COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 12 Juin 1996) Réunion commune COFRIGÉO/SGF
Le célébrissime gisement de poissons fossiles du Monte Bolca est situé à environ vingt-cinq kilomètres au nord-est de Vérone et à une altitude d'environ 600 mètres. Son âge est approximativement celui de la limite Eocène inférieur-Eocène moyen, soit environ 46 Ma. D'après les plus récents travaux près de 200 genres de poissons y ont été recensés. Ils attirèrent très tôt l'attention des collectionneurs et des érudits car quelques poissons fossiles du Monte Bolca figuraient déjà dans les cabinets d'Ulysse Aldrovandi (1522-1605) et de Francesco Calzolari (1522-1609).
Né à Nîmes le 25 novembre 1703, Jean-François Séguier étudia d'abord au collège de jésuites de cette ville avant de fréquenter la faculté de droit de Montpellier, ville où il se passionna avant tout pour la botanique. Après l'obtention de ses diplômes, il revint à Nîmes où son père était magistrat. Il a 29 ans lorsqu'un célèbre érudit de Vérone, Scipione Maffei (1675-1755) visite Nîmes en octobre 1732. Ils visitent ensemble le Languedoc pour en étudier les antiquités latines. Maffei lui propose alors de l'accompagner dans son voyage à travers l'Europe qui, finalement, allait durer plus de quatre ans. A la fin de 1736, Séguier s'établit à Vérone où Maffei lui suggère de devenir à la fois son secrétaire et son collaborateur Pendant les dix-neuf ans qu'il passa à Vérone, Séguier prépara une description détaillée de la flore des environs de Vérone (1745, 1754). Par ailleurs, comme Maffei était à cette époque le propriétaire de la carrière de poissons fossiles du Monte Bolca, Séguier s'intéressa également à ceux-ci. Plus tard, en 1755, après la mort de Maffei, Séguier décida de retourner s'établir à Nîmes où il étudia principalement les antiquités locales (il déchiffra notamment l'inscription que portait autrefois le fronton de la célèbre Maison Carrée) et prépara le manuscrit d'un traité d'épigraphie latine resté inédit. Il mourut à Nîmes le 1er septembre 1784.
La bibliothèque municipale de Nîmes possède un manuscrit autographe inachevé de Jean-François Séguler intitulé Pétrifications du Veronois (MS 90). Il est constitué de trois chapitres complets et des ébauches de sept autres. Quoique la majeure partie de ce manuscrit corresponde à un long (55 pages) historique des travaux consacrés aux pétrifications depuis l'Antiquité grecque jusqu'à l'an 1750, le chapitre le plus significatif est celui consacré aux poissons pétrifiés que l'on peut récolter au Monte Bolca. Certains éléments permettent de considérer que ce manuscrit fut probablement écrit autour de 1750, bien que Séguier ait précisé en 1759 qu'il s'en préoccupait encore lorsqu'il fut contraint de repasser en France en 1755, une information qui est confirmée par le fait qu'il dessina en mai 1755 un panorama du Monte Bolca. Séguier prépara en outre une série de 73 planches illustrant les pétrifications les plus caractéristiques du Véronais et plus particulièrement les poissons du Monte Bolca. Elles sont également conservées à la bibliothèque municipale de Nîmes (MS 256).
L'intérêt théorique principal des poissons pétrifiés du Monte Bolca est lié à trois points principaux soulignés par Séguier : ils sont "renfermés dans des pierres aussi dures que le marbre à une grande distance de la mer et à une élévation considérable au-dessus de son niveau". Probablement influencé en cela par Maffei (1732), Séguier insistait sur le fait que les poissons de ce gisement sont tous marins et ajoutait qu'"Il n'y en a point d'eau douce". Il précisait en outre qu'ils sont "quelquefois de mers fort éloignées du lieu où ils sont" et admettait que certaines espèces "sont totalement inconnues".
Séguier utilise le témoignage des poissons pétrifiés pour évaluer les théories proposées au cours des décennies précédentes pour expliquer "le phénomène d'arrivée des poissons sur les montagnes" et, d'une manière plus générale, l'histoire primitive de la terre.
- Un éloignement et un abaissement progressifs de la mer. - Cette interprétation fut proposée par Antonio Vallisn[i]eri (1661-1730) dans son livre De' corpi marini, che su' monti si trovano... (1721). Vallisnieri imaginait que la distribution des terres et des mers se modifie continuellement, comme c'est le cas dans le delta du Pô sous l'action de modifications continuelles des courants. Il était en revanche réticent pour admettre un véritable abaissement du niveau marin qui soulevait des problèmes insurmontables pour expliquer les variations supposées du volume des mers. Séguier objectait à cette hypothèse que les poissons pétrifiés trouvés au Monte Bolca ne sont pas ceux qui vivent dans des eaux turbides mais au contraire "ceux qui vivent en grande eau et que l'on appelle Pisces pelagii".
- Des semences véhiculées par les eaux souterraines. - Séguier qualifiait d'"étrange" cette hypothèse formulée à l'origine par Edward Lhwyd (1660-1709) et développée par Karl Nikolaus Lang (1670-1741) dans son Tractatus de Origine lapidum figuratorum Helvetiae (1709). D'après ces auteurs, les poissons pétrifiés se développeraient à partir d'oeufs de poissons transportés par les eaux souterraines. Pour expliquer le fait qu'on trouve parfois ces pétrifications sur les montagnes à une altitude assez importante, il supposait que les oeufs de poissons étaient entraînés par la vapeur produite par la chaleur terrestre. Ces oeufs auraient ensuite éclos et donné naissance aux poissons pétrifiés.
- Des soulèvements produits par des volcans. - Séguier n'était pas non plus satisfait par l'interprétation selon laquelle on trouve actuellement les poissons pétrifiés en altitude parce que les couches qui les renferment ont été soulevées par une activité volcanique. D'après lui, cette explication, proposée par Anton Lazzaro Moro (1687-1764) dans son De' Crostacei e degli altri marini corpi che si truovano su' monti (1740), ne s'accorde pas avec les observations que l'on pouvait faire à Bolca où il ne distinguait aucune trace d'activité volcanique.
- Des Jeux de la Nature. - Séguier rejetait explicitement l'ancienne hypothèse selon laquelle les pétrifications résultent d'une force plastique et peuvent être interprétées comme les résultats d'une activité ludique de la Nature (lusus naturae). D'après lui un examen minutieux des éléments osseux des poissons pétrifiés suffit à prouver que ce ne sont pas de simples imitations de parties d'êtres vivants.