COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 27 mai 1987)
Plus d'un siècle nous sépare des premières recherches étrangères au Maroc pour tenter de vérifier l'importance réelle des richesses minières que légendes et traditions avaient toujours attribuées à l'Empire Chérifien.
L'étude historique de ces travaux constitue un vaste domaine où un certain nombre de points restent encore obscurs, et le recul du temps est à peine suffisant à l'heure actuelle pour une étude en toute objectivité, par suite de l'intrication des éléments scientifiques et politiques à envisager.
A une époque où la réalisation d'un empire colonial était à peu près unanimement considérée comme un moyen d'expansion parfaitement légitime, ces richesses supposées devaient très vite attirer l'attention des grandes puissances européennes, principalement la France et l'Allemagne, ainsi d'ailleurs que l'Angleterre, toujours intéressée par une possibilité d'extension de son domaine colonial. Très rapidement le Maroc devait ainsi devenir le théâtre d'une âpre compétition économique et politique, plus ou moins bien dissimulée par le but prétendu exclusivement scientifique des expéditions étrangères.
Les résultats de ces diverses missions devaient rapidement se montrer positifs sur le plan scientifique, mais une grande incertitude devait subsister pendant assez longtemps sur la valeur économique réelle de ces découvertes, valeur souvent exagérée, comme dans le célèbre cas de l'affaire Mannesmann, ou, au contraire, volontairement dissimulée par peur d'une possible concurrence.
Il apparaît donc évident que l'on ne saurait aborder l'étude historique de ces recherches sans tenir le plus grand compte de la nature et des fluctuations de la politique étrangère au Maroc pendant la période considérée. Mais, pour des raisons d'ordre politique, il a été pendant longtemps difficile d'aborder ces problèmes avec une parfaite objectivité. Par ailleurs, de tels travaux restaient souvent fort incertains par suite de la difficulté ou même l'impossibilité d'accès à certains documents. Il en avait résulté, dans un certain nombre de cas, la formation de véritables légendes, dont le caractère plus ou moins fantaisiste devenait, avec le temps, de plus en plus difficile à démontrer.
Une mise au point de ces divers travaux s'était donc très vite révélée nécessaire ; il a fallu cependant attendre 1930 pour assister à la première (et d'ailleurs remarquable) tentative en ce sens, réalisée par P. Despujols, alors Chef du Service des Mines du Protectorat. Avec l'"Historique des recherches géologiques au Maroc des origines à 1930" (1) et l'"Historique des recherches minières au Maroc de l'origine à 1930" (2), il a brossé un tableau particulièrement vivant de la rapide évolution de ces travaux ainsi que des personnages, souvent pittoresques, qui y avaient pris part. Ainsi que l'a fait remarquer Ph. Morin (3) : "l'intérêt particulier de ces ouvrages provient du fait que l'auteur y fait non seulement état de nombreux travaux inédits actuellement disparus, mais surtout qu'il a été le plus souvent témoin des faits qu'il rapporte".
Malgré leur ancienneté, ces ouvrages constituent encore une base indispensable pour toute étude historique de l'industrie minière au Maroc. Ils n'ont malheureusement jusqu'ici fait l'objet d'aucune refonte.
Cependant, par suite de sa position de Chef du Service des Mines, P. Despujols était, dans une certaine mesure, tenu de se conformer à l'interprétation officielle de certains événements. De plus, bien des documents étrangers, dont on verra plus loin l'importance, ne pouvaient être à sa disposition. Enfin, sous peine de voir ses ouvrages s'enfler démesurément, il n'avait pu donner qu'une version réduite de l'historique, parfois fort complexe, de certaines découvertes, en particulier de celle des immenses gisements de phosphate qui constituent l'essentiel des richesses minières du Maroc. En effet, cette découverte s'est faite en plusieurs étapes, souvent accompagnées de circonstances assez singulières dont la première a été parfaitement mise en évidence par A. Beaugé (4) qui a souligné la néfaste influence des "idées préconçues" : depuis la découverte par Philippe Thomas en 1885 des phosphates en Tunisie , puis en Algérie, ces deux pays avaient fait l'objet d'une active prospection. La situation politique du Maroc, pays indépendant, rendait évidemment plus difficile les possibilités de prospection, mais aucune tentative ne fut effectuée en ce sens par le gouvernement français, car il était admis, dans les milieux scientifiques, que l'Eocène, à l'ouest de l'Algérie, présentait des faciès de mer profonde, où la sédimentation phosphatée ne pouvait se produire ; opinion ne reposant sur aucune base sérieuse, et dont l'avenir devait démontrer le dogmatisme et la fausseté. Cette malencontreuse affirmation devait, pendant plus de vingt ans, paralyser toute tentative française de recherche de phosphate au Maroc. Par ailleurs, dans l'historique de la recherche phosphatière au Maroc, certains faits paraissent difficilement explicables. C'est ainsi que l'on peut constater qu'à la suite de la célèbre note de A. Brives (5) signalant : "l'extrême importance de l'étude du Suessonien à cause de la recherche du phosphate", il n'est fait aucune allusion à de possibles gisements phosphatés jusqu'à la non moins célèbre note de 1908 où A. Brives signale pour la première fois la présence d'un niveau phosphaté au flanc du plateau de Guergouri, au Sud de Marrakech (6) (Fig.1).
