COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (Séance du 9 juin 1982)
En 1798, Dolomieu écrit : "on a déjà dit souvent que mille faits concordants ne servaient qu'à rendre vraisemblables certaines hypothèses et qu'un seul fait discordant ou contradictoire suffisait pour les renverser" (1). L'auteur avait proposé seize ans plus tôt une première formulation de cette remarque méthodologique. Qu'on retrouve, en 1812, sous la plume du géologue italien Breislak ("une seule découverte peut renverser l'hypothèse la mieux établie" (2)).
Or, cette idée que la science procède par réfutation plutôt que par vérification des théories est, comme on sait, soutenue depuis près de cinquante ans par le logicien autrichien K.R. Popper (né en 1902). Celui-ci va même plus loin, puisqu'il estime que les énoncés scientifiques se distinguent des énoncés métaphysiques en ce qu'ils sont réfutables. "Les lois naturelles mettent l'accent sur la non-existence de certaines choses ou de certains états de choses : elles les excluent. Et c'est précisément pour cela qu'elles sont réfutables" (3). (Ce que le physicien Schuster exprimait, déjà avant Popper, sous la forme : "une hypothèse ne vaut que quand on peut montrer qu'elle est fausse" (4)).
Le but de ce papier est de chercher, au XVIIIè et au début du XIXè siècle des formulations de ces deux concepts de réfutation et de réfutabilité des théories chez les géologues.
J'ai trouvé un prédécesseur à Dolomieu puisqu'un texte du suédois Browallius publié en 1765 dit que "quand bien même cent expériences prouveroient pour [une] hypothèse, une seule qui la contrediroit les rendroit toutes de nulle valeur" (5). La formule apparaît donc à plusieurs reprises dans la seconde moitié du XVIIIè siècle (et au début du suivant). D'autant qu'on peut supposer qu'on la trouve ailleurs que chez les géologues (un spécialiste de l'époque compléterait utilement notre information). Deux explications me semblent possibles.
Dans les années 1740, en effet, le philosophe écossais se heurte au problème de la logique de l'induction qu'il résout ainsi : "Il n'existe pas de moyen terme permettant de passer de la proposition j'ai trouvé que tel objet a toujours été accompagné d'un tel effet à cette autre je prévois que d'autres objets qui en apparence sont semblables s'accompagneront d'effets semblables" (6) . La multiplication des observations ne conduit pas à une vérité démontrée, alors que l'observation d'un seul fait contraire infirme n'importe quel énoncé universel. C'est ce que la logique formelle connaissait depuis longtemps sous le nom de modus tollens. Mais on espérait, cependant que l'induction obéissait à une logique (à découvrir), sans doute moins rigoureuse que la logique déductive, mais tout de même assez certaine. Hume affirme avec force qu'il n'en est rien.
Ne restent alors que deux possibilités :
- refuser l'induction, et faire du modus tollens, seul raisonnement rigoureux, le fondement de la démarche scientifique. C'est la réponse de Popper qui voit en la réfutation le moyen du progrès scientifique. Et propose de traduire "la discussion critique d'une théorie en ce qui concerne la manière dont elle résout ses problèmes ; son degré de testabilité, la sévérité des tests qu'elle a subis et la manière dont elle a résisté par son "degré de corroboration""(7). En substituant la corroboration à la vérification Popper ne change pas seulement un mot, il renverse la perspective méthodologique qui n'est plus de confirmer (même de façon probabilitaire) ses théories mais de les voir résister à la réfutation.
On peut supposer que Browallius et Dolomieu, longtemps avant Popper, avaient vu cette conséquence simple des thèses humiennes. Les dates nous invitent à prendre cette explication au sérieux. Il en existe pourtant une seconde, pas nécessairement incompatible d'ailleurs.
