COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (Séance du 10 juin 1981)
On lit dans des traités et des articles, dûs à d'excellents géomagnéticiens, que GAUSS en 1838 aurait démontré que le champ magnétique terrestre (CMT) dérive d'un potentiel scalaire, et que son origine est à l'intérieur de la Terre. Lucien ROMANI m'a fait remarquer que ces deux énoncés sont inexacts : tout champ magnétique (CM) dérive non d'un potentiel scalaire mais d'un potentiel vecteur, et la démonstration de GAUSS se ramène à 0 = 0, et donc ne nous apprend rien (ceci n'exclut d'ailleurs pas que le CMT soit en bonne partie d'origine interne ; la démonstration valable reste simplement à fournir).
La figure 1 montre les différences frappantes entre les champs dérivant respectivement d'un potentiel scalaire et d'un potentiel vecteur. Leur géométrie et leurs symétries sont toutes différentes.
1821. - POISSON a le mérite de proposer la première théorie du magnétisme. Malencontreusement, il admet la notion de masses magnétiques, hypothétiques, qui induiront en erreur bien des chercheurs.
1828. - GREEN énonce un théorème fondamental, que GAUSS retrouvera indépendamment en 1838, et qui, depuis, porte son nom. Mais nul ne prête attention au résultat de GREEN. Celui-ci a aussi le mérite d'introduire en physique le mot potentiel (potential).
1831 à 1846. - FARADAY émet des réserves quant à l'existence de particules et il introduit les notions de champ et de lignes de force. Dans aucun de ses écrits que j'ai consultés, je n'ai trouvé mention de couples de forces, ni de moments. Il est bien connu, et souligné par ses biographes, que FARADAY n'était pas mathématicien. Il n'était guère intéressé par la mécanique.
1832 à 1839. - GAUSS, avec son jeune collaborateur WEBER, fait faire des progrès décisifs dans la connaissance du CMT : 1°. Mesures organisées dans toutes les parties du Monde. -2°. Nouveau magnétomètre. -3°. Atlas (1840) de planisphères admirablement conçus représentant, par isolignes, les principales grandeurs en cause. -4°. Par application de l'analyse harmonique sphérique, mise en évidence d'un dipôle centré, certes fictif, mais dont nous savons aujourd'hui qu'il a un sens physique certain, puisqu'il y a coïncidence entre sa direction et celle de l'axe de symétrie autour duquel s'organise la répartition des aurores boréales et australes. -5°. Démonstration de l'invraisemblance de l'hypothèse qui attribuerait le CMT moyen à de multiples aimants parallèles, à l'intérieur du Globe. -6°. Extension de la notion de courant électrique au cas de charges en mouvement. -En outre (7°), en 1838, GAUSS propose sa théorie générale du CMT fortement inspirée de celle des champs électrique et de gravitation.
Nulle part il n'emploie l'adjectif scalaire, pour la bonne raison que celui-ci était jusqu'alors sans objet, puisqu'on ne connaissait qu'une seule sorte de potentiel.
1845 à 1848. - NEUMANN introduit la notion mathématique de potentiel vecteur, par opposition aux potentiels jusqu'alors utilisés et qui pourront dès lors être qualifiés scalaires.
1847 à 1850. - William THOMSON (futur KELVIN) alors âgé de 24 ans, démontre que le champ terrestre n'a pas de composante verticale (le même barreau de fer, qu'il soit aimanté ou non, a toujours le même poids) ni de composante horizontale (une boussole, posée sur un disque de liège flottant, s'oriente vers le Nord mais le disque ne se déplace pas dans cette direction). Donc le magnétisme terrestre ne comporte pas de force décelable, donc il se réduit à un couple de forces, lequel exerce un moment.
Ignorant NEUMANN (il ne le cite pas) KELVIN invente indépendamment les notions de potentiel-vecteur et de rotationnel et montre que le champ magnétique dérive d'un potentiel-vectsur.
