COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (Séance du 23 février 1983)
Divers débats ont accompagné la naissance de la stratigraphie française, centrée au départ sur les terrains tertiaires surtout du bassin de Paris. Il nous a semblé instructif d'analyser avec quelque soin l'une de ces disputes, non qu'elle ait porté sur un sujet majeur, mais parce qu'elle a valeur d'exemple. Comment a-t-il été possible que pendant quarante ans, les meilleurs géologues parisiens n'aient pu se mettre d'accord sur une donnée strictement concrète, à savoir la place exacte à attribuer aux lignites dits du Soissonnais dans la série des couches tertiaires ? Tout le monde à ce moment (1800-1840) en Europe occidentale avait compris que la tâche la plus urgente était dans chaque région, d'établir l'ordre de superposition des couches et groupements de couches, définies d'emblée par leur lithologie.
Le bassin parisien tertiaire, envisagé globalement, pose sans doute des problèmes complexes de corrélation latérale. Mais un coup d'oeil sur nos cartes géologiques modernes de ses franges nord-est (Soissonnais s.lat.) nous y montre un liseré sparnacien bleu-gris sagement disposé au pied, en général, des talus de sables de Cuise limitant les buttes et plateaux lutétiens. On voit mal où pouvait être le piège, pour des gens qui dans leur immense majorité, avaient fait leurs les grands principes fondateurs de la stratigraphie (hérités initialement de Sténon, 1669, et réactivés par le mouvement neptunien) : dépôts normalement horizontaux, formés successivement dans leur ordre visible de superposition, continuité primitive des couches au-delà de leurs limites d'affleurement actuelles, notamment au travers des vallées. N'était-il pas tout simple, tout naturel, d'admettre que les lits à lignites, bien visibles dans de nombreuses carrières en activité, formaient un seul grand banc interstratifié vers la base de la pile des autres couches, et se poursuivant donc subhori-zontalement au sein des "montagnes" (comme on disait alors) ? Où était le problème ?
Or, nous allons voir que la nature avait bien réellement tendu des pièges objectifs. Nous verrons aussi que les hommes, de tous temps, étant ce qu'ils sont, la capacité d'observer impartialement est faussée par les idées et concepts préalables. Ce qui pour l'un est fait évident, parait à un autre interprétation contestable. Mais il convient tout d'abord de donner l'historique de toute l'affaire : ce que la chronologie qui suit tente de résumer.
La technologie a précédé la géologie. Comme Ph. TAQUET le développe par ailleurs, l'exploitation des lignites dits du Soissonnais débute au milieu du XVIIIë siècle et prend de l'extension, tant à des fins industrielles (préparation de "vitriol") que comme excellent amendement agricole à l'état de "cendres". Les auteurs de cette période n'ont guère de préoccupations de genèse. Quelques-uns remarquent la présence de coquilles marines au-dessus des gisements. Avec toute la fulgurante intuition qu'on pouvait attendre de son génie polyvalent, LAVOISIER (sans prendre alors la peine de le publier), non seulement voit par la pensée dans ses grandes lignes, dès 1766, le gros de la stratigraphie éocène du Nord de l'île de France, mais l'interprète comme le fruit de lentes montées et descentes alternantes de la mer : le dépôt à ambre, bois pétrifié, etc. (très bien identifié dans la région de Saint-Gobain, en y associant les sables inférieurs) est le "banc littoral" formé par la mer montante, sous les bancs "pélagiens" de pierre calcaire à coquilles (notre Lutétien) de mer plus profonde, étale ; le tout est recouvert à son tour par le dépôt littoral sableux et gréseux de la mer descendante. Pour des raisons qui nous échappent totalement, l'unique mémoire (paru en 1792) où Lavoisier exposait ses idées (et où nous reconnaissons fort clairement nos notions modernes de cycles sédimentaires et de passages latéraux) ne paraît pas avoir intéressé la jeune école géologique parisienne. Aucun auteur ne s'y réfère. A nos yeux, pourtant, il fournissait l'essentiel des solutions futures. Pris au sérieux, il aurait évité à CUVIER l'erreur de ses irruptions catastrophiques de la mer, et à Constant Prévost celle de sa mer à niveau constant. Mais c'est là anticiper sur notre historique. Revenons aux années 1770-1780.
