COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 6 décembre 2000)
Alfred Lacroix, en écrivant des biographies scientifiques, a pu soutenir qu’au Muséum d’Histoire naturelle de Paris il y a eu de véritables dynasties de savants. Ce fut par exemple le cas bien connu des Jussieu, mais aussi des Geoffroy Saint-Hilaire, des Brongniart, et même des d'Orbigny (Alcide d'Orbigny et son beau-frère Albert Gaudry). Ainsi, comme il est arrivé plus d’une fois dans cet établissement au cours du XIXe siècle, nous avons en Alphonse Milne-Edwards (1835-1900) un naturaliste qui doit à son père sa carrière et une partie de sa renommée scientifique, qui fut apparemment condamné à rester dans sa condition de fils durant sa vie, et qui l’est même resté dans le souvenir qu’on a gardé de lui après sa mort. Cependant, s’il a repris, tout naturellement, une partie des idées d'Henri-Milne Edwards, Alphonse Milne-Edwards a été aussi un témoin et un acteur du cheminement des idées de son époque. Il est un exemple parmi d’autres, mais le plus connu d’entre eux peut-être, du passage qui s’est opéré de son temps des idées fixistes aux idées transformistes, et c’est ce qui lui confère un intérêt particulier aux yeux d’un historien des sciences.
Puisqu’il s’agit de situer les circonstances du passage d’un « paradigme » à un autre chez Alphonse Milne-Edwards, il est utile de dire quelques mots de son père, Henri-Milne Edwards (1800-1885).
Tout d’abord, une précision sur son identité. En étudiant les naturalistes du XIXe siècle, j’avais écrit quelques lignes sur les idées de ce savant, et, comme à peu près tout le monde, j’avais orthographié son nom : Henri MILNE-EDWARDS. Notre collègue et ami Théodore Monod, qui vient de nous quitter, m’avait aimablement signalé qu’il y avait là une erreur à corriger, et m’avait communiqué une petite mise au point qu’il venait de publier, et dont je vous fais part des principaux passages[1].
Le père de notre savant était un riche planteur anglais de la Jamaïque, qui s’appelait William EDWARDS. Il était venu s’installer en Belgique, et c’est là qu’est né en 1800 son fils prénommé Henri-Milne.
Théodore Monod fait observer que l’index biographique de l’Académie des sciences est tout à fait explicite : il inscrit en effet Henri-Milne Edwards à la lettre E, et Alphonse Milne-Edwards à la lettre M. « Ajoutons, écrit-il, que les articles d’Henri dans les dictionnaires sont signés : Edw., ce qui suffirait, à soi seul, s’il en était besoin, à prouver que ‘Milne’ n’était en réalité qu’un prénom et ne faisait pas partie du patronyme. C’est avec Alphonse que ‘MILNE-EDWARDS’ deviendra un nom de famille. D’où la nécessité, avertit Théodore Monod, dans les bibliographies, etc., de mieux respecter à l’avenir l’ordre alphabétique ». C’est ce que je fais aujourd’hui, d’autant plus volontiers que j’ai vérifié moi-même que, dans les ouvrages de l’époque qui citent les travaux d’Henri-Milne Edwards, les index le placent à la lettre E. C’est bien le nom du fils qui est remonté au père, ce qui est sans doute un cas de contamination assez rare !
Après avoir fait des études de médecine en France, et s’être fait naturaliser français en 1831, Henri-Milne Edwards s’était tourné vers la zoologie. Il devient professeur d’entomologie au Muséum d’Histoire naturelle de Paris en 1841, puis professeur de zoologie, en charge des mammifères et des oiseaux, dans le même établissement, en 1862, après la mort d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire. En 1843, il avait été aussi nommé (à l’époque les cumuls étaient fréquents, comme vous le savez) professeur de physiologie, d’anatomie comparée et de zoologie à la Faculté des sciences de Paris, dont il devait devenir le doyen. Membre de l’Académie des sciences depuis 1838, il domine les sciences biologiques jusqu’à sa mort en 1885.
Henri-Milne Edwards est partisan d’une transformation limitée des espèces : « la diversité des types zoologiques dans le temps et dans l’espace est une conséquence de l’action de causes diverses ; ... elle résulte en partie de transformations limitées, réalisées chez des descendants d’un organisme déterminé, et en partie de la pluralité des types primordiaux ou souches originaires de la population animale de notre Globe[2] ». Sa vision de l’histoire du monde s’exprime ainsi dans l’affirmation simultanée de deux composantes dont il ne voit pas comment on peut les coordonner : discontinuité entre les grands types d’animaux, les « souches originaires », et continuité à l’intérieur de chacun d’eux. La paléontologie montre des « types » différents qui se succèdent, et sans doute sont-ils sortis les uns des autres. Mais les causes actuelles n’autorisent pas à croire qu’il existe des forces naturelles capables de les faire se transformer les unes dans les autres. Il faut bien, par conséquent, qu’il y ait eu de véritables « créations », c’est-à-dire, en fin de compte, des changements profonds provoqués dans les organismes par des causes inconnues.