Or, malgré son évident intérêt scientifique, cette note peut paraître assez singulière. En effet, dans deux notes antérieures (1905-1906) A. Brives et A. Braly avaient, fort justement d'ailleurs, attribué à l'Eocène les séries de Chichaoua et d'Imi n'Tanout, où ils avaient identifié des Thersitées (7). Or, à Chichaoua, les niveaux calcaires à Thersitées (Hemithersitea maroccana Sav.) constituent les assises supérieures du Jebel Tilda, couronnant une série phosphatée de plus de 100m de puissance, parfaitement visible (8) (Fig.2). Il en est de même à Imi n'Tanout où la série est de puissance analogue, et aisée à identifier. On est donc amené à admettre que Brives et Braly, dès 1905, avaient reconnu une grande partie de la zone actuellement désignée sous le nom de "gisement des Meskala", sans paraître avoir décelé la présence du phosphate, affleurant pourtant de toutes parts, alors que Brives avait pu le reconnaître au plateau de Guergouri, gîte dont l'extension, ainsi que la valeur économique, est insignifiante.
Il est difficile d'admettre qu'un géologue de la valeur de A. Brives ait pu parcourir le gisement des Meskala, y récolter de nombreux fossiles sans avoir décelé le phosphate, qu'il connaissait cependant, puisqu'il l'avait identifié à Guergouri. On peut donc se demander si Brives n'avait pas, dès 1905, découvert le gisement des Meskala, mais que, pour des raisons qui nous échappent, il n'eût pas voulu en faire état.
Toutes les hypothèses restent permises, mais on peut penser que sa vive rivalité avec Louis Gentil aurait pu être une cause d'une telle décision. Il reste donc certain que, de 1908 à 1917, aucune recherche sérieuse de phosphate n'a eu lieu au Maroc, bien qu'en 1912, F. Busset puis MM. Combelas et Lamolinerie aient signalé la présence de phosphate dans les environs d'El Borouj (sud du plateau des phosphates).
Il semble donc que, entre 1885 et 1920, le gouvernement français n'ait témoigné aucun intérêt à une prospection systématique du phosphate, même après l'instauration du protectorat, puisqu'il est bien connu que l'énorme gisement des Oulad-Abdoun (Khouribga) fut découvert absolument par hasard, et non à la suite d'une prospection systématique.
Bien différente fut l'attitude des autres puissances, et principalement de l'Allemagne, qui voyait d'éventuelles sources de matières premières dans les possibles richesses minières du Maroc, et avait très vite cherché à les évaluer grâce à l'envoi de nombreuses missions scientifiques, comprenant en général géologues, géographes et économistes.
Mais, pour bien comprendre le déroulement de ces recherches et leurs incidences politiques, il est indispensable de faire appel à l'Historien. C'est pourquoi j'ai demandé à mon ami Henri Rungs, particulièrement érudit en histoire marocaine, de bien vouloir rédiger la partie historique de cette note qui permet ainsi de comprendre la politique de recherche minière de l'Allemagne et ses conséquences.
Lorsque, l'an passé, mon ami Henri Salvan m'a demandé si je n'avais pas dans les archives quelques références se rapportant à la découverte des phosphates au Maroc, j'ai aussitôt pensé au remarquable travail de Jean-Louis Miège sur "Le Maroc et l'Europe de 1894 à 1930" (9) et à celui de Pierre Guilhem sur "L'Allemagne et le Maroc de 1870 à 1905" (10).
Reprenant la lecture de ces deux ouvrages, j'ai trouvé les plus intéressants renseignements dans le travail de P. Guilhem. Il y a étudié d'une façon détaillée l'effort des Allemands pour la pénétration, l'exploration et l'exploitation du sous-sol marocain. Si la prospection fut souvent couverte par le succès, il n'en fut pas de même de l'exploitation.
