COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 7 mars 1990)
En 1985, le Professeur B. Gèze a présenté au COFRHIGEO une communication très étoffée sur l'Histoire de la Géospéléologie française. Mon propos diffère du sien : le domaine de la karstologie déborde celui de la géospéléologie, et mon but, sans être exhaustif, est de dégager les révolutions qui ont marqué le développement de la karstologie. Je citerai quelques événements ou personnalités représentatives d'une étape, mais surtout, après avoir défini l'objet de la karstologie, je dégagerai les différents paradigmes qui, à partir de quelques travaux, ont engagé la recherche pendant une ou plusieurs décennies.
La définition de la Karstologie comporte une ambiguïté. Pour certains, cette science, comparable par exemple à l'Océanologie, engloberait toutes les disciplines (biologiques, physiques, géologiques, etc.) étudiant le karst. Pour d'autres, la Karstologie analyse la genèse des paysages et structures karstiques, ce qui, d'un point de vue géologique, correspond à un projet centralisateur orientant les études passées et à venir.
Par ailleurs, le Karst est l'un des rares types de paysages présentant une troisième dimension, étant admis que le paysage "normal" correspond à une surface - donc à deux dimensions - déformée. Les réseaux de cavités de l'endokarst, qui ajoutent une dimension souterraine supplémentaire, expliquent les particularités de l'exokarst.
Le problème fondamental de la karstologie est d'expliquer les rapports complexes existant entre le paysage karstique et son drainage souterrain. Le problème pratique est donc d'obtenir un stock de données aériennes et souterraines homogènes permettant de mettre en rapport la dynamique actuelle, observées sous diverses latitudes et altitudes, avec les formes et remplissages connus en surface et sous terre. Le cas des paléokarsts ne sera pas envisagé ici.
La karstologie se présente comme une science charnière, exploitant les données hydrogéologiques, géochimiques, géotechniques, etc., dont les méthodes conditionnent son développement. En outre, de par sa composante endokarstique elle est inséparable de la pratique spéléologique, et, plus particulièrement, de la découverte des grands réseaux souterrains susceptibles d'être mis en rapport avec l'hydrographie superficielle.
Dans le cadre de cette note, nous ne considérerons que 4 disciplines complémentaires, ayant joué un rôle déterminant dans le développement de la karstologie :
Nous subdiviserons le développement de la karstologie en 5 étapes :
Les deux formes caractéristiques d'un karst sont les cavernes (grottes et gouffres) et, dans le paysage, les bassins fermés (dolines et poljes). Elles s'associent aux formes non-karstiques (vallées, rivages, volcans, ...) pour créer des paysages et des structures géologiques de types variés.
Les grottes et cavernes furent longtemps considérées, soit comme des curiosités naturelles - assimilables aux rocailles décorant les jardins du XVIIème siècle -, soit comme un mode d'explication d'ailleurs mythique - renvoyons à Platon et à Kircher (Ellenberger, 1988) . Les paysages et les cavités du Karst de Carniole (Slovénie actuelle) attirèrent l'attention des voyageurs, citons Schônleben (1681) et Valvasor (1689), cela jusqu'en 1854, date de la publication, par l'Académie des Sciences de Vienne, de "Die Grotten ... Adelsberg..." du Dr Adolf Schmidl, présentant les explorations poursuivies pendant 4 ans dans les 8 km de galeries des grottes d'Adelsberg-Postumia. A. Schmidl "doit être considéré ... comme le véritable organisateur de la spélaeologie" (Martel, 1894). Ajoutons, qu'en France, le réseau de la Grotte de Miremont-Rouffignac (Dordogne), long de 4 900 m, était connu depuis le XVIème siècle (Belleforest, 1575) et fut topographié pour la première fois en 1770 (Bouchereau, 1966) ; mais cette curiosité n'avait pas suscité un intérêt réel.
En 1854, depuis plusieurs siècles, des idées sur la spéléogenèse ont été émises, en ordre dispersé, soit par les paléontologistes ayant fouillé les grottes à ossements, comme Jules Desnoyers (1800-1887) ou Marcel de Serres (1780-1863), soit par les géologues de terrain, soit par des voyageurs. Toutes les hypothèses possibles ont été envisagées, chimiques, les plus anciennes de nature catastrophiste - processus mécaniques, éruptifs ou diluviens, voire érosifs (abrasion), et en désaccord avec les conceptions actualistes - ou "uniformitaristes" - ici retenues comme synonymes d'actions lentes de nature géochimique - dans la perspective de nos connaissances actuelles. En fin de siècle, tous les éléments nécessaires pour une théorie spéléogénétique étaient réunis. Il faut attendre les concepteurs qui en réaliseront la synthèse (Shaw, 1979).
Entre temps, la géomorphologie s'est constituée à partir de la fin du XVIIIème siècle avec Guettard (1774), puis Louis Agassiz (1836) (Tricart, 1965, p.57). Le paysage karstique n'était pas pris en compte, donnant surtout une impression de désordre (Penck, 1904) aux théoriciens du réseau hydrographique.
Entre 1848 et 1916, l'Empereur François-Joseph de Habsbourg dirigeait un empire couvrant le SE de l'Europe. Dans celui-ci, la région du Karst posait des problèmes particuliers de frontière et de société. C'est ainsi que, après Esper (1742-1810), Schmidl fut envoyé en mission par l'administration impériale pour explorer les grottes d'Adelsberg.
Les bassins fermés ne furent pas décrits avant le XIXème siècle. Il faut attendre Cvijic' pour qu'une première interprétation en soit esquissée (Blanc, 1959).
L'Université de Vienne est alors une des premières d'Europe avec, entre autres, les Professeurs Albrecht Penck (1858-1945) et Eduard Suess (1831-1914), dont le rôle géologique n'est pas à rappeler. Penck a visité le karst, mais sans approfondir son étude.
Un étudiant serbe, Johann Cvijic', s'intéresse depuis son enfance aux régions karstiques. A. Penck lui conseille de prendre le karst comme sujet de thèse. A partir de 1888, Cvijic' s'attache à préciser la logique particulière de ces paysages et publie son oeuvre maîtresse, "Das Karstphänomen", en 1893. Il est unanimement considéré comme le père de la géomorphologie karstique (Blanc, 1959 ; Sweeting, 1972 ; Bleahu, 1974, etc.).
Au milieu du XIXème siècle, le relief karstique était attribué aux actions plutoniques ou séismiques (Schmidl, 1854). Cvijic' montre la prépondérance des actions chimiques dans le façonnement des formes et en propose une classification. Il fixe une terminologie et esquisse le schéma d'un cycle karstique, à l'époque d'ailleurs où W.M. Davis appliquait la même conception aux terrains imperméables.
Il faut préciser les rapports de J. Cvijic' avec la France. A cette époque les rapports internationaux étaient étroits. C'est ainsi qu'Edouard-Alfred Martel, fondateur de la spéléologie française, visite le karst yougoslave en 1893, W.M. Davis en 1900. Cvijic' était l'un de ces hommes de culture d'Europe centrale, parlant et écrivant couramment le français et l'anglais. Pendant la première guerre mondiale, il enseigna en France, visita les régions karstiques du Jura, des Grands Causses, etc., ce qui l'amena à nuancer ses conceptions (Cvijic', 1918).