Henri-Milne Edwards se démarque donc du transformisme de Lamarck et de Charles Darwin : « Les hypothèses de Lamarck et les vues ingénieuses de M. Darwin peuvent nous fournir des explications plausibles de l’introduction de variations légères dans les caractères d’animaux qui seraient descendus d’une souche commune ; mais rien ne nous autorise à appliquer ces données à des différences d’un autre ordre... Lorsqu’on veut rester sur le terrain de la science et ne pas s’aventurer dans l’inconnu, il ne faut donc aborder ces questions qu’avec la plus grande réserve[3] ».
La résistance d’Henri-Milne Edwards au lamarckisme et au darwinisme – mais non à une certaine forme de transformisme – s’explique ainsi, en définitive, par le refus à peu près général en France à cette époque de sortir du domaine de la science. Nous aurons à y revenir.
Henri-Milne Edwards a beaucoup écrit. Donnons seulement deux titres célèbres : Leçons sur la physiologie et l’anatomie comparée des hommes et des animaux, 14 vol., 1857-1874 ; et Rapport sur les progrès récents des Sciences zoologiques, 1867.
Rappelons aussi que Charles Darwin avait une grande admiration pour lui : il lui avait dédicacé son deuxième volume sur les Cirripèdes fossiles, en 1854, et lui avait aussi adressé un exemplaire de son Origine des Espèces en 1859[4]. Darwin avait été très déçu qu’Henri-Milne Edwards n’ait pas daigné prendre en considération sa théorie.
La valeur propre d’Alphonse Milne-Edwards vient d’abord de ce qu’il a fourni un immense travail personnel[5], et cette qualité est évidemment de la plus haute importance, non seulement pour son apport factuel à la science de son temps, mais aussi pour la crédibilité des idées qu’il a soutenues à partir de la base solide et étendue qu’il s’était assurée par ses travaux scientifiques. Il a développé en effet les études zoologiques dans trois domaines principaux. Tout d’abord, suivant les traces de son père, il a étendu les connaissances sur les crustacés, en particulier sur les fossiles de cette classe[6]. Ensuite, il a repris la classification des oiseaux, actuels et fossiles aussi, en une série de travaux, dont l’un des principaux obtint en 1866 le Grand Prix des sciences physiques de l’Académie des sciences[7]. Un autre domaine important de son activité fut l’étude de la distribution géographique des êtres à la surface du globe[8]. C’est dans la même perspective qu’il participait aussi à l’exploration des grandes profondeurs océaniques, étude qui rejoignait ses deux autres axes de recherches en ce qu’elles révélaient l’existence de nombreuses formes inconnues, pour beaucoup intermédiaires entre celles qui étaient déjà connues. De telles études lui semblaient de la plus haute importance pour comprendre le passé de la Terre. Pour lui, en effet, la paléontologie et la distribution géographique, en surface et en profondeur, étaient étroitement liées : « je crois, écrivait-il, devoir appeler aussi l’attention sur les lumières que la Zoologie géographique peut, dans certains cas, jeter sur les relations qui existaient autrefois entre des régions aujourd’hui complètement séparées les unes des autres[9] ». Dans la perspective inverse, la paléontologie lui permettait d’expliquer l’état actuel de la distribution des êtres à la surface du globe : « Pour étudier fructueusement la Zoologie géographique, il faut donc ne pas se borner à considérer les faunes actuelles, mais il est nécessaire de tenir grand compte des faunes anciennes, dont les caractères nous sont révélés par les débris enfouis dans les terrains de sédiment[10] ».
C’est dans cette double considération qu’Alphonse Milne-Edwards a consacré une partie importante de ses travaux à la recherche et à l’étude des fossiles, et qu’il a pris rang parmi les paléontologistes éminents de son époque. « Nos cadres zoologiques, constate-t-il, présentent aujourd’hui tant de lacunes, qu’il est impossible de comprendre le plan d’ensemble qui a présidé au groupement des êtres. Les découvertes paléontologiques d’une part et d’autre part celles que nous promettent les explorations sous-marines combleront peu à peu ces vides et permettront peut-être un jour aux naturalistes de saisir les relations qui existent entre les divers animaux[11] ». Si la théorie des ponts continentaux ne date pas d’Alphonse Milne-Edwards, c’est lui qui donna une grande impulsion à cette conception, dont on allait abuser à la fin du XIXe siècle.