Exposer ex abrupto les résultats des recherches minières au Maroc ne rendrait pas compte de l'énorme compétition que se livraient alors les nations espagnole, française, allemande et anglaise. C'est la raison pour laquelle, ayant extrait de l'oeuvre de Guilhem ce qui se rapportait aux problèmes miniers, j'ai essayé de résumer en quelques pages l'énorme effort du jeune Empire Allemand, avide de développer au Maroc son influence, son commerce, et aussi d'y trouver les matières premières pour alimenter son agriculture et sa dévorante industrie.
C'est entre la victoire de Sadowa, le 14 juin 1866, et celle de Sedan, du 2 septembre 1870, que l'Empire Allemand réussit à se regrouper autour du royaume de Prusse. En moins de cinq années l'homogénéïté nationale était réalisée par l'Empereur Guillaume 1er. La Galerie des Glaces de Versailles résonnait encore de la proclamation au monde entier de la naissance de l'Empire allemand, que celui-ci pensait déjà orienter l'influence germanique vers l'Afrique.
Déjà, pendant la guerre de 1870, Bismarck avait intrigué en Afrique du Nord pour empêcher Napoléon III d'utiliser dans la guerre ses forces originaires d'Algérie. Il confia alors au professeur d'arabe Wetzheim le soin de provoquer de l'agitation en Algérie (11). Associé à l'explorateur Rohlfs, ils parvinrent à obtenir l'alliance du fils de l'émir Abdelkader, Mehiddin. De Tunisie, ils firent parvenir à la population algérienne des proclamations l'incitant à la révolte. Mais la France obtint du Bey de Tunis l'expulsion de ces agitateurs.
Bismarck décida alors d'envoyer le Professeur Wetzheim à Tanger. Celui-ci, aidé par le consul de Belgique Dalvin, tenta à travers le Rif, de rejoindre les Beni-Snassen, et, par eux, de contacter les tribus frontalières algériennes en pleine agitation, mais des brigands rifains pillèrent l'expédition, qui rejoignit difficilement Gibraltar. C'est à partir de ces actions que Bismarck put apprécier l'importance du Maroc, tant au point de vue commercial et économique que politique (12).
Dans le même temps, l'action patriotique de nombreuses sociétés scientifiques, géographiques en particulier, jouèrent un rôle important dans l'exploration du Maroc et dans la détermination de Bismarck d'exercer une influence dans ce pays. De savants explorateurs présentaient ce pays comme celui de Cocagne ! De nombreuses missions scientifiques financées par ces sociétés furent alors autorisées par le gouvernement impérial à explorer le Maroc.
Pendant l'été 1870, les Dr Friedrich Noll et Hermann Grenacher, spécialistes en zoologie, explorèrent la côte occidentale pour le compte de la fondation Ruppell. Cette première apparition de l'Allemagne au Maroc déclencha une très forte émotion, tant auprès des autorités locales que des autres pays européens.
En mai 1872, c'est l'expédition du géologue Karl von Fritsch [1838-1906] et du naturaliste Johannes Rein, qui débarque à Mogador. Ils explorèrent les contreforts de l'Atlas, puis regagnèrent Tanger. Les récits et les conférences au sujet de ce voyage eurent un grand retentissement en Allemagne (13) : l'opinion était enfin sensibilisée au problème marocain (14).
Gerhardt Rholfs, écrivain talentueux, voyagea à son tour au Maroc. Ses écrits ont "pour ainsi dire, popularisé le nom du Maroc en Allemagne". Il disait : "Ne devrait-on pas penser que ce pays, qui surpasse par sa fertilité et la richesse de sa végétation tous les pays méditerranéens, et dont les montagnes enferment des mines inépuisables, ne devrait-on pas penser qu'un tel pays devrait être le but d'une expansion européenne"... "Son sous-sol renferme en abondance", disait-il encore, "fer, cuivre, antimoine, charbon, métaux précieux et peut-être même du pétrole"...
Cette propagande pour l'expansion allemande au Maroc ne fit que confirmer l'Empereur dans son désir de s'implanter dans ce pays. En décembre 1873, Bismarck désigna von Grelich avec le titre de consul général à Tanger (15) ; le 22 mars 1874, il transforma son titre en celui de Ministre résident (16). Cette création ne fut pas sans inquiéter Alger et le gouvernement français. En Allemagne, les sociétés savantes s'intéressèrent de plus en plus à la recherche au Maroc ; en particulier, le "Verein zur Forderung überseeische Beziehungen" (Association pour la création de relations outre-mer), dirigée par l'armateur Schultz, installa à Casablanca en 1877 le commerçant Neumann.
Le Deutsche Kolonial Verein (Association coloniale allemande) fut alors créé en Allemagne, et plusieurs revues furent éditées à partir de 1879 "pour mener une campagne en faveur des échanges avec les autres continents" (17).