MONNET recense les gisements de "tourbe pyriteuse". Il observe ceux des environs de Beauvais, que nous savons aujourd'hui être modernes, puis ceux répartis entre Saint-Quentin et Reims, pour nous sparnaciens. La similarité apparente des premiers et des seconds avait de quoi être une source durable de doutes quant à l'âge ancien des lignites. MONNET envisageant pour tous les gisements une situation superficielle, comprend mal comment dans ce cas on peut expliquer le dépôt perché du Mont-de-Berru près de Reims. COUPE ne mentionne pas les tourbes pyriteuses de Beauvais, mais ne pouvait les ignorer, et cela peut expliquer sa réaction aux affirmations de POIRET.
Un autre "piège" dont le poids a dû être durable était la coupe du puits de l'Ecole militaire de Paris, minutieusement relevée, et publiée notamment par GUETTARD (1753 [1757]) : cet auteur, dont les travaux faisaient autorité, adepte (comme maints contemporains français) d'un actualisme affirmé, avait fait sienne l'interprétation alluviale du dépôt de fausses glaises à "bois pourris" et pyrite recoupé sur quelque trente mètres de puissance directement sous les cailloutis anciens de la Seine. C'était une solution très logique que d'attribuer le tout à des atterrissements successifs du fleuve.
L'un des objets du présent article est d'étudier, en se limitant à un problème concret bien délimité, au travers de quels tâtonnements s'est faite la Géologie. Notre thèse est que somme toute, la science se fait et progresse en bonne partie par et dans le fait même de faire de la science. La base du travail est l'établissement des faits. Or le fait, en géologie, est rarement une donnée immédiate et évidente. Tout part du terrain. Mais ce terrain doit être lu, et, notamment dans une région aussi couverte de sols et de végétation que le Bassin parisien, cette lecture est déjà une interprétation. Le paysage doit être déchiffré selon la grille d'un modèle, qui paraît s'imposer à l'observateur comme le seul valide à ses yeux. Un tiers, avec une égale bonne foi, pourra voir les choses autrement. Disons que l'un comme l'autre fait une sorte de pari. En l'absence de la sanction rapide qu'offrent les sciences proprement expérimentales, la géologie est souvent longue à pouvoir trancher définitivement. Le débat peut tourner en querelle quand des concepts théoriques importants se trouvent être en jeu. Alors, faute d'arguments nouveaux probants, ou parce que chacun ne recherche que ceux favorables à sa propre thèse, on voit s'éterniser la dispute.
Pour revenir à notre revue historique, notons la date importante de 1800. Cette année-là et la suivante, l'ex-abbé POIRET publie ses deux premiers mémoires dans un journal très lu et de parution rapide. Ils sont irréprochables sur le plan descriptif. Et l'auteur, naturaliste de grand talent, collaborateur de Lamarck pour le Dictionnaire de botanique, etc., déborde de la géologie utilitaire et propose une vision théorique qui ne manque pas de grandeur : la mer est revenue ensevelir un "premier monde" (émergé) de marais et forêts. La netteté de la thèse affirmée ne pouvait manquer de trouver des échos, pour ou contre. POIRET sera par la suite souvent cité. Avec LAVOISIER, il inaugure véritablement la stratigraphie du Tertiaire du bassin parisien.
Cette période est celle où naît la stratigraphie : à Paris, celle du Tertiaire inférieur. Sur le plan de l'investigation lithostratigraphique, le principal artisan en est Alexandre BRONGNIART, mais il n'explore que tardivement le Laonnais et le Soissonnais. Ce fait explique probablement pourquoi CUVIER et lui dans leur célèbre ouvrage de 1811 où le fait de l'alternance de formations marines et d'eau douce est fortement argumenté, ne décrivent que deux de celles-ci (celle du gypse et celle du sommet). Pourtant POIRET, avec son autorité de malacologiste reconnu, avait on ne peut plus clairement démontré la formation en eau douce du gros de la "tourbe pyriteuse", d'après sa faune de coquilles indubitablement fluviatiles. Mais ici encore, la nature avait préparé un piège assez diabolique, et de portée durable : POIRET pense en effet y identifier trois espèces encore vivantes en France. Ses déterminations n'étaient pas exactes, mais de Férussac réétudiant cette faunule dix ans plus tard, y reconnaît (cette fois-ci de façon définitive pour la période considérée) la présence de plusieurs espèces ayant des "analogues" modernes en Orient. La chose deviendra plus choquante encore en 1809 quand BRARD montre que contrairement à l'affirmation de CUVIER et BRONGNIART, les coquilles d'eau douce du niveau parisien le plus élevé n'ont pas, elles, d'analogue vivant.
