COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 13 décembre 2006)
Alexandre de Humboldt (1769-1859) est mal connu en France. Si, dans son récolement de références biographiques publiées sous le titre Geologists and the History of Geology (1980), William A. S. Sarjeant énumère 325 titres d'articles ou d'ouvrages consacrés à Humboldt depuis sa mort, cela veut dire qu'au début du XXIe siècle, le demi-millier de textes a dû être atteint ! La plupart sont logiquement écrits en allemand. Et, quoique le baron prussien, francophile et francophone, ait longtemps vécu sur les rives de la Seine, assez peu d'ouvrages en français lui ont été consacrés. Aussi doit-on saluer chaudement l'heureuse initiative de Mme Gayet qui vient d'aboutir à l'édition de cet important ouvrage sur Humboldt.
Bien sûr, ce nom pourrait évoquer déjà, à la manière d'une " statue du Commandeur ", un aspect de la science de la première moitié du XIXe siècle. Certains savent aussi que le " courant de Humboldt " désigne la remontée des eaux froides de l'Antarctique, qu'Alexandre observa en 1802 sur les côtes du Pérou. Peut-être aussi se rappelle-t-on qu'à Berlin, " Unter den Linden ", l'université porte le nom de Humboldt, encore qu'elle le doive à l'un de ses fondateurs en 1810, Wilhelm, frère aîné de notre héros, et linguiste célèbre : toutefois, les statues des deux frères encadrent l'entrée du palais ! Alexander von Humboldt, né et mort à Berlin, est ainsi beaucoup plus connu sur les bords de la Spree qu'il ne l'est à Paris où pourtant il passa plus de vingt ans de son âge mûr, entre 1804 et 1827. C'est ici qu'il rédigea l'énorme relation du Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent. Il avait en effet, accompagné du botaniste Aimé Bonpland, parcouru depuis 1799 la partie nord de l'Amérique espagnole. Au cours du voyage, effectué dans des conditions parfois héroïques, il avait distillé ses impressions dans les messages qui, évitant la croisière anglaise, pouvaient atteindre famille et amis cultivés d'Europe.
Quittant La Vera Cruz, il débarque à Bordeaux le 1er août 1804 et apprend qu'il vient d'être élu, le 16 pluviôse an XII, correspondant, dans la section de physique générale, de la Première classe (la future Académie des sciences) de l' " Institut national des sciences et des arts ". Peu d'années plus tard, on le choisit comme l'un des associés étrangers. On remarquera que ces distinctions, entérinées par Napoléon, concernaient un baron prussien que l'Empereur soupçonnait fort d'être un informateur de son roi ! À l'époque, on ne savait pas très bien quelle qualification donner à Humboldt. Son dossier, aux Archives du Quai Conti, le traite de " naturaliste, géologue, polygraphe et voyageur scientifique ". Près de deux siècles plus tard, Sarjeant voit en lui un " scientific polymath, anthropologist, historian and traveller ". En fait, cette polyvalence de Humboldt est celle d'un naturaliste complet.
L'ouvrage de Mireille Gayet est écrit d'une plume alerte, ce qui facilite la lecture d'un texte très documenté de plus de 400 pages. On y suit les faits et gestes, et parfois l'intimité, de ce célibataire endurci : singulier personnage d'une époque singulière qui voyait la France, révolutionnaire puis impériale, tenter de forger l'Europe à son image. Cette ambition politique coïncide avec la véritable domination de la science française, qui connut alors la période la plus glorieuse de son histoire. La venue de savants étrangers y contribua : Humboldt était l'un deux.
Le sujet à traiter était délicat, car l'auteur avait en même temps à retracer le déroulement d'une vie complexe et à analyser les principaux centres d'intérêt, scientifiques et parfois philosophiques, d'un homme à la pensée protéiforme. Les deux premières parties traitent du premier tiers de l'existence de Humboldt : son long apprentissage en Europe puis le voyage en Amérique. La deuxième partie de sa vie à Paris puis à Berlin comme chambellan à la cour, est ensuite abordée, en même temps que Mireille Gayet examine " l'approche de la nature " (3e partie) et " de l'homme " (4e partie). L'ouvrage s'achève par " les dernières années " du savant, redevenu prussien. De la longue vie de Humboldt, en tournant les pages, suivons les points marquants.
