COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 8 décembre 1977)
Jean-Baptiste Julien d'Omalius d'Halloy est né en 1783, à Liège, en Belgique. Devenu Français, par les annexions de la Révolution et de l'Empire, il a fait une partie de ses études en France, en particulier au Muséum d'Histoire Naturelle, dans les premières années du 19ème Siècle. De 1810 à 1814, il a travaillé à la confection d'une Carte géologique de l'Empire français, et, dans ce but, il a parcouru une grande partie du territoire (des randonnées de 3 à 4 000 kms à pied ne l'effrayaient pas !). Après s'être consacré, à la chute de l'Empire, pendant une quinzaine d'années, à des besognes administratives, dans le royaume des Pays-Bas, il revint à ses études géologiques, en 1830, et c'est durant cette période, qui s'étend jusqu'à sa mort, en 1875, qu'il contribua puissamment au développement de la Géologie et de la Paléontologie de son pays : il est, en effet, considéré comme le "père" de la Géologie belge. Il garda cependant des liens étroits avec la Science française, et il venait souvent à Paris, assister aux séances de la Société Géologique, dont il était l'un des membres les plus anciens, et dont il fut même le Président, bien qu'étranger, en 1852.
Grâce à sa longévité exceptionnelle - il a vécu 92 ans - et à sa remarquable activité scientifique (il a commencé à écrire a 23 ans, dans un numéro du Journal des Mines de 1806 ; ses derniers articles datent de 1874 : il avait 91 ans !), il est l'un des témoins les plus remarquables de l'Histoire de la Géologie et de la Paléontologie du 19ème Siècle, et des débats soulevés alors par le Transformisme.
En présentant la querelle qui opposait alors les Fixistes et les Transformistes, on semble parfois la limiter à la lutte de deux Ecoles : celle dite de Cuvier, et celle de Lamarck et d'Etienne Geoffroy Saint-Hilaire. L'étude des documents de l'époque nous montre que la situation était plus complexe. Comme l'exposait, en 1841, un des membres de la Société Géologique de France, la situation était la suivante : "Les règnes végétal et animal, par le nombre, la variété et la succession des espèces qu'ils présentent dans les diverses couches du globe, ont donné lieu aux trois hypothèses suivantes, entre lesquelles on semble forcé de choisir, et que partagent en effet tous ceux qui ont intérêt à ce genre de questions : 1° ou il n'y a eu qu'une seule époque de création et persistance des espèces primitivement créées dans leurs formes premières ; 2° ou une seule époque de création avec transmutation graduelle des espèces les unes dans les autres ; 3° ou enfin des créations successives à différentes époques". (1).
Les discussions sur ce sujet n'avaient jamais cessé, bien qu'on ait essayé de le faire croire plus tard, pour des raisons parfois suspectes. On saisit d'ailleurs la vivacité de ce débat, souvent d'une manière négative, à travers les réflexes de peur des fixistes, et leur acharnement à combattre la montée du Transformisme, plus que par des manifestations directes des transformistes eux-mêmes. Mais les témoignages n'en sont pas moins significatifs. Ainsi, pour ne prendre que celui de Louis Agassiz, nous le voyons s'indigner à plusieurs reprises des progrès accomplis par le Transformisme, malgré ses efforts et ceux de ses amis.
La théorie dominante, durant la première moitié du 19ème Siècle, a été celle de Georges Cuvier et de ses disciples, et c'est celle que d'Omalius combattit le plus assidûment. Dès 1812 (2), il rejette le Catastrophisme, qui rendait nécessaires les créations successives ; il trouve à cette hypothèse de destructions répétées des êtres vivants quelque chose de "répugnant", et, surtout, elle lui semble "absolument contraire à ce que nous présente la série des formations" (3). En effet, l'étude géologique montre que si certaines espèces, comme les Ammonites ou les Bélemnites, par exemple, disparaissent, cependant ces événements n'atteignent pas tous les êtres, "car on remarque que la plupart des fossiles qui accompagnent ces espèces caractéristiques ne changent pas en même temps" (ibid.).L'Histoire, qui est interrompue sur un point par une catastrophe locale, se continue donc ailleurs. Il suffit, du reste, de considérer "la marche régulière et progressive des divers systèmes d'organisation qui se sont succédés", pour comprendre que l'hypothèse des créations successives est "très peu probable" (4). Pour expliquer un tel état de fait, "il est bien plus simple", en effet, "de supposer que les espèces contiennent en elles-mêmes l'aptitude à éprouver certaines modifications lorsqu'elles sont soumises à l'action de certaines causes, que de supposer que pour amener un semblable résultat, la nature a eu recours à des moyens aussi compliqués et aussi extraordinaires que des destructions complètes des organismes et de nouvelles créations" 05). En effet, les lois de la nature "sont toujours les plus simples possibles" (ibid.).