Néanmoins, durant cette période 1800-1823, en dehors de COUPE en 1801, on ne remet pas en cause le gisement des lignites du Soissonnais sous les couches marines. Ce sont les interprétations qui s'opposent. Tout en parlant de "grande révolution", POIRET raisonne en actualiste et n'évoque qu'un simple "retour des eaux" marines.
FAUJAS DE SAINT-FOND, lui (1803), est résolument catastrophiste. La mer, "dans une de ses dernières invasions" (noter le pluriel : écho des idées de DOLOMIEU ?), a, dans une "subite catastrophe", renversé les forêts et détruit les grands quadrupèdes d'alors. Il est amusant de constater que déjà en 1663, le médecin Charles PATIN avait énuméré diverses explications pour les arbres rencontrés dans les tourbes en général, par exemple celle de forêts détruites par l'irruption de la mer (il préfère le Déluge).
Tout au contraire, LAMARCK dans l'Hydrogéologie (1802) utilise les observations de POIRET à l'appui de sa propre théorie ultra-uniformitariste (et bien archaïque) du très lent déplacement des mers tout autour du globe par l'action de causes naturelles permanentes.
CUVIER et BRONGNIART (1808, 1811) sont muets sur les causes des alternances. Mais dans son célèbre Discours préliminaire de 1812 (réédité plus tard sous le titre plus connu de Discours sur les révolutions de la surface du globe), CUVIER tout seul insiste avec la vigueur que l'on sait sur le caractère subit, catastrophique, dévastateur des irruptions marines. Des "événements effroyables" ont souvent troublé la vie sur la terre, dont "des êtres vivants sans nombre" ont été victimes. Notons du reste la suite du titre de l'ouvrage : "et sur les changements qu'elles (les révolutions) ont produit dans le règne animal". C'est là un catastrophisme extrême, à la fois physique et biologique, doublé de l'affirmation (reprise de DE LUC) d'une différence foncière entre les causes à l'oeuvre autrefois et celles agissant dans le monde actuel.
On conçoit que les thèses radicales de CUVIER (dès ce moment, grand seigneur de la science, comme Buffon en sont temps), ne pouvaient manquer de susciter des réactions. L'une d'elle consistait à contester le caractère brutal et tranché de la substitution des eaux marines aux eaux douces : s'il s'avérait que la transition avait été graduelle, c'est ipso facto le caractère catastrophique et subit qui était remis en cause. - Divers travaux se mutiplieront dans ce sens, portant surtout sur notre Eocène supérieur, et mettant en lumière des mélanges de faunes, des récurrences, etc. Ce n'est pas le lieu d'en parler, sauf pour noter que le fort jeune Constant Prévost y trouve l'occasion de sa toute première communication (avec DESMAREST le fils) en 1809. C'est BRONGNIART qui suscite la publication au Journal des Mines de ce travail de deux de ses élèves. On pourrait en déduire qu'il n'était guère enthousiaste des irruptions catastrophiques de FAUJAS et de CUVIER. Effectivement, dans ses travaux ultérieurs, il n'y a pas recours, et entérine le fait de mélanges et minces alternances.
Rappelons que BRONGNIART avait été éduqué au départ dans l'esprit de la Géognosie wernërienne, où l'on aimait voir la terre comme composée de formations successives bien individualisées, chacune déposée en son temps dans des circonstances particulières, de grande extension horizontale. Les géognostes privilégiaient les deux principes de simplicité, et de continuité, des couches, et (en principe) ne s'intéressaient pas beaucoup ni au milieu de sédimentation, ni au contenu paléontologique des couches. Or, c'est précisément le géognoste Alexandre BRONGNIART qui lance véritablement le principe de la datation palëontologique des dépôts qui d'une région à l'autre (Normandie et Savoie) peuvent être au même moment de nature très différente (Sur les caractères zoologiques des formations..., Ann, des Mines, t.VI, 1821).