En mai 1878, une ambassade marocaine se rendit à Berlin, conduite par Si Taïbi ben Hima. Des avantages commerciaux, diplomatiques et militaires furent alors concédés aux sujets de l'Empire allemand. Un aventurier, Jakob Schaudt, profita de cette situation. Converti à l'Islam, il prospecta pendant plusieurs années à l'intérieur du Maroc, et remit à Weber, alors Ministre de l'Allemagne à Tanger, de nombreux échantillons de minerais de toutes natures.
La France s'inquiéta de la rapide expansion de l'influence allemande, mais comme Bismarck était alors favorable à l'installation de l'influence française au Maroc, "champ d'action naturel de la France" (18) depuis la victoire électorale de Gambetta, en octobre 1877, la situation évolua favorablement, en quelque sorte, en compensation de la perte de l'Alsace-Lorraine.
A la conférence de Madrid, Bismarck soutint le point de vue de la France, et Charles de Freycinet le remercia alors en termes chaleureux pour cette attitude amicale. Cependant, la France repoussa courtoisement les avances germaniques et refusa d'entrer dans le chemin de la réconciliation avec l'Allemagne. Bismarck se tourna alors vers l'Angleterre et donna libre cours à toutes les initiatives allemandes au Maroc... "pour créer un faisceau d'intérêts dont la chancellerie impériale doit à présent tenir compte" (1885) (19). Ainsi l'Allemagne continua avec succès à développer son implantation au Maroc.
En 1886, on y comptait huit firmes allemandes. L'accueil des dirigeants et du peuple marocain devant cette implantation allemande massive fut mitigé. Elle fut bientôt acceptée en haut lieu pour contrebalancer l'influence française et anglaise. La famille Bargach ne cachait pas sa germanophilie (20), et Mohammed Bargach, alors représentant du Sultan Moulay Hassan à Tanger, écrivait à son souverain en 1883 : "Ne te confie pas aux Anglais, ne demande conseil à aucun autre représentant qu'à celui de la Prusse allemande" (21).
C'est à la faveur du succès de la diplomatie impériale que va se développer à partir de 1885, sur tout le territoire marocain, une ère nouvelle de prospection allemande, fortement soutenue et encouragée par l'opinion publique allemande. Les propagandistes furent des nationalistes acharnés qui ne faisaient aucun cas des bouleversements que risquait d'entraîner l'application de leurs projets sur le territoire marocain. En Allemagne, ils multiplièrent leurs publications, leurs conférences, et informaient par tous les procédés possibles, non seulement la population, mais encore les grandes firmes et les banques : il faut développer le commerce avec le Maroc, il faut défendre les intérêts germaniques au Maroc ; il faut créer des routes, des chemins de fer, des compagnies de navigation au Maroc ; il faut y envoyer des missions pour prospecter le sous-sol marocain...
Theobald Fischer (1846-1910) fut, avec son disciple Joachim von Pfeil, le principal propagandiste allemand entre 1870 et 1905. Dès 1886, Fischer se spécialisa dans l'étude de l'Afrique du Nord (exploration de la Tunisie et de l'Algérie en 1886, du Maroc en 1888). Il fit partie de la Commission permanente dirigée par le "Centralverein fur Handelsgeographie" (Association centrale de géographie économique) pour coordonner non seulement l'exploration scientifique du Maroc, mais aussi son exploration économique. Professeur à la faculté de Marburg, il fit préparer par ses élèves des thèses sur la géologie et la morphologie de l'Atlas. C'était un actif défenseur de l'expansion coloniale allemande, et il avait fondé en 1882 la Deutscher Kolonialverein (Ligue coloniale allemande). Fischer fut subventionné par plusieurs sociétés savantes pour diriger une deuxième expédition scientifique au Maroc, avec entre autres missions : "d'étudier en détail les riches zones des terres noires qui s'étendent de Casablanca à Safi ; de reconnaître les gisements miniers du Jebel Hadid, non loin de Mogador et du Jebel Zerhoun près de Meknès". Il débarqua à Tanger le 5 février 1901, mais les sondages qu'il effectua dans le Jebel Hadid éveillèrent la méfiance des populations, et il dut interrompre ses recherches. Les conférences qu'il prononça par la suite entraînèrent de nouvelles vocations (Arnold en géographie économique, Schnell en géologie de l'Atlas, Genthe en géographie, Kampfmeyer sur la vie économique du Maroc).
Sous la pression de ces travaux, le monde scientifique allemand s'enflamma. Il était arrivé à convaincre ses citoyens que le Maroc constituait un objectif de premier choix qui ne devait pas échapper à l'Empire. En 1901, il réclama "de façon pressante" l'élargissement de l'influence allemande au Maroc, voire jusqu'à une annexion militaire. Mais il ne fut pas suivi par le gouvernement qui ne montra aucun enthousiasme à cette propagande forcenée. En France, ces théories germanophiles furent violemment prises à partie, dans la Revue du Comité de l'Afrique française, par de Segonzac (1903).