Dolomieu est un adversaire résolu des systèmes (8), comme son contemporain H.-B. de Saussure. Et c'est un fait que leur époque encourage le scepticisme à l'égard des systèmes que la multiplication des observations met à rude épreuve (9). On est à une période charnière entre les derniers systèmes et les premières théories, ces deux termes étant pris dans le sens que leur donne Claude Bernard quand il écrit :
"Avec les théories, il n'y a pas de révolution scientifique. Avec les doctrines et les systèmes, il y a des révolutions parce que des faits d'opposition se rassemblent, grandissent en nombre et finissent par ruiner les systèmes précédents, qu'ils remplacent par un autre système, jusqu'à ce qu'un autre vienne les remplacer" (10). Et s'il n'y a pas révolution c'est que la théorie est perfectible, qu'elle appelle "les faits contradictoires pour savoir si elle résistera ou si elle succombera". Autrement dit, la théorie se soumet à réfutation, pas le système.
En appliquant ce schéma à la géologie, on s'aperçoit que le "réseau pentagonal" d'Elie de Beaumont a le statut d'une théorie, non d'un système. Bien qu'il soit faux, et qu'il soit présenté sous forme dogmatique par un personnage cherchant peu les "faits contradictoires", le modèle du réseau fonctionne comme une hypothèse : sa réfutation ne ruine pas le reste de l'édifice conceptuel mis en place par Elie de Beaumont. Et d'ailleurs, il est parfaitement réfutable dans sa forme : en affirmant que la direction de chaque soulèvement correspond à une époque déterminée, Elie de Beaumont fait une prédiction vérifiable (ou réfutable).
Les systèmes, au contraire, qui précèdent ne sont pas réfutables. Ou plutôt, je dirais qu'ils n'envisagent que les faits positifs, ceux qui les soutiennent et qu'ils veulent ignorer ceux qui les contredisent. La méthodologie de l'époque ne se préoccupe pas des faits contradictoires (que chaque système tient pour accidentels). Tout système a pour ambition de "peser" plus lourd que le concurrent, en quelque sorte en expliquant plus de faits que lui.
Ce caractère se voit particulièrement dans le cas des esprits non systématiques, qui refusent les doctrines... en les composant, à la façon d'un patchwork. C'est ce que fait Buffon dans sa Théorie de la terre, par exemple, où il puise chez différents contemporains pour expliquer plus de faits. C'est ce que fait au XVIè siècle Agricola quand il prétend que les montagnes se forment par érosion différentielle, ou amoncellement de sable ou par les vents, les exhalaisons ou par les tremblements de terre ou les feux volcaniques (11). Liste impressionnante à laquelle son contemporain Faventies ajoute le gonflement de la terre humidifiée, la puissance élévatrice de l'air enfermé dans la terre, l'âme des montagnes, les étoiles ou le travail de l'homme (12).
Ces auteurs éclectiques évitent donc toute réfutation en faisant la synthèse (par juxtaposition) de tous les systèmes. Leur attitude est très différente de celle des sceptiques, comme Dolomieu ou Saussure, qui au contraire rejettent toutes les doctrines. Il y a entre les uns et les autres un important changement méthodologique qui précède de peu la fondation de la géologie.
Mais on peut aller plus loin, et montrer qu'au cours de ce changement certains esprits sont près de formuler le concept de réfutabilité (et non simplement de mettre la réfutation en avant). Ainsi, commentant le travail d'Elie de Beaumont sur les soulèvements de montagnes, Ami Boué note finement : plus il y aura de soulèvements et "moins l'on pourra surprendre d'erreurs dans l'application de la théorie, parce qu'on aura plus de moyens de se disculper, en alléguant des entrecroisements de soulèvements" (13). Plus la théorie se complique et moins elle est réfutable. Elie de Beaumont partage sans doute cette sorte de déontologie, car son hypothèse du réseau pentagonal a pour objet, précisément, de mettre de l'ordre dans les soulèvements, de façon à exclure plus d'énoncés singuliers, pour parler comme les poppériens.
L'exemple du mouvement relatif des rivages montre d'ailleurs cette préoccupation de formuler des énoncés refutables. Quand Browallius contestait la doctrine de l'abaissement du niveau des mers, son énoncé était à peu près irréfutable. En effet, dire que les variations du rivage proviennent du mouvement des terres, sans préciser plus, laisse place à toutes les observations possibles. A supposer que ces mouvements soient indépendants d'une région à l'autre, on ne peut prédire aucune observation. Au contraire les partisans de la baisse des eaux (Celsius, Linné) prenaient de grands risques car ils prédisaient un soulèvement égal des rivages en tout point du globe, excluant toute autre observation.