Mais le rapprochement de cette distribution ancienne et actuelle des êtres présentait encore, à ses yeux, un autre avantage théorique : elle aidait à comprendre les transformations éprouvées par les êtres au cours des temps, selon les lieux et les climats. Si dans le cas du peuplement des îles, Alphonse Milne-Edwards n’aboutissait pas aux mêmes conclusions que Darwin, et préférait voir, par exemple, dans la faune ornithologique subfossile de l’île Rodrigues (Rodriguez), dans l’océan Indien, les restes de la « population zoologique de la région circonvoisine aujourd’hui submergée »[12], il était cependant conscient que, par ces découvertes, le problème du transformisme était directement posé. La distribution actuelle à la surface du globe faisait envisager « l’aptitude des animaux issus d’une même souche et appartenant à une même lignée à subir dans leur mode d’organisation des changements plus ou moins considérables[13] ».
Alphonse Milne-Edwards n’a pas essayé tout de suite de dégager des idées différentes de celles de son père sur l’histoire naturelle des êtres vivants. Il soutient aussi la continuité dans les phénomènes géologiques : « lorsqu’on remarque entre deux terrains un contraste complet, la cause la plus probable est due ... à l’absence de quelque dépôt intermédiaire[14] », et non à une catastrophe. Si à l’époque des disciples immédiats de Cuvier, la prise de position de son père contre le catastrophisme avait pu présenter un aspect polémique, il n’en était plus de même dans la seconde partie du siècle. La même continuité se lit dans l’histoire de la Vie : « l’ensemble des faits fournis par la paléontologie autorise à admettre que du moment où un type zoologique a été créé, il continue à se montrer sans interruption jusqu’au moment où il disparaît[15] ».
Sur la question proprement dite de la transformation des espèces, Alphonse Milne-Edwards allait faire preuve d’une certaine réserve, qui se comprend face aux positions de son père. Pour lui aussi, l’espèce bien comprise est « stable », car elle « tient à l’essence des animaux[16] ». Il utilise la distinction que faisait son père, et qu’il considère, lui aussi, comme très importante, entre les espèces qu’il appelle « primordiales » et les espèces « secondaires » ou « dérivées[17] ». Cependant, il reconnaît que les formes « secondaires », dérivées du « type fondamental [...] présentent dans leur mode d’organisation des différences dont l’importance est très grande », qui peuvent qualifier des « formes génériques ou spécifiques[18] ». En effet les espèces ne sont pas absolument fixes ; elles admettent un certain degré de variabilité. Sous l’influence de l’homme, par exemple, une espèce peut « s’écarter de son type primitif, mais quand cette influence cesse l’espèce se reconstitue telle qu’elle était[19] ». Aussi peut-on dire que ce sont plutôt les races qui sont variables, et non à proprement parler les espèces.
Ces formes différentes qui peuvent apparaître dans certaines conditions ne sont en effet vraiment que des variétés ; même si en s’isolant et en se perpétuant elles peuvent acquérir l’apparence de véritables espèces, même si elles vivent côte à côte avec les espèces « primordiales », elles ne sont jamais que des espèces de second ordre. Alphonse Milne-Edwards considère que les caractères qu’elles acquièrent de la sorte ne sont que des « particularités » de « peu d’importance[20] ». Même si « dans la pratique, il est souvent très difficile de distinguer entre elles une espèce proprement dite et une variété devenue constante dans une contrée déterminée », il ne faut cependant pas « attribuer la même valeur à toutes les distinctions réputées spécifiques ou même génériques », car on ne se trouve souvent en fait que devant « une seule espèce primordiale modifiée de diverses manières par l’influence de conditions d’existence différentes[21] ». Même la comparaison qu’il fait avec les effets de la domestication ne conduit pas Alphonse Milne-Edwards à sortir de ce cadre. « Les animaux domestiques ne sont pas d’une autre nature que les animaux sauvages », assure-t-il[22], et il rappelait là l’enseignement d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire. Les modifications, aussi importantes qu’elles soient, et « offrant tous les caractères assignés d’ordinaire en zoologie à des espèces voisines dans un même groupe générique », ne produisent en fait que des races, car « les variations déterminées de la sorte ne changent pas le type de l’être[23] ».
