COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 22 février 1989)
On se plait parfois à dire que la géologie, du fait de son objet, est une science globale.
Dans le cadre de l'Histoire des Sciences, la place de l'histoire de la Géologie est également à l'échelle mondiale.
Pourtant, les commémorations, consacrées à des géologues, se trouvent géographiquement et chronologiquement limitées. Ceci est vrai, même lorsqu'il s'agit de l'évocation de personnalités dont les préoccupations ont largement transcendé les frontières temporo-spatiales.
Cependant, plus ces commémorations prennent de recul par rapport au présent et plus elles permettent de saisir la portée de l'oeuvre évoquée. Ceci est vrai lorsqu'il s'agit d'un savant isolé et, à plus forte raison, lorsqu'il s'agit de la commémoration d'un groupe de savants, appartenant à une même génération.
L'année 1988 a été celle des commémorations du 125ème anniversaire de la naissance de trois représentants des Sciences de la Terre dont l'existence et la fidèle amitié mutuelle ont été liées à la vie scientifique parisienne, dans ce qu'elle offre d'universel.
Partout où la mémoire d'Alfred Lacroix ou de Valérien Agafonoff ou celle de Vladimir Vernadsky aura été évoquée, au cours de l'année passée, le souvenir des deux autres savants était tout naturellement présent.
Ce fut par exemple le cas, au printemps dernier, lors du Congrès national des Sociétés savantes, tenu à Strasbourg.
Comme membre de la Commission des Travaux historiques et scientifiques (CTHS), Alfred Lacroix avait beaucoup contribué à maintenir la pérennité de ces Congrès annuels [1].
Au mois d'avril dernier, Melle Caillère, en ouvrant la première séance, consacrée à la minéralogie, de ce 113ème Congrès des Sociétés savantes, a retracé l'oeuvre d'Alfred Lacroix. Dans ce contexte, l'amitié qui liait Lacroix à Vernadsky et à Agafonoff ne fut pas oubliée.
On a parfois rappelé que les fondements de cette amitié étaient aussi anciens que ceux de la Tour Eiffel. Les trois savants avaient vingt six ans lors de l'Exposition Universelle de 1889, à laquelle Lacroix et Vernadsky avaient pris une part personnelle modeste, mais active.
On commémorait alors le premier centenaire de la Révolution Française. Les Sciences de la Terre possédaient déjà quelque prestige. Vernadsky, Lacroix, Agafonoff étaient de ceux qui devaient en étendre le rayonnement à des domaines nouveaux, tels que la Géochimie, la Cosmominéralogie et la Magmatologie, ainsi qu'à la Pédologie.
Fait remarquable, ces trois savants n'avaient guère eu l'occasion de "faire équipe". Ils n'avaient pas travaillé ensemble sur le terrain, ni collaboré à des études communes en laboratoire. D'ailleurs leurs carrières scientifques avaient commencé dans des cadres dissemblables, à Paris, à Moscou et à Saint Pétersbourg.
A l'époque du congrès géologique international de 1900, tenu à Paris, "la métropole étincelante des sciences", d'après l'expression de A. Pavlov, l'avenir des trois amis semble déjà assuré :
- V. Vernadsky est professeur à l'Université de Moscou (depuis 1898).
- A. Agafonoff est maître de conférences à l'Institut polytechnique de Saint Pétersbourg (en 1903).
Mais les orientations de leurs activités ne tardent pas à subir d'importants changements, sous l'effet d'événements dramatiques, échelonnés sur cinq ans.
En 1902, la reprise de l'activité volcanique de la montagne Pelée ouvre aux investigations de A. Lacroix des perspectives nouvelles, après avoir failli lui coûter la vie.
A Saint Pétersbourg, dès les premiers jours de l'année 1905, une manifestation populaire ayant été mitraillée devant le Palais d'Hiver, Agafonoff adresse sa démission de fonctionnaire, explicitement motivée par la volonté de ne rien avoir de commun avec un gouvernement fauteur de massacres. Il participe à la révolution puis se rend à Paris où il devient président de l'association des réfugiés russes.