A nos yeux d'aujourd'hui, BRONGNIART est donc un véritable strati graphe, dans la mesure où il est à la fois rompu à l'exercice de l'investigation lithostratigraphique (il excelle à voir les couches dans l'espace, telles qu'elles sont objectivement disposées), et simultanément paléontologiste de mérite (cf. son article de 1810 sur les faunes d'eau douce).
La nouvelle édition en 1822 de son ouvrage de 1811 avec CUVIER comporte de longs développements descriptifs nouveaux, signés de lui seul. Il accepte sans réserves l'interprétation de POIRET, entre temps confirmée et complétée par HERICART FERRAND, selon laquelle un "premier terrain d'eau douce" (argile plastique et lignites du Soissonnais) s'étend sous le calcaire grossier et les sables puissants qui le supportent. Des coupes précises du terrain, levées par HERICART FERRAND, viennent â l'appui. Le problème des lignites peut être considéré comme résolu ; c'est ainsi que le présente l'article Lignite du Dictionnaire d'histoire naturelle (1823, par BRONGNIART).
Il est dans ces conditions fort intéressant de chercher à savoir pourquoi tout va être remis en question, au point de refuser que les lignites du Soissonnais soient sous-jacents au calcaire marin (lutétien). Nous allons déceler plusieurs causes distinctes, chacune facteur de doute. Elles procèdent souvent du progrès même des recherches et des idées, notamment paléontologiques. Mais au-delà, les années 1820-1830 sont celles de la révision déchirante où s'effondre le système neptunien wernérien. On a beaucoup trop méconnu le rôle extrêmement fécond de la vision neptuniste dans la naissance de la stratigraphie.
En ce qui concerne le problème des lignites du Soissonnais, la remise en question est l'oeuvre d'une nouvelle "école", dont aucun membre n'avait une vraie formation d'ingénieur. Constant Prévost, son chef de file (né en 1887, donc 17 ans plus jeune que BRONGNIART), avait pour amis Desnoyers (son beau-frère, né en 1800) et Deshayes (né en 1797). Parallèlement, DAUDEBERT de Férussac (né en 1786) avait des idées voisines. Les trois derniers se passionnent pour les coquilles fossiles, dans le sillage de LAMARCK, et font des travaux de grande valeur pour la paléontologie du Tertiaire.
Notons par ailleurs que le vieux DELAMETHERIE avait inlassablement défendu, de longue date, la thèse de précipitations simultanées formant des types de roches différentes juxtaposées. Comme le rappelle G. LAURENT (Histoire et Nature, n°8, 1976, p.36), il affirme en 1809 que les apports par les fleuves suffisent à expliquer la présence de restes d'organismes d'eau douce sur, sous, dans les couches marines, sans qu'il y ait besoin de retours successifs de la mer.
Contrairement à des assertions hâtives trop répandues, la vision actualiste du monde ne date aucunement de HUTTON, SCROPE, Constant Prévost, Von HOFF. Il ne s'agit alors que d'une réaction contre une vague néo-catastrophiste qui s'était développée au tournant du siècle. Comme toute réaction, elle était excessive et sélective. Aujourd'hui, rien ne parait plus actualiste que l'idée de lents mouvements verticaux du continent et de mouvements eustatiques de l'océan, même si leurs causes nous échappent fort souvent. En 1825, ces notions n'étaient pas prises en considération. De façon presque viscérale, de Férussac et Constant Prévost "jettent le bébé avec l'eau du bain" et nient résolument les alternances, à cause de leur connotation catastrophiste. En un sens, ils ont pleinement raison d'affirmer (inlassablement pour le second auteur) qu'en un moment donné du passé, il se formait selon les lieux, de toute évidence, des dépôts aussi divers que dans le monde actuel sous nos yeux. Plus que quiconque, Constant Prévost finit par imposer dans le bassin tertiaire parisien la notion de ce que nous appelons passages latéraux (terme introduit, semble-t-il, par Elie de Beaumont dans son mémoire de 1833). Ce sera sans doute son apport principal à la géologie parisienne.