L'autre hypothèse fixiste - celle de de Ducrotay de Blainville - pouvait, encore moins que la première, résister à l'accumulation des découvertes fossiles, et d'Omalius n'eut pas de peine, en partant des faits, à en démontrer le peu de consistance scientifique. Si les êtres avaient été créés en même temps, "il faudrait un hasard bien singulier pour que nous n'eussions pas encore rencontré, dans le grand nombre de lieux où l'on a observé les terrains anciens, des restes d'espèces semblables à celles qui vivent actuellement" (6). D'autre part, il aurait fallu que les êtres aient été distribués en groupes zoologiques différents dans les différentes régions de la terre, et, surtout, il aurait, fallu que "par un troisième hasard, qui tombe encore moins sous les sens, la destruction eût successivement atteint les groupes les plus différents de la nature actuelle" (7). Par ces arguments difficilement réfutables, d'Omalius ruinait l'hypothèse de de Blainville, et celle-ci n'eut pas, en effet, beaucoup de succès auprès des savants, même si elle se maintint longtemps dans certains milieux.
Il est difficile de dire par quelle voie d'Omalius d'Halloy est devenu transformiste. Nous avons vu comment, dès 1812, il était anti-catastrophiste ; mais il n'avait pas encore proclamé ses convictions évolutionnistes. Entre 1815 et 1830, il n'avait rien publié sur ce sujet, occupé qu'il était à ses fonctions administratives dans le pays qui était redevenu le sien. Mais il n'était pas resté étranger à la question, car, dès 1831, à peine rendu à ses travaux scientifiques, il publie ses Eléments de Géologie, un gros ouvrage très documenté de plus de 500 pages. Or, dans ce livre, qui eut beaucoup de succès, il affirme nettement ses idées transformistes.
Ce qui caractérise d'Omalius d'Halloy par rapport aux fondateurs du Transformisme, c'est qu'il pose directement le problème à partir des données de la Paléontologie. Le nombre des fossiles découverts augmentait en effet rapidement, et une telle démarche devenait possible, même si de nombreuses lacunes subsistaient encore. Defrance (8) avait, en 1824, recensé environ 4 000 espèces fossiles ; Bronn (9), en 1849, en dénombrait environ 27 000, et, en 1868, d'Omalius (10) les estimait à 34 500 (11). Une telle masse de documents justifiait le recours a la Paléontologie pour fonder une vision du Passé.
Il est, en effet, un caractère que la série paléontologique présente bien nettement, et sur lequel d'Omalius insiste : c'est que les formes les plus anciennes sont aussi les formes les plus différentes des formes actuelles, dont elles se rapprochent peu à peu dans la suite des temps. Les lacunes qui existent sont comblées progressivement, car les découvertes "font connaître chaque jour de nouvelles espèces qui viennent se ranger entre celles déjà connues" (12). La série animale que l'on peut ainsi constituer à partir des fossiles devient une série graduée : c'est "par des passages presque insensibles" que l'on passe d'une faune à l'autre, et c'est ainsi, par conséquent, que le changement s'est effectué, dans l'ordre des "affinités organiques" avec les animaux actuels (13). C'est ce tableau, progressivement complété, des êtres du passé, que d'Omalius d'Halloy prend comme base de son argumentation : il a confiance que, dans l'ensemble, sinon dans le détail, il donne une représentation fidèle du déroulement de la vie sur le globe.
Il est intéressant de voir la manière dont d'Omalius se figure, et dont il complète, le tableau. Toutes les formes fossiles prennent, chez lui, valeur de formes intermédiaires, soit entre les êtres du passé, soit entre les êtres actuels. Il n'est pas encore question, pour d'Omalius d'Halloy, de rechercher des chaînons dans une série homogène et continue, mais de combler des trous dans un tissu ; au fur et à mesure que ceux-ci se remplissent, le tableau animal devient plus complet, et comme c'est le passé qui fournit les formes manquantes, l'explication de ce phénomène ne peut être que le Transformisme.