En 1907, le statut des universités russes ayant été arbitrairement altéré, Vernadsky abandonne sa chaire à Moscou pour se consacrer à la recherche à plein temps, ceci dans le cadre de l'Académie des Sciences, créée par Pierre le Grand, et qui joue le rôle d'un C.N.R.S. avant la lettre.
Cependant l'approche de la Grande Guerre resserre la solidarité scientifique franco-russe. Emile Haug en souligne l'importance, dans la préface de l'édition russe de son traité, publié sous la rédaction d'Alexis Pavlov en 1914 [2].
Pour agir dans le même sens, Agafonoff rentre en Russie, après la Révolution de février 1917. En 1919 il participe à la création de l'Université de Tauride, en Crimée où la guerre civile regroupe de très nombreux universitaires russes et leurs familles.
Chargé d'établir des rapports pédagogiques et scientifiques de la jeune université de la Russie méridionale avec la Sorbonne, mère de toutes les universités, Agafonoff revient à Paris en 1920.
Accueilli au Laboratoire de géographie physique de la faculté des sciences par Louis Gentil, nommé en 1922 président de la Commission d'enseignement russe en France, il participe aux activités de cette Commission et se préoccupe du sort du laboratoire marin russe de Villefranche-sur-Mer. On sait que ce laboratoire sera en partie rattaché au laboratoire de géographie physique. Il relève actuellement de l'université de Paris VI.
Grâce à l'appui d'Alfred Lacroix, puis de son successeur Jean Orcel, et de Léon Lutaud, V. Agafonoff eut la possibilité de recommencer à soixante ans, une carrière scientifique particulièrement fructueuse et marquée par de nombreuses publications pédologiques en langue française. En même temps il enseigne la minéralogie et la géologie à l'Institut supérieur technique russe à Paris.
En 1923, Vernadsky donne à Paris un cours de géochimie. Le premier ouvrage européen sur cette science est publié sous sa plume en français, chez Alcan, en 1924.
Dans le cadre de cette reprise des relations culturelles franco-russes, en particulier dans le domaine des Sciences de la Terre, on peut noter qu'A. Lacroix est élu membre correspondant de l'Académie des Sciences russe, en 1924.
En 1927, V. Vernadsky séjourne de nouveau à Paris, chez V. Agafonoff. En 1928 il devient membre correspondant de l'Académie des Sciences de Paris.
A la même époque, la Société géologique de France décerne le Prix Gaudry conjointement à M. et Mme Pavlov [3]. Rappelons que Mme Pavlova avait travaillé au laboratoire de paléontologie du Muséum, chez A. Gaudry (1827-1908).
Cette période de l'entre deux guerres garde encore une certaine habitude des festivités jubilaires. Celle du 75 anniversaire de Valérien Agafonoff, en 1939, a été, dans la communauté parisienne des Sciences de la Terre [4], l'une des dernières avant les hostilités.
En 1940, l'exode conduit Valérien Agafonoff à Nice. Il ne peut rentrer à Paris. En juin 1941, beaucoup de ses amis et compatriotes sont arrêtés en zone occupée. Après un séjour au fort de Romainville (de sinistre mémoire depuis le siège de Paris en 1870-1871), ils seront parmi les premiers matricules "Z.I." (Zivil Internierte) du camp de concentration de Compiègne.
A l'autre bout de l'Europe, sous la menace de la même invasion, Vladimir Vernadsky doit subir une éprouvante évacuation vers l'Asie Centrale. A l'occasion de son 80 anniversaire, en 1943, il se voit cependant attribuer le Grand Prix Scientifique de l'Etat.
Alfred Lacroix, maintenu à son poste dans Paris occupé, continue la tradition des séances mensuelles de la Société française de Minéralogie (S.F.M.). En 1943 cette Société fêtera même le 80ème anniversaire de son Président. A cette occasion elle publiera un livre jubilaire de 488 pages. Cet ouvrage illustre la pérennité de la langue française comme moyen d'expression scientifique, face aux épreuves.
Dans le texte, cité en exergue, de ce tome 66 du Bulletin de la S.F.M., Lacroix écrit au sujet du savant en général :
"... ; il lui faut aussi subir l'influence des circonstances extérieures, jouant si souvent un rôle appréciable, voire même capital, dans les destinées des humains."
Et il ajoute : "Il en résulte que, pour employer un langage cristallographique, l'oeuvre des minéralogistes, prise dans sa généralité, est nécessairement très polymorphe, et que les tendances de deux d'entre eux sont rarement superposables." [5]
On peut penser que l'investigation comparative des lois de ce "polymorphisme" apparaît comme l'un des objets les plus attachants de l'Histoire des Sciences.
Dans l'une de ses ultimes notes, publiées en 1946, dans une revue russe paraissant aux Etats Unis d'Amérique du Nord, Agafonoff analyse dans le même esprit l'amitié que la pratique de la science peut faire naître entre des hommes que bien des tendances pouvaient séparer par ailleurs.
Dans cet article il écrit :
"La nouvelle de la mort de V.I. Vernadsky m'est parvenue à Nice avec du retard. Ce coup m'a anéanti et est à peine supportable. Notre amitié de soixante ans, sans nuages, s'était déjà inscrite dans l'histoire. J'ai dit "sans nuages" (pour qualifier cette amitié), il convient d'y ajouter "surprenante". Tout était contre elle, la différence des tempéraments, les circonstances familiales, les milieux sociaux. J'ai grandi dans une famille de fonctionnaires rétrogrades, lui dans une famille de la noblesse libérale..."
Plus loin, il ajoute : "Ce qui m'a rapproché de Vladimir, c'est notre aspiration commune à la recherche de la Vérité." [6] Agafonoff conclut sur une pensée tirée de l'un des derniers articles de son ami :
"A présent nous vivons une nouvelle transformation évolutive de la biosphère. Nous entrons dans la noosphère."
[2] Préface de l'édition russe du Traité de Géologie d'Emile Haug, publié sous la rédaction d'Alexis Pavlov. Texte rédigé pour la première édition, publiée en 1914, et reproduit dans la seconde édition, Moscou, 1922.
[3] Moliavko G.I., Frantchouk V.P. & Koulitchenko V.G. - Géologues et Géographes (Annuaire biographique), 352 p., "HAYKOBA DYMKA" (Pensée scientifique), Kiev, 1985.
[4] Malycheff V. & Deicha G. - Valérien Agafonoff (1863-1955). Bull. Société géologique de France, 6 série, t.VI, 453-459, Paris, 1956.
[5] Lacroix A. - Extrait de la notice historique sur F.S. Beudant et A. Des Cloiseaux, lue dans la séance publique annuelle de l'Académie des Sciences, le 15 décembre 1930. Texte donné en exergue du livre jubilaire d'A. Lacroix. Bull. Société française de Minéralogie, t.LXVI, n°l à 6, 1-488, Paris, 1943.
[6] Agafonoff V. - L'académicien V.I. Vernadsky. Revue russe "Novocelie", 129-146, New-York, 1946.
J. Boulaine rappelle que Lénine aurait déclaré par la suite à une délégation de géographes français que les autorités soviétiques avaient tiré les leçons de la Révolution Française et en particulier de la mort de Lavoisier.
On donna donc aux troupes attaquant la ville de Simferopol, où était l'Université de Tauride, de laisser la vie sauve aux savants de l'université.
Monsieur Deicha confirme et déclare que son propre père et lui-même durent la vie à ces "circonstances". Les hommes ainsi sauvés étaient des "Trofspec" (spécialistes trophées).