Pour expliquer la diversité actuelle des êtres, il faut donc à son avis aussi l’intervention de deux éléments fondamentaux : d’une part des souches différentes, et d’autre part des agents modifiant ces types originels. Dans le cas des oiseaux par exemple, dont il a été le premier à établir une étude paléontologique sérieuse, on est amené à supposer « des différences entre les premiers producteurs[24] ». Pour expliquer la présence d’oiseaux aussi différents que les manchots et les albatros dans la même région froide du Sud, ou encore celle des manchots dans l’Antarctique à l’exclusion des pingouins, tandis que l’inverse s’observe dans la région arctique, il est nécessaire de faire appel à des « différences préexistantes dans la nature des organismes ainsi modifiés[25] ». Aussi, à moins de faire appel à « une autre puissance modificatrice » inconnue, on se trouve encore dans « l’ignorance absolue... des causes multiples qui ont occasionné la diversité des faunes successives[26] ».
A la question qu’il avait posée du rapport du transformisme avec la distribution géographique des animaux à la surface du Globe, Alphonse Milne-Edwards répond que, bien que les êtres manifestent une aptitude à varier, cependant « les causes auxquelles beaucoup de zoologistes attribuent des transformations de cet ordre ne les déterminent pas[27] ». La sélection naturelle est incapable aussi de le faire[28].
Malgré ces réticences, dues sans doute à une attitude révérencieuse envers son père, Alphonse Milne-Edwards est passé progressivement à une acceptation plus nette des idées transformistes. C’est dans les années 1880 que cette tendance se confirme. C’est aussi à ce moment que sa position officielle devient plus assurée : il a succédé à son père en 1876 dans la chaire de zoologie du Muséum, il a été élu à l’Académie des sciences en 1879, il deviendra directeur du Muséum en 1891. Il attribue maintenant au milieu extérieur une influence plus profonde sur les modifications de l’être vivant, et il développe davantage la comparaison avec les effets de la domestication : « La possibilité de dissemblances considérables chez les descendants d’ancêtres communs, et la production de ces variations sous l’influence des différences dans les climats où ces êtres vivent, dans le régime alimentaire auquel ils sont soumis, et d’autres circonstances extérieures, sont également démontrées par des faits nombreux tirés de l’histoire naturelle de nos animaux domestiques[29] ».
Rappelons ici de nouveau que le recours à la comparaison avec la domestication est un procédé très connu au XIXe siècle. Lamarck le faisait déjà, mais le principal auteur est ici encore Isidore Geoffroy Saint-Hilaire. Il avait publié en 1837 une communication qu’il avait présentée à l’Académie des sciences (pas moins !) sur « la possibilité d’éclairer l’histoire naturelle de l’homme par l’étude des animaux domestiques », où il affirme que les causes des « modifications que l’on rencontre dans les animaux sauvages sont les mêmes que celles que l’on rencontre dans les animaux domestiques », article qui a été traduit cette même année en anglais et en allemand[30]. En 1854 il avait fondé la Société zoologique d’acclimatation, avec l’énoncé de ses buts[31]. Cette Société connut un très grand succès, avec plus de 2 000 adhérents dans le monde entier, en particulier en Angleterre, ce qu’il convient historiquement de signaler, étant donné l’utilisation que fera Darwin de la référence aux effets de la domestication. Par la domestication, déclarait déjà Isidore Geoffroy Saint-Hilaire en 1826, « l’homme crée pour ainsi dire de nouvelles espèces[32] ».
Pour Alphonse Milne-Edwards le principe du changement ne réside plus dans la volonté d’un créateur, déterminant à l’avance le plan de la création. Les « conditions modificatrices » sont extérieures à l’individu, et si elles agissent « d’une manière continue sur une longue suite de générations », alors « les effets produits s’ajoutent successivement et les caractères zoologiques qui en dépendent se marquent de plus en plus[33] ».
Alphonse Milne-Edwards est amené ainsi à favoriser les entreprises de recherche sur l’action de ces facteurs. C’est grâce à lui, en effet, que sont réalisées au Muséum des expériences sur les effets de l’obscurité sur les animaux cavernicoles, et que fut fondé, en 1896, le laboratoire souterrain du Muséum. Alphonse Milne-Edwards avait gardé le souci, commun d’ailleurs aux physiologistes, français en particulier, de fonder ses conclusions « sur des observations précises[34] ».
Dans ce cadre évolutionniste il est normal de trouver chez Alphonse Milne-Edwards le souci de rechercher des formes intermédiaires. Il existe en effet une telle variété de formes zoologiques, que « les types de transition abondent », et qu’il existe « de nombreux intermédiaires entre des groupes que l’on était habitué à considérer comme très distincts[35] ». Du reste, toutes les formes nouvellement découvertes – que ce soit celles fournies par les fonds sous-marins, ou celles révélées par la paléontologie – se trouvent toujours intermédiaires entre celles que l’on connaît déjà[36].
