COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 17 mars 1999)
M. Burollet traita voici quatre ans des débuts de la géologie tunisienne. En appendice à son article, et débordant quelque peu sur l'Algérie, on évoquera ici le rôle que jouèrent les géologues entre 1840 et 1890 environ, dans la curieuse histoire de « la mer intérieure du Sahara », dont les pivots furent le Capitaine François Elie Roudaire (1836-1885) pour la conception, et Ferdinand de Lesseps (1805-1894) pour le travail de « lobbying » auprès des pouvoirs publics et de l'Académie des sciences. Nous avons conté cette histoire, encore que bien des détails pourraient à l'avenir être exhumés des archives personnelles des protagonistes, de celles de l'Académie et de divers organismes qui furent impliqués dans cette affaire.
Rappelons qu'il s'agissait en quelque sorte de vivifier la zone présaharienne, de la région de Biskra à la Méditerranée en ouvrant le détroit de Gabès, pour que la mer envahisse cette région de steppe et de désert. L'existence de dépressions occupées par des chotts, dont certains sont situés sous le niveau de la mer, de vagues réminiscences d'auteurs anciens tels Hérodote et son continuateur Sylax, illustrées par les cartes faites au XVe siècle à partir des données de Ptolémée, firent, qu'avec l'avancement des connaissances dans la première partie du XIXe siècle, cette idée prit peu à peu du corps. On examinera successivement ici le travail des topographes et géologues qui participèrent à l'élaboration - par d'autres - du concept de « mer intérieure ».
Les premiers occidentaux à avoir approché les chotts, par leur limite nord, et à l'avoir raconté, sont, après les historiens arabes, Léon l'Africain (1550), qui ne connut Tozeur et Nefta que par ouï-dire, et Shaw qui les visita au début du XVIIIe siècle. La reconnaissance de la partie orientale de la dépression s'arrêta pratiquement là, bien que beaucoup de visiteurs fréquentassent Gabès, Gafsa et leurs environs. On connaissait l'existence, au pied de l'Atlas, de ces vastes régions très plates et couvertes par endroits de sel « brillant au soleil». L'exégèse de textes anciens, qui plaçaient le pays des Lotophages, et les lacs mentionnés par Hérodote dans la région de Gabès, faisait déjà penser à Shaw, un des premiers Européens à visiter la contrée, que l'île de Djerba et la région des chotts pouvaient correspondre à ces contrées mythiques. Peu à peu, divers auteurs émirent l'idée que, jadis, une mer régnait à cet endroit (à cause de la présence de mollusques littoraux), qu'elle s'était asséchée, que plus tard des lacs (d'eau douce) avaient pris sa place, et que les Lotophages avaient vécu sur leurs bords.
Roudaire, spécialiste de triangulation pour la carte d'état-major, avait déterminé la méridienne de Constantine à Biskra et connaissait donc le chott Melrhir, où il confirma les premières profondeurs négatives observées. Il lança l'idée d'ouvrir l'isthme de Gabès dans un premier article qui parut dans la Revue des Deux Mondes et eut grand succès, car il y présentait un projet apparemment bien étayé, avec des chiffres. Il obtint immédiatement le soutien de Ferdinand de Lesseps. Il prévoyait un canal creusé dans le sable qu'on pensait constituer l'isthme de Gabès, et, de là, la mer envahirait sans autre problème la dépression des chotts. Roudaire disait avec une naïve franchise qu'on n'avait aucune idée de la topographie et de la géologie, et qu'il fallait, évidemment, faire une mission de reconnaissance.
Il proclamait que la lagune ainsi formée aurait des quantités d'avantages, spécialement, par l'évaporation intense, l'humidification du climat aboutissant à la fertilisation des terres arides de la région. On pourrait « mettre en valeur» des dizaines de milliers d'hectares... qu'on louerait ou vendrait cher. Pas un mot à propos des autochtones. La lagune servirait aussi au commerce maritime, et de barrière contre les pillards venus de Tripolitaine.