Le Comte Joachim von Pfeil était un voyageur géographe, colonialiste, membre de la Deutsche Kolonial Gesellschaft. Il fut séduit par le Maroc lors d'un voyage à Tanger en 1887. Admirateur de Fischer, il entreprit une exploration du Maroc en 1899. Au cours de celle-ci, il pensa "que le Maroc devait devenir "Reichsland" sous la régence héréditaire d'un prince allemand". L'Auswartiges Amt (Ministère des Affaires étrangères) ne prit pas en considération ces projets farfelus. Cependant, l'action impérialiste de Fischer et von Pfeil laissa une forte impression dans l'esprit des Allemands et y suscita une forte xénophobie anti-française.
Pour les Allemands, les difficultés ne tardèrent pas à apparaître, tant avec le Gouvernement qu'avec les représentants de l'Angleterre. Déjà, en 1882, John Drumond Hay pressait le gouvernement marocain d'être particulièrement prudent et ferme sur trois points vis-à-vis de l'Allemagne : l'intégrité territoriale, la question des chemins de fer et les concessions minières et agricoles.
Pour sa part, Hassan 1er avait à plusieurs reprises tenté d'exploiter pour son compte certains gisements miniers : le charbon, en 1883 dans la région de Tanger, ainsi que le plomb et le cuivre dans le Souss ; l'antimoine en 1885 dans la région de Ceuta (en concession), de 1886 à 1888, le fer du Jebel Hadid près de Mogador, ainsi que le plomb et le cuivre des Ait Brahim, dans le Souss. Ces exploitations avaient été confiées au riche Si Kaddour El Fellah. Toutes ces tentatives échouèrent à cause du manque de routes et de moyens de transport. Les réticences du Gouvernement marocain à confier l'exploitation de ses mines à des étrangers se comprenaient : le Sultan craignait l'exploitation "savante" des richesses minières de l'Empire Chérifien, et que le capital européen qui soutiendrait ces entreprises n'absorbe bientôt toute l'activité du pays (22).
Malgré cette position du gouvernement marocain, bien connue de tous les protagonistes, l'Angleterre et l'Allemagne continuèrent la surenchère. Une mission Smith fut envoyée à Fes par l'Angleterre. Cette mission souleva la question de l'exploitation des mines et des travaux publics. L'Allemagne se méfiait d'une entente franco-anglaise, dont elle risquait de faire les frais ; mais l'arrogance de Smith indisposa Hassan 1er, et il fut rappelé à Londres par le nouveau cabinet Gladstone.
C'est alors, le 7 Juin 1894, que mourut le Sultan Moulay Hassan au cours d'une campagne militaire dans le Sud. Ce fut son fils Moulay Abdelaziz, âgé de 16 ans, qui lui succéda, sous la régence de Ba Hamed, Grand Vizir et confident du feu Sultan. Le nouveau Chérif fit connaître à l'Ambassadeur d'Allemagne von Tattenbach, sa volonté de demander conseil à l'Allemagne "comme son père le faisait" (23). Dans cette atmosphère favorable, l'Allemagne put aisément faire progresser ses intérêts, tant du point de vue militaire que financier et économique.
C'est alors que von Tattenbach, sous la pression de la grosse finance allemande, tenta d'obtenir, une fois de plus, des concessions minières. Il connaissait déjà les richesses du sous-sol par Gross, qui, en 1893, avait signalé l'importance des gisements de fer dans l'Atlas et dans le Rif. C'est alors que le bruit courut en Allemagne de la découverte du phosphate de chaux. Dans une lettre adressée à l'Auswartiges Amt en 1896, nous rapporte Pierre Guilhem (24) "la firme F. Gesterding relève les besoins croissants de l'Allemagne en phosphate ; elle se propose d'envoyer une mission géologique et demande l'appui du Gouvernement pour obtenir l'autorisation d'exploiter les gîtes découverts". Ces gîtes sont connus de cette firme puisqu'elle signale que la maison de Londres Andrew Hunter & Co s'intéresse aussi à l'affaire et a déjà examiné des échantillons de phosphates marocains. L'Auswartiges Amt répond le 30 mars 1986, à cette maison, de s'adresser directement à la légation allemande au Maroc (25).
D'autre part, l'importante maison d'import-export Sigmund Robinson und Sohn, qui a, comme principaux représentants au Maroc Semtob et A.H. Cohen, et qui a des agences à Tanger, Rabat, Safi et Mogador, s'intéresse particulièrement au phosphate (26). Elle s'informe de la possibilité d'exploiter "les riches gisements de phosphates des montagnes de l'Atlas" (27), mais ne semble pas posséder les informations de la firme Gesterding, qui, gardant le secret, n'a aucune envie d'être supplantée par des concurrents anglais et allemands.