Ce fut dans un triste château que les frères Humboldt furent élevés, sous la dure autorité d'une mère d'origine huguenote. Des précepteurs de qualité les nourrirent de connaissances en tout genre. C'est avec l'un d'eux, Georges Forster, qu'Alexandre visitera l'Angleterre en 1789, développant son goût de la botanique au contact de l'illustre Banks. Suivirent des études dans la célèbre université de Göttingen puis à Freiberg auprès de Gottlob Werner, avec son ami Leopold von Buch. Le voilà un temps directeur des mines dans le Harz. En 1796, il devient un riche héritier, qui va visiter Paris et s'y faire ses premières relations, avec Cuvier en particulier. Il veut voyager, essayant, sans succès, de rejoindre " l'expédition d'Égypte " via l'Algérie ! C'est presque par hasard que, sillonnant l'Espagne, et avec l'appui du ministre Urquijo, il décide de traverser l'Atlantique et s'embarque avec Bonpland à La Corogne.
La relation de ces cinq années d'absence est un point fort de l'ouvrage, l'auteur connaissant bien ces contrées. Humboldt et Bonpland débarquent non loin de Caracas, s'intéressent aux sources de naphte, remontent en pirogue l'Orénoque en observant les gymnotes électriques et recherchent, par le singulier canal du Cassiquiare, la liaison avec l'Amazone. Revenus au rivage et via Cuba, les voilà dans l'actuelle Colombie : ils remontent le rio Magdalena, séjournent à Bogota, progressent vers le sud, à Quito - où Humboldt débauche le fils du vice-roi espagnol. De là, il escalade le Chimborazo - alors le " toit du monde " - jusqu'à 5877 m, 400 m sous le sommet, observant au passage les étages de végétation. En octobre 1802, la " mer du Sud " s'offre à leur vue puis les explorateurs atteignent Lima, recueillent du guano, avant d'embarquer à Callao pour un long séjour, confortable celui-là, au Mexique. Après une visite à Jefferson aux États-Unis, où il enchante les auditeurs de ses conférences, Humboldt regagne l'Europe.
À Paris, la verve intarissable et les connaissances universelles du voyageur du Nouveau Monde font merveille dans la bonne société et à l'Institut, où ses confrères Gay-Lussac et Arago, parmi bien d'autres, deviennent des amis fidèles. Rappelé à Berlin par son roi, Humboldt s'y trouve quand Napoléon y entre en octobre 1806, le baron tentant d'adoucir l'occupation militaire de ses amis français. En 1807, il s'établit pour longtemps à Paris et participe aux réunions de l'Institut comme aussi de la " Société d'Arcueil " de Berthollet. En dehors de la vie mondaine, il écrit abondamment, en particulier dans les mémoires de l'Académie des sciences. Humboldt assiste à la chute de l'Empire et va représenter la Prusse à Paris, son travail essentiel étant l'écriture, avec l'exploitation du voyage en Amérique. L'édition de ses ouvrages, richement illustrés, le ruine. Sa manière y est celle d'un géographe attiré par les rapports entre tous les sujets observés : ceci fait de lui, dans les diverses sciences naturelles, l'ethnologie, la sociologie et même la linguistique, un pionnier que l'on ne peut ignorer, ses observations et réflexions étant à l'origine de diverses disciplines, qui naîtront vraiment après sa mort.