Les actions modificatrices du milieu extérieur ne se font pas assurément sans réaction de la part de l’organisme, qui possède une « faculté d’adaptation » plus ou moins grande[37]. Alphonse Milne-Edwards avance là une idée toute moderne de l’importance du sujet dans le processus de son évolution, celle que l’on a désignée depuis sous le nom des « contraintes » imposées par la structure et la physiologie de l’organisme à la nature de ses modifications. Signalons ici encore que Alphonse Milne-Edwards est, comme son père, et comme la plupart des autres naturalistes français de l’époque, un grand physiologiste, voué et rompu aux manipulations et aux expérimentations de laboratoire. Rappelons aussi que leur grand maître est Claude Bernard, et leur livre de chevet son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale de 1865.
Il ne pouvait cependant s’empêcher d’émettre des hypothèses difficilement contrôlables par l’expérience, comme celle de croire que les espèces traversent « une période de jeunesse et un âge mûr », et que, peut-être, elles subissent aussi « une vieillesse inévitable[38] ». L’espèce ne possède donc pas indéfiniment la même capacité de varier : « L’analogie doit nous porter à croire qu’elle n’est pas toujours également modifiable; que, dans les premiers temps de son existence, elle sera susceptible de subir, sous l’influence de conditions biologiques dissemblables, des variations qui ne se reproduiraient pas sous l’influence des mêmes causes lorsque le type se sera multiplié un très grand nombre de fois, ou, en d’autres termes, que l’espèce sera plus vieille » (ibid.). Cette hypothèse a été reprise récemment sous le nom de « périodes » de mutation et « périodes de stases » ou d’« équilibres ponctués ». C’est l’organisme qui reste encore le principal régulateur de toutes les modifications qu’il subit : « l’action des causes locales » ne peut, en effet, expliquer la diversité si grande des espèces actuelles. Il faut souvent recourir à des espèces « primordiales » pour rendre raison des formes actuelles ou fossiles[39].
Dans ces conditions l’influence du mode de vie ne pouvait s’exercer que dans le cadre limité des possibilités de variation de l’être vivant, et la théorie darwinienne ne peut fournir d’explication pour les cas de types distincts et irréductibles, dont l’existence est « contraire aux bases essentielles de l’hypothèse de la formation de tous les types zoologiques actuels par sélection naturelle ». L’existence sur les mêmes lieux d’oiseaux piscivores aussi différents que les manchots et les albatros ne peut se concevoir « qu’en supposant des différences préexistantes dans la nature des organismes ainsi modifiés, et cette supposition, je le répète, serait incompatible avec l’hypothèse fondamentale du système darwinien[40] ».
Alphonse Milne-Edwards trouvait encore un autre élément de résistance à un transformisme dogmatique dans des considérations sur l’absence de progressionnisme évolutif. Certains naturalistes considéraient, malgré les jugements opposés de d’Omalius d’Halloy et de Barrande, les trilobites primitifs comme des crustacés inférieurs. Pour eux, les « espèces anciennes » se rattacheraient toutes « à l’un des ordres inférieurs de la classe » ; ce n’est que plus tard qu’étaient apparues « des familles d’une organisation plus parfaite, et occupant un rang plus élevé dans l’échelle des êtres[41] ». Alphonse Milne-Edwards mettait en cause ce point de vue : « En examinant la distribution géologique des Crustacés, on aurait pu, au premier abord, se croire en droit d’y voir la confirmation de la loi du perfectionnement graduel des organismes, loi qui a été si longtemps admise, mais dont les recherches des naturalistes du XIXe siècle ont démontré le peu de fondement[42] ». Les premiers Brachyures, par exemple, se trouvent représentés par des types élevés en organisation, les Cancériens, qui se placent « presque en tête de la classe des Crustacés[43] ». C’était selon ce schéma progressionniste qu’avaient été élaborés de nombreux tableaux phylétiques, mais ils étaient infirmés fréquemment par les données de la paléontologie : « il est admis par les darwinistes que les arachnides et les crustacés d’aujourd’hui descendent des mérostomes des temps primaires : or ... voici une arachnide semblable aux scorpions actuels et qui a précédé les mérostomes. Ce fait ne laissera pas d’être embarrassant[44] ».