De ce travail fondamental, je n'ai trouvé mention dans aucun des travaux de géomagnéticiens que j'ai consultés. Paradoxalement, c'est dans un manuel pour lycéens (A. GANOT, 1887) qu'on retrouve, presque textuelle, la démonstration de Kelvin : le CMT se réduit à un couple.
1858. - HELMHOLTZ applique (sans l'énoncer ni le démontrer) ce qui sera plus tard appelé le théorème de CLEBSCH-STOKES, à savoir : sous des conditions très larges tout champ peut être décomposé en un champ lamellaire (à potentiel scalaire) et un champ solénoidal (à potentiel vectoriel).
Entre 1858 et 1872. - Enoncé (et démonstration) du théorème de CLEBSCH-STOKES. CLEBSCH meurt de la diphtérie à 39 ans, en 1872. Ni dans la liste de ses oeuvres, ni dans celle des oeuvres de Stokes, je n'ai trouvé de titre, pouvant correspondre à ce théorème. La référence se trouverait dans le Traité de Physique de BOUASSE, me dit-on.
1864 et 1873. - MAXWELL : Théorie du champ électromagnétique, auquel le théorème de CLEBSCH-STOKES est applicable.
Vers 1900. - Mise au point par les mathématiciens, de la théorie générale des potentiels et des champs.
1980-81. - D'excellents géomagnéticiens continuent à considérer le champ géomagnétique comme dérivant d'un potentiel scalaire, et à le traiter comme tel. Ils se réfèrent à tort à GAUSS, non à KELVIN.
On est frappé par la lenteur des progrès dans la découverte, et plus encore, dans la diffusion de l'information : que, plus de 130 ans après Kelvin, de nombreux géomagnéticiens ignorent son travail, comment se l'expliquer ? Kelvin, dans ses travaux de 1847 à 1850, cite la théorie du regretté Poisson, vieille de plus de 27 ans ; il la critique et y oppose la sienne. Mais nulle part je n'y ai trouvé de référence à la théorie de Gauss, pourtant bien plus récente - 9 ans seulement. Etant donné le petit nombre de travaux publiés sur le magnétisme à l'époque, et le renom de Gauss, Kelvin ne pouvait pas l'ignorer. Pourquoi son silence ? Probablement à cause de son jeune âge : 24 ans. Opposer ouvertement les propres vues d'un débutant à celles de Gauss, réputé le prince des mathématiciens, aurait pu être jugé outrecuidant. D'autre part, cela aurait risqué de peiner Gauss, dont on venait de fêter le jubilé scientifique (1849), et dont on savait que sa santé déclinait ; sa dernière publication, où il reprend un travail antérieur d'algèbre, date justement de 1849. En s'abstenant de mentionner son désaccord avec lui, Kelvin faisait preuve à la fois de modestie, de prudence et de courtoisie : tous les traits d'une âme noble et grande.
Mais ia médaille a son revers : on l'a vu, le travail pionnier de Kelvin a eu très peu d'écho, en particulier chez les spécialistes. Kelvin n'est guère revenu sur ce travail. Et les auteurs de manuels - sauf en mathématiques, théorie des champs - ne l'ont pas suivi.
Il est à souhaiter que les géomagnéticiens et les paléomagnéticiens s'y réfèrent désormais. Leurs mesures innombrables demeurent. Seuls le traitement ultérieur de ces mesures et les interprétations seront soumis à retouches. Quelle sera l'ampleur de celles-ci ? Peut-être minime dans certains cas, mais non dans d'autres ? Aux intéressés de nous le montrer.
Ainsi l'histoire des sciences, même ancienne, peut aider puissamment et directement aux recherches les plus modernes.
Kelvin a été trop discret, et les auteurs de manuels de géophysique, mal informés (ce qui est un tort) ?
Souhaitons qu'à l'avenir toute découverte fasse l'objet de publications et de mentions répétées, dans des périodiques ou ouvrages variés, soit par leur auteur, soit par des auteurs de manuels ou autres écrivains scientifiques. Ainsi les découvertes risqueront moins de passer inaperçues. Et, pour qu'elles portent fruit, du temps sera gagné.