En 1827, c'est - sur ordre formel - le retour à Berlin. Peu après, le tsar Nicolas Ier l'invite à parcourir en calèche et à vive allure (15 000 km en 8 mois) la Russie et l'Asie centrale : à Saint-Pétersbourg, il est fêté comme hôte des souverains, traverse l'Oural, en recueille les minéraux et atteint les bornes de la Chine. Il en tirera un ouvrage descriptif des mines, des reliefs et des données physiques enregistrées. De retour à Berlin, il joue à contrecœur au courtisan, comme lecteur des rois de Prusse Frédéric-Guillaume Ier puis II, dont il a la confiance, malgré la sourde animosité que l'ancien " jacobin français " rencontre autour de lui. Jusqu'en 1847, il retrouve de temps à autre les rives de la Seine. Ensuite, redevenu totalement prussien, il entreprend la rédaction, en allemand maintenant, de son énorme Cosmos, ou Description physique du Monde, immédiatement traduit en français. Il n'achèvera pas totalement cette entreprise, à la fois scientifique et philosophique. Les tomes successifs recueillent un énorme succès que peut apprécier le vieux savant peu avant sa mort, celle d'un homme angoissé et incertain. Humboldt était alors au zénith de la gloire, qui va continuer à le suivre : vont lui être dédiés une chaîne d'Asie centrale, des monts Humboldt dans le Nevada, une baie de Nouvelle-Guinée, un glacier au nord de la baie de Baffin, entre autres !
Humboldt possédait une compétence certaine dans maints domaines que l'ouvrage de Mireille Gayet examine, en particulier en botanique. Sa pensée géologique, outre les allusions dans ses diverses relations de voyage, est particulièrement exprimée dans son Essai géognostique sur le gisement des roches dans les deux hémisphères (1823). Est sous-jacente en général la doctrine de son maître Werner, dont il fait le panégyrique et dont il a suivi assez longtemps la doctrine " neptunienne ". Son ami von Buch a écrit ironiquement un jour : " Il a fallu que les raisons contre le neptunianisme [sic] fussent bien évidentes pour que Mr de Humboldt après s'être prononcé en sa faveur a [sic] adopté la thèse opposée. ", sans doute à la vue des volcans des Andes. De même, adopta-t-il, cette fois avec le baron von Buch, les thèses de ce dernier sur les " cratères " et les chaînes " de soulèvement ", que généralisera Élie de Beaumont : Humboldt y restera fidèle jusqu'à la fin. Au total, qu'a apporté Alexandre à la géologie ? L'idée de l'identité, parfois argumentée sur des faciès ou des faunes, des mêmes formations dans les deux mondes. Certaines notions sont de lui. Ainsi définit-il en 1795 le " calcaire du Jura " (futur " Jurassique " de Brongniart), jusque-là groupé par Werner avec le Muschelkalk, et que Humboldt compara justement au Lias et à l'Oolithe des Anglais et du Bassin Parisien. On lui doit aussi le qualificatif de " discordance " (" Ungleichförmigkeit der Lagerung "), le terme d'" horizons " pour de minces niveaux à " corps fossiles très caractéristiques ", au sein de " formations " divisées en " membres ", subdivisions déjà utilisées par Werner. À côté de cela, l'apport essentiel apparaît dans les domaines de la géographie et spécialement de la géomorphologie.
Un ouvrage d'un pareil volume que celui de Mireille Gayet ne peut pas échapper à certains questionnements. On s'étonne de voir citer Pasteur (p. 220), né en 1822, parmi les membres de la Société d'Arcueil, dissoute en 1815, ou Guettard comme " neptuniste ", alors que le découvreur des volcans d'Auvergne ne succomba qu'un moment à croire les basaltes être des dépôts sous-aquatiques. L'Alsacien " Frank-William " Schimper (évoqué p. 203) ne serait-il pas plutôt Franz Wilhelm Schimper qui, né français en 1856, fut professeur de botanique à Bâle jusqu'à sa mort en 1901 ? On aura aussi peine à admettre que l'illustre Eduard Suess ait été (p. 355) le précurseur de la tectonique des plaques.
Mais tout cela est bien véniel quand on met en regard ces quelques remarques avec la richesse d'un ouvrage qui fait revivre un savant exceptionnel, " universel " comme le titre l'indique bien, sans doute prussien mais tellement parisien ! La culture de l'auteur, Mireille Gayet, permet de pénétrer dans les recoins les plus singuliers d'une personnalité qui, en dépit de ses épanchements oraux et de ses multiples écrits, tentant même de comprendre " le cosmos ", s'avère être insaisissable et souvent ambigu !