TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
(1998)

Jean PROUVOST
Alfred Lacroix (1863-1948) ou l'oeuvre inachevée

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 17 décembre 1998)

Cette année 1998 marque le cinquantième anniversaire de la mort d'Alfred Lacroix, professeur au Muséum, secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences. C'était un immense savant qui a marqué son époque. Sa renommée fut mondiale et ne se borna pas aux domaines de la minéralogie et de la pétrographie. Elle embrasse la science en général. Il pensait, en effet, que les disciplines constituent des distinctions arbitraires et néfastes et que toutes s'interpénétrent pour constituer un grand ensemble. L'homme est donc bien dans son époque, à la charnière des XIXe et XXe siècles, époque au cours de laquelle le développement des sciences et de la technologie devait, pensait-on, permettre à l'homme de comprendre le monde.

Laisser passer cet événement aurait certainement été une faute car, malgré l'oeuvre considérable, 665 notes et des dizaines d'ouvrages, on peut être surpris qu'un homme de cette envergure soit aujourd'hui quelque peu oublié. Nous allons succinctement retracer la vie de ce savant, car, malgré les excellentes notices qui furent produites par ceux qui furent les témoins de sa vie et de son activité et la note que nous avons donnée récemment [1], une armature événementielle permettra de le situer dans une perspective historique. Très vite ensuite nous discuterons son oeuvre, nous dégagerons enfin ce qui nous paraît être la ligne directrice de ses préoccupations scientifiques et montrerons ainsi que la grandeur de Lacroix se trouve dans le fait qu'il n'ait pas cédé à la tentation d'écrire, pour faire un livre de plus, ce qui ne lui paraissait pas parfaitement élucidé.

C'est en 1863 qu'il entre dans la vie, en province, à Mâcon, dans une famille de pharmaciens. Son grand père, Tony Lacroix, exerçait déjà cette profession mais n'était pas homme à se tenir enfermé dans un cadre professionnel étroit. Il avait pris goût à la chimie et la minéralogie auprès de Nicolas Vauquelin [2] dont il avait été quelque temps préparateur durant ses études. La conséquence, c'est que le jeune Alfred a pour jeu de cubes des cristaux de pyrite, qui l'initient aux techniques analytiques par voie sèche du chalumeau et que ce sont les ouvrages de Berzelius, Félix Pisani, Haüy et Dufrénoy qui constituent ses premiers livres de lecture. Une telle éducation le conduit tout naturellement à publier à seize ans une première note dans la Feuille des jeunes naturalistes. Nous ne serons donc pas surpris de le retrouver à Paris en 1883 s'inscrivant à la Faculté de pharmacie mais, au lieu de vivre la vie estudiantine d'alors, que H. Murger [3] vient d'illustrer, poussé par son goût de la minéralogie, nous le retrouvons le 18 novembre à la séance de rentrée de la Société de minéralogie. Elle est présidée par Ferdinand Fouqué [4], professeur au Collège de France. Cette rencontre est capitale car Fouqué jouera un rôle considérable dans son existence scientifique autant que privée. Enthousiasmé par ce qu'il entend, par la vie bouillonnante de ces Sociétés savantes dont c'était le bel âge, dans un contexte de développement rapide des sciences, on le retrouve partout où l'on parle de minéralogie. Il se présente à des Cloizeaux [5], professeur au Muséum, il va aux cours de Fouqué, de Charles Friedel à la Sorbonne, de Ernest Mallard à l'Ecole des mines.