La nature du Transformisme paléontologique de d'Omalius d'Halloy apparaît ainsi : il se contente de comparer globalement les êtres d'une époque avec ceux des époques adjacentes, plutôt que d'essayer de retrouver des filiations réelles comme le feront Albert Gaudry et ses successeurs. Si cette démarche est proprement paléontologique, non seulement parce qu'elle intègre la Paléontologie, mais même parce qu'elle en fait une lecture directe -- ce n'est pas à partir de la Classification des êtres actuels qu'il adhère au Transformisme, comme l'avait fait Lamarck, et comme le fait encore Charles Darwin -- elle n'est pas cependant encore éclairée par une véritable étude anatomique comparée. Elle reste encore globale, et, par conséquent, fondamentalement spéculative, quoique tout à fait rationnelle, En fait, d'Omalius est devenu transformiste par négation du fixisme, bien plus que par la construction de lignées de descendance - ce qui est la démarche adéquate du véritable transformiste.
Dans ce cadre général d'un Transformiste paléontologique, d'Omalius entend s'en tenir constamment à l'intérieur des faits que lui fournit la Paléontologie. Aussi ne veut-il pas se prononcer sur le problème de l'Origine de la Vie : celle-ci est bien trop obscure pour qu'un paléontologiste puisse en dire quelque chose de scientifique. Ce qui est sûr, c'est que, dès le début de ce qui est connu par la Paléontologie, tous les grands types organiques se trouvaient représentés dans la nature (14). D'Omalius d'Halloy se sépare ainsi à la fois de de Blainville -- en affirmant que seuls des représentants des grands groupes, et non pas tous les êtres, ont été créés dès le début -- et de Lamarck - en refusant l'hypothèse de la monade primitive. On voit ainsi le souci constant de d'Omalius de s'en tenir aux seuls faits connus.
C'est aussi le même principe que d'Omalius applique dans la recherche des causes des transformations que la vie a connues : il fait appel aux causes actuelles, mais entendues en un sens élargi. Dès que l'on admet les changements spécifiques, en effet, on ne peut s'en tenir à ce principe au sens strict, et d'Omalius en a expérimenté lui aussi la nécessité. S'il trouve à objecter aux créationnistes que leur recours à plusieurs créations ne répond à aucune observation actuelle, sur ce point il est réduit lui-même à la défensive. En effet, le Transformisme manque au principe des causes actuelles sur un point important, en affirmant pour le passé des changements d'espèces que l'on n'observe pas dans le présent. D'Omalius ne pouvait échapper à cette objection qu'en préconisant pour les temps anciens une énergie beaucoup plus grande pour les forces alors en action, capables ainsi de provoquer des changements bien plus importants que ceux que nous constatons aujourd'hui (15). Il est, du reste, très lamarckien dans sa conception des facteurs de changement des espèces, et de la transmission des modifications ainsi produites : "la plupart des êtres, écrit-il, transportés dans des contrées différentes de celles où leur race est habituée à vivre... éprouvent des modifications qui se reproduisent par la génération et deviennent permanentes si les mêmes circonstances continuent à agir" (16). Ainsi, en suivant le principe des causes actuelles, qui nous fait voir que "les modifications des êtres vivants ne sont pas un phénomène étranger à la nature actuelle", mais en l'élargissant, "en supposant que ces modifications se sont exercées anciennement dans des limites beaucoup plus étendues qu'actuellement", on ne sort pas du domaine d'un raisonnement rigoureux, "on ne fait qu'appliquer à la nature organique les mêmes principes que presque tous les géologues appliquent à la nature inorganique, manière de voir qui paraît d'autant plus rationnelle, que les causes que nous supposons avoir donné plus de force aux phénomènes physiques sont également de nature à donner plus d'énergie aux phénomènes physiologiques" (17). L'influence du milieu et l'hérédité des caractères acquis sont donc les deux causes principales de la transformation des espèces.