La constitution de cette société va favoriser les discussions orales sur les grands ou petits problèmes pendants. Si le lecteur géologue veut bien lire en détail cette partie de l'historique ci-jointe, il ne sera nullement dépaysé. La forme prise par le débat dans la toute jeune Société, la nature des arguments respectifs, l'incompréhension entre confrères qui partent de points de vue différents, le caractère donné pour "évident" d'interprétations contradictoires relatives à un même terrain, tout cela est étrangement actuel, et évoque quelques controverses récentes.
BRONGNIART ne prend pas part aux discussions. Il est relayé par Elie de Beaumont, lui aussi ingénieur, formé dans l'esprit précis et méthodique de l'investigation géognostique, mais affirmant plus qu'il ne démontre, lorsqu'il maintient que les lignites du Soissonnais passent bien sous le calcaire grossier. Pourtant il est un homme de terrain, infatigable marcheur et en charge (avec DUFRENOY) de l'écrasante tâche de lever la carte géologique de toute la France en identifiant toutes les formations. Apparemment il n'en impose nullement à ses contradicteurs, malgré son autorité naissante.
Ces derniers se divisent en deux groupes. Constant Prévost multiplie des données d'ordre essentiellement lithostratigraphique (découverte de lignites à des niveaux multiples). Comme de Férussac, ce révolutionnaire s'accroche en fait aussi à de fort vieilles idées, telles que celle d'un très lent et unique retrait de la mer (voir G. GOHAU, COFRHIGEO 17 Mars 1978). A terme, son actualisme sans limites, après avoir rejeté la discontinuité, finissait par nier l'histoire, remplacée par un perpétuel présent, où le Temps ne joue plus de rôle. Du reste, à la fin du présent débat, il se répète dogmatiquement.
Deshayes et Desnoyers interviennent essentiellement en tant que paléontologistes (dont l'autorité dans ce domaine est reconnue). A les lire, on les soupçonne de ne pas être par contre de très brillants géologues de terrain. Il leur manque la formation géognostique. Mais surtout, ils butent sur un fait à leurs yeux inacceptable, à savoir le caractère moderne d'une partie notable de la faune malacologique d'eau douce des lignites. Or, au prix d'un labeur énorme (que LYELL va monnayer à son propre profit sans grands scrupules), Deshayes a pu établir une loi quantitative de la décroissance de la proportion d'analogues dans les faunes d'âges croissants du Tertiaire. C'est donc un principe fondamental qui était ici en jeu et dont la mise en cause pouvait saper les bases mêmes de la datation paléontologique des couches, dont Deshayes s'était fait le plus éloquent avocat. Nous aurions donc grand tort de sourire des efforts de Desnoyers et lui pour établir que les lignites ne sont que des remplissages de fonds d'anciennes vallées, etc. Dans quelle mesure ont-ils pu être (même à leur insu) influencés par les idées anciennement exprimées dans ce sens (par COUPE, etc.), c'est ce qu'il est impossible de déterminer.
L'approche purement géognostique et l'approche principalement paléontologique ne pouvaient guère, séparées, aboutir à une solution. Chacune avait trop tendance à méconnaître l'apport positif de l'autre. Il nous semble à la lecture des comptes-rendus des séances de la Société Géologique, que les adversaires n'ont pas désarmé, n'ont pas fait acte de contrition ou de conversion. Plus simplement, de nouveaux venus ont surgi, apportant leur propre vision des choses, avant tout basée sur des travaux beaucoup plus complets tant dans l'analyse que dans la synthèse.
Tel est, pour une part, le rôle joué par Charles (non Alcide !) d'Orbigny, auteur, notamment, de la remarquable découverte de la faune du Conglomérat de Meudon.