C'est alors que les rapports germano-marocains s'enveniment à la suite de l'assassinat de deux ressortissants allemands, Neumann et Rokstroh. Von Tattenbach utilisa la manière forte et l'arrogance pour obtenir réparation, ce qui déclencha son rappel en Allemagne en décembre 1895. A la suite de ces événements, les Allemands n'obtinrent plus aucun avantage minier, malgré le rapprochement réalisé après l'invasion du Touat par les troupes françaises. Malgré cela, les Allemands ne désespèrent pas et tentèrent encore plusieurs fois des démarches pour l'exploitation des mines marocaines.
En 1897, malgré l'interdiction formelle du Gouvernement marocain d'exploiter le sous-sol, deux industriels allemands, Krake et Hake recueillirent des échantillons de minerai de fer au sud-est de Casablanca (?) dans une ancienne mine indigène. Cette découverte suscita l'intérêt de deux firmes de la ville de Brunswick. Mais, malgré les efforts du Consul Bruck, le Maghzen opposa un refus formel à l'exploitation étrangère (28).
En 1901, Fischer découvrit de beaux échantillons d'hématite à 62% de fer dans le Jebel Hadid. Burger, directeur du Shalker Gruben und Huttenferien fit pression pour obtenir une concession d'exploitation. Krupp se joignit à ce projet et conseilla, pour avoir une meilleur chance de succès, de demander la participation de la France. Les Marocains firent traîner les pourparlers, et c'est le Quai d'Orsay qui opposa un veto formel en 1904.
En 1902, les firmes métallurgiques allemandes demandèrent à l'Auswartiges Amt d'obtenir des concessions sur les mines de fer. Elles prièrent Th. Fischer d'établir un catalogue de toutes les ressources minières du Maroc. Le Gouvernement marocain s'opposa à toute transaction.
En 1903, la mission Rudolph Zabel recueillit de nombreux échantillons minéraux dans le Zerhoun et signala la présence de pétrole. Zabel fut reçu par le Sultan Moulay Abdelaziz, mais il n'obtint rien de lui. La même année, la mission Albrecht Wirth fut envoyée dans le Souss grâce à la sauvegarde du gouverneur de Marrakech, Moulay Hafid. La Warens-Kommission Bank de Hambourg, qui finançait l'affaire, n'obtint aucun avantage.
En 1904, ce sont les accords franco-anglais qui réduisent encore les chances de succès de toutes les tentatives allemandes.
En 1905, pour faire contre-poids à la mission géologique française dirigée par Paul Lemoine, l'Allemagne organisa la mission de l'ingénieur des mines Gorwitz pour explorer le Haut Atlas et le Souss (29). Au cours de la très courte visite de Guillaume II à Tanger, des demandes d'exploitation furent réclamées pour le fer, le zinc et le pétrole, et, à la suite de ce voyage, le géologue Langenheim fut envoyé en résidence permanente à Tanger.
La crise de 1905 entre la France et l'Allemagne fut déclenchée par le veto de la France à une collaboration franco-allemande en particulier dans le domaine minier ; cela malgré l'évolution favorable des pourparlers entre le groupe français Schneider et les Allemands. Delcasse voulait réserver à la France le monopole de toutes les entreprises minières. Il est vraisemblable que si Delcasse avait à ce moment-là proposé des garanties aux intérêts allemands, le Gouvernement impérial s'en serait satisfait (30). En 1906, c'est la conférence d'Algésiras qui débuta le 16 janvier.
Au moment précis où l'Allemagne, de 1896 à 1902, aurait pu obtenir l'exploitation des mines de phosphate, la conjoncture politique lui fut défavorable. La menaçante diplomatie de von Tattenbach au cours des affaires Neumann et Rockstroh, la présence permanente de navires de guerre allemands à chaque revendication indisposèrent Abdelaziz contre l'Empire germanique. Pendant ce temps, Anglais et Français arrivaient à se mettre d'accord au détriment de l'Allemagne et des autres puissances intéressées ; l'Angleterre trouvait d'autres intérêts en Egypte. Ainsi, à cette époque aucune nation ne put exploiter cette colossale découverte du phosphate de chaux au Maroc.
Le privilège en revint aux Français, qui, après la découverte des gisements phosphatiers de Tunisie et d'Algérie en 1885, eurent l'avantage de redécouvrir, quinze ans plus tard, le plus important gisement mondial de phosphate dans les plaines marocaines.