Les idées de Cvijic' ont été diffusées en France par Emmanuel de Martonne, qui, à partir de 1909, commence la publication de son "Traité de Géographie Physique" avec mises à jour successives (7ème éd. en 1948). Il consacre un important chapitre aux phénomènes karstiques, inspiré des travaux de Cvijic' et de Martel, et, à la fin de sa vie révisera le manuscrit de "La Géographie des Terrains calcaires" de J. Cvijic' - publié en français, à Belgrade, en 1960 - qui donne la version définitive des idées du père de la karstologie.
Parmi les difficultés de l'étude du karst, la première à se poser est celle de la définition du régime hydrologique endokarstique. S'opposent les concepts de rivières souterraines, explorées par les spéléologues, et de nappes, correspondant à ce réseau noyé alimentant les lacs qui occupent le fond de certains poljes. Cette difficulté se combine avec l'autre question posée par le creusement des conduits souterrains : par érosion mécanique ou par corrosion chimique ? Autrement dit, le problème de la spéléogenèse est posé dès cette époque.
Ce dernier point suscite, dès 1893, dans la salle de réunion de la Société belge de Géologie, de Paléontologie et d'Hydrologie, une controverse qui se poursuivra jusqu'en 1900. Des idées, qui redeviendront d'actualité en 1930, sont alors esquissées (Shaw, 1979, p.240, et al.).
Un autre élève de Penck, A. Grund (1875-1914), étudie les karsts d'Europe centrale depuis 1894. En 1903, il publie "Die Karsthydrographie", ouvrage dans lequel il admet l'existence dans le karst d'un niveau aquifère unique, la Grundwasser, correspondant à une nappe stagnante dans sa plus grande partie. Les cavernes résulteraient du mouvement latéral des eaux dans les parties hautes et périphériques de la zone noyée. Cvijic' et les spéléologues, E.A. Martel, Katzer, etc., refusent d'emblée cette conception, en désaccord apparent avec l'observation directe des rivières souterraines.
Nous serons bref, le sujet ayant déjà été traité (Gèze, 1985) et nous nous contenterons d'insister sur quelques points particuliers. La personnalité marquante d'E.A. Martel, ami de Cvijic', explorateur souterrain, hydrogéologue et auteur d'ouvrages qui furent des best-sellers, domine cette période.
A partir de l'observation des rivières souterraines, Martel pose le concept de percée hydrogéologique - rivière souterraine joignant une perte de rivière à une résurgence - qui restera son acquis scientifique majeur. Il esquisse une théorie spéléogénétique, inspirée de Daubrée (1887), et publiée en collaboration avec son beau-frère, Louis de Launay, Professeur de géologie à l'Ecole des Mines, dans les pages du Bulletin de la Société géologique de France en 1888.
Par ailleurs, l'époque ne se prêtait pas aux développements théoriques. Les idées positivistes d'Auguste Comte (1798-1857) dominent alors la science française. "Seule la connaissance des faits est féconde ... il faut renoncer à tout a priori ... le domaine des choses en soi est inaccessible, la pensée ne peut atteindre que des relations et des lois" (1826). E. Schatzman, physicien, raconte : "... en 1845, l'observation pour l'observation, le fait pour le fait régnaient ... (encore) ... en maître. L'interprétation ..., la théorie étaient entachées de suspicion, sauf peut-être lorsqu'ils venaient de l'étranger" (Cah. Rat., 393, 1984, 130-2). Il en était de même dans toutes les branches de la science. La nature était décrite en se référant au mot fétiche de "faits" accrochés à une théorie officielle, synthèse descriptive plus qu'explication.
Il faut ajouter que la personnalité de Martel joua un rôle déterminant. Amateur du milieu naturel, il conduit ses amis à pratiquer une discipline acrobatique et dangereuse. Ce n'est pas un scientifique, au sens actuel du terme, mais un écrivain brillant, qui a entrepris de réaliser un inventaire de sites naturels. Professionnellement, il est juriste, et son oeuvre théorique culmine avec la loi de 1902 sur la protection des eaux souterraines. Le ton polémique de son argumentation, et son art de rompre des lances contre Grund, ou les géologues qui ne sont pas de son avis (Martel, 1921), correspondent à sa vocation d'avocat. Il suffit de lire son réquisitoire contre la terminologie "babélique" de la "géomorphogénie" de W.M. Davis - trop doctrinaire de son point de vue - et en particulier contre l'usage des termes karst et karstification (Martel, 1936, p.14 et 491), pour constater son parti-pris.
Enfin, il faut tenir compte de la mentalité cartésienne française, amplifiée par les séquelles des guerres franco-allemandes de 1870 et de 1914, regardant d'un air suspicieux la Naturphilosophie (Gusdorf, Thuillier) et les doctrines romantiques d'outre-Rhin. D'où cette opposition à la "Grundwasser" de Grund, leit-motiv de l'argumentation de Martel. Cet antigermanisme primaire s'étendra aux théories américaines. Combinée au positivisme français, elle explique le mépris des conceptions de W.M. Davis et de ses successeurs, après 1930. En 1950, une personnalité française rejetait encore une publication venue des U.S.A. en la qualifiant de "théorie américaine".
Il faut mentionner ici la biospéologie. En première approximation, cette science n'a que des rapports lointains avec la karstologie, mais elle contraste avec la spéléologie d'E.A. Martel. E.G, Racovitza, océanographe célèbre, Professeur au Laboratoire Arago de Banyuls, l'a fondée en publiant en 1907 une "mise au point" (Jeannel, 1950), posant les problèmes descriptifs et écologiques de cette discipline.
Il distingue plusieurs types d'environnements souterrains, et notamment les réseaux de fentes, qui n'ont pas encore attiré l'attention des hydrogéologues. Ajoutons que, dès cette époque, la "biospéologie" a un statut universitaire, alors que la spéléologie scientifique restera embryonnaire jusqu'en 1950. Les mesures spéléométéorologiques de Caulle et Idrac (1931), les quelques observations de Robert de Joly, sur les vagues d'érosion notamment (1933), etc., sont insuffisantes pour fonder une discipline. Cela malgré le soutien de J. Bourcart à R. de Joly.
Les remplissages karstiques sont encore peu étudiés. Signalons le travail de B. Gèze (1937), géologue et spéléologue, sur les poches à phosphorites oligocènes du Quercy méridional.
Après la première guerre mondiale les recherches karstiques demeurent stagnantes (Roglic, 1972), approximativement jusqu'en 1930, où plusieurs publications amorcent une nouvelle phase de recherches. L'initiateur des études karstologiques en France est, sans conteste, Georges Chabot, qui publie, en 1927, sa thèse de géomorphologie sur les "Plateaux du Jura central". Elève de Baulig, Gignoux et de Martonne, il invente la morpho-tectonique, et profite des travaux hydrogéologiques du spéléologue E. Fournier (Fournier, 1923-28), Professeur de géologie à l'Université de Besançon.
