COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (Séance du 28 novembre 1984)
Ecrire l'histoire du périglaciaire demanderait des mois de recherches. Ne disposant pas de ce temps, je me limiterai à quelques dates essentielles et, à la demande de notre Président, à quelques souvenirs personnels.
Vers la fin du XVIè siècle, ou à l'aube du XVIIè siècle, on connaissait déjà en Sibérie l'existence de sol gelé en permanence en profondeur. LINNÉ, en 1751, signala du sable mêlé à la neige, déposé lors de tempêtes ; de ce fait, les traîneaux avaient du mal à glisser. Il y aurait lieu de relire les sagas islandaises, pour voir s'il s'y trouve quelque mention plus ancienne. On peut ensuite citer STUDER (1770). En 1843-46, un sujet du star, MIDDENDORF, fait creuser à Iakoutsk (Sibérie), par une entreprise des Etats-Unis, le premier puits de recherche, profond de 116 m, dans le pergelisol, puits que l'on peut encore visiter aujourd'hui. Ensuite, les travaux progressent avec KEILHACK (1896), RICHTHOFEN (1887, accumulation éolienne des loess), DAVISON (1889, reptation des sols), ANDERSON (1906, solifluxion, aux îles Malouines) et les auteurs britanniques qui, vers 1880-1900, attribuent le head (la découverte des carriers) pour une grande part à l'action du froid (cf. également BARROIS, 1896 et 1897). En 1884, en Sibérie, Alex BUNGE décrit les fentes en coin et en explique la genèse par la contraction sous l'action du froid. LEFFINGWELL refera la même découverte en Alaska, en 1915. En 1912, en Pologne, LOZINSKI crée le terme et la notion de périglaciaire. Après la première guerre mondiale, en Rhénanie, des Allemands étudient les déformations dues au gel et au froid quaternaires. En France, les pionniers sont DANGEARD, BERTHOIS et MILON (1928) puis BREUIL (1934). Vers 1937, EDELMAN, aux Pays-Bas, décrit des déformations par le froid et le gel ou le dégel et crée à leur propos le concept plus général de cryoturbation. Il observe de curieux dépôts quaternaires dont WEGMANN, revenant du Groenland, lui donne la clé : mélanges de sable et de neige apportés puis déposés par le vent, dépôts pour lesquels VAN STRAELEN, en 1946, à Asch-en-Campine, propose le nom de nivéo-éolien, adopté d'enthousiasme. La notion si importante de thermokarst est développée, d'abord principalement par les soviétiques. En 1954, la bibliographie terminant l'ouvrage "Cryopédologie", par A. CAILLEUX et G. TAYLOR, Hermann edit., Paris, contient déjà 1529 + 61 = 1590 références.
Des souvenirs personnels ? Vers 1938, lors d'un entretien avec l'abbé BREUIL, je me permis de lui dire, respectueusement :
- beaucoup de géologues ne seront pas d'accord avec vous sur ce point.
Il me répliqua, du ton le plus cassant :
- Les géologues m'indiffèrent !
A sa décharge, je dois dire que, dix ans plus tard, j'ai pu constater avec Henriette ALIMEN, à Chelles, que BREUIL avait un don extraordinaire pour reconnaître de loin les silex portant des stries qu'il attribuait, à juste raison, en majorité à la solifluxion. Par ailleurs, il avait découvert des cailloux éolisés au Portugal et les croyait actuels. Je me permis de lui demander : En êtes vous sûr ? Il n'avait rien répondu.
Douze ou quinze ans plus tard, lors d'un repas chez un ami commun, l'abbé CHRETIEN, BREUIL me dit :
- Je suis retourné au Portugal, voir les cailloux éoliens.
Une telle conscience, une telle persévérance firent mon admiration et sont restés pour moi un exemple. BREUIL poursuivit :
- De fait, ils sont quaternaires.
Périglaciaire, évidemment.
En 1943, quand j'ai décrit la fissuration de la craie, en Normandie, sous l'action du gel actuel, avec exsudation de glace, M. ABRARD me dit, sceptique :
- Voyons, M. CAILLEUX, vous ne savez pas ce que c'est que la décalcification ?
A l'époque, pour un géologue de France, le domaine du vent, par excellence, c'était le Sahara, pays chaud ; parler de désert froid était déconcertant. Mais Maurice GIGNOUX et Léon MORET avaient signalé des sols polygonaux dans la haute montagne alpine, au Chambeyron, localité où j'ai travaillé juste après la guerre, et où des marques et mesures sont continuées actuellement par de nouveaux chercheurs. Lorsque j'ai montré dans la tranchée du chemin de fer, à Saint-Maur, vers 1943, des coupes typiques de sols polygonaux, à une vingtaine de membres de la Société géologique de France, il m'a semblé que j'emportais leur conviction. Les conseils de GIGNOUX et son appui, comme ceux de Lucien CAYEUX, LACROIX et MICHEL-LEVY m'ont alors grandement aidé et encouragé à persévérer.
De grands exemples nous sont proposés par un autre maître, Eugène WEGMANN. Lecture d'une de ses lettres est donnée en séance. On en trouvera le texte, commenté, dans "L'histoire du nivéo-éolien et ses enseignements". Bull. Soc. Neuchâteloise de Géogr. , 54, 4, p. 3-14, 1 fig., 1975.
On se reportera aux ouvrages cités ci-dessus. En outre :
A. CAILLEUX, Les actions éoliennes périglaciaires, Mém. Soc. Géol. France , N.S., XXI, 1, n° 46, 1942, cf. p. 10-11 et 129 sq.