Remarqué, par Fouqué notamment, il obtient quelques missions. Incontestablement Lacroix aimait voyager ; peu de personnes, à cette époque, ont voyagé autant que lui. Il convient de s'attarder quelques instants sur cet aspect de sa vie. Aujourd'hui, en 24 heures on se rend à proximité de n'importe quel lieu mais, à cette époque, les déplacements en paquebot, par chemin de fer et pour les courtes distances à l'aide de voitures à chevaux étaient très pénibles et surtout extrêmement lents. Il mit 14 jours pour se rendre à la Martinique, l'Indochine était à 21 jours de mer, le Japon à plus d'un mois ! Quand nous rapprochons les dates des diverses publications et celles des voyages nous constatons que tous ces temps d'attente n'étaient pas perdus et que Lacroix en profitait pour lire, pour travailler, pour réfléchir et finalement écrire. Dès ses premières missions en Irlande, en Angleterre et en Ecosse, en Suède et en Norvège, puis en Italie, en Grèce, à l'île d'Elbe et en Sardaigne, les conditions que nous venons d'évoquer ne l'empêchent pas de publier de nombreuses notes mais aussi de poursuivre ses études classiques puisque, en décembre 1887, il est reçu pharmacien de première classe. Il a alors 24 ans. Suivra-t-il l'exemple de son grand-père : garder au fond du cour la minéralogie mais exercer sa profession ? C'est sûrement un choix douloureux entre la tradition familiale et ce milieu scientifique qui le captive par les brillantes intelligences qu'il côtoie et lui permet même d'entrevoir une carrière possible dans l'entourage de Fouqué. Entourage qui n'avait peut-être pas pour ce jeune homme qu'un attrait scientifique. Quoi qu'il en soit, Fouqué lui obtient un poste de préparateur au Collège de France. Dans ce poste il se penche particulièrement sur le métamorphisme de contact et les enclaves volcaniques. Nous pourrions dire que ces travaux lui valurent le prix Vaillant de l'Académie, mais nous préférons souligner qu'on aperçoit là la nouvelle orientation qu'il donne à ses travaux car, non seulement l'étude des minéraux l'intéresse, mais c'est leur association qui maintenant le captive et qu'il cherche à comprendre. Il soutient sa thèse de doctorat avec cette même orientation sur les gneiss à pyroxène et les roches à mermérite le 31 mai 1890 et épouse Catherine Fouqué le 6 juin de la même année. En 1893, il succède à des Cloizeaux dans la chaire de minéralogie du Muséum ; il a alors trente ans. Signe pour la suite de sa carrière, il rentrait d'une mission d'étude sur les volcans italiens.

Dans ce poste il déploie l'activité dont certains, bien peu nombreux aujourd'hui, ont le souvenir et s'intéresse particulièrement à la collection qu'il réorganise totalement en adoptant une classification chimique et cristallographique. Lorsque nous-même nous étions amené à travailler sur cette collection, en feuilletant ie registre, nous retrouvions l'écriture d'Alfred Lacroix car il tenait à enregistrer lui-même les échantillons qu'il recevait. Il avait créé tout un réseau de correspondants à travers le monde, qui enrichissaient cette collection et dont le meilleur exemple sera la relation privilégiée entretenue avec le général Gallieni [6], gouverneur général de Madagascar. Lacroix d'ailleurs ne se contente pas de mettre les échantillons en vitrine ou dans un tiroir. Il les étudie et les soumet aux méthodes d'examen dont il est passé maître et spécialement l'étude optique des minéraux en lames minces à l'aide du microscope polarisant qui fut l'instrument qui l'accompagna toute sa vie. Il constitua ainsi une collection de lames minces types de minéraux et d'associations minérales unique au monde. Une pensée s'était formée dans son esprit, née sans doute de ses premières contemplations du règne minéral, qu'il trouve maintenant rassemblé, en projetant d'écrire une Minéralogie de la France dont le premier tome paraît en 1893. Il poursuit, cependant, avec Fouqué l'étude du volcanisme, en particulier par des voyages, citons l'île de Santorin où il observe les effets des éruptions de 1868. Mais Madagascar vient d'être occupé (1895) et le général Gallieni, étonné par les formations minérales qu'il observe sur la grande île, prend contact avec le Muséum, et Lacroix lui communique si bien son enthousiasme que le général délègue deux de ses officiers d'état-major, Moussayes et Villiaume, pour faire des observations et récolter des échantillons. Nous voilà porté, déjà, sur l'orbite de la minéralogie de Madagascar. Il mène ainsi la vie ordinaire d'un professeur du Muséum, actif, travaillant dans son domaine scientifique, lorsque vient le surprendre la nouvelle de l'éruption cataclysmique de la Montagne Pelée à la Martinique, qui détruisit totalement en deux minutes la ville de Saint-Pierre, brillante localité de 30.000 habitants.

Dans la stupeur et la hâte, les pouvoirs publics décident d'une mission scientifique. L'Institut, consulté, porte son choix sur le brillant professeur du Muséum, qui a une bonne connaissance des volcans et est familier des voyages lointains. Lacroix voit là une occasion d'observer la mise en place des roches, leur texture et leur composition minéralogique à partir de la lave. Il embarque à Saint-Nazaire le 9 juin et arrive à la Martinique le 23. Il y séjournera jusqu'au 1er août mais, le 30 de ce même mois, se produit une nouvelle et violente éruption. Il y retourne et y séjourne du 1er octobre 1902 au 13 novembre 1903. Les comptes rendus qu'il adressa aux pouvoirs publics à la suite du premier voyage lui valurent une notoriété qu'il sut exploiter pour obtenir des moyens considérables : la Marine nationale met même à sa disposition un aviso !