En cent pages, il replace les karstifications jurassiennes dans le contexte régional, et conclut à l'inexistence d'un cycle karstique général. Il propose un cycle jurassien, ce qui constitue un apport dont l'importance est mal perçue à l'époque. Le Jura central était alors la région de France la mieux connue d'un point de vue spéléologique. Par ailleurs, G. Chabot fut servi par une structure tectonique assez variée permettant d'observer des configurations karstiques de petite dimension, qu'il sut interpréter. Il parle peu des processus, les connaissances de l'époque étant insuffisantes pour ce faire.
La thèse de G. Chabot accompagne celle d'A. Cholley, sur les Préalpes de Savoie (1925), et sera suivie par celles de J. Blache, sur la Grande-Chartreuse et le Vercors (1931), P. Marres, sur les Grands Causses (1932), P. Georges, sur le Bas-Rhône (1935), - qui crée les expressions "immunité" et "capital karstique" -, P. Birot, sur la Catalogne franco-espagnole (1937), R. Clozier, sur les Causses du Quercy (1940), L. Goron, sur les Pré-Pyrénées ariégeoises et garonnaises (1941) et, plus tard, de P. Fénelon, sur le Périgord (1951), etc. D'une façon générale, un certain nombre de données sont rassemblées concernant les massifs étudiés et les formes exokarstiques, mais les explorations spéléologiques sont alors peu avancées, les grands réseaux sont encore inconnus en France. Leurs travaux se limitent aux formes de surface ou demeurent livresques.
En Autriche, il faut citer l'ouvrage "Die Hydrographie des Karsts", d'Otto Lehmann (Leipzig, 1932) - également ancien élève d'A. Penck - non plus géographe, mais physicien et hydrologiste. Il semble avoir pratiqué la spéléologie. La "Grundwasser" et les rivières souterraines lui paraissent deux conceptions trop schématiques dans leur simplicité. Il se rapprocherait de la "Karstgerrinen" de Katzer, qui assimile le drainage endokarstique à un réseau de larges fentes de dimensions variées.
Dans un esprit assez polémique (Blanc, 1959), il attaque la notion de "Grundwasser" et montre, en hydrologiste, l'inexistence d'un plan d'eau unique dans un karst. "Il n'y a que des réseaux séparés". Il distingue plusieurs types de circulations souterraines : 1) les galeries en conduites forcées, 2) les galeries en écoulement libre, 3) les bassins alimentés en charge ou par un écoulement libre et alimentant une conduite forcée. En outre, il distingue les écoulements turbulents en galerie et laminaire dans les fentes. Il applique ces notions à l'interprétation hydrologique des poljes.
Les idées d'O. Lehmann sont reprises en Yougoslavie par M.S. M. Milojevic'. Renvoyons à A. Blanc (1959) pour un historique de la karstologie yougoslave à partir de cette époque.
En 1930, W.M. Davis (1850-1934) renouvelle les conceptions spéléogénétiques en publiant un article de 153 pages, "Origin of limestone caverns" (Bull. Geol. Soc. Amer., 41, 3, p.475-628), dans lequel il développe sa "Two cycles theory".
A la fin de sa vie - il a alors 80 ans - W.M. Davis, qui a visité Mammoth Cave, Carlsbad Cavern, etc. et étudié l'oeuvre d'E.A. Martel, analyse le phénomène karstique dans une perspective cyclique (Davis, 1930, voir aussi Callot, 1982 ; Nardy, 1986) en s'inspirant principalement des conceptions de Grund. Il paraît difficile d'admettre, avec T.R. Shaw (1979), qu'il ignore les travaux de Cvijic', même s'il ne le mentionne pas dans ses remerciements. Rappelons qu'il a visité le Karst d'Istrie en 1899, avec A. Penck, ce qui lui a donné l'occasion de rencontrer les spécialistes autrichiens.
Cette publication est particulièrement marquante, car elle apporte une méthode d'analyse morphologique des conduits karstiques et des microformes associées, notamment en opposant les formes vadoses et phréatiques. De même, les notions de dome-pit, de pendant, etc., sont nouvelles dans la littérature, comme les notions de phases de colmatage et de décolmatage dans l'évolution de l'endokarst. Enfin, l'évolution souterraine est mise en rapport avec les aplanissements et les incisions fluviatiles. L'histoire des sciences retiendra, en priorité, le caractère "bathyphréatique" de cette théorie.
Cette étude, inspirée de la fausse idée de "Grundwasser", ne pouvait qu'être discutée. En France, elle est ignorée. Aux U.S.A., elle suscite une polémique, d'abord avec les partisans des "rivières souterraines" et du rôle majeur des circulations vadoses : Piper (1932), Gardner (1935), Malott (1937). D'autres suggèrent des aménagements de la "Two cycles theory", d'abord A.C. Swinnerton (1932), R. Rhodes et M.N. Sinacori (1941), puis W.E. Davies (1960), aboutissant à la formulation d'une théorie "épiphréatique" base des développements ultérieurs qui ont conduit à la formation d'une école anglo-saxonne de karstologie.
La position, dans cet ensemble, de J.H. Bretz (1942), professeur de géologie à Chicago, est particulière. En morphologiste, il apporte un point de vue nouveau sur les rapports entre remplissages et spéléogenèse. Avec lui, les notions de chenal de voûte, de vagues d'érosion, etc. sont devenues des notions classiques.
La "Two cycles theory", de même que les conceptions de Cvijic' ou de Grund, reste prisonnière des sites géographiques qui l'ont inspirée. Davis s'est inspiré de Mammoth Cave et de Carlsbad Cavern. Il s'agit donc de la modélisation de karsts de plateau, de même que la théorie épiphréatique de Swinnerton-Davies.
Par ailleurs, la "Two cycles theory" reste proche d'un système déductif, au sens donné à ce terme au XVIIIème siècle (Mornet, 1911), un modèle finalisé reposant sur beaucoup de simplifications, autrement dit une déduction à partir de postulats dérivés de la théorie du cycle d'érosion normale, et critiquable au même titre que cette dernière (Callot, 1982, voir aussi Tricart, 1965).
Par récurrence, il est facile de montrer les défauts de ce modèle, limité à une succession standardisée d'événements-types dans une structure géologique simple. Il faut cependant retenir la richesse heuristique du mouvement d'idées suscité par la "Two cycles theory" dans le contexte anglo-saxon. Elle a conduit à définir un certain nombre de critères macro- et micromorphologiques qui ont conditionné le développement de la spéléomorphologie, embryonnaire jusqu'alors.
D'une façon générale, vers 1930, s'amorce une révolution scientifique qui va donner à la karstologie une "scientificité" qu'elle ne possédait pas antérieurement. G. Chabot - dont le travail sera ignoré par Martel - replace l'endokarst dans un cadre géomorphologique à l'élaboration duquel il a participé. Peu après, W.M. Davis et O. Lehmann présentent une méthodologie dont G. Chabot ne disposait pas. Cette révolution ne sera effective en France que vers 1955-1965 avec les travaux des karstologues de la génération d'après-guerre. Analysons ce phénomène socio-scientifique.
La guerre 1939-45 est suivie presque immédiatement du développement, sans précédent en France, des spéléologies sportive et scientifique. La population spéléologique augmente rapidement, la spéléologie s'organise officiellement, et une spéléo-science s'esquisse avec l'aide du C.N.R.S. D'importants résultats, d'exploration et scientifiques, payent ces efforts (Gèze, 1985).
A la même époque, la géomorphologie française découvre les particularités des actions climatiques, notamment pédologiques, mais, aussi, celles propres aux pays froids (Tricart, 1965).
En 1940, de grands réseaux karstiques sont connus dans le monde : Mammoth Cave (Kentucky, U.S.A., 62 km en 1936), Eisriesenwelt (près de Salzburg, Autriche, 38 km en 1940), etc. Par contre, les réseaux français dépassant 1 km sont rares. La plupart des grottes se limitent à quelques dizaines ou centaines de mètres, ce qui est insuffisant pour avoir une vue d'ensemble de l'endokarst.
Grâce à la multiplication des équipes, et au perfectionnement des techniques d'exploration, les grands réseaux français sont découverts après la guerre.
Aux alentours de 1930, R. de Joly avait créé un matériel léger simplifiant les explorations. Vers 1965, B. Dressler, G. Marbach, etc., inventent un nouveau matériel. Les techniques de la Spéléologie alpine vont permettre à de petites équipes de visiter rapidement les grands réseaux. Les records s'accumulent rapidement.
P. Chevalier, de 1936 à 1947, alpiniste en caverne, visite 17 km de galeries dans le Trou du Glaz. Puis, en quelques années, sont découverts les réseaux du Gouffre Berger, Isère (10 805 m pour -1 135 m en 1969), de la Pierre St-Martin, Pyrénées-Atlantiques (13 050 m pour -1 171 m en 1966, 39 960 m en 1980), de la Henne-Morte, Haute-Garonne (17 000 m en 1969, 59 500 m pour -1 004 m en 1979) etc.
Très vite, à partir de 1960, les scaphandres autonomes permettront de visiter d'importantes cavités noyées. Citons la Fontaine de Vaucluse, plongée à -315 m en 1985 (Sp. 19), mais aussi la Fontaine des Chartreux, Lot, -130 m, Le Goul de la Tannerie, Ardèche, -115 m, etc. Il faut aussi mentionner les réseaux totalement noyés, tel que la Doux de Coly, Dordogne, explorée sur plus de 3 km, l'émergence de Port-Miou, sur plus de 2 km, etc.
A partir de 1980, de grandes expéditions exotiques, en Afrique, en Asie (Thaïlande, Sud de la Chine), en Nouvelle-Guinée, etc. apporteront des documents précis sur des régions peu visitées jusqu'alors par les occidentaux.
Après la guerre, se développe une spéléologie scientifique, cela à l'initiative des biologistes - R. Fages, A. Vandel, R. Jeannel, H. Coiffait -, d'un physicien - F. Trombe (1906-1985) -, et de quelques géologues - R. Ciry (1898-1978), B. Gèze, Ph. Renault -, regroupés au sein de la Commission de Spéléologie du C.N.R.S., gérant le Laboratoire souterrain de Moulis (Ariège) et assurant la liaison avec la spéléologie sportive.
Ensuite, la spéléomorphologie, c'est-à-dire la méthode d'analyse créée par Davis, Swinnerton et Bretz, séduit les jeunes géospéléologues. Cette nouveauté n'est pas suivie par les anciens qui, ayant subi l'éducation positiviste d'avant guerre, les ignorent. C'est ainsi que J. Kunsky, dans son "Karst et grottes", publié à Prague en 1950, cite Davis et Bretz, alors que F. Trombe, dans son "Traité de Spéléologie" (1952), ne les mentionne pas.
La spéléomorphologie, amorce son développement dès 1944, avec une note de P. Chevalier, sur la genèse du Trou du Glaz, dans laquelle il distingue galeries en conduites forcées et conduits façonnés en écoulement libre. Il faut noter que des travaux identiques furent alors conduits simultanément en Espagne, avec Noël Llopis-Llado (1911-1968) et sa revue "Speleon", créée en 1950, éditée à Oviedo (Espagne) ; en Italie, avec Maucci et sa théorie de l'érosion inverse (1951) ; à Cuba, avec A. Nunez-Jimenez, qui présente (1965) une classification génétique des réseaux explorés dans son pays, etc.
Vers 1950-60, les jeunes géospéléologues qui ont découvert les articles de Davis, Swinnerton et Bretz, ceux de N. Llopis-Llado, de Maucci adaptent ces notions aux formes observées dans les réseaux français. Ces notions nouvelles seront intégrées dans l'enseignement scientifique dispensé par 1'"Ecole Française de Spéléologie", gérée par la Fédération Française de Spéléologie et assurant la formation des spéléologues débutants. La terminologie "savante" inculquée de cette manière passe dans certaines descriptions de grottes et clarifie les exposés ..., lorsque les notions correspondantes ont été bien saisies.
Parmi les travaux de synthèse marquants, il faut citer ceux de Ph. Renault (1958) analysant le rôle des facteurs mécaniques et du remplissage, R. Ciry (1962) expliquant le rôle de la tectogenèse et des paléoclimats, A. Cavaillé (1962-63) interprétant les réseaux du Causse de Limogne (Lot), dans le sens du modèle épiphréatique, etc.
Le Service Géologique et Géotechnique de l'E.D.F. (Electricité de France) s'intéresse aux recherches spéléologiques dans le cadre des études de projets de retenues en régions karstifiées. De nombreux relevés et études hydrologiques sont effectués en divers sites, mais surtout des structures karstiques colmatées sont déblayées à Gréoux (Alpes de Haute-Provence), à Vouglans (Jura), etc., apportant de précieuses informations, incomplètement exploitées, malheureusement.
Mentionnons les travaux des préhistoriens dont les fouilles dans les remplissages de grottes mettent en évidence certains processus spéléo-sédimentaires. Le travail le plus spectaculaire en ce domaine est celui de Louis Méroc (1904-1970), en 1954, dans le site de Montmaurin (Haute-Garonne), où fut découverte la mâchoire du plus vieux français du Sud-Ouest, avec un magnifique exemple de soutirage karstique daté, échelonné sur 400 000 ans.
En dehors de l'hexagone, il faut citer les travaux des géologues Marcian Bleahu (Roumanie) - auteur d'un traité de karstologie et d'un manuel de spéléomorphologie, malheureusement en roumain - et Camile Ek (Belgique), ... spéléomorphologistes francophones et de talent. Il est important de rappeler leur existence, car ils sont souvent oubliés et l'originalité de leurs travaux insuffisamment soulignée.
Rappelons que, pendant, la première moitié du XXème siècle, c'est un roumain, E. Racovitza, qui fut le créateur de la biospéléologie française, et que l'inventaire spéléo-hydrogéologique, publié en 1910, "Cavernes et Rivières souterraines de Belgique" - toujours ouvrage de référence - était signé d'un français, E.A. Martel, et de deux belges, le Professeur E. Van den Broeck et E. Rahir (Van den Broeck et al., 1910).
Jusqu'en 1932 à Vienne, 1945 en France, la karstologie relevait des naturalistes, c'est-à-dire de voyageurs décrivant, classant et interprétant qualitativement. Pour analyser la dynamique du système karstique, le physicien, le chimiste, le bactériologiste, etc. devaient intervenir.
L'analyse des mesures physiques exigeait un modèle de référence. O. Lehmann apporta ce schéma en 1932, mais ce travail reste ignoré en France. A partir de 1947, F. Trombe effectue quelques dosages de CO2, des mesures d'ionisation en galerie, de pressions motrices sur un trou souffleur, etc., et publie, en 1952, son "Traité de Spéléologie", dans lequel, en physicien, il pose le problème des interactions entre facteurs physiques dans le système litho-hydroatmosphérique souterrain.
Mais vers 1950, cette évidence n'avait pas encore pénétré les mentalités. Les disciples de Martel, se refusaient à distinguer l'érosion de la corrosion dans la spéléogenèse. En 1953, Chevalier, à partir de quelques évaluations sommaires dans un ruisseau du Trou du Glaz, conclut au caractère réduit de la corrosion dans un ruisseau souterrain. La corrosion s'effectuerait à proximité de la surface. H. Roques et H. Schoeller (1899-1988) devaient considérablement nuancer ce constat. Il s'agit de toute l'histoire de la biogéochimie, dans le domaine particulier du karst, en France, à cette époque.
Distinguons les données hydro-météorologiques et les données géomécaniques.
H. Schoeller, le géochimiste et hydrologiste, a été l'initiateur de 1'hydrogéologie française à partir de 1934. Professeur à l'Université de Bordeaux, il s'intéresse à la dynamique karstique. A partir de 1963, il étudie la spéléométéorologie de la Grotte de Lascaux, adapte la loi de Darcy aux caractères des circulations karstiques, et présente ce travail au Colloque de Dubrovnik (1965). Son traité, "Les Eaux souterraines" (Masson éd., 1962) est toujours un ouvrage de référence pour les karstologues.
En 1964, H. Roques soutient une thèse d'état - commencée en 1952 alors qu'il était étudiant - analysant les équilibres CO3Ca-CO2-H20, et appliquant ces notions au domaine karstique de telle façon que les problèmes géochimiques se trouvent enfin posés. Il s'occupera ensuite des formes de précipitation du CO3Ca.
Dans un domaine différent, celui de la mécanique des roches - important dans le domaine de la spéléogenèse - C. Louis présente, comme thèse, en 1968, un travail fondamental sur l'équilibre mécanique des versants en fonction des pressions hydrauliques dans les fentes.
En 1970, tous les éléments d'une analyse physique du système endokarstique sont réunis, mais l'exploitation de ce capital de connaissances est à peine esquissé.
Ce qui précède se passait à la Faculté des Sciences ; du côté de la Faculté des Lettres, la karstologie devait se développer entre 1950 et 1960.
La karstologie française a débuté en 1927 avec la thèse de G. Chabot, mais les géographes se disant karstologues restèrent peu nombreux jusqu'en 1945-50. Lors du Congrès International de Géographie de Paris, en 1931, la section 18 - Erosion karstique -ne présentait que les 3 communications de G. Chabot, P. Georges et J. Sermet. A partir de 1945-50, les effectifs augmentent. En 1960 est créée la Commission des Phénomènes karstiques du Comité National français de Géographie. Grâce au dévouement des Professeurs Fénelon et Nicod, des réunions et excursions annuelles sont organisées (Nicod, 1988) et les publications se multiplient.
D'un point de vue méthodologique, ces géographes karstologues restent des "hommes de paysage", des chasseurs de surfaces d'aplanissement, de dolines et de massifs de tufs au détriment du problème de base - celui des rapports entre l'exo- et l'endokarst -qui implique la visite de ce dernier. Or, leur connaissance de la géospéléologie reste livresque ; de ce fait, les possibilités d'échanges d'informations avec les spéléologues étaient réduites. Un langage commun restait à mettre au point.
Par ailleurs, vers 1945, la géographie française découvre la morphologie climatique (Tricart, 1965). Le facteur climatique sera difficile à intégrer dans l'étude du système karstique. Il s'agit d'une période de transition qui sera marquée par plusieurs personnalités. Nous retiendrons les figures de Pierre Birot et de Jean Corbel.
Pierre Birot, élève de H. Baulig, publie en 1952, dans les Annales de Géographie, une note qui fait date sur la morphologie karstique (Birot, 1952). Il présente d'abord les travaux de l'école américaine - Davis, Bretz, etc. - puis tente une synthèse axée sur le caractère spectaculaire des karsts équatoriaux et sur l'utilisation des données endokarstiques. Cette note de 32 pages était intéressante, apportait des idées nouvelles, mais ne fut pas convaincante en l'absence de l'appui des géospéléologues. L'auteur reste prisonnier du schéma cyclique davisien qu'il cherche à accorder avec les données structurales. Il conclut en admettant une inversion amont-aval des zones d'érosion par rapport au schéma "de l'érosion normale", ce qui est contestable.
Jean Corbel (1920-1970), du C.N.R.S., est un représentant très particulier de la karstologie des années 1950-70. Il est à la fois spéléologue et géographe, domicilié à Lyon-Caluire mais international par sa famille et ses voyages, habitué du Vercors et de l'Ardèche calcaire mais également spécialiste des régions péri-arctiques. Dans sa thèse (1957) il décrit les karsts du Nord de l'Europe et met l'accent sur le rôle du froid dans l'évolution d'un karst, mais, en outre, conclut bizarrement que les karstifications équatoriales sont sinon inexistantes, tout au moins réduites. Ce qui suscite une controverse qui ne prendra fin qu'à sa mort. Il n'en reste pas moins qu'avec lui les données climatiques sont introduites en karstologie, en même temps que la notion quantitative de taux d'ablation qu'il est le premier à poser en France.
Entre 1964 et 1969, le géologue Daniel Aubert, Professeur à l'Université de Neuchâtel (Suisse), étudie la géomorphologie du karst jurassien (Aubert, 1969). Il effectue un certain nombre de dosages de CO3Ca dans les eaux infiltrées, précise le rapport dissolution superficielle/dissolution profonde dans le Jura et montre le caractère très relatif des notions d'immunité karstique et de surfaces conservées dans la région étudiée.
Entre 1965 et 1975, un certain nombre de publications concluent cette première période d'après-guerre. Tout d'abord, les thèses d'état préparées au cours de cette période (Demangeot, Mangin, Nicod, Renault, Roques, ...), ainsi que des ouvrages de synthèse, tels que "Pays et paysages calcaires" de J. Nicod (1970) - catalogue des grandes régions karstiques du monde - ou bien, la même année, un Que sais-je ? sur "La formation des cavernes", de Ph. Renault.
Il faut insister sur la thèse de géographie de J. Nicod (1967), sur la Basse-Provence calcaire, pays de grands poljes, en particulier ceux des Plans de Canjuers, recoupés par le Verdon. Il s'agit d'une étude morpho-tectonique, riche en informations, qui apporte des points de vue nouveaux, notamment sur les déformations tectoniques ayant organisé le cours du Verdon et de ses affluents, et la morphologie résultante, compte tenu des variations climatiques.
Après 1970, J. Nicod va jouer un rôle important dans le développement de la karstologie.
Entre 1965 et 1975, la spéléologie scientifique s'est constituée et apporte aux karstologues des éléments d'interprétation relevant des sciences "dures". A partir de 1970, le développement de plusieurs disciplines - la tectonique analytique, 1'hydrogéologie karstique, la sédimentologie du Quaternaire - offre de nouveaux outils à la karstologie.
R. Ciry et H. Tintant, vers 1965, avaient insisté sur les rapports existant entre les phases orogéniques et les phases de karstification. La microtectonique, développée à Montpellier par Maurice Mattauer, est appliquée à l'interprétation des structures karstiques par C. Drogue vers 1972. Les thèses de R. Guérin (1973) dans l'Ardèche calcaire et de J.-C. Grillot (1979) théorisent cette approche, mettant en rapport l'orientation de certains réseaux anciens avec les phases pyrénéo-provençales (Eocène supérieur) et récents avec la phase alpine (Miocène terminal).
A la même époque, 1'hydrogéologie karstique française et suisse - l'équipe du Professeur H. Burger (Neuchâtel, Suisse) -, exploitant l'héritage intellectuel du Professeur H. Schoeller, fait un bond en avant grâce à une ATP du C.N.R.S. (1974-78). Il faudrait consacrer un autre exposé à cet historique, qui sera prochainement réalisé dans le cadre des activités de l'I.A.H. (Association Internationale d' Hydrogéologie).
En rapport direct avec 1'hydrogéologie, mentionnons une discipline développée ces dernière décennies, l'évaluation des taux d'ablation. En négligeant quelques précurseurs, l'on peut admettre qu'elle fut lancée en France par J. Corbel, en 1959, sous sa forme hydrologique - évaluation des teneurs en CO-Ca et suspensions dans les résurgences et rivières -, mais elle s'est surtout développée avec la "méthode des plaquettes", apparue vers 1970.
Son principe est simple. Des plaquettes calcaires de quelques cm sont abandonnées plusieurs mois dans divers sites. Leur perte de poids permettrait d'évaluer l'érosion chimique locale. Avec quelques plaquettes, des notions de calcul statistique et plusieurs sites supposés caractéristiques, il serait ainsi possible d'apprécier quantitativement l'ablation - ce qui, pour certains, est un critère de scientificité. Actuellement, cette méthode "simplifiée", d'inspiration réductionniste, semble devoir être abandonnée, remplacée par une conception globaliste des échanges de matière dans un karst.
L'étude des remplissages karstiques et de la sédimentologie de grotte s'est développée, d'abord avec les études paléoclimatologiques de J. Chaline (1965), H. Laville (1975), J.-Cl. Miskovsky (1970), et, plus récemment, M. Campy (1982) et E. Debard (1988), travaux en rapport direct avec les recherches des quaternaristes (cf. les publications de l'Association française pour l'Etude du Quaternaire). Il faut cependant noter qu'il s'agit de fouilles effectuées dans les zones d'accès à l'endokarst ou proches de celles-ci, d'intérêt archéologique, mais où les dépôts anciens ont été remaniés et dans lesquelles, en dehors de quelques placages de voûte - difficilement datables - s'observent surtout des sédiments récents et wûrmiens, parfois Riss-Wûrm.
Les remplissages du réseau profond ont été cependant étudiés par J.-J. Blanc dans les Calanques et à St-Marcel-d'Ardèche, également par Cl. Thibault (1976), à La Romieu (Gers), mais n'ont pas fait alors l'objet de publications mettant leurs résultats en évidence.
A partir de 1975, une équipe belge associant sédimentologiste, (Dupuis), palynologiste (Bastin) et géochimistes (Gewelt, Quinif) relève de nombreuses coupes dans les réseaux profonds de la Belgique, multiplie les datations U/Th, les logs polliniques et les analyses de structures sédimentaires. Ces travaux sont largement exploités dans les publications spécialisées. A l'heure actuelle, ce travail a conduit Y. Quinif à publier une note sur les étages de grottes, analysés en fonction de leur remplissage (Karstologia, 1989), qui renouvelle la question.
En 1970, J. Nicod a pris la direction de l'E.R.A. n°282 du C.N.R.S., "Evolution du karst dans les domaines méditerranéen et alpins", unité de recherche qui officialise la recherche karstologique chez les géographes. Elle rassemble un certain nombre de chercheurs et d'étudiants, notamment de jeunes spéléologues, souhaitant faire une thèse de karstologie. Un certain nombre de travaux seront publiés dans les années suivantes.
Mentionnons d'abord la thèse d'état de Georges Rossi (1977) sur les karsts du Nord de Madagascar, travail qui reste classique, bien que d'inspiration intermédiaire entre celle des thèses régionales classiques et la formule à venir. Il étudie les plateaux calcaires de cette région, visite une petite partie de ses importants réseaux de drainage souterrain, redécouvre dans l'Ankarana les lapiaz de type tsyngy, déjà décrits au Brésil par J. Tricart (1956), mais ignorés de la plupart des karstologues français. Par ailleurs, il est le premier géographe à analyser les variations de la pCO2 sous climat tropical chaud et semi-désertique. Actuellement, J.-C. Grillot, déjà cité, étudie la tectonique de distension de la région de l'Ankarana, expliquant les caractères très particuliers de ce karst.
Mais il faut mentionner plus particulièrement l'ensemble des thèses de 3ème cycle de géographie, réalisées par des spéléologues confirmés de la génération d'après 1970. Rappelons qu'un certain nombre de thèses d'hydrogéologie karstique ont été soutenues depuis 1970, mais nous n'en tiendrons pas compte ici car, sauf exception telle que la thèse de Belleville (1985) sur le Karst des Gorges de l'Ardèche, leur objet étant pratique plus que karstologique.
La première thèse spéléo-karstologique, signée Richard Maire, fut soutenue en 1976. Elle concernait la haute montagne calcaire du Nord des Alpes et de la Suisse. L'auteur analyse la structure et la dynamique karstique d'un type de karst qui, jusqu'alors, n'avait fait l'objet que d'études locales, car son accès exige des qualités sportives certaines.
D'autres thèses de même inspiration suivent. Celle de Yann Callot, concernant le karst de l'Ardèche (1978), fait suite à la thèse de 3ème cycle de R. Guérin (1973), tectonicien, déjà mentionnée. Elle est originale dans sa façon d'envisager les rapports exo-endokarst. Elle sera suivie de la thèse d'hydrogéologie de Luc Belleville (1985) et de la thèse d'état de sédimentologie de E. Debard (1989). Le karst ardéchois, de basse altitude, est actuellement l'un des mieux connus du Sud-Est de la France.
Un peu plus tard, Jean-Jacques Delannoy fait connaître la géomorphologie du Nord du Vercors (1981), Joël Rodet, le karst de la craie de Normandie (1981), Thierry Marchand, les grands réseaux de la Chartreuse méridionale (1985).
Ces travaux diffèrent des thèses d'état de géographie soutenues dans les décennies précédentes, par la part donnée à la spéléomorphologie, ce qui est nouveau. C'est pourquoi je parlerai à leur propos de spéléo-karstologie, terme qui aurait pu s'appliquer à la thèse de Jean Corbel (1957), ce dernier jouant ici le rôle de précurseur, au sens historique du terme, car il a posé le problème, mais sans avoir les éléments de réponse nécessaires.
Les possibilités de la méthode sont brillamment illustrées par la thèse d'état que vient de soutenir, le 2 février 1990, Richard Maire, sur les karsts de haute montagne, à partir d'exemples pris dans les Alpes, le Moyen-Orient, les Andes et la Nouvelle-Guinée. Grâce aux grandes expéditions spéléologiques de la F.F.S., il a eu la possibilité de visiter des karsts diversifiés, insérés dans des structures complexes, avec terrains de couverture décapés à des époques différentes. Il devient alors possible de comparer des évolutions de durées différentes dans des structures géologiques variées.
Il a particulièrement étudié, avec Y. Quinif, dans le réseau de la Pierre-Saint-Martin, une coupe exceptionnelle dans le remplissage d'une galerie haute, qui témoigne de 500 000 ans de dépôts.
En conclusion de cette brève revue, présentons les grandes étapes de la karstologie.
Les tâtonnements de la préhistoire des études karstologiques françaises (Shaw, 1979) se terminent, au choix, en 1888, si l'on prend comme repère les débuts des explorations spéléologiques d'E.A. Martel, ou en 1893, si l'on se réfère à la publication de "Das Karstphänomen", de J. Cvijic'.
La seconde étape, de 1888 à 1927-1935 - disons 1930, date de la publication majeure de Davis - correspond à une période d'exploration extensive au cours de laquelle s'ébauche l'inventaire des phénomènes karstiques, essentiellement le recensement des cavités visitées par Martel, de Joly, etc. (Gèze, 1985). Au cours de cette seconde étape, le karst de Trieste et de Carniole, dit karst classique, où "tous les caractères ... propres au calcaire y trouvent l'expression la plus complète" (Cvijic', 1960), est considéré par tous comme un site de référence.
La troisième étape, commence avec la thèse de G. Chabot en 1927, appuyée sur l'inventaire spéléologique (extensif) de E. Fournier, et l'exploration du Trou du Glaz, par P. Chevalier, à partir de 1935. Ce dernier inaugure la période d'exploration intensive qui se développera après la guerre.
Après 1946, le mouvement se solde par la découverte des grands réseaux dans le domaine de l'exploration spéléologique et l'apparition d'une spéléologie scientifique. Celle-ci est marquée par le passage de la description qualitative à l'utilisation des mesures physiques. Une série d'études régionales et de travaux de karstologie générale est réalisée. Cette quatrième étape correspond à la découverte en France d'une méthodologie ignorée avant-guerre, qu'il s'agisse des méthodes d'exploration, des méthodes d'étude ou des principes d'interprétation. L'extension, alors reconnue, du phénomène karstique et de sa variété dans le monde conduit à abandonner la notion de karst classique.
La cinquième étape est trop proche de nous pour être facilement délimitée dans le temps. Elle correspond à la fois à un renouvellement des méthodes et à un changement de génération. Ayant vécu cette époque, nous dirons que la transformation s'amorce vers 1965, est sensible vers 1970, semble faite en 1976-80, et culmine en 1990, avec l'affinement des méthodes (prise en compte des remplissages profonds, datations isotopiques, dosages carboniques, etc.) et une synthèse des karsts de haute montagne permettant une analyse dans le temps de l'évolution d'un karst, plus fine que dans le cas des karsts de plateaux.
Cette évolution en cinq étapes traduit une forme particulière de prise de conscience collective. Au XIXème siècle, la grotte était une curiosité. Une méthodologie est mise au point : techniques d'exploration, principes d'interprétation. A la fin du XXème siècle, la complexité du phénomène karstique est mise en évidence.
Ce qui conduit à considérer les problèmes actuels de la karstologie. Ils sont sociologiques et scientifiques.
Sociologiquement, la karstologie française a été freinée dans son développement par ses cloisonnements, propres aux rigidités de l'esprit gaulois, qui ont amené d'abord une opposition, à partir de 1920, entre spéléologues et géologues, entre spéléologues et biospéologues, et plus récemment, entre spéléologues, géologues de la Faculté des Sciences et géographes de la Faculté des Lettres, avec toutes les conséquences qui en résultent : absence d'un enseignement institutionnalisé de la karstologie dans un établissement spécialisé - Institut du Karst - comme il en existe en Italie, Autriche, Yougoslavie, Etats-Unis, Canada, Chine, etc., absence de crédits, et, en conséquence, retard par rapport à la recherche effectuée en d'autres pays, notamment dans l'étude des paléokarsts ou de la cinétique karstique, etc.
Voyons comment le problème fondamental, celui des rapports de l'exo- et de l'endokarst peut être envisagé actuellement.
Schématiquement, à la fin du XIXème siècle, dans le karst-type d'Istrie et de Carniole, les grottes, curiosités souterraines, sont mises en rapport avec les grands aplanissements considérés en fonction de leur façonnement fluviatile, la rivière souterraine étant une sous-variété de rivière aérienne. Les explorations spéléologiques révéleront deux phénomènes majeurs : 1°)1'importance des verticales (avens et cheminées), donc du mouvement vertical des eaux et des phénomènes associés (phénomènes de soutirage sédimentaire), 2°) l'existence d'un réseau noyé actif ayant son évolution propre jusqu'à -1 000 m.
Ce qui conduit à examiner les problèmes majeurs posés par les rapports entre l'exo- et l'endokarst. Ils conditionnent l'analyse morphogénétique du karst.
La découverte de ces problèmes a été difficile. En 1888, Cvijic', avec le cours alternativement aérien et souterrain de la Reka, Martel, avec la percée hydrogéologique de la Bramabiau, ont une vision du phénomène karstique différente de celle de Grund et des observateurs des karsts de plateaux, tels que ceux de Vaucluse ou des Grands Causses, de drainage de style exsurgence (Fournier).
La compréhension physique et chimique des processus karstiques est tardive. Aux U.S.A., comme en France, elle est postérieure à 1940. Cette démarche, réductionniste mais indispensable, a permis de préciser, notamment avec G. Rossi, le rôle des facteurs climatiques, tel que, par exemple le CO_. Actuellement, cette analyse se développe aux U.S.A., comme le montre la récente publication de "Processes in Karst Systems", de W. Dreybrodt, marquant le développement d'une jeune discipline, la "Cinétique karstique".
L'analyse morphogénétique, avant 1970, se limitait trop souvent à la recherche d'un mécanisme de formation. La prise en considération des facteurs géologiques, tectoniques d'abord, plus récemment sédimentologiques (remplissages endokarstiques) avec datations en valeur absolue, a permis de replacer le système karstique dans son environnement géologique ; de différencier les méthodes de l'analyse du mécanisme de karstification de l'étude de l'évolution d'un karst ; de les mettre en rapport avec des épisodes paléoclimatiques (Maire, 1990), voire géologiques dans le cas des paléokarsts (James et al., 1988 ; Bosak et al., 1989). Dans cette perspective, l'analyse d'une karstification ne relève plus d'un système - au sens de G. Gohau (1983) - mais devient historique, donc géologique, ce qui correspond à une révolution, et conduit à une mise en rapport de l'analyse des processus de karstîfication et de l'histoire des réseaux, ce qui, de notre point de vue, indiquerait que la karstologie entre dans une phase de maturité.
La constitution d'une "science dure" aboutit à une formulation mathématique. Celle-ci n'est pas encore faite. Actuellement, à l'échelle des régions, existe une spéléomorphométrie, qui est surtout une nomenclature de records de profondeur ou de développements sans portée géomorphologique. Par ailleurs, la cinétique karstique, quantitative dans la mesure où elle définit des seuils d'action, n'est pas encore sortie du laboratoire et les données morphométriques régionales sont difficiles à mettre en rapport avec les données géologiques et paléoclimatologiques. Or, cette synthèse est réalisable, si une modélisation à plusieurs niveaux d'organisation est mise sur pied et s'accorde avec les banques de données. Celle-ci exige des moyens de recherche importants, crédits et personnels, dont la mise en oeuvre est difficile à envisager dans l'immédiat. Il semble que l'on arrive à une phase européenne de la recherche, qui, du fait de la composante spéléologique du problème, exige une participation des fédérations sportives.
Blanc A. (1959). Répertoire bibliographique critique des études de relief karstique en Yougoslavie depuis Jovan Cvijic'. Mém. et Doc. du Centre de Doc. Cartogr. et Géogr., t.VI, p.135-227.
Bleahu M. (1974). Bref historique de la karstologie (en roumain). Morfologia carstica, Bucarest, p.14-22.
Bosak P., Ford D., Glazek J. et Horacek I. éd. (1989). Paleokarst, a systematic and régional review. Elsevier, Amsterdam, 725p.
Bouchereau J. (1966). La grotte de Miremont en Périgord. Spelunca, Mém. 5, 1967, 7è Congr. Nat. Spéléo., p.116-126 (Historique des explorations).
Callot Y. (1982). Critique de la théorie de W.M. Davis. Mém. Spéléo-Club de Paris, 7, p.22-31.
Cavaillé A. (1963). Observations de spéléogenèse. Spelunca, Mém. 3, p.24-38.
Ciry R. (1961-63). Pour la deuxième fois : Sésame, ouvre-toi. Sous le Plancher, Dijon, 1961, 6, p.72-83, 1962, 1, p.92-103, 2, p.25-39, 3, p.40-51, 4, p.73-81, 1963, 1, p.2-10, 2, p.19-26.
Cvijic' J. (1918). Hydrographie souterraine et évolution morphologique du karst. Rec. Trav. Inst. Géogr. Alpine, 6 (4), p.376-420.
Cvijic' J. (1960). La géographie des terrains calcaires. Acad. Serbe des Sc. et Arts, Belgrade, Monogr. CCCXLI, n°26, 212p.
Davis W.M. (1930). Origin of limestone caverns. Bull. Geol. Soc. Amer., t.XLI, p.475-628.
Dreybrodt W. (1988). Processes in karst Systems. Springer Verlag, Berlin, 288p.
Gèze B. (1985). Origines et évolution de la Géospéléologie française. Trav. du COFRHIGEO, (2), III, 2, p.11-25.
Gohau G. (1983). Idées anciennes sur la formation des montagnes. Cah. Hist. Philos. Sc, n.s., n°7, 86p.
James N.P. et Chokette P.W. (1988). Paleokarst. Springer Verlag, Berlin, 416p.
Jeannel R. (1950). Quarante années d'explorations souterraines. Notes Biospéologiques, VI, 93p.
Kunsky J. (1950). Karst et grottes. Prague (trad. fr. du Serv. Inform. Géol. B.R.G.G.M., 107p., 167 photos, 40 fig.).
Maire R. (1990). La haute montagne calcaire. Karstologia, Mém. 3, 750p., 466 fig., 329 photos.
Martel E.A. (1894). Les Abîmes. Ed. Delagrave, 578p.
Martel E.A. (1921). Nouveau traité des eaux souterraines. Doin, 824p.
Martel E.A. (1936). Les Causses Majeurs. Artières et Maury, Millau, 510p.
Mornet D. (1911). Les sciences de la nature en France, au XVIIIème siècle. A. Colin, 290p.
Nardy J.P. (1986). Karstologie davisienne. Ann. Litt. Univ. Besançon, 341, p.35-60.
Nicod J. (1970). Pays et paysages du calcaire. P.U.F., 242p.
Nicod J. (1988). Communication au Symp. "Histoire de la Spéléologie", Millau.
Renault Ph. (1968). Contribution à l'étude des actions mécaniques et sédimentologiques dans la spéléogenèse. Ann. Spéléologie, t.22, p.1-21, 209-267, t.23, p.259-307, 529-596.
Renault Ph. (1970). La formation des cavernes. "Que sais-je ?", P.U.F., 126p.
Renault Ph. (1985). Jean Corbel (1920-1970) ... Spelunca, Mém. 14, p.65-67.
Renault Ph. (1988). Communication au Symp. "Histoire de la Spéléologie" de Millau.
Roglic J. (1972). Historical review of morphologie concepts. Karst, Elsevier, p.1-18.
Schmidl A. (1854). Zur Hôhlenkunde des Karstes : Die Grotten und Hôhlen von Adelsberg, Planina und Lass. Braumûller, Vienne, 316p.
Schoeller H. (1962). Les eaux souterraines. Masson, 643p.
Shaw T.R. (1979). History of cave science. Crymich, (Q.I.), 490p.
Sweeting M. (1972). Karst landforms. Macmillan, 362p.
Tricart J. (1965). Les particularités du développement de la géomorphologie. Principes et méthodes de la géomorphologie. Masson, p.56-74.
Trombe F. (1952). Traité de Spéléologie. Payot, 376p.
Van den Broeck E., Martel E.A., Rahir E. (1910). Les cavernes et rivières souterraines de Belgique. Bruxelles, 2 vol., 1592p. + 92p., IX + XXVI pl., dpi. h.t.