Des voix nombreuses s'élevèrent dès alors pour énumérer les méfaits du canal : ensalement des oasis, création de marécages « putrides », dépôts salins sur les rives qui, emportés par le vent et constamment régénérés, empoisonneraient l'atmosphère, etc. Au moment où la notion d'« époque glaciaire » venait d'apparaître, certains prétendirent que l'invasion marine saharienne créerait les conditions de retour des glaces sur l'Europe ! Des physiciens firent valoir à ce propos que les quantités d'eau qui s'évaporeraient étaient sans commune mesure avec celles issues de la Méditerranée. Bref, si les arguments pour la « Mer intérieure » étaient bien faibles, ceux de certains de ses contradicteurs manquaient de consistance.
Les Comptes rendus de l'Académie des sciences ont conservé la trace de la dispute. On fit valoir qu'une lagune sans circulation de retour finirait par se transformer en marais salant et par se combler. De Lesseps plaisanta cette grave objection en faisant valoir que ses propres calculs prévoyaient le colmatage du bassin en 1560 ans. « On aura le temps de voir venir ! ». Il oubliait de mentionner que les mêmes calculs montraient qu'en quelques années, le bassin des chotts aurait atteint le point de précipitation du sel gemme, soit plus de 300 grammes par litre.
En fait, l'opinion publique s'intéressait peu à l'affaire, sinon les journalistes. Mais les plus chauds soutiens de Roudaire et de Lesseps étaient des militaires et certains hommes politiques de toutes opinions. De Lesseps fut le moteur essentiel de l'affaire ; à défaut d'arguments scientifiques, il proclamait à qui voulait l'entendre que l'ambitieux projet ferait la prospérité de notre empire colonial naissant et la gloire retrouvée de la France. Rappelons que la défaite de 1870 avait laissé d'amers souvenirs.
Entre temps, le géologue Edmond Fuchs, travaillant dans la région de Gabès, indiqua que l'isthme qui séparait le golfe du chott Fedjej, prolongement oriental du Djerid, avait une altitude de 40 m et qu'il comportait un noyau de calcaires durs ; ces résultats furent confirmés par Auguste Pomel, et par une petite expédition italienne. Dans les milieux nationalistes, on se gaussa de celle-ci en termes sarcastiques. Quant aux travaux de Fuchs, ainsi que ceux de l'expédition italienne, on les ignora superbement.
L'Etat, non sans réticence, et la Société de Géographie, avec enthousiasme, accordèrent un faible crédit, et Roudaire et ses hommes partirent de Biskra en décembre 1874. Ne pouvant emmener des naturalistes, zoologistes, botanistes et géologues, il n'était accompagné, comme connaisseur de déserts, que de l'explorateur Henri Duveyrier (1840-1892), déjà célèbre par ses expéditions dans le Sud-Est algérien et auteur d'un beau livre, Les touaregs sur ce peuple quasi inconnu jusqu'alors. Duveyrier fit de bonnes observations sur la géomorphologie et la stratigraphie des terrains, malheureusement disséminées dans ses nombreux écrits et non coordonnées. Roudaire fit un gros travail de topographie, fut dépité de voir les altitudes négatives disparaître à l'approche du Chott Rharsa et, heureusement, reparaître près de la frontière tunisienne (non précisément déterminée à l'époque). Les terrains rencontrés, sables, graviers ou marnes, n'opposaient pas d'obstacle sérieux jusqu'au Rharsa.
La seconde expédition de Roudaire, plus modeste, partit du golfe de Gabès. Elle ne comportait aucune personne à compétence géologique, sinon un entrepreneur de travaux publics employé à Suez par de Lesseps. La déconvenue fut grande quand Roudaire constata que l'isthme était bien tel que Fuchs l'avait décrit, qu'il faudrait creuser dans des calcaires. Seconde déconvenue, la croûte au fond du Djerid se montra constamment à une altitude dépassant 17 m. Elle recouvrait un sédiment salin imbibé d'eau et totalement instable. Troisième déconvenue, le Rharsa et le Djerid, près de Tozeur, étaient séparés par une barre calcaire haute d'une centaine de mètres, s'abaissant toutefois à 30 m au sud de Nefta.
Roudaire fit son premier rapport officiel. Il tortura ses cartes pour démontrer que les travaux supplémentaires seraient modestes. Et il imagina qu'en perçant un petit canal provisoire à travers la deuxième barrière, l'écoulement des liquides contenus dans le Djerid provoquerait l'auto-approfondissement dudit canal, la gravité faisant la totalité du travail. Quant à l'isthme de Gabès, de Lesseps proclama superbement que les déblais rocheux serviraient à la construction des jetées du futur port.