Tel est surtout l'apport capital de d'Archiac. A la fois paléontologiste et lithostratigraphe (on n'emploie plus guère le terme de géognosie), il subdivise méthodiquement la masse des terrains en "groupes" et ceux-ci en "étages" (plus restreints que les nôtres), et pour chacun de ceux-ci, considère l'ensemble de la faune. Puis il compare entre elles les faunes successives ainsi recensées. Pour le sujet qui nous intéresse ici, cette méthode lui permet de mettre en évidence, une fois pour toutes, l'individualité d'un "étage" très bien caractérisé à la fois par ses fossiles (dont les 2/3 lui sont propres, selon lui) et par des circonstances communes de dépôt sur de grandes distances tant en Angleterre qu'en France du Nord. La valeur de ce travail est sans aucun doute accrue par le fait qu'implicitement d'Archiac tient compte de tout ce qu'il pouvait y avoir de positif dans les débats antérieurs.
Ce serait diminuer la portée de son apport que de trop insister sur un argument somme toute de détail, mais irréfutable et percutant, gentiment donné le 4 Juin 1838 : à savoir que près de Laon, plus de 1200 mètres de galeries ont été creusées dans la couche de lignites, sous les collines coiffées de calcaire grossier. Tel est cependant, du moins de nos jours, le genre d'arguments nouveaux qui réduisent les opposants au silence et mettent un terme à une controverse devenue dialogue de sourds. Car après tout, seuls les travaux souterrains confirment ou infirment la validité de nos extrapolations structurales. Prétendre que les couches à lignites s'arrêtaient systématiquement au pied des versants, nous le savons maintenant, était une idée fausse, mais non illégitime, tant que la preuve formelle de leur poursuite horizontale en profondeur n'avait pas été apportée. Comme tant d'autres fois, c'est l'outil du carrier qui a eu le dernier mot. Mais cela, personne ne le reconnaît ouvertement.
Quant au débat de fond lui-même, on n'en entendra plus parler. Encore aujourd'hui, les choses se terminent habituellement de la sorte.
Le lecteur ayant une formation de philosophe ou d'historien aura pu trouver inutilement détaillé tout ce qui précède. Il est cependant intéressant d'analyser de temps en temps le plus complètement possible un cas concret nous montrant comment la science se fait. Elle est par définition une entreprise humaine collective. De loin en loin, de puissants esprits introduisent des progrès décisifs, à la fois en lançant des concepts nouveaux et en menant à bien de vastes et profonds labeurs solitaires, rapidement appelés à faire référence et à faire adopter de nouvelles méthodes. Mais une Histoire qui, par commodité ou choix délibéré, se limiterait à l'étude monographique de ces grands noms ne serait qu'une construction artificielle. La Science a également été l'oeuvre d'une multitude d'artisans. Nous n'avons pas le droit de les ignorer.
L'exemple ici étudié fait précisément intervenir principalement ce que l'on pourra appeler la communauté géologique de base, à l'époque même où elle commence à s'étoffer numériquement et à se structurer organiquement. Nous avons ailleurs fait appel (avec d'autres) à la notion de "masse critique" pour qualifier une telle situation où les recherches cessent d'être isolées et où un nombre suffisant de chercheurs induit des phénomènes de "résonnance" entre eux, avec effet multiplicateur. Ainsi, un problème donné cesse d'être celui que se pose un homme donné pour devenir objet de débat collectif.
Ce débat se déroule au niveau des personnes autant qu'à celui des idées. On a longuement vu plus haut comment des visions partielles nouvelles pouvaient donner à leurs promoteurs des oeillères leur faisant renier d'autres visions antérieures dans ce qu'elles avaient de juste : toute solution est complexe, et l'esprit humain n'affectionne que trop les réponses monolithiques. Faute de temps, d'énergie, parfois aussi de largeur de vue, les protagonistes se contentent de chercher des faits nouveaux qui appuient leur thèse propre, en oubliant que la voie royale vers la vérité passe par la volonté de mettre aussi à l'épreuve, loyalement et impartialement, les hypothèses adverses.