Estimé du monde scientifique, reconnu par les services administratifs des ministères, connu du grand public, sa carrière s'accélère et sous l'irrésistible poussée d'un volcan, comme il aimait à le dire, l'Académie lui ouvre ses portes. Mais cela ne saurait mettre un terme à ses activités coutumières et aux voyages qui sont de plus en plus lointains. Ce n'est plus en chercheur qu'il se déplace mais en savant qui explique ce que son savoir et son expérience lui ont permis de comprendre.

Ses collègues de l'Académie, sans doute frappés par son dynamisme, le portent en 1914 au secrétariat, poste qu'il occupera 34 ans et sur lequel il insculpera son sceau. Dorénavant les voyages qu'il entreprendra seront ceux d'un maître prestigieux, ambassadeur de la science française notamment dans les congrès internationaux tel celui du Japon, qui fut pour lui l'occasion de visiter tout l'est asiatique.

Cependant le temps fait son oeuvre, Madame Lacroix, avec laquelle il entretint une vie sentimentale exemplaire d'après L. de Broglie [7], a disparu. Il n'en travaille que davantage, très occupé par les charges qu'il a acceptées et dont il tient à s'acquitter de la manière la plus efficace. Son esprit se brouille peu à peu et le porte dans la paix le 16 mars 1948. Quatre jours auparavant il était encore au laboratoire, en compagnie de Madame Jérémine et de Mademoiselle Malicheff, entre sa collection de lames minces et son microscope. C'est à cette place même qu'il nous avait reçu.

Nous ne reprendrons pas l'analyse des travaux d'Alfred Lacroix, nous avons abordé cette question dans : A. Lacroix, de la pétrographie à la pétrologie [8]. Nous rappellerons cependant qu'ils s'articulent autour de quelques grands axes privilégiés. Ces directions nous semblent motivées par l'occasion, le souci d'élucider une énigme, l'édification des étudiants, voire des masses et de ceux qui les conduisent, la curiosité scientifique à propos de phénomènes exceptionnels et même parfois une vision prospective, prophétique même, en particulier dans les ouvrages.

L'occasion : c'est l'étude d'un minéral issu d'une collection, d'une trouvaille, d'un envoi. Ce sont donc des études ponctuelles, d'une observation précise avec la mise en oeuvre des techniques les plus avancées de l'époque. En matière de technique physique, c'est l'optique avec Se microscope polarisant ; en matière de technique chimique, c'est l'analyse quantitative du minéral étudié. On retrouve là l'empreinte des études de pharmacie qui commençaient à porter sur des composés provenant de substances naturelles ou des premières synthèses. On verra par la suite le rôle que sera amené à jouer l'analyse chimique dans un domaine particulièrement délicat et laborieux : celui de l'analyse des silicates.

Le souci d'élucider une énigme : cette formulation peu élégante mérite d'être précisée. Quand Lacroix étudie des échantillons du métamorphisme de l'Ariège, par exemple, il considère qu'il se trouve devant le résultat d'une expérience qu'il aurait voulu faire. Mais, hélas, à cette époque toute expérience de ce type est impensable. Il cherche donc, en présence de ce résultat brut, quelles pouvaient être les données initiales au moment de la mise en place de cet échantillon. De notre point de vue, presque toutes les notes relatives au métamorphisme et au volcanisme relèvent de cette catégorie. On comprend mieux ainsi quel enthousiasme le porte vers la Montagne Pelée. L'expérience était en cours et il comptait, avec sa perspicacité, pouvoir observer le passage des conditions primitives à l'état final.

L'édification des étudiants et de ceux qui les conduisent : Lacroix ne craignait pas d'exposer ses idées, très en avance sur son temps, au point que nous avons rapproché certaines de ses affirmations, assez brutales pour l'époque, avec les idées de Thomas S. Kuhn dans sa définition des paradigmes. Elles étaient tellement en avance, sur le plan même plus restreint de la pétrographie, que ses contemporains ne les ont pas perçues. Ses collaborateurs du Muséum, pour lesquels je fus un élève, me faisaient admirer son ardeur au travail, sa probité scientifique, sa précision, son style, mais n'attirèrent pas mon attention sur le souffle qui entraînait toute son oeuvre. Nous illustrerons cet axe tout spécialement par les tomes de Figures de Savants, par la biographie de René Just Haüy et le grand nombre de conférences et d'allocutions par lesquelles il interpelle les pouvoirs publics avec le levier de ses auditoires, sa position éminente donnant à ses paroles la gravité et le poids de l'autorité scientifique.