Ces réticences vis-à-vis de l’explication proprement darwinienne n’empêchèrent pas Alphonse Milne-Edwards de devenir partisan du transformisme, sans d’ailleurs le proclamer publiquement. En effet, le transformisme « limité » qu’il soutient est le véritable transformisme scientifique, dans la mesure où une espèce donnée ne peut donner n’importe quelle autre, et c’était bien aussi la position d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, position qu’on lui a reproché parfois de tenir, alors qu’il n’y en a pas d’autre scientifiquement possible. Ce n’est que progressivement, d’une espèce à l’autre, que les transformations peuvent se faire. Il peut paraître superflu aujourd’hui de faire cette constatation, et cependant on ne peut comprendre la position d’Alphonse Milne-Edwards – et d’ailleurs des scientifiques français de l’époque – si l’on ne fait pas cette réflexion élémentaire.
La conception élargie qu’Alphonse Milne-Edwards se donne de l’espèce, et la plasticité qu’elle acquiert de cette manière, en fait un véritable transformiste. Ainsi par exemple, quand il traite des galathéidés, il leur donne un schéma de parenté, « une image aussi fidèle que possible de la famille tout entière et des modifications diverses qu’elle a subies dans le cours de son évolution[45] », qui ressemble fort à un arbre phylogénétique.
Par un mouvement naturel de sa pensée, Alphonse Milne-Edwards a repoussé toujours plus loin les limites de la transformation des espèces. Il y était d’ailleurs entraîné par celui de ses disciples qu’il avait choisi comme collaborateur de ses travaux : Louis Bouvier (1856-1944), qu’il avait fait élire comme professeur au Muséum, et qui était, au jugement de Lacroix, un « fougueux transformiste[46] ». Cette collaboration était le signe d’une évolution profonde de sa pensée, et d’une sympathie marquée pour les thèses évolutionnistes, car même si les expressions employées étaient peut-être celles de son collègue, Alphonse Milne-Edwards en revendiquait aussi l’attribution en les signant de son nom. Comme le souligne Edmond Perrier, dans son étude de l’œuvre d’Alphonse Milne-Edwards, la démarcation entre la position de ceux qui se considéraient comme les vrais transformistes et celle de l’auteur étudié est difficile à établir : « Du moment que les espèces secondaires ne se mêlent plus aux espèces souches, à moins qu’elles n’aient perdu elles-mêmes la faculté de varier, n’est-il pas évident qu’en se donnant un temps suffisant, on pourra aller aussi loin qu’on voudra de l’espèce primitive. Les transformistes les plus décidés n’ont jamais dit autre chose[47] ».
Le langage commun avec Bouvier, qu’il utilise dans ces travaux, ne laisse donc aucun doute sur le cheminement intellectuel d’Alphonse Milne-Edwards. Ses recherches de filiations de formes assez éloignées les unes des autres, comme celles qui forment la famille des galathéidés, sont significatives à cet égard. Il s’agit d’un groupe bien caractérisé, « où la nature semble s’être plu à faire varier les adaptations et à multiplier les formes[48] ». Le « rôle des naturalistes » – le sien par conséquent – consiste dans ce cas à retrouver les « modifications » qui ont donné une telle richesse de formes qu’il a été nécessaire de les distribuer « en trois grands genres » (ibid.). Le chercheur découvre ainsi que, partis d’une même forme primitive de « Crustacés macrouriens », les groupes qui en sont issus « ont évolué ensuite dans deux directions fort différentes[49] ». Chacun de ces groupes a dû « diverger dès l’origine et s’adapter à des genres de vie très différents ». Ainsi se conçoit la mise en place de branches divergentes, car « ce qui est vrai pour les espèces doit l’être évidemment pour les genres, qui sont le résultat de variations bien plus régulières et bien plus continues[50] ». Si Alphonse Milne-Edwards n’indique pas le terme du cheminement de la transformation des espèces, il est clair qu’il ouvre cependant une voie logique pour leur « dérive », autrement dit pour le transformisme tel que nous le concevons actuellement.
Alphonse Milne-Edwards s’exprime ainsi à cette époque de sa vie comme un véritable évolutionniste. Peut-être l’a-t-il d’ailleurs toujours été ? Mais on ne peut l’affirmer, car un historien doit s’en tenir aux textes, et ne pas prendre ses désirs pour des réalités. En tout cas on ne peut plus interpréter différemment les conclusions qu’Alphonse Milne-Edwards tire désormais des transformations des êtres qu’il étudie en collaboration avec Bouvier. Ayant admis que les circonstances extérieures ont une action prononcée sur les caractères des êtres, et ensuite qu’une « barrière physiologique[51] » peut s’élever entre les espèces dérivées d’une même souche, Alphonse Milne-Edwards a fait le pas décisif qui fait de lui un transformiste déclaré.