M. J. GOGUEL interroge M. A. CAILLEUX :
Y a-t-il du Périglaciaire en Sibérie ? Ceci à plusieurs milliers de kilomètres du moindre glacier. Il faut définir "périglaciaire", autrement que par la construction du mot.
Il regroupe deux choses, indépendantes : les effets du vent, en l'absence de végétation, et en présence de neige, d'une part ; les effets du gel profond, avec le comportement de la glace dans ce véritable métamorphisme, et les conséquences de sa fusion locale, d'autre part.
M. A. CAILLEUX répond :
Sur le premier alinéa, accord complet : le mot "périglaciaire" est certes inadéquat. Mais il est devenu d'un usage général. Il a totalement triomphé du mot "cryergie", proposé vers 1950, mais qui est trop limité : ni le vent, ni l'hydrologie, pourtant si particulière, n'y sont évoqués. Par domaine périglaciaire , on entend les espaces où l'eau à l'état solide, ou le froid, ou les deux, jouent, directement ou indirectement, un rôle important, à l'époque considérée.
M. A. CAILLEUX complète sa réponse par écrit :
Sur le second alinéa. Le vent périglaciaire agit en effet par endroits en présence de neige (dépôts nivéo-éoliens) mais ailleurs aussi, ou en d'autres temps, en son absence, témoins les fentes en coin à remplissage de sable éolisé décrites d'abord près de Bordeaux (Quaternaire) puis par PEWE dans l'Actuel, en Antarctique.
L'absence de végétation phanérogamique résulte de conditions extrêmes, réalisées dans le gros du continent antarctique et dans quelques sites de l'Arctique. Mais sa présence est nécessaire au dépôt des loess et autres limons éoliens, dont la majorité (mais non la totalité) a lieu sous climat froid.
Le concept "periglaciaire" ne regroupe pas "deux choses indépendantes", mais plusieurs, liées entre elles : celles que M. GOGUEL a citées à juste raison, toutes celles que j'ai citées ci-dessus et en outre des faunes et flores adaptées au froid, des précipitations chimiques et autres, favorisées par la congélation des solutions du sol (oxydes de fer et de manganèse, calcaire, silice même) et enfin des dispositions de cailloux ou de grains dans des sols ou heads (fauchages particuliers, litages, enduits argileux ou autres) étudiés par Mme VAN VLIET-LANOE et une équipe française de jeunes pédologues, qui marquent un net bond en avant de nos moyens de recherche.
Sur le premier alinéa. Oui la Sibérie fourmille en phénomènes périglaciaires. Il est vrai que les glaciers sont actuellement réduits à la Severnaya Zemlya, à la chaîne de Verkhoiansk et à quelques autres, mais leur extension au Quaternaire s'est avérée incomparablement plus grande qu'on ne l'avait jusqu'ici pensé. L'inlandsis nord-eurasiatique a couvert la Sibérie occidentale et moyenne et atteint la Severnaya Zemlya elle-même (cf. mon article dans Total-Information, 1985), des coupoles confluentes ont recouvert presque tout le Nord-Est de la Sibérie, Kamtchatka compris ; en tout plus du tiers de la Sibérie a été englacé. Voir la carte des dépôts quaternaires d'URSS au 1/2 500 000 en 16 feuilles, et celle de GANESHIN et cinq coauteurs ( Congrès de l'INQUA , 1961, t. 3, p. 95-100), et le résumé de GANESHIN, Congrès de l'INQUA , 1977, p. 156. Tous les points de la Sibérie, même méridionale, à en juger par la carte de 1961, se sont trouvés, à un moment ou à l'autre, à moins de mille kilomètres d'un glacier étendu, moins loin que Bordeaux ne l'est de la bordure Sud de l'inlandsis eurasiatique. En l'état actuel de nos connaissances, le terme "periglaciaire" n'est pas plus déplacé dans le cas de la Sibérie que dans celui de Bordeaux.
M. F. ELLENBERGER remercie M. A. CAILLEUX pour son exposé si vivant.
Il est capital pour l'histoire de la Géologie (et c'est l'un des rôles que doit se fixer notre Comité) que l'on recueille précieusement le témoignage de confrères ayant personnellement participé comme acteurs aux principaux débats et progrès des sciences de la Terre durant le demi-siècle écoulé. D'où tout l'intérêt d'une communication comme celle que nous venons d'entendre, présentée avec tant de clarté et de concision (celle-ci même un peu excessive).
Pour l'historien des périodes plus anciennes, ce sujet du "Périglaciaire" européen est d'une importance non moins grande. Ignorer le fait périglaciaire, c'est se condamner à bien mal comprendre tout le contexte objectif des idées contradictoires qui opposaient les Actualistes et les Catastrophistes durant la première moitié du XlXè siècle. Ainsi, pour se limiter au Bassin parisien, aussi bien les formes du paysage (vallées sèches, etc.) que nombre de dépôts de surface (terrasses d'alluvions grossières, grèzes cryoclastiques, limons éoliens, etc.) ne pouvaient pas être expliqués par les "Causes actuelles" alors connues. Il était donc alors légitime de faire appel soit à des "causes" (agents) de type disparu, soit à l'intervention catastrophique d'agents de type connu mais d'intensité formidablement accrue ("débâcles", etc.). - Cf. Revue d'histoire des sciences , 1980, XXX, p. 36-68.
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