Or, quand Bravais démontre définitivement que c'est le continent Scandinave qui s'élève (et non l'océan qui se retire), il adopte une hypothèse aussi réfutable que celle de Linné puisqu'il postule que l'ensemble de la Scandinavie se bombe lentement. Les rivages anciens doivent avoir une forme arquée. La prédiction est donc à peu près aussi précise que celle des adversaires qui voyaient un tracé horizontal aux anciens niveaux de la mer.
Cependant, Browallius ne formule pas l'hypothèse de mouvements désordonnés du sol, et Bravais ne semble pas partir d'une hypothèse mais d'observations qui lui montrent des anciens rivages dessinant un arc. Le chercheur se reconnaît mal dans les idées de Sir Karl car sa démarche lui paraît plus intuitive, plus proche de l'empirisme que ne le prétend le logicien. La "logique de la découverte" est en réalité une logique de la reconstruction a posteriori de la science. C'est après coup que nous pouvons voir que Browallius admet implicitement une hypothèse non réfutable, parce que Bravais, par ses précisions, a éclairé les insuffisances de son prédécesseur.
Malgré tout, il semble que la distinction poppérienne entre énoncés réfutables et non réfutables trace une ligne de démarcation, sinon entre science et métaphysique (ce que je ne me sens pas capable de dire), du moins entre théorie et système, c'est à dire (si on admet que les seconds précèdent les premières) entre une période scientifique et une époque préscientifique. Elle marque donc, du point de vue méthodologique, ce que les bachelardiens nomment rupture (ou coupure) épistémologique, et qu'ils placent à la naissance de chaque discipline scientifique.
(2) Breislak S., Introduction à la géologie ou à l'histoire naturelle de la terre-Paris, 1812, p.II.
(3) Cité par Duclaux J., Chimie de la matière vivante - Paris, 1910.
(4) Popper K.R., La logique de la découverte scientifique, trad. française -Paris : Payot, 1973, p.67. Je remplace "falsifiable" par réfutable. Cf. sur ce point Popper, La connaissance objective, trad. C. Bastyns, Bruxelles : éd. Complexe, 1978 (note de la traductrice, p.6). Renée Bouveresse, cependant, maintient "falsifiable". Cf. Bouveresse R., Karl Popper - Paris : Vrin, 1981, p.9.
(5) Browallius, "Examen historique et physique de la prétendue diminution de l'eau" in Dulac A., Mélanges d'histoire naturelle, Paris, 1765, t. IV (94-184), p.121.
(6) Hume D., Enquête sur l'entendement humain, trad. franc. - Paris : Aubier, 1947 (1° éd. anglaise : 1748).
(7) Popper, Connaissance..., p. 28. Egalement Logique... p.256-87.
(8) Gohau G., Dolomieu et les idées de son temps sur la formation des montagnes. Histoire et nature (à paraître).
(9) Cf. sur ce point Ellenberger F. et Gohau G., A l'aurore de la stratigraphie paléontologique : J.A.De Luc, son influence sur Cuvier. Revue Histoire des Sciences, XXXIV (1981), pp.217-157.
(10) Bernard C., Principes de médecine expérimentale - Paris : P.U.F., 1947 (ouvrage posthume), p.116.
(11) D'après Adams F.D., The birth and development of the geological sciences New-York : Dover, 1954 (2°ed), pp.342-43.
(12) Ibid., pp.347-48.
(13) Boué A., Note sur les idées de M. de Beaumont, relativement au soulèvement successif des diverses chaînes du globe. Journal de Géologie,III(1831), p.357.
(14) Elie de Beaumont L., Rapport sur un mémoire de M. Bravais relatif aux lignes d'ancien niveau de la mer dans le Finmark. Comptes rendus Acad.Sci., XV (1842), pp. 807-849.