Alphonse Milne-Edwards se situe par conséquent, malgré certaines apparences, dans la suite logique de son père. A une époque de discussions ardentes sur le transformisme, il est resté d’abord dans une prudente réserve, comme son père le recommandait. Mais il a suivi très vite la voie, ouverte par Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, du transformisme dit « limité », qui est en fait la seule manière scientifique d’aborder la transformation des espèces.
En conclusion, arrivés avec Alphonse Milne-Edwards à la fin du XIXe siècle – il est mort en 1900 – si nous jetons un coup d’œil en arrière sur l’histoire de deux générations de savants qui se sont côtoyés et succédé au Muséum – celle des Geoffroy Saint-Hilaire et celle des Milne-Edwards – nous voyons se dessiner en histoire naturelle un mouvement significatif des esprits. Etienne Geoffroy Saint-Hilaire avait professé un transformisme quelque peu idéologique ; son fils Isidore avait pris à cœur, avec une conviction tempérée de révérence filiale, de l’exprimer en un transformisme scientifique, parfois appelé du nom trop réducteur de « transformisme limité ». La famille des Milne-Edwards a repris le mouvement en sens inverse. Henri-Milne Edwards s’était proclamé fixiste, non pas absolu, mais relatif, selon une conception élargie de l’espèce. Sur cette lancée, son fils Alphonse a commencé par soutenir un transformisme limité, qui évolue en s’élargissant. Chacun dans son sens, les deux fils sont ainsi deux témoins, mais aussi deux acteurs efficaces de leur époque, tout en prenant deux chemins différents. Du transformisme un peu idéaliste de son père, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire d’une part, et du fixisme non dogmatique du sien, Alphonse Milne-Edwards d’autre part, sont arrivés tous deux à un transformisme basé sur des faits précis empruntés à la classification, à la physiologie et à la paléontologie.
Il faut cependant souligner, en terminant ce rapprochement, qu’une génération les sépare : Alphonse Milne-Edwards a été l’élève d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, et n’est devenu vraiment, et publiquement, transformiste, que lorsque la plus grande partie des naturalistes l’était déjà devenue, à la fin du siècle. Il reste que c’est grâce aux travaux de cette génération de zoologistes, de physiologistes et de paléontologistes compétents, tels qu’Alphonse Milne-Edwards, que le transformisme a pu affermir ses bases et, par conséquent, accéder définitivement au niveau d’une vision du monde reconnue par tous – ou par presque tous – comme scientifiquement acceptable.
Mais ces derniers ne sont pas darwiniens, car il ne faut pas oublier qu’ils sont non seulement des zoologistes et des paléontologistes éminents, mais qu’ils sont autant des physiologistes. Comme Ernst Mayr l’a établi, et l’a souvent répété, en particulier lors de son dernier passage à Paris, en 1997, il existe une profonde différence épistémologique entre la biologie de l'Evolution, qui est une discipline historique, et la biologie du fonctionnement, qui est une biologie expérimentale, et qui était celle des naturalistes français de l’époque que nous venons d’étudier. Il était impensable pour un scientifique comme Alphonse Milne-Edwards, en particulier, de sortir du cadre épistémologique rigoureux de la science, tel que Claude Bernard l’avait défini. C’eût été une démarche inconcevable, une démission intellectuelle – une trahison déontologique ? – que les naturalistes français de la seconde moitié du XIXe siècle ne pouvaient envisager de commettre. C’est ce qui explique que ni Alphonse Milne-Edwards, ni ses collègues, n’ont pu être darwiniens.
1) Th. Monod, Edwards ou Milne-Edwards, Cahiers des Naturalistes, Bull. N. P., n.s., 43, 1987, p. 19.
2) Leçons sur la Physiologie, t. 14, 1880-1881, Considérations générales sur les êtres animés, p. 335.
3) Coup d’œil sur les Progrès et l’Etat actuel de la physiologie concernant la production des êtres vivants par voie de génération spontanée. Ann. Sci. nat., (5), 3, 1885, p. 54.
4) Ceci faisait partie de la stratégie de Darwin de faire connaître ses ouvrages. Il en avait d’ailleurs amplement les moyens, car il était très riche, par dotation paternelle et surtout par celle de sa femme, sans avoir jamais exercé de profession.
5) La liste de ses travaux comporte plus de 300 ouvrages ou articles : cf. E. Lacroix, Notice historique sur Alphonse Milne-Edwards. Mém. Acad. Sci., (2), 58, 1926, liste bibliographique, p. LIII-LXXIII.
6) Cf. surtout : Histoire des Crustacés Podophthalmaires fossiles. Ann. Sci. Nat., Zoologie, (4), 14, 1860, p. 129-293, et une série de monographies sur des crustacés fossiles (Portuniens, Cancériens, Raniniens, Thalassiniens, …) publiées en 1861-1862 dans les mêmes Annales.