Roudaire repartit une troisième fois en novembre 1878, cette fois accompagné d'une équipe de sondage et d'un ingénieur géologue, Léon Dru. Les sondages prouvèrent que le Djerid comportait une grande épaisseur de sédiments très meubles imbibés d'eau, ce qui contraignit Roudaire à modifier son projet une seconde fois, et à faire passer le tracé de son canal sur la rive nord du Djerid. Dru fit du bon travail, leva des coupes, ramassa des échantillons et des fossiles, qui furent déterminés par Munier-Chalmas. Il fut le premier à expliquer la présence permanente d'eau sous la croûte saline des chotts par la remontée d'eaux profondes, celles des terrains dénommés aujourd'hui « Continental terminal». Ces mêmes remontées alimentent toujours les oasis entourant les chotts, de El Hamma de Gabès jusqu'à Nefta.
Roudaire publia son second rapport. Celui-ci reprend pour l'essentiel les propos du premier, y ajoutant les quelques idées que lui-même et de Lesseps avaient entre temps publiées dans d'innombrables notes à l'Académie. Pour économiser le maximum de travaux, Roudaire imagina toutes sortes de tactiques plus saugrenues les unes que les autres. Les attaques de ses détracteurs fusèrent de plus belle, l'argument nouveau étant le prix sans cesse grandissant de l'entreprise projetée ; mais les géologues de leur côté avaient déjà tout dit ; cependant Georges Rolland rappela qu'il ne fallait pas confondre deux problèmes : celui, de nature historique, peut-on dire, d'une mer ayant existé dans un lointain passé, et celui de la faisabilité d'une entreprise technique et commerciale dont les résultats, bénéfiques ou non, posaient d'énormes problèmes.
Le second rapport relança une discussion qui s'était quelque temps un peu assoupie, et restreinte à un petit cercle d'initiés. Comme aujourd'hui, des journalistes en mal de copie relançaient épisodiquement l'affaire dans des journaux d'opinion. Mais les spécialistes du pays des chotts (Martins s'était rallié à eux, après avoir été partisan du canal) furent relayés par les ingénieurs : tenue des berges, évaporation, corrosion saline... L'ingénieur Badois fit valoir, ce qui n'avait pas encore été fait, que le peu d'énergie de l'eau dans un canal à pente minime, l'évaporation, l'infiltration dans les sables, interdiraient probablement à l'eau de parvenir jusqu'au chott Merouane.
De Lesseps, en l'absence de Roudaire malade, fit le trajet de Gabès à Biskra et soutira aux amis qui l'accompagnaient un nouveau rapport favorable aux travaux. Léon Dru n'en était pas, et les officiers qui avaient accompagné Roudaire dans sa première expédition refusèrent de prendre parti.
Las de ces disputes stériles et peut-être surtout des interventions incessantes de Ferdinand de Lesseps auprès de ses services et de lui-même pour intéresser l'Etat à l'affaire, le Président du Conseil Charles de Freycinet convoqua une grande assemblée de parlementaires, de militaires, de techniciens et de savants pour demander un avis définitif. L'épais rapport de cette commission mérite lecture, qui permet d'apprécier dans notre optique de fin du XXe siècle l'opposition entre l'opinion des quelques tenants du canal - dont surtout des généraux et des amiraux - et les démonstrations rigoureuses des scientifiques (où l'on doit relever particulièrement le nom du physicien Jamin, resté jusque-là en dehors du débat), et des ingénieurs évaluant, bien plus méticuleusement que de Lesseps et Roudaire, le coût des travaux, estimés par eux à un milliard de francs de l'époque. Et pourtant les deux hommes ne ménagèrent pas leurs efforts.
La Commission parlementaire donna un avis défavorable et définitif : l'Etat n'avait pas à financer une entreprise dont le destin était douteux.