L'étude ci-dessus n'apporte que peu de renseignements sur la découverte des phosphates au Maroc, cependant le livre n'est pas fermé, et il sera toujours temps d'explorer les archives anglaises et allemandes. On doit pouvoir trouver trace des recherches de la firme anglaise Hunter & C. ainsi que de l'intérêt que les firmes allemandes F. Gesterding et S. Robinson und Sohn portaient à cette question.
Malgré l'importance des faits relatés ci-dessus et leur intérêt capital pour la compréhension du déroulement de la recherche minière au Maroc entre 1850 et 1920, seules quelques lueurs viennent éclairer d'un jour nouveau l'énigme de la réelle découverte des phosphates marocains.
On a souligné précédemment combien il peut paraître étrange que A. Brives ait traversé l'énorme gisement des Meskala, y ait récolté des fossiles et n'ait point signalé l'existence du phosphate, pourtant fort visible alors qu'il le "découvrit" dans le minuscule affleurement de Guergouri, sans paraître en avoir envisagé une possible extension. De la même manière, il peut paraître non moins étrange que les géologues allemands Theobald Fischer et Joachim von Pfeil aient parcouru la région du Plateau des Phosphates sans avoir rien remarqué.
On peut se demander si, dans les deux cas, les gouvernements respectifs n'avaient pas mis un veto à la publication de telles découvertes dont les répercussions en politique extérieure n'auraient pas manqué d'être considérables.
D'autre part, on a pu constater que, dès 1896, les Allemands étaient au courant de la présence de phosphate au Maroc, ainsi d'ailleurs que les Anglais, qui en auraient déjà étudié des échantillons. Il est donc vraisemblable que les nombreuses expéditions allemandes ayant parcouru le Maroc de 1896 à 1912 aient été au courant de la présence de phosphate du Maroc, et qu'elles aient été plus particulièrement orientées sur la recherche de phosphate, tout en maintenant ce but dans le secret.
Le cas des Anglais mérite également de retenir l'attention : on peut en effet se demander comment les Anglais étaient en possession d'échantillons de phosphate dès 1895. On peut envisager l'interprétation suivante : les Anglais possédaient le long des côtes marocaines un certain nombre de factoreries permettant le commerce avec les tribus de l'intérieur, depuis Tarfaya jusqu'en Mauritanie, c'est-à-dire, dans le cas de Tarfaya, à une distance relativement faible de la partie la plus occidentale des gisements phosphatés du Sahara occidental (zone de Seguiet el Hamra). Il ne paraît donc pas impossible que les échantillons examinés par la firme Hunter and Co aient pu provenir de ces gisements et auraient été apportés par des nomades aux factoreries britanniques. Il ne s'agit certes que d'une hypothèse, mais elle paraît vraisemblable, car on ne connaît pas de trace de missions britanniques ayant traversé les autres gisements marocains, à moins qu'il ne s'agisse d'échantillons provenant des Meskala apportés au consul anglais de Mogador. Il semble toutefois que, dans ce cas, le gouvernement anglais aurait cherché à profiter de la découverte.
Il apparaît également que deux faits très importants sont intervenus pour empêcher l'établissement au Maroc des Allemands, qui paraissaient pourtant disposer d'atouts sérieux : le premier, au Maroc, où von Tattenbach, par sa maladresse brutale, avait vivement froissé la susceptibilité des Marocains ; l'autre, en Allemagne, où les excès du pangermanisme de von Pfeil avaient indisposé l'Auswartiges Amt, qui ne prit pas ses projets au sérieux.
Par ailleurs, il paraît vraisemblable que des raisons de politique extérieure aient empêché la publication de possibles découvertes de von Pfeil en 1899 ou de A. Brives en 1905. En effet, à cette époque, le Maroc était un État indépendant, et ni la France ni l'Allemagne n'avaient intérêt à ébruiter une découverte de gisement de phosphate, qui aurait très certainement augmenté d'une manière considérable les exigences du Gouvernement marocain en cas de futures négociations.
De telles pratiques de "mise au secret" sont d'ailleurs courantes à l'heure actuelle, principalement dans les cas de la recherche de pétrole et de minerais radioactifs ou stratégiques. Il n'en fut plus de même après l'établissement du Protectorat et les "découvertes" de gisements se multiplièrent à partir de 1917.
Mais, dans le cas où il n'y aurait eu aucun veto de la part de la France ou de l'Allemagne ; si l'on ne peut contester à A. Brives le mérite d'avoir le premier signalé l'existence de phosphate au Maroc, il faudrait alors admettre que seul le hasard a été à la base de la découverte des grands gisements marocains, ce qui ne laisse pas d'être assez décevant en même temps qu'un peu invraisemblable.
