TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Première série -
(1981)

François ELLENBERGER
Le problème des grès de Fontainebleau : premiers travaux méconnus. Du danger des cribles conceptuels dans la vision des faits.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (Séance du 10 juin 1981)

La présente note voudrait d'abord montrer combien il est souvent instructif d'approfondir la bibliographie d'un problème passé en remontant le plus loin possible dans le passé, jusque dans la période même de naissance de la Géologie (1) : et, soit souligné en passant, c'est l'un des meilleurs moyens de s'initier activement à l'histoire de la géologie, et de commencer, modestement mais efficacement, à y faire oeuvre utile. Notre autre objet est, à propos du problème particulier des grès de Fontainebleau, de tenter de cerner les causes d'oublis ultérieurs singuliers, où des études et observations précoces sont complètement perdues de vue par les auteurs nouveaux venus. Le caractère théoriquement cumulatif du savoir scientifique y est en échec : est-ce affaire de simple négligence, ou ne s'agit-il pas souvent d'obscurs processus de rejet, liés à des mutations conceptuelles (on cesse de voir ce qui gênerait la nouvelle interprétation) ? S'il en est vraiment ainsi, -les hommes ne changeant guère de comportements profonds-, le chercheur d'aujourd'hui sera mis en garde contre le danger de telles cécités inconscientes. N'y a-t-il pas en fait déjà succombé ?

Précisons que pour toute la période postérieure à 1840, Henriette ALIMEN dans sa thèse sur le Stampien du Bassin parisien, nous a donné en 1938 une bibliographie pratiquement exhaustive (2). Ce sont uniquement les travaux antérieurs, relatifs principalement à la région de Fontainebleau, qui sont ici considérés.

Le grès, produit de l'agglutination du sable.

Même ce qui est pour nous évidence a été objet de discussions et d'interrogations. Quel rapport y a-t-il du sable au grès ? Quelle est la substance agglutinante ? Où en est la source ?

Bernard PALISSY (3) s'en soucie incidemment, ayant trouvé, en tamisant du sablon d'Etampes, "plusieurs pierres formées dudit sablon", "mastiqué" par une "liqueur seconde". Pour le célèbre potier, les grès se forment par l'action des pluies qui imbibent les sables "d'eaux & de sels congelatifs". C'est donc pour lui un processus actualiste, partie de la dynamique encore en cours.

BUFFON a probablement observé les grès de la forêt de Fontainebleau (voir plus loin). Il écrit en 1749 (4) que "dans les grandes couches de sable vitrifiable il se forme des bancs de grès et de roc vif, dont la figure et la situation ne suivent pas exactement la position horizontale de ces couches". En 1783, il insiste sur l'origine détritique du grès : ce dernier n'est composé "que des débris du quartz réduits en petits grains qui se sont agglutinés par l'intermède de l'eau", "par la seule réunion des molécules du quartz" (dans le cas de grès purs) (5). Le "ciment" qui relie les grains, ou gluten selon le terme courant, n'est pas une matière dotée de propriétés agglutinantes particulières, mais n'est que "l'accession de molécules de même nature" que les grains. BUFFON admet une double origine des ciments, tantôt dus à des exhalaisons venant du fond de la terre, tantôt à l'infiltration des eaux.

BUFFON se réfère volontiers aux mémoires de DE LASSONE parus quelques années plus tôt aux Mémoires de l'Académie royale des Sciences. Ce sont des travaux importants, qu'il importe de sortir de l'oubli. L'auteur (1717-1788) était avant tout un médecin renommé, attaché dès 1754 à la Cour, et devenu le médecin personnel de Louis XVI et Marie-Antoinette (6) ; il avait soigné ROUSSEAU, D'ALEMBERT, BUFFON. Dans sa jeunesse, FONTENELLE avait été son protecteur. Sur le tard, il se livrait surtout à des recherches de chimie, et c'est notamment en chimiste qu'il étudie le grès de Fontainebleau, qui lui était évidemment familier de par les séjours de la Cour en ce lieu.

DE LASSONE appartient lui aussi au grand mouvement d'idées proto-uniformitaristes du XVIIIè siècle français (c'est uniquement l'ignorance de la littérature originale qui a pu faire croire aux historiens que HUTTON, LYELL, CONSTANT PREVOST, Von HOFF étaient les créateurs de l'actualisme, en y ajoutant le chauvinisme anglocentrique pour les deux premiers), mouvement interrompu par le renouveau catastrophiste d'après 1790 (7). Cet actualisme de DE LASSONE est affirmé en matière d'érosion (où il rejoint GUETTARD) et de sédimentation. L'auteur l'étend à la formation dans le sable, qui est comme leur "matrice", des masses et bancs de grès de Fontainebleau, assimilables à des concrétions et homologues à ce titre des silex de la craie par exemple (8).

Le danger de l'actualisme, c'est d'en abuser (9) ; ayant noté que l'adhérence des grains sableux dans le grès tendre ordinaire devait être dû à un "gluten particulier" très subtil sur la nature duquel il ne se prononce pas, DE LASSONE remarque de plus l'existence, sur les parois de certains blocs dégagées par l'exploitation, d'un "enduit vitreux très-dur" dû à ce même "suc lapidifique". Cette sorte de "matière vitrée" résistant aux acides, tout comme la propre substance des grès, continuerait selon ce que l'auteur croit avoir vu, à se former à la surface des blocs en place dans leurs "minières", sorte de "végétation des pierres" encore en cours. La "transudation" du fluide d'humectation porteur du "gluten" s'est ici arrêtée et concentrée à la surface libre du bloc, au lieu de diffuser dans le sable en l'agglutinant en grès (10).

Il est curieux de noter que ces "enduits" (en fait quartziteux) formés dans les parois des diaclases, n'ont semble-t-il pas été notés par les auteurs ultérieurs jusqu'en 1938 (11), à l'exception peut-être de ROBERT en 1843 (12). Est-ce en rapport avec le fait que leur existence impose la recherche d'un schéma d'une silicification en deux temps, plus compliqué que les hypothèses monogéniques qui viennent naturellement à l'esprit ? Le réductionnisme unicausal est un piège délicieux à toutes les époques (13).

Dans un mémoire ultérieur (1777) (14), DE LASSONE procède à l'analyse chimique du matériel. Le "grès cristallisé" ainsi que les concrétions mineures globuleuses lui donnent 3/8 de "matière spathique soluble" dans l'acide nitrique. Il pense en trouver 1/24 dans le grès tendre ordinaire, où elle pourrait servir de ciment. - On passera sur les observations de l'auteur sur les imprégnations ferrugineuses et autres, les croûtes à lichens, l'exploitation du grès et les maladies pulmonaires frappant les ouvriers, données dans le premier mémoire. Notons simplement le souci de DE LASSONE de tenir compte des observations concrètes et parfois du langage des ouvriers carriers, lesquels, par exemple, considéraient le degré très variable de consolidation des grès comme témoignant d'un avancement plus ou moins grand vers un "état de perfection ou de maturité" : notion empirique vague que l'auteur savant cherche à traduire en termes physiques. S'agit-il uniquement d'une pénétration plus ou moins grande du "suc lapidifique", ou aussi d'une diversité dans la nature de celui-ci ? Le recours à ce terme archaïque ne doit pas nous faire sourire. Nos études modernes (Pierre TERMIER, 1895 ; L. CAYEUX, 1906 ; recherches en cours) tendent à montrer que l'hypothèse de BUFFON (que l'on peut transcrire en : cimentation par une solution de silice monomère déposant d'emblée du quartz) est simpliste. Nous discutons ce problème ailleurs. A nos yeux, DE LASSONE avait donc raison de ne pas trancher.

En ce qui concerne la localisation des grès dans la masse du sable de Fontainebleau, BUFFON et DE LASSONE restent dans la vague. De même, CUVIER et BRONGNIART dans leur mémorable mémoire de 1811 (15) qui fonde véritablement la géologie du Tertiaire parisien. Pour ces deux auteurs, le grès et le sable sont "entremêlés" (voir leur coupe fig. 5) en proportions comparables et en "couches alternatives". Or, en 1804, J-M. COUPÉ, auteur trop méconnu qui jette les bases de cette stratigraphie, a parfaitement vu que, dans le Hurepoix, le "siège natal" des grès avant leur déchaussement et éboulement est dans le massif sableux, "à quelques toises d'intervalle au-dessous" de "la région meulière" dont ils sont cependant "entièrement séparés" (16). Il faudra attendre HUOT (1840) (17) pour voir à nouveau précisée cette localisation du grès vers le sommet des sables.

Or, COUPÉ associe ses observations à une théorie génétique cohérente qui avait le tort de se fonder sur une chimie précaire. Comme d'autres auteurs de l'époque, il croit que le quartz est un composé complexe (tout comme pour nous les feldspaths). Après le retrait de la mer, le sommet du sable est affecté par ce que nous appellerions aujourd'hui la pédogenèse : les "effets atmosphériques" et la végétation induisent un phénomène de "subterranéation" (si l'on veut, métasomatose diagénétique). La digestion lente du sable donne de l'"argile" qui s'étend en nappe, de la "silice" qui se "coagule" en pierre meulière; des "teintures ferrugineuses" qui vont imbiber le sable intact sous-jacent (18), et enfin du calcaire. Ce dernier, repris entre temps par les végétaux et les petits coquillages d'eau douce, peut engendrer des amas de marne. De plus, une "eau chargée d'une dissolution spathique liquide" est descendue à plusieurs reprises dans le sable, qu'elle a "empâté" "en se conglomérant à la ronde" en donnant les grès. COUPE observe fort bien leur morphologie, montrant des "ondes empâtées" "accolées l'une sur l'autre avec des rides et des bourrelets". Les blocs gréseux ont une surface supérieure "monticulée", des flancs "élargis globuleusement" et sont limités inférieurement "par une ligne horizontale uniforme".

Cette expressive description des données de terrain, complètement oubliée aujourd'hui, est inévitablement entremêlée d'idées génétiques en partie insoutenables à nos yeux. On a vu l'hypothèque chimique. Or, de plus, l'on a ici un autre cas d'actualisme abusif. Il est sans doute à l'honneur de COUPÉ de se faire l'avocat déclaré des "causes lentes" (19), notamment en matière d'érosion. Mais en contre-partie, des textes montrent qu'il n'a pas un sens très aigu de l'histoire. Dans le cas présent, il considère manifestement ses processus de "subterranéation" comme toujours en cours, et identifie les coquillages fossiles des meulières à ceux vivant encore dans les fossés des plateaux du Hurepoix. Enfin, sans aucune épreuve chimique, il décide que le ciment de consolidation des grès est "spathique" (= calcaire), parce que cela cadre avec son système. - Ne lui jetons pas la pierre : même Henri DOUVILLÉ dans son article fondamental de 1886 a commis la même erreur, entre temps accréditée entre autres par CONSTANT PREVOST, toujours pour les mêmes raisons de visions génétiques préconçues. Puisque les fameux "grès cristallisés" de Bellecroix, très durs, sont dûs à une infiltration calcaire au sein du sable de la forêt de Fontainebleau (20), n'est-il pas logique que l'agglutination du grès banal procède de la même causalité ? Et cela d'autant plus que l'actualisme nous y incite : on connaît de nombreux exemples de cimentation subactuelle de sables, y compris dunaires, en grès à ciment carbonaté, mais non de grès à ciment siliceux. La logique de l'erreur est multiforme : vertige actualiste et fascination unicausale se retrouvent souvent, rançon de saines méthodes.

Sables et grès, considérés comme produits de précipitation cristalline.

Certains textes anciens, à une première lecture, paraissent saugrenus. Plutôt que de traiter leurs auteurs d'illuminés ou d'imbéciles, recherchons plutôt leur logique. Revécue de l'intérieur, sa cohérence s'impose à nous.

On s'étonne de voir en 1782 GIRAUD SOULAVIE (21), étudiant la succession des terrains de la région de Malesherbes (25 km WSW de Fontainebleau), affirmer que le grès est la roche première, que le sable n'est en général que le produit de sa "dégénération", que ce grès formant d'abord un "tout continu" est né par "crystallisation" dans une eau contenant ses principes à l'état de dissolution. On peut voir dans ces assertions les propos gratuits d'un tenant inconditionnel de la théorie neptunienne (DE LUC en tiendra dix ans plus tard de semblables (22)). Mais regardons de plus près et le texte, et les faits.

GIRAUD SOULAVIE nous dit aussi que la cristallisation du grès n'a pas été également parfaite partout ; qu'il y a eu un "retrait" sans règle laissant le grès comme pulvérulent; et que la cristallisation elle-même a parfois été "pulvérulente" : "elle forme alors ce sable brillant & quartzeux, débris de la crystallisation de la roche". "Brillant" et "quartzeux" : voila les mots clefs. Pourquoi donc, jusqu'à nos jours, si peu d'auteurs ont-ils remarqué, ou signalé, que, notamment en forêt de Fontainebleau, le sable meuble tout comme le grès tendre ou dur, scintillent au soleil ? A la loupe binoculaire, ou mieux au microscope électronique à balayage (études en cours), on voit qu'en pareil cas, des facettes cristallines se sont formées sur les grains de sable, pouvant parfois aller jusqu'à des polyèdres bipyramidés presque parfaits.

Ce fait était alors bien connu. ROMÉ de L'ISLE (23) oppose les "sables de transport" aux "sables cristallins homogènes & nés sur place" dont il cite plusieurs exemples, dont le sable d'Etampes. En 1817, l'article Grès du Nouveau dictionnaire d'Histoire naturelle (par LUCAS fils) répercute ces notions. Deux ans plus tard, D'AUBUISSOIN DE VOISINS, dans son classique Traité de Géognosie (t. II, p. 414), écrit que le sable de Fontainebleau "consiste en un assemblage de très petits grains anguleux de quartz" et note dans les fissures du grès de très petites faces de cristallisation. Il hésite à accepter la formation de ces grandes couches de sable par précipitation, mais relève cependant les arguments en faveur de cette thèse.

COUPÉ lui-même en 1805 (24), sans faire état des "sables cristallins" précités, adhère sans réserves à la théorie du dépôt chimique de la "vaste nappe" de sable fin de notre Stampien actuel. C'est pour lui le "produit de la dépuration insensible de l'eau de mer" sous forme de "guttules" ; et cette "silice" a été apportée en dissolution dans l'eau des fleuves. Il appuie son opinion sur des expériences des chimistes.

Il faut se replacer dans le contexte intellectuel de l'époque. La théorie neptunienne était encore triomphante, doctrine unificatrice qui paraissait avoir été solidement étayée par les travaux des meilleurs physico-chimistes. Leur autorité prévalait sur les dires des quelques partisans du système fluvialiste (qui forme le gros des sédiments par le produit de l'érosion lente des continents) : Henri GAUTIER et Nicolas BOULANGER étaient loin, DESMAREST peu écouté, HUTTON presque inconnu. Dans le cas précis des sables fins et homogènes de l'Ile de France, la présence de gîtes de "sables cristallisés" fournissait à un ROMÉ DE L'ISLE (évidemment fort influent) une preuve a posteriori que l'on pouvait juger sans réplique (la fraîcheur des arêtes attestait l'absence de tout transport, donc une genèse sur place).

Curieusement, dès les années 1820, il n'est plus fait état de ces faciès cristallins du sable de Fontainebleau. Ce silence est-il en rapport avec la déroute du Neptunisme ? Cette cécité apparente tient-elle au fait que l'on ne tient plus tellement à s'intéresser à un fait dont on a perdu la facile explication ? Car, il est instructif de le souligner, nous-mêmes aujourd'hui, pourtant en possession de multiples exemples français et étrangers de tels grès et sables à grains plus ou moins bipyramidés, y trouvons encore matière à problème, et ne sommes guère pressés d'examiner les faits.

Les sables homogènes, produits d'origine souterrains.

En 1843, MELLEVILLE nous surprend en imaginant que les grandes formations sableuses du Tertiaire parisien sont le produit de sortes d'éruptions successives remontées de la profondeur par des puits verticaux. On a là un bon exemple d'une idée en apparence bizarre, qui ne s'éclaire que si on remonte a ses antécédents originels (25).

Nous devons comprendre qu'aux yeux de nombre de géologues (ou naturalistes) de l'époque où naissait notre science, l'existence même de ces grandes masses de sable fin, pur, homogène, constituait une énigme. Prenons un peu de recul par rapport à l'appareil sécurisant de notre savoir cumulé. Acceptons avec un DE LASSONE la vision actualiste de la formation de la terre : il compare volontiers le sable de Fontainebleau aux vastes amas sableux dont l'observation a révélé la présence dans les mers actuelles et qui sont eux aussi déficients en "corps marins", et n'hésite pas à invoquer "la réalité d'un ordre universel, & l'uniformité des causes productrices" (26). Voilà pour le milieu marin régnant jadis : mais cela ne nous dit rien sur l'origine première du sable lui-même. Même si l'auteur avait été un fluvialiste, à contre-courant de son temps (27), aucun modèle ou schéma simple ne pouvait expliquer la genèse de ces grands amas de sable pur et fin par le déversement brut dans la mer des détritus d'érosion des terres émergées (28). Même pour nous aujourd'hui, il faut invoquer tout un concours complexe de circonstances multiples (pouvant inclure le remaniement de sables antérieurs et des mécanismes de tri éolien) . Puisqu'il est dans la meilleure logique de l'esprit humain de rechercher toujours de préférence les systèmes explicatifs les plus proches possibles de la cause unique, de la loi unique - on ne peut faire reproche à DE LASSONE d'avoir supprimé toute difficulté en se repliant (au moins à titre de solution vraisemblable) sur une hypothèse ancienne mais simplificatrice. Elle s'enracine dans une vieille conception remontant d'après lui à VAN HELMONT : à l'intérieur du globe est un immense abîme de sable mouvant très fin, fluide, mobile. C'est de là que sont sortis et que sortent encore quelquefois les grands amas précités de sable.

En tout état de cause, DE LASSONE considère chacun des petits grains de sable comme une concrétion élémentaire des molécules premières de la matière. On conçoit que pour lui, cette condensation a aussi bien pu s'effectuer à l'intérieur du globe, dans l'hypothèse considérée.

Il serait trop long de poser ici le problème du pourquoi des reculs apparents (par rapport à nos solutions d'aujourd'hui, solidement attestées) qui se manifestent durant la longue phase de naissance de la science de la Terre. Car enfin, ni pour WOODWARD, ni pour LINNÉ (pour ne citer qu'eux), le sable n'est autre chose qu'une poudre de roche : ce dernier écrit : "Arena constat lapidibus comminutis" (le sable est composé de pierres menuisées (29)). Tout se passe comme si ces solutions simples et naturelles, longtemps admises sans discussion, étaient ensuite éclipsées par des hypothèses nouvelles (fausses aux yeux des générations suivantes) imposées par le développement même des observations d'une part, des sciences de base d'autre part : développement inachevé, donc générateur de vues à la fois péremptoires et prématurées. Le terme de recul est impropre, dans la mesure où le nécessaire dépassement de ces stades critiques provisoires a conduit à un palier supérieur où de multiples solutions nouvelles apparaissent, dans un cadre neuf.

Par contre, il y a véritablement recul quand il y a eu de toute évidence oubli pur et simple d'avances antérieures, perte de données, méconnaissance de documents riches d'information. En voici d'autres exemples. Gardons-nous de confondre mutations conceptuelles et mépris de l'acquis, contexte rénové et désinvolture vis-à-vis des pairs et prédécesseurs. La science se renie quand elle ne se soucie plus d'être effectivement cumulative. N'est-ce point, chez nous, mal endémique, récemment devenu aigu ?

La disposition structurale des bandes gréseuses en forêt de Fontainebleau.

Comme H. ALIMEN le retrace fort bien, c'est à Henri DOUVILLÉ que l'on doit la mise en évidence de deux données capitales : 1) la division du sous-sol de la forêt en "bandes gréseuses" et "bandes sableuses" sans grès, alignées parallèlement ; 2) la géométrie ondulée de la surface de repos du calcaire lacustre ("de Beauce") sur la formation sableuse, les grès se trouvant localisés dans les parties hautes de celle-ci. G.F. DOLLFUS (surtout 1893) généralise ces données pour tout le bassin stampien et reporte les bandes gréseuses sur les rééditions de la Carte géologique de France au 80.000è (30). O. BARRE (1902) confirme pleinement ces faits par son étude détaillée de la forêt de Fontainebleau, dont il donne une carte géologique au 50.000e très parlante et précise (31). H. ALIMEN (loc. cit., 1936) récapitule l'historique de toute l'affaire et fournit de nombreuses confirmations complémentaires du schéma de DOLLFUS et BARRÉ (y compris à l'hypothèse de l'origine dunaire des ondulations, problème que nous traiterons ailleurs). Elle montre que plusieurs auteurs des années 1835-1845 avaient déjà vu que localement, le calcaire lacustre s'était déposé en contrebas des sables et grès (CONSTANT PREVOST, DE R0YS, D'ARCHIAC, DE SÉNARMONT), sans en tirer de conclusion générale.

Voilà donc tracée, en apparence, la trajectoire d'une découverte : 1) des précurseurs aperçoivent presque simultanément une anomalie ; 2) bien plus tard, elle est confirmée par une étude méthodique qui l'insère dans un modèle structural cohérent ; 3) d'autres prennent alors le relais et généralisent le modèle à l'échelle régionale, tout en développant et affinant une théorie génétique qui devient classique ; 4) on peut y ajouter enfin les études récentes qui tentent de procéder s'il y a lieu à des aménagements du modèle, pris pour base de discussion.

En fait, les premiers stades de ce développement nous paraissent assez différents. En entreprenant son étude décisive, Henri DOUVILLÉ ne se réfère nullement aux "précurseurs" susnommés. Son objectif premier est de réfuter les assertions néo-catastrophistes de l'ingénieur Belgrand (1859) pour qui les alignements topographiques de la forêt de Fontainebleau sont essentiellement dûs au déblaiement brutal effectué par un puissant courant cataclysmique récent. En réponse, DOUVILLE montre que ces alignements préexistent sous la forme des bandes de grès, et ont été simplement mis en valeur par érosion différentielle lente (ruissellement).

Voyons au reste l'état des connaissances géologiques "officielles" dans les décennies qui précèdent la "percée" de 1886. Cet état est enregistré par les cartes géologiques. - La carte géologique du département de Seine-et-Marne, au 80.000e, de DE SÉNARMONT (1851) ne figure absolument rien qui évoque des variations d'altitude du sommet de la formation sableuse, ni dans les contours, ni dans les coupes figurant en marge. Les grès ne sont pas distingués géologiquement, et le fond topographique (celui de la carte d'Etat-Major) n'en fait pas ressortir les alignements rocheux. - Les premières éditions des feuilles Melun et Fontainebleau de la carte géologique de France au 80.000e (ca.1870-1871) s'éloignent peu des contours de DE SENARMONT. Bien qu'on ait ajouté en surcharge quelques symboles : "grès", la disposition en bandes ne ressort aucunement.

Ainsi en apparence, DOUVILLÉ et D0LLFUS innovent à partir de zéro (les "précurseurs" déjà cités n'ayant joué aucun rôle, sauf de nous donner le plaisir de les tirer après coup de l'oubli). - Or, rien n'est plus inexact. Mais la filiation est tout autre. Elle passe par une autre voie que la géologie. DOUVILLÉ fait référence à la carte topographique de DENNEC0URT (édition 1884), laquelle figurait "d'une manière approximative" les affleurements gréseux. Il s'agