TRAVAUX DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.VI (1992)

Michel ANGEL
Propriétés accidentelles des pierres : couleur, dureté, fissilité, porosité et densité selon Albert le Grand

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 13 mai 1992)

Introduction.

Pour ce qui est de la vie et de l'oeuvre de Saint Albert le Grand, nous renvoyons à l'introduction de notre précédent exposé du 31 mai 1989, nous limitant à en résumer l'essentiel. Né en 1206, à Lauingen, petite ville de Souabe sur les bords du Danube, Albert part en 1222 faire ses études à Bologne. Très vite il entre dans l'ordre des Frères Prêcheurs (Dominicains), fait son noviciat à Cologne et prêche dans diverses villes d'Allemagne avant d'être nommé professeur de théologie à Paris où il séjourne de 1241 à 1248. Fondateur de l'école de théologie de Cologne, il est promu Provincial d'Allemagne en 1254 puis évêque de Ratisbonne en 1260. Il démissionne très vite de cette dernière fonction et, après avoir été chargé de prêcher la croisade dans toute l'Allemagne, reprend ses fonctions d'enseignement jusqu'à sa mort qui survient à Cologne en 1280.

Considéré comme l'un des plus grands cerveaux de son temps, il a laissé une oeuvre considérable, principalement théologique, mais également philosophico-scientifique, et a en particulier repris toute l'oeuvre d'Aristote et de l'Ecole péripatéticienne. Parmi ses traités de sciences naturelles se trouve le De mineralibus dont nous espérons pouvoir publier prochainement la première traduction en français, et dont nous évoquons à nouveau aujourd'hui quelques aspects.

Pour mieux cerner dans quel esprit Albert a cru devoir reprendre l'oeuvre d'Aristote, nous ne pouvons mieux faire que de citer un court extrait de la Lettre Décrétale par laquelle le Pape Pie XI a prononcé sa canonisation en 1931 :

«... Il faut surtout mentionner qu'Albert recueillit, avec le soin le plus laborieux, toutes les fleurs de l'antique sagesse, qu'il médita profondément sur tout ce que, par sa puissance innée, la raison humaine avait découvert de vérité, et qu'il s'employa, souvent avec bonheur, à illustrer la foi et à la défendre contre les attaques diverses. Ces discours, il les puisa surtout, et très opportunément, dans les oeuvres d'Aristote qui commençaient alors à se répandre davantage en Europe. Ayant rejeté les fausses interprétations de l'Aristotélisme, non seulement il écarte le péril qui menaçait la foi catholique mais, arrachant en quelque sorte le trait de la philosophie antique, il le retourne vigoureusement pour la défense de la vérité révélée...»

Devant la redécouverte de l'oeuvre d'Aristote. dont le sérieux et la logique impressionnent le monde chrétien du XIIIème siècle, il y avait en effet deux attitudes possibles : le rejet et l'interdiction, ce fut en particulier la position prise en 1210 par l'université de Paris, ou au contraire l'absorption, l'assimilation, l'utilisation après explication, interprétation et commentaire, ce fut l'oeuvre d'Albert, suivie par celle de son disciple Thomas d'Aquin, et encouragée par la hiérarchie dominicaine avec la bénédiction du Saint-Siège.

Rappel des propriétés générales des pierres :

Il n'est peut-être pas inutile de rappeler les quelques citations essentielles qui illustraient ce que nous avons dit la fois précédente sur la façon dont Albert comprend la constitution de la matière et les causes de la génération des pierres.

Propriétés accidentelles des pierres :

Objet de notre présent exposé, ces propriétés sont définies et décrites dans la deuxième partie du livre I du De mineralibus. Ce sont celles qui, sans remettre en cause la nature même d'une pierre en tant que pierre, caractérisent son espèce, sa variété, permettant ainsi de décrire ce qui la différencie d'une autre espèce ou d'une autre variété. Dans l'ensemble pierre, chaque propriété accidentelle détermine un sous-ensemble, celui des pierres vertes, celui des pierres transparentes, celui des pierres tendres, etc. et chaque espèce ou variété se trouve à l'intersection de plusieurs de ces sous-ensembles. Nous allons examiner successivement chacune de ces propriétés particulières en suivant l'ordre des chapitres qu'Albert le Grand leur consacre.

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1. Qualité du mélange et du brassage.

Cette qualité est responsable de la texture, c'est-à-dire du grain, de la finesse ou de la rugosité, de la pierre. Elle est principalement fonction de la plus ou moins grande humidité du mélange. Albert précise que cette «humidité fait fluer les particules les unes contre les autres ; ce qui est fin et humide se mélange bien car il a la faculté de pénétrer toute fraction et toute fraction de fraction». Déjà Alexandre d'Aphodisias (3ème siècle avant J.C.), cité par Averroès, pensait que la rugosité avait pour cause une certaine absence d'humidité superficielle.

Néanmoins la qualité du brassage dépend aussi de la nature du milieu, c'est-à-dire de la roche encaissante qui peut être poreuse ou compacte. C'est ainsi qu'un mélange sec peut donner, selon la porosité plus ou moins grande du milieu, un sable ou un grès. Ce que nous appelons aujourd'hui une roche cristalline provient manifestement d'un mélange visqueux dans un environnement poreux ; en effet : «la matière se réduit en petits cailloux de diverses tailles, très durs et de couleurs différentes selon la différence de leur matière».

La qualité du brassage est également responsable de l'aspect de la cassure : un bon brassage donne une cassure plane et produit une poussière fine. Il faut noter que l'humidité peut être introduite sous forme liquide (corporalis) ou sous forme gazeuse (spiritualis). Cette dernière favorise la qualité du brassage. Cette qualité a une importance primordiale aux yeux d'Albert, il en parle longuement et illustre son propos en décrivant les précautions prises lors de la fabrication de ces pierres artificielles que sont les briques. Le briquetier, en effet, commence par choisir sa terre. Il ne prend pas n'importe laquelle et préfère cette sorte d'argile que l'on appelle glaise. Pour lui donner de la consistance, il y ajoute du crottin de cheval, puis pétrit le tout soigneusement avec de l'eau. Il procède ensuite à un premier séchage, lent, à la chaleur du soleil, et termine par une cuisson au feu.

Albert rappelle d'autre part que le séchage peut être dû à deux facteurs : soit la chaleur qui évapore l'humidité en excès, comme dans le cas précédent, soit le froid qui solidifie l'eau contenue, comme dans le cas des pierres précieuses que sont le cristal et le béryl.

2. Couleur.

Plusieurs difficultés de compréhension et de traduction interviennent dans ce chapitre du fait de la pauvreté et de l'imprécision du vocabulaire disponible pour définir les couleurs. L'arc-en-ciel, pour Albert, ne comporte que trois couleurs fondamentales : rouge, vert et bleu. Le jaune est considéré comme un intermédiaire entre le rouge et le vert. Les causes des différentes colorations peuvent être définies de la façon suivante :

La transparence, dépend de la somme des transparences des particules composantes. A l'opposé, le noir est dû à la prédominance des particules opaques dont l'opacité est la conséquence d'une terrosité brûlée généralement alliée à une grande dureté et donnant des pierres plus faciles à polir qu'à casser.

Le blanc est provoqué par un grand nombre de particules transparentes dispersées dans autre chose. Le verre pilé est donné en exemple : transparent dans sa masse, le verre, une fois cassé, donne une poussière dont l'aspect blanc est dû «à une réflexion de la lumière à la surface des zones polies».Notons que, dans les Météores, Albert explique de la même façon la couleur blanche de la neige par la dispersion dans l'air de fines particules de glace.

Le rouge des grenats ou des rubis est dû à une lumière blanche vue à travers une épaisse fumée noire. Pour obtenir du bleu, il suffit de remplacer cette fumée par une légère vapeur humide ; alors que le vert résulte d'une terrosité brûlée mêlée à une transparence aqueuse. On arrive ainsi à des descriptions de couleurs qui peuvent devenir parfois imagées et poétiques. Nous en citerons deux exemples.

L'iris (variété irisée de quartz) a une couleur faite avec une «eau presqu'à l'état de rosée qui se solidifie en partie à partir de vapeur et en partie à partir d'une rosée en train de se dissiper

La hyacinte d'eau (variété de saphir d'un bleu très clair... pouvant parfois être rose pâle) a une couleur «faite à partir de la transparence limpide de l'eau que recouvre une fumée vaporeuse et chaude, comme celle que l'on trouve dans un nuage du ciel au moment de l'aurore

Notons également qu'il y a, selon Albert, trois façons d'aller du blanc au noir :

Lors de notre précédent exposé, nous avons déjà signalé qu'Albert n'emploie jamais le mot saxum pour désigner les roches, et n'utilise qu'un seul terme lapis, aussi bien pour les roches que pour les pierres. Voulant consacrer un chapitre spécial à la couleur des roches, il a recours à une longue périphrase pour parler des «pierres non transparentes, non limitées en dimension et non précieuses.» Il distingue dans celles-ci quatre familles :

Dans chacune de ces quatre familles, il est possible de trouver des variétés noires, grises (glaucus), verdâtres (vireus aliquantum) et blanches, mais Albert affirme qu'excepté pour les marbres il n'existe pas de roches rouges en grandes masses. Cette affirmation paraît surprenante et il nous faut donc supposer que le terme rouge (rubeus en latin) n'était pas, à l'époque, applicable à la couleur de ce que nous appelons aujourd'hui les "grès rouges", dont les affleurements immenses étaient nécessairement connus. N'étant de la couleur ni du sang ni du coquelicot, ceux-ci devaient probablement être considérés bruns ou fauves et non rouges. En revanche, Albert signale que certains marbres contiennent des paillettes scintillantes, comme métalliques, dues à la présence d'un peu de matière transparente. Il s'agit là d'une allusion évidente au mica de certaines roches cristallines.

3. Dureté.

Dans un ordre de dureté décroissant, Albert répertorie quatre sortes de pierres ou de roches :

La dureté est liée à la sécheresse, que la cause efficiente de celle-ci soit, comme nous l'avons vu, la chaleur (roches dures) ou le froid (pierres précieuses). Interviennent néanmoins aussi à ce sujet, à titre de cause matérielle, la nature et la qualité du mélange qui facilitent plus ou moins le départ de l'eau. Les marbres proviennent incontestablement de mélanges parfaits et bien cuits, alors que dans les tufs une humidité, trop grande et mal répartie, empêche une bonne cuisson et provoque leur effritement en cendres terreuses.

A propos des pierres précieuses, Albert note que le diamant est le plus dur d'entre elles mais, très curieusement, précise qu'il ne peut pas cependant rayer un acier très dur. Il faut en conclure que le vrai diamant n'était pas parfaitement identifié à l'époque, et que le mot adamas servait sans doute à désigner divers minéraux transparents, brillants et durs, en particulier le corindon et surtout le zircon, moins dur mais plus brillant que le corindon.

4. Fissilité.

Nous utilisons ce terme pour traduire dolabilitas. En effet, si le verbe doler existe encore en français pour amincir l'épaisseur d'un cuir, si la doloire est l'outil servant à cette opération, le terme dolabilité n'existe pas, et il nous a paru que ce chapitre concernait la faculté de se fendre que possèdent certaines pierres, et la distinction entre celles qui sont fissiles et celles qui ne le sont pas. Les pierres trop dures se cassent et ne se fendent pas.

Si une pierre donne une cassure très irrégulière, c'est que ses pores ne sont pas alignés. Albert prend l'exemple du bois qui se fend plus ou moins bien du fait de la position des noeuds, dus à des variations de circulation de la sève : dans le cas des pierres, il s'agit de variations dans la qualité du mélange. La compression et la cuisson tendent à resserrer et à tordre les pores. C'est pourquoi les pierres les plus dures et les plus sèches sont cassantes et non fissiles, tandis que celles qui n'ont pas subi de traitement excessif se fendent avec une cassure plane. En revanche, pour les pierres qui ne se fendent pas et dont la cassure est très irrégulière les tailleurs de pierres sont contraints de chercher, par une multitude d'opérations, à obtenir des surfaces pleines d'aspérités mais paraissant grossièrement planes en moyenne.

5. Porosité et compacité.

La porosité est due à un mauvais mélange de l'humidité. Ce phénomène est semblable à celui qui provoque la formation de trous dans une terre cuite dont la pâte a été mal malaxée avant la cuisson. Au contraire, un bon brassage produit une pierre compacte. La compacité est encore plus parfaite si l'humidité a été introduite sous forme de vapeur, car tout ce qui est aéré est naturellement plus fin.

6. Densité.

La densité n'est pas définie sous la forme mathématique d'un rapport de la masse au volume, mais sa notion semble acquise de façon implicite. Albert rappelle avoir expliqué ailleurs que, plongée dans l'eau, une pierre de faible poids tombe au fond, alors qu'un grand tronc de bois très lourd flotte à la surface. Il rappelle également l'exemple de la pierre ponce qui flotte sur l'eau tandis qu'une fois broyée sa poussière tombe au fond.

7. Pouvoirs spéciaux.

Les pouvoirs particuliers, propres à chaque espèce ou variété de pierres précieuses, sont aussi des propriétés accidentelles, obligatoires et spécifiques, qui distinguent ces espèces ou variétés les unes des autres. Leur diversité est telle qu'Albert consacre tout son livre II à la description des pierres précieuses et de leurs pouvoirs particuliers qu'il justifie et détaille avec beaucoup de soins. Il y a en effet des pierres, comme la magnétite, qui attirent le fer, d'autres qui, tel l'ambre, frottées au préalable, attirent les brins de paille, mais il en est d'autres également qui guérissent les abcès, neutralisent le poison, font tomber de son lit la femme adultère, ou détectent la virginité des filles. Cet aspect de la minéralogie constitue donc un vaste sujet, qui pourrait justifier à lui seul un nouvel exposé que nous serions heureux de faire un jour si l'occasion nous en était offerte.