eaux, elles se sont facilement séparées de leurs mâchoires ».
1) J. Reiskius. Commentatio physica æ que ac historica de Glossopetris Luneburgensibus . Ex Officina Johannes Ziegeri, Norimbergæ, 1687, 84 p., 2 pl.
2) Les « pierres de tonnerre » ou « céraunies » étaient censées être tombées du ciel pendant les orages. Il s'agissait généralement d'outils préhistoriques dont la véritable nature n'avait pas encore été élucidée.
3) Anselme Boëce de Boodt (1550-1632), médecin et naturaliste flamand, est l'auteur de Gemmarum et lapidum Historia... (1609), plusieurs fois réédité ; Bartolomeo Ambrosini (1588-1657), médecin et professeur de botanique à Bologne, a édité les œuvres posthumes d'Ulysse Aldrovandi (1648) ; Olaus Worm (1588-1654), professeur de médecine à Copenhague avait constitué un important cabinet d'histoire naturelle qu'il décrivit dans un ouvrage intitulé Museum Wormianum (1655).
4) Au Moyen-Age et à la Renaissance, la prospérité de la ville de Lunebourg provenait de l'exploitation d'un gisement de sel.
5) Un peu plus loin, Johannes Reiskius précise qu'il s'agit là de notions qui ont été acceptées par « quelques Platoniciens, et les Péripatéticiens avec Aristote » [Ch. IV, §. 5, p. 19], mais qui sont désormais proscrites.
7) Fabij Columnae Lyncei De Glossopetris Dissertatio. In : Fabij Columnae Lyncei De Purpura, aliisq. Testaceis rarioribus, p. 31-39, 1 pl. Apud Jacobum Mascardum, Romae.
8) Reiskius déforme ici la pensée de Fabio Colonna car des glossopètres transformées en pierre n'auraient évidemment produit ni charbon, ni cendre par calcination.
9) Elementorum Myologiae specimen seu musculi descriptio geometrica cui accedunt Canis Carchariæ dissectum caput. Ex Typographia sub signo Stellæ, Florentiae, 78 p.
10) Mundus subterraneus, in XII libros digestus. Apud Joannem Janssonium & Elizeum Weyerstratten, Amstelodami.
11) L'auteur fait ici imprudemment référence au célèbre Discourse of Earthquakes, lu par Robert Hooke (1635-1703) à partir du 17 juin 1667 devant la Royal Society, et dans lequel il argumenta en faveur de l'origine organique des cornes d'Ammon, des oursins, des coquilles, des bélemnites, des glossopètres, etc., trouvés fossilisés dans des roches. Ces Discours ne parurent qu'en 1705 dans The Posthumous Works of Robert Hooke publiés à Londres par Richard Waller.
12) Musaeum metallicum in libros IIII distributum Bartholomeus Ambrosini [...] composuit. Typ. J.B. Ferronii, Bononiae (Cf. p. 601].
13) Recherches et Observations naturelles de Monsieur Boccone Gentilhomme sicilien. Chez Jean Jansson à Waesberge, Amsterdam, 1674, 328 p. (Cf. p. 297).