La curiosité scientifique : « voici une messagère de l'espace » comme il aimait à appeler les météorites. Il en fait l'étude pétrographique et, à cette occasion, réorganise et complète la collection du Muséum. Puis, voici qu'au cours d'un voyage en Indochine on lui présente de curieux échantillons : les tectites [9]. Il en fait venir des caisses entières et les étudie, ce qui est très difficile, pour ne pas dire décevant. De même, jusqu'à la fin de sa vie, il est intrigué par les fulgurites : ce fut l'objet d'une de ses toutes dernières notes puisqu'elle porte le numéro 664. Rappelons pour le lecteur que les fulgurites sont des formations ayant pour origine l'impact de la foudre sur les sables du désert.

Vision prospective avait-il pressenti l'intérêt des minéraux radioactifs et de la radioactivité que son collègue Henri Becquerel venait de découvrir en 1896 ? Après une note sur l'autunite de Saint-Symphorien-de-Marmagne, sans doute en vue de la Minéralogie de la France, on relève un certain nombre d'écrits sur les minéraux radioactifs de Madagascar. Rappelons que les premiers prospecteurs d'uranium, formés au Muséum parcouraient la France avec des reproductions photographiques des pages de la Minéralogie de la France qui étaient susceptibles de leur être utiles.

A partir de cette activité, de tous ces travaux, on peut essayer de cerner au plus près le personnage. Il y a d'abord un aspect superficiel de l'homme au milieu de ses semblables, et qui construit sa carrière. D'une vive intelligence, d'une mémoire sans faille, d'un acharnement au travail aidé par une certaine indifférence envers le milieu extérieur, doué aussi d'une facilité d'élocution et d'un physique agréable, Marcellin Boule [10] l'appelait injustement, par dérision, le beau jeune homme. Ayant profité d'une éducation exceptionnelle, comment ne pas réussir ? Lacroix saisit très vite la sociologie du milieu dans lequel il va évoluer et comprend, bien avant que l'on ne parle d'attaché de presse, qu'une notoriété ça se construit. Toute sa vie il va pratiquer une politique active de présence et de publications. Lors d'une de ses années de présidence de la Société de minéralogie il présente une note à chaque séance. Ferdinand Fouqué eut le mérite de remarquer très vite ses qualités exceptionnelles et, loin de les étouffer, de crainte qu'elles lui portent ombrage, comme certains n'auraient pas manqué de le faire, il alla même jusqu'à lui accorder la main de sa fille Catherine. Il y mit cependant une condition : Lacroix devait préalablement être docteur ès sciences ! Et il est amusant de comparer les dates du doctorat et du mariage : 31 mai et 6 juin 1890. Madame Lacroix le suivit au cours de ses voyages partout où ce fut possible, apportant une aide efficace car elle était devenue photographe, et bien des photos qui illustrent les ouvrages d'Alfred Lacroix sont de sa main. Elle l'accompagna ainsi longuement puisqu'elle décéda le 22 octobre 1944.

Mais tout cela reste au niveau de l'existence quotidienne de l'homme. Un recul de cinquante ans permet une appréciation différente des travaux et des oeuvres. Lacroix avait de larges idées : la minéralogie, la pétrographie c'est très bien mais c'est un cadre trop étroit. Il déplore, sans le citer, les théories d'Auguste Comte [11] et notamment sa classification des sciences. Il disait avoir une façon assez différente de comprendre la science minéralogique et prônait l'union intime et nécessaire des disciplines qui, seule, peut conduire à la compréhension de l'origine du monde, but suprême des sciences naturelles. Pierre Termier [12] disait de lui qu'il était le philosophe des minéraux et des roches. Il n'avait pas assez de recul pour apercevoir que Lacroix était un philosophe des sciences. Dès sa jeunesse, l'idée de généralité apparaît, pas encore sous forme de pensée, mais sous une forme répertoriale. Dès 1887 il envisage une Minéralogie de la France, alors qu'il n'a pas encore terminé ses études classiques puisque c'est à la fin de cette année là qu'il devient pharmacien. Il faut se rendre compte de ce qu'une telle vision sous-entend quant à la méthode, à la documentation, aux déplacements, au choix des illustrations et finalement aux heures de rédaction, alors que, par ailleurs, il prépare une thèse, parcourt l'Europe et que son rythme de publication ne faiblit pas. Il en entreprend la rédaction en 1892 mais tout est mené très vite, le premier tome paraît en 1893. Poussé aussi par Fouqué, il s'éloigne peu à peu de la minéralogie proprement dite pour la pétrographie et, particulièrement, pour les roches métamorphiques, ce qui n'est pas sans attaches avec le volcanisme. La composition des roches, leur texture et leur mise en place retiennent son attention, à tel point qu'il envisage déjà un traité de pétrographie. Il s'en ouvre à son collaborateur Jean Orcel, sans cependant aborder avec lui, semble-t-il, le fond de sa pensée car ce dernier ne le relate que discrètement en le commentant plus tard de la manière suivante : « Ces études réparties dans des centaines de mémoires et de notes constituent des matériaux incomparables d'un traité des roches éruptives et métamorphiques ... mais il n'a jamais pu se résoudre à écrire cette oeuvre de synthèse ». Ainsi s'exprime Jean Orcel, sans donner les raisons pour lesquelles Lacroix n'a pas, cette fois, mobilisé ses grandes facilités d'écriture.

Lacroix sentait bien que cette pétrographie ne menait qu'à mettre dans des cases incertaines des roches dont on ne comprenait ni la disposition, ni la genèse. Il ne peut expliquer pourquoi des roches apparemment constituées des mêmes éléments prennent des aspects si différents, pourquoi des échantillons si éloignés les uns des autres, à la fois géographiquement et géologiquement, ont des aspects comparables. Approchons de plus près le problème. Pharmacien, il a reçu une formation de chimiste et, minéralogiste, il est intéressé par les espèces chimiques présentes à l'état naturel. Quelle diversité, avec quelque 90 éléments on peut en faire des espèces ! Il ne trouve pas de difficulté à les analyser, soit chimiquement soit optiquement. Avec les roches nous entrons dans un tout autre monde. Tout se joue autour de quelques éléments : outre l'oxygène et le silicium, seuls 6 éléments entrent en jeu. Les minéraux ainsi formés sont, et de beaucoup, les plus répandus sur notre Terre. Il en résulte que l'ensemble des roches est constitué de silicates (et si l'on fait des roches artificielles, nous pensons aux liants hydrauliques, ce sont encore des silicates), immédiatement des grandes difficultés apparaissent et, pour débuter, leur analyse chimique, très longue, très difficile, délicate, à la limite extrême des moyens de l'époque. Avant même de commencer on sait, de plus, qu'elle doit être très fine, car on va toujours trouver la silice en quantité et les mêmes autres éléments. La différence ne se fera que sur de faibles rapports de l'un à l'autre. Lacroix comprit très vite la nécessité de disposer de bonnes analyses et ouvra pour créer un laboratoire d'analyse des silicates qui fut confié à Raoult. Quant à l'optique, on en était à discuter des meilleurs moyens de distinguer entre tels et tels plagioclases auxquels des noms arbitraires avaient été donnés et qui ne sont que la même chose comme nous le verrons plus loin. Muni de l'analyse globale en oxydes d'un échantillon censé représenter la phase liquide du magma initial, on cherchait à attribuer tel ou tel composant à une espèce minérale observée optiquement dans l'échantillon en utilisant des minéraux dits standard suivant la méthode C.I.P.W. [13]. La perspicacité de Lacroix lui permet de comprendre que ces avancées sont insuffisantes pour une compréhension globale des phénomènes. Tous ces procédés lui paraissent arbitraires et les raisons artificielles. On est même en droit de penser qu'il sent bien que les solutions sont proches. Il redoute que des obstacles, barrières et fossés entre les disciplines, pour reprendre ses propres termes mais aussi ceux de Norman L. Bowen plus tard, nuisent à la découverte.