Du coup, de Lesseps créa sa propre Société de la mer intérieure (au même moment, il avait bien du mal à financer son canal de Panama), qui acheta quelques milliers d'hectares au nord de Gabès, prélude à la création d'un futur Port-Roudaire. Le premier forage d'eau douce, abondant, déclina très vite. Le domaine périclita, de sombres manoeuvres pour jeter la poudre aux yeux des actionnaires furent décelées par ceux-ci et le domaine dut être vendu. De Lesseps, par ailleurs, n'obtint pas la concession des phosphates de Gafsa découverts par Philippe Thomas qui, avant sa mort prématurée, avait, lui aussi, condamné le projet de canal ; non plus que celle du chemin de fer Gafsa-Sfax. Il n'y eut plus grand chose à signaler pendant cinquante ans.
Nous renvoyons à l'article de Burollet (1995), pour la suite des travaux géologiques qui furent réalisés dans la partie tunisienne de la région. Ceux-ci, appuyés après 1945 par les nombreuses informations obtenues par les sondages pétroliers et les recherches hydrologiques, qui se sont poursuivies jusqu'à nos jours, ont permis d'avoir une idée assez complète de la structure de la région.
Il faut signaler ici les premières étapes de l'hydrogéologie de la bordure saharienne algérienne ; répertoriées par Justin Savornin en 1931. Celui-ci ne signale qu'une quarantaine de publications entre 1846 et 1930, ce qui est fort peu ; mais il n'était pas facile, avant la fin du XIXe siècle, de gagner le Sahara et surtout d'y travailler. Ce n'est qu'à partir de 1923 que le Service de la Carte géologique de l'Algérie commença à publier des rapports relatifs aux ressources en eau. Trois noms se détachent : ceux de Ludovic Ville, de Georges Rolland et de Savornin lui-même ; ce n'est que dans les années 1920 que l'on commence à voir se dessiner les grandes lignes du système hydraulique souterrain de la région qui nous intéresse ici.
La sédimentologie et la géomorphologie (Coque) appuyées sur des techniques modernes, ont pratiquement résolu les problèmes de stratigraphie et d'hydrogéologie.
Les reprises du projet, dans les années 1957-58, juste avant l'indépendance de l'Algérie, puis à nouveau en 1983 par l'Algérie et la Tunisie, se sont appuyées sur les études antérieures, avec le concours dans le premiers cas, de spécialistes de l'hydrogéologie (Escande et Thirriot), et dans le second, d'un bureau d'études suédois. Elles ont conclu à la faisabilité technique du projet, mais à sa totale inutilité pratique, en termes de « développement ».
Dans notre livre, nous avons largement évoqué les problèmes humains que la réalisation de la mer intérieure aurait posés : expropriations arbitraires - les terrains de nomadisation étant déclarés « res nullius » - achats à prix dérisoire de terres cultivées, ennoyage d'oasis, emploi de main-d'oeuvre sous-payée, tous problèmes évoqués à la va-vite par les promoteurs du projet ; sans parler des problèmes diplomatiques, que de Lesseps escomptait régler par son entregent : l'affaire du canal arrivant à un moment où la France, désormais installée en Algérie lorgnait vers la Tunisie, créa un incident diplomatique avec l'Italie, et les relations commerciales avec ce pays en furent fortement affectées. En fait, Ferdinand de Lesseps, saint-simonien et fanatique des canaux voyait surtout dans ce projet une affaire juteuse, qu'il soutint aussi longtemps qu'il le put physiquement, accablé par les soucis que lui causait l'Angleterre, qui mettait la main sur le canal de Suez, et ceux de l'affaire de Panama, qui était un gouffre en hommes et en capitaux. Mais De Lesseps soutint loyalement Roudaire dans son rêve jusqu'à la mort de celui-ci en 1885, des suites de « fièvres » contractées dans le sud.
Le rôle des géologues dans l'affaire de la « mer intérieure » fut fondamental car, étant les seuls à connaître le terrain, les mises en garde qu'ils ne cessèrent de faire eurent un rôle essentiel dans la décision de l'Etat, à la suite des travaux de la Commission parlementaire qui prononça un avis défavorable à l'engagement des travaux et à leur financement. Les grands géologues dont nous avons cité les noms mériteraient d'être tirés de l'oubli.
Fig. 1 : Carte de la région des chotts entre Gabès et Biskra. 1 : frontière algéro-tunisienne ; 2 : voie ferrée en service ; 3 : voie ferrée abandonnée ; 4 : route ; 5 : oléoduc ou gazoduc ; 6 : limite des chotts.
Nous donnons une importante bibliographie dans notre ouvrage.
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