7) Recherches anatomiques et paléontologiques pour servir à l’histoire des Oiseaux Fossiles de la France. 2 vol., in 4°, plus planches, 1867-1871 ; certains ont ironisé sur cette attribution, les membres du jury étant des amis personnels de son père Henri-Milne Edwards, lui-même membre de l’Académie !
8) Cf. surtout les Recherches sur la faune des régions australes. Ann. Sci. nat., Zoologie, (6), 9, 1879-1880 ; article n° 9, 82 p. et (6), 12, 1882, art. n° 7, 36 p.
9) Considérations générales sur la Distribution géographique des animaux. Bull. hebdomadaire de l’Association scientifique de France, 23, 1879-1880, p. 225-232 (p. 231). Il convient de rappeler que c’était la position d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, une idée commune à l’époque, que Darwin devait exploiter lui aussi.
11) Considérations générales sur la faune carcinologique des grandes profondeurs de la mer des Antilles et du golfe du Mexique. C. R. Acad. Sci., 92, 1881, p. 384-388 (p. 388).
12) Mémoire sur un Psittacien fossile de l’île Rodrigues. C. R. Acad. Sci., 65, 1867, p. 1121-1125 (p. 1124).
13) Considérations générales sur la Distribution géographique… Bull. hebdomadaire de l’Association scientifique de France, 23, 1879-1880, p. 232.
14) Recherches anatomiques et paléontologiques pour servir à l’histoire des Oiseaux fossiles de la France, 2, 1869-1871, p. 560.
17) Recherches sur la faune des régions australes. Ann. Sci. nat., Zoologie, (6), 9, 1879-1880, article n° 9, p. 6.
18) Histoire des crustacés Podophthalmaires fossiles. Ann. Sci. nat., Zoologie, (4), 14, 1860, p. 148-149.
20) Recherches sur la faune des régions australes. Ann. Sci. nat., Zoologie, (6), 9, 1879-1880, p. 10.
24) Recherches sur la faune des régions australes. Ann. Sci. nat., Zoologie, (6), 12, 1882, art. n° 7, p. 2.
26) Recherches anatomiques et paléontologiques pour servir à l’histoire des Oiseaux fossiles de la France. t. 2, 1869-1871, p. 560.
27) Considérations générales sur la Distribution géographique… Bull. hebd. Assoc. Sci. France, 23, 1879-1880, p. 232.
28) Recherches sur la faune des régions australes. Ann. Sci. nat., Zoologie, (6), 12, 1882, art. n° 7, p. 2.
29) Recherches sur la faune des régions australes. Ann. Sci. nat., Zoologie, (6), 9, 1879-1880, p. 5.
30) De la possibilité d’éclairer l’histoire naturelle de l’homme par l’étude des animaux domestiques. C. R. Acad. Sci., 4, 1837, p . 663-672 ; citation p. 668.
31) Règlements de la Société zoologique d’Acclimatation. Bull. Soc. nat. Acclimatation, 1, 1854, p. XV-XXVIII.
32) Article Mammifères, Dictionnaire classique d’Histoire naturelle, 10, 1826, p. 125. Darwin avait emporté avec lui ce Dictionnaire dans son voyage sur le Beagle. Il connaissait donc bien ce texte.
33) Recherches sur la faune des régions australes. Ann. Sci. nat., Zoologie, (6), 9, 1879-1880, p. 5.
35) Considérations générales sur la faune carcinologique des grandes profondeurs de la mer des Antilles et du golfe du Mexique. C. R. Acad. Sci., 92, 1881, p. 386.
37) Recherches sur la faune des régions australes. Ann. Sci. nat., Zoologie, (6), 9, 1879-1880, p. 5.
41) Histoire des Crustacés Podophthalmaires fossiles. Ann. Sci. nat., Zoologie, (4), 14, 1860, p. 130.
45) Considérations générales sur la famille des Galathéidés (en collaboration avec E. L. Bouvier). Ann. Sci. nat., Zoologie, (7), 16, 1894, p. 243 et 267 ; à noter l’emploi du mot « évolution ».
46) Alfred Lacroix. Notice historique sur Alphonse Milne-Edwards. Mém. Acad. Sci., 58, 1926, p. LI.
47) Edmond Perrier. Henri et Alphonse Milne-Edwards. Nouvelles Archives du Muséum, 2, 1900, Bull. p. XLVII.
48) Considérations générales sur la famille des Galathéidés (en collaboration avec E. L. Bouvier). Ann. Sci. nat., Zoologie, (7), 16, 1894, p. 191-327, p. 267.