Si le milieu est le principal facteur de changement, d'Omalius d'Halloy en introduit d'autres, qui demeurent cependant secondaires. Il y a d'abord d'hybridation, l'effet des croisements, qu'il persiste à croire capables de créer des espèces nouvelles, malgré les objections de de Quatrefages. Il y ajoute encore les anomalies produites parla génération, sans citer du reste Etienne Geoffroy Saint-Hilaire. Après l'Origine des Espèces, il admet aussi les effets de la Sélection, mais dans certaines limites seulement, car il ne croit pas qu'elle puisse "produire des modifications suffisantes pour expliquer les changements que révèle la série paléontologique" (18). Il reproche en effet à Darwin de s'en tenir à une conception trop étroite des causes actuelles : "appartenant à l'école géologique dite des causes actuelles, il ne pouvait recourir aux changements de milieux admis par l'école dite des révolutions : changements qui sont de nature à exercer une action beaucoup plus énergique sur les êtres vivants" (19). Ce jugement montre que d'Omalius n'a compris qu'un aspect de la doctrine de Darwin. Ainsi, tout en maintenant l'hypothèse de l'évolution des êtres, tout en rapprochant l'influence de la domesticité de celle des conditions naturelles, d'Omalius d'Halloy a refusé le darwinisme pour ne l'avoir pas exactement compris.
Rappelons en terminant la doctrine et la place de d'Omalius d'Halloy dans le combat pour le Transformisme. C'est dès 1831, au lendemain de la mort de Lamarck, mais avant celle de Cuvier, qu'il s'est proclamé paléontologiste évolutionniste. A travers toute la période qui va de 1831 à 1875, date de sa mort, il a fait connaître ses opinions à plusieurs reprises, et il convient de signaler plus particulièrement le succès de ses Eléments de Géologie, dont les éditions et rééditions jalonnent cette période : 1831, 1833, 1835, 1839, 1843, 1862, 1868. D'Omalius d'Halloy est transformiste convaincu, et il l'est avec le minimum d'hypothèses, proposant sa théorie surtout comme une lecture des faits que la Paléontologie fournit. C'est ainsi que, pour lui, si l'Origine de la Vie échappe à la Science, cependant, dès ses premières manifestations, elle est déjà diversifiée en ses principaux types d'organisation ; même si le métamorphisme a pu faire disparaître les premières traces de la Vie, c'est sur les données dont il dispose que le savant raisonne. A partir de ce moment, la Vie n'a pas été interrompue sur la terre, mais elle a connu, à travers des péripéties diverses, un développement régulier qui l'a conduite, par des modifications transmises par la génération, à son état actuel.
C'est en lisant le Passé que d'Omalius d'Halloy aboutit à cette conclusion ; la Paléontologie peut désormais être transformiste sans détours et sans mauvaise conscience, et elle le sera effectivement avec Albert Gaudry, à qui d'Omalius d'Halloy a ainsi ouvert la voie.
(1) Communication de M. Angelot, Bull. Soc. Géol. Fr., (1), t. 12, 1840-41, p. 110-111.
(2) C'est l'année même de la publication, par Cuvier, des Recherches sur les Ossements fossiles de Quadrupèdes, avec le Discours préliminaire sur les Révolutions de la surface du Globe.
(3) Notice sur le gisement du calcaire d'eau douce..., Journal de Physique, 1813, t. 72, p. 105-106.
(4) Précis élémentaire de Géologie, 1868, p. 490.
(5) Notes la succession des êtres vivants, Bull. Soc. Géol. Fr. (2), t.3, 1845-46 p. 496.
(6) Eléments de Géologie, 1831, p. 527.
(7) Ibid., p. 527-528.
(8) Tableau des Corps organisés fossiles, 1824.
(9) Index Palaeontologicus, t.3, p. 973.
(10) Précis élémentaire de Géologie, p. 266.
(11) Ces nombres peuvent paraître peu importants, mais, pour leur donner leur signification, il faut remarquer qu'en 1758, dans la 10ème édition du Systema Naturae, Linné n'avait décrit qu'un peu moins de 6 000 espèces vivantes (cf. F. Bourdier, Introduction bibliographique à l'Histoire de la Biologie, Histoire et Nature, 1974-75, n° 5-6, p. 74).
(12) Précis élémentaire de Géologie, 1868, p. 492.
(13) Eléments de Géologie, 1831, p. 528.
(14) Bull. Soc. Géol. Fr., 2, t. 16, 1858-59, p. 515.
(15) Eléments de Géologie, 1831, p. 530.
(16) Note sur la succession des êtres vivants. Bull. Soc. Géol. Fr.,(2), t. 3, 1845-46, p. 491.
(17) Ibid., p. 495.
(18) Le Transformisme, la Revue Scientifique, t. 12, 1873-74, p. 719.
(19) Précis élémentaire de Géologie, 1868, p. 496 ; l'"école géologique des causes actuelles" auxquelles d'Omalius d'Halloy fait ici allusion est celle de Lyell, qui n'admettait aucun événement de caractère catastrophique, à la différence de Constant Prévost.