Nous avons également vu que la Nature peut tendre des pièges objectifs insidieux. Seule une très bonne connaissance de l'état actuel de la science peut, dans de tels cas, permettre de comprendre pleinement les errements anciens. La leçon est, une fois de plus, que nos devanciers étaient nos égaux intellectuellement, et qu'à leur place, nous aurions plus que probablement commis les mêmes erreurs, en toute logique. Quiconque prétend faire de l'histoire de la science du haut d'un triomphalisme condescendant et en se persuadant que les anciens auteurs étaient imprégnés d'idéologies mystifiantes les condamnant à errer, succombe lui-même à une mystification. La science d'il y a 150 ans était vécue comme une chose sérieuse par ses acteurs, et nous devons l'étudier comme une chose sérieuse. Si nous nous plongeons résolument, avec toute l'objectivité possible, dans le coeur même d'un ancien débat, en tâchant de revivre son actualité, sa modernité d'alors, notre récompense sera, plus souvent qu'on ne le croit, de revenir de cette plongée comme vivifié par une compréhension nouvelle en puissance des problèmes d'aujourd'hui. HOOYKAAS le dit si bien ailleurs : la véritable histoire de la science est source de joie et de jeunesse d'esprit .
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (Séance du 23 février 1983)
Comme le soulignait il y a un instant F. ELLENBERGER, le "Sparnacien" du Bassin de Paris était bien, à la fin du 18è siècle, un piège à la fois lithologique, paléontologique et stratigraphique. Et cela étonnera sans doute bien des lecteurs de savoir qu'il l'est demeuré puisque ses corrélations avec les formations correspondantes des bassins voisins (Belgique, Hamsphire, Bassin de Londres) et sa position par rapport à la limite Paléocène-Eocène sont toujours controversées. ..
Mais, pour en revenir au sujet débattu aujourd'hui, il est certain que la présence de tourbes pyriteuses dans les alluvions modernes du Thérain et surtout de son affluent l'Avelon devaient être à l'origine de la confusion qui faisait attribuer à l'Actuel les lignites pyriteuses du Soissonnais. Rappelons en effet que, d'après Deshayes, "les ouvriers assurent que ces dépôts cessent brusquement au pied des collines".
Cette disposition est bien celle des tourbes récentes du Beauvaisis dont L. GRAVES a donné, en 1847, la description suivante :
La vallée de Bray contient quelques lambeaux tourbeux aux approches de la rivière d'Avelon, annexe du Thérain. Les dépressions du sol dans lesquelles coulent les petits ruisseaux et les empIacements de plusieurs étangs aujourd'hui desséchés, présentent presque tous des vestiges ou commencemens de tourbe. Il en existe au lieu dit les Prés-Groux près du Vivier-d'Anger, un amas assez étendu ayant près de deux mètres de puissance. Le combustible qu'on en tire est brunâtre, chanvreux et mêlé de sable qui nuit à sa qualité. Il repose sur les argiles rouges néocomiennes.
D'autres dépôts plus rapprochés de l'Avelon ont pour base un sable graveleux empreigne de fer sulfuré, mélangé de silex pyromaques demi-rou lés, ayant l'aspect d'un terrain de transport ; on y trouve notamment vis-à-vis la ferme de Lhuyère, des troncs d'arbres de toutes dimensions, des feuilles et fruits de noisetiers couverts d'incrustations pyriteuses qui se reproduisent aussi sur les galets : le fer provient des lignites veldiens dont le lit afleure non loin de cet amas ; la tourbe est chanvreuse, noire, un peu sulfureuse, souillée de limon ; elle a quelquefois six mètres d'épaisseur au-dessus du gravier.
Cette alluvion pyriteuse se continue, mélangée avec le sable, en suivant le cours de l'Avelon : on la retrouve en face de la Haute-Touffe. Elle forme un autre dépôt assez considérable vis-à-vis du Bequet, et elle y détermina, vers 1770, la création de la première manufacture de couperose qu'ait eu la France. Le sable très grossier, graveleux, empreint d'une couleur noire bitumineuse, contient beaucoup de bois d'une parfaite conservation quoique ramolli ; on y reconnaît aisément des bouleaux, des saules, des ormes, des coudriers, revêtus de leur écorce encore chargée des lichens et champignons epiphytes propres à chaque espèce : les feuilles et fruits des mêmes arbres sont enduits, comme le bois, de fer sulfuré qui d'ailleurs est répandu abondamment dans le sable. La tourbe de recouvrement est très noire et compacte ; elle s'étend jusqu'aux approches de la grande route de Gournay.