C'est que depuis bien longtemps dans d'autres disciplines et avec un autre langage on avait un début de solution. Il aurait fallu vérifier expérimentalement ce qui, dans le cas présent, est d'une très grande difficulté tandis que l'approche théorique requiert des données inaccessibles. Depuis l'Antiquité on savait que certains corps mélangés présentaient la propriété d'avoir un point de fusion situé au-dessous de celui de chacun des composants. Les métallurgistes ne se firent pas faute d'utiliser cette voie, autant dans le domaine de la pratique empirique, que, bien plus tard, dans celui de la théorie. A partir de cas faciles, tel le couple plomb (325°) étain (235°), les thermodynamiciens tracèrent et étudièrent des diagrammes d'équilibre et mirent en évidence la notion d'eutexie, température à partir de laquelle la phase liquide restante cristallise (ici 123°) dans des proportions définies (Pb 44 Sn 56). Par la suite, des études théoriques difficiles permirent, dans de nombreux cas, de déterminer les courbes sans passer par l'expérience. Mais les barrières si redoutées sont là. Ce sont deux mondes qui ne sauraient se comprendre. En 1913, Norman L. Bowen fait paraître l'étude du système albite-anorthite, qui montre qu'il ne s'agit pas de minéraux distincts, répondant à une formule chimique définie mais à une série continue. Les cristallochimistes tel Linus Pauling [14] montrèrent la possibilité de substitution d'ions accompagnée de la compensation des charges dans les structures. Mesurons la difficulté de ces travaux expérimentaux : ces corps sont des composés, les températures de fusion sont très élevées, une haute pression est nécessaire, la viscosité est très grande, et il s'agit de silicates : quel creuset utiliser ? Seuls les moyens du Geophysical laboratory, Carnegie Institute à Washington permirent la poursuite de ces travaux.

A partir de ceux-ci toute une série de recherches se poursuivirent et d'autres diagrammes plus complexes furent établis. Ils montrent notamment, en présence d'eau sous pression, à quelques milliers d'atmosphères, l'apparition d'une suite de minéraux par abaissement de la température. Tous ces résultats, dont l'importance nous paraît cruciale aujourd'hui, et qui cheminent depuis 1913, ne se traduisaient que par des comptes rendus fragmentaires d'expériences. On pouvait les admirer mais il était impossible d'en mesurer l'importance et d'en tirer des conclusions générales. La situation s'éclaircit subitement. En 1953, l'Academy of Natural Sciences of Philadelphia attribue à Norman L. Bowen la médaille Hayden, et voilà que son adresse de remerciement a pour titre Experiment as an aid to the understanding of natural word. Dans ce texte, l'auteur examine une sélection des travaux qui ont été faits dans ce domaine et, particulièrement, ceux qu'il mena à bien avec J. F. Schairer au Geophysical laboratory. Il montre par quelle progression l'étude de ces équilibres permet de comprendre l'évolution des magmas. Il en tire des conclusions très générales jusqu'à l'unicité du granité.

Malgré l'importance de cette contribution à la pétrographie, nous voudrions souligner les réflexions et nous pénétrer de la pensée de l'auteur. Dès les premières lignes, Norman L. Bowen fait part de son regret de voir que des frontières s'élèvent entre les disciplines scientifiques et que la physique, d'après lui, « often cited as a prime example of an exact science » n'entre pas de plain pied dans les études pétrographiques. Ce passage, qu'il est impossible de citer in extenso, vu sa longueur, nous paraît du plus haut intérêt. Il est frappant de voir que l'on y retrouve exprimées presque avec les mêmes mots, les idées de Lacroix que nous avons rappelées ci-dessus. Combien ces barrières et ces frontières furent dommageables et le sont encore malgré la preuve de leur nuisance, puisque certains d'entre nous cherchent aujourd'hui encore à les abattre [15].

Nous avons laissé Lacroix dans l'expectative. Il avait réalisé des foules d'observations, il souhaitait coordonner tout cela et expliquer au lecteur, dans ce que nous appellerions un traité de pétrologie les raisons de ces formations. Il manquait le liant fort qui, unissant les agrégats, pourrait en faire l'oeuvre que l'architecte avait longuement méditée. Considérons la chronologie. L'activité intense de Lacroix cesse vers 1944 et l'adresse de Norman L. Bowen est de 1954 seuls dix ans ont manqué pour achever l'oeuvre projetée. Certes, il n'ignorait pas les travaux du Geophysical laboratory mais nous avons montré que ces résultats expérimentaux bruts ne pouvaient être exploités. Prudence, voire timidité de l'expérimentateur qui, par souci d'aboutir, limite ses objectifs et a scrupule à généraliser les résultats. A un niveau plus élevé le manque de contact, de concertation, entre esprits remarquables, mais d'orientation différente paralyse les grandes synthèses et retarde l'apparition des résultats fondamentaux. Il est remarquable de voir combien ces deux hommes, Alfred Lacroix et Norman Bowen, aspiraient ensemble et dans les mêmes termes, mais à quelques années d'intervalle, à unir leur savoir et leur connaissance.

Ah ! que Lacroix eût été heureux d'entendre le titre de l'adresse à l'Academy of Natural Sciences of Philadelphia :

Références

Notes