C'est pourquoi l'on doit espérer, avec H. Rungs, "que le Livre n'est pas fermé" et que l'on puisse un jour éliminer les nombreuses incertitudes rencontrées dans l'historique de la découverte des phophates marocains.
(2) P. DESPUJOLS : Historique des recherches minières au Maroc (zone française) des origines à 1930. Notes et Mém. Serv. Mines et Carte géol. Maroc, Rabat, n°37, 1936.
(3) Ph. MORIN : P. Despujols In Bibliographie analytique des Sciences de la Terre. Maroc et régions limitrophes depuis le début des recherches jusqu'en 1964. Notes et Mém. Serv. géol. Maroc, Rabat, n°182, t.I, 1965.
(4) A. BEAUGE : Maroc. Historique - Géologie - Organisation générales des exploitations. In "Les ressources minérales de la France d'Outre-Mer, tome IV : Phosphate. Publ. Bur. Et. Géol. et Min. Col. Editions Géogr., Paris, p.15-48., 1935.
(5) A. BRIVES : Contribution a l'étude géologique de l'Atlas marocain. Bull. Soc. géol. France, 4ème série, t.V, p.379-398, 1905.
(6) A. BRIVES : Sur le Suessonien et l'Eocène de la bordure nord de l'Atlas marocain. C.R. Acad. Sci. Paris, t.146, p.873-875, 1908.
(7) A. BRIVES et A. BRALY : Sur la constitution géologique de la plaine de Marrakech et du plateau des Rehamna (Maroc). C.R. Somm. Soc. géol. France, 18 décembre 1905, p.193-194, et Bull. Soc. géol. France, 4ème série, t.V, p.754-755, 1905-1906.
(8) H.M. SALVAN : Le gisement des Meskala In "Géologie des gîtes minéraux marocains", tome III : Phosphates. Notes et Mém. Serv. géol. Maroc, n°276, p.178-187, 1986.
(9) J.-L. MIEGE : Le Maroc et l'Europe de 1830 à 1894. Presses Univ. Fr., 1961
(10) P. GUILHEM : L'Allemagne et le Maroc de 1870 à 1905. Presses Univ. Fr., 1967.
(11) Ibid., p.17.
(12) Ibid., p.19.
(13) Karl von FRITSCH : Reisebilder aus Marokko. Mitteilungen des Vereins fur Erdkunde zu Halle, 1877.
(14) Karl von FRITSCH : Ueber die geologischen Verhältnisse von Marokko. Zeitschrift fur die gesamte Naturwissenschaft, 1881.
(15) P. M0HR : Le Maroc et les intérêts allemands. Frankreich und Marokko, Berlin, 1926.
(16) Ibid., p.30.
(17) Ibid., p.48.
(18) Ibid., p.91.
(19) Ibid., p.115.
(20) Ibid., p.69.
(21) Ibid., p.70.
(22) JAURES cité par Georges OVED in "La gauche française et le nationalisme marocain". L'Harmattan, Paris, 1984, tome 1, p.20.
(23) Ibid., p.317.
(24) Ibid., p.335.
(25) Archives de Potsdam Deutsches Zentralarchiv Fods Auswartiges Amt (in-16, p.335 note 5).
(26) Ibid., p.471.
(27) Archives de Bonn Deutsche Gesandtschaft (Tanger n°88/1, Hamburg 6;2 Mogador 22/2/1896) cette firme s'était adressée au Vice Consul d'Allemagne à Mogador.
(28) Ibid., p.512.
(29) Ibid., p.854.
(30) Ibid., p.887.
Figure 2 : Coupe schématique de la série phosphatée du Jebel Tilda d'après H.M. Salvan (1986).
20 : alternance marnes et calcaires 19 : marnes blanches et roses 18 : phosphate sableux gris 17 : alternance marnes calcaires et silex 16 t silex brun 15 : phosphate (couche 0) 14 : marnes roses et jaunes 13 : phosphate (couche 0) 12 : calcaire phosphaté à Cardita coquandi (niveau repère)
11 : marne phosphatée grise 10 : phosphate (couche I) 9 : silex brun mur de la couche I (niveau repère) 8 : phosphate (couche II) 7 : marnes roses et jaunes 6 : phosphate marneux (couche III) 5 : calcaire phosphaté à Baculites (niveau repère) 4 : marnes roses et jaunes 3 : phosphate marneux (couche IV) 2 : marnes phosphatées 1 : calcaire jaune du Cénomanien-Turonien Les niveaux 2 à 9 représentent le Maastrichtien. Les niveaux 10 à 12 représentent le Montien. Les niveaux 13 à 18 représentent le Thanétien et l'Yprésien. Les niveaux 19 à 21 représentent le Lutétien inf. et moyen. |