Un dépôt plus considérable encore des mêmes substances existe dans le marais de Belloy, entre le cours de l'Avelon et la butte de Mont-Guillain près de Goincourf ; il est exploité depuis très long-tems pour la fabrication de la couperose. Les matières reposent comme au Bequet sur les argiles rouges et les sables ferrugineux, mais il y a de plus ici sous le sable graveleux, une couche épaisse de cailloux presque tous silex pyrornaques de la craie ou fossiles silicifiés ; la tourbe qui est sulfureuse rougit par son exposition à l'air comme les lignites. La partie supérieure conserve des racines et des troncs d'arbres en place, dont les tiges se continuent quelquefois dans le sable que les eaux ont amené sur certaines portions de cet amas.
On notera la francisation de l'orthographe du mot anglais "Wealdien" (Veldien) qui, à la différence de "poudingue" n'a pas survécu. D'autre part, bien que la fabrication artisanale de la couperose soit antérieure à cette date, c'est seulement en 1770, au Becquet, à 6 km à l'Ouest de Beauvais, que fut fondée la première manufacture qui fabriqua industriellement ce produit.
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (Séance du 23 février 1983)
Les gastéropodes du Sparnacien du Soissonnais, par leur ressemblance avec des formes actuelles, ont compliqué la tâche des chercheurs comme G. Deshayes, qui utilisaient l'abondance relative des formes "modernes" comme indice d'âge plus ou moins récent. En effet, la Paludine (Viviparus suessoniensis) comme le Melanopsis (M. buacinoides) ont des formes simples, sans ornementation ou galbe original, que l'on retrouve dans l'actuel, à peu de différences près, dans les Viviparus viviparus ou Bellamya unicolor (deux genres que l'on sépare sur des caractéristiques de l'appareil reproducteur), et dans le Melanopsis praemorsa (le Buecinum praemorsum de Linné) qui regroupe pour certains auteurs toutes les formes lisses ou à côtes, décrites au Sud du bassin méditerranéen (4 à 20 espèces). Pour POIRET, familier de la Barbarie et bon connaisseur des mollusques, il est évident que ces espèces des Lignites du Soissonnais étaient "modernes". On dirait plutôt, maintenant, que dans leur grande simplicité, et compte-tenu d'une variabilité intraspécifique importante, ce sont des morphologies panchroniques, insensibles au temps.
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 23 Février 1983)
L'étude de la découverte et de l'exploitation des lignites du Nord du département de l'Aisne permet de suivre l'une des étapes de la recherche des sources d'énergie dans le Nord de la France à partir de 1734 et de donner quelques détails sur les techniques utilisées alors dans l'exploitation des galeries de mine; elle nous renseigne par ailleurs sur les progrès de l'agriculture dans la même régi.on, au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle avec l'utilisation des cendres tirées de la combustion des tourbes pyriteuses pour l'amendement des sols; elle apporte enfin quelques pièces au dossier de la naissance de la stratigraphie française avec les travaux de J.L.M.POIRET (1755-1834) sur les tourbes pyriteuses du département de l'Aisne.
Quelques étapes peuvent être brièvement présentées dans cette courte note :
" Les différentes substances qui se rencontrent dans la tourbe pyriteuse, les élémens qui la composent, l'ordre successif des couches qu'elle présente, le sol marécageux sur lequel elle repose, les coquilles fluviatiles qui se trouvent dans les couches inférieures et les coquilles marines qui recouvrent les couches supérieures, sont autant de données qui peuvent nous conduire à la découverte de sa formation, à celle de l'état primitif de cette partie du globe où on la rencontre, et aux différentes révolutions amenées par la suite des siècles."
"Il est hors de doute que les coquilles fluviatiles disposées par couches dans un limon marneux, placées un peu au-dessus des premières couches de la tourbe et bien au-dessous des coquilles marines ne peuvent s'être réunies dans les lieux où elles se trouvent que par la présence de quelque lac ou marais d'eau douce bien antérieur au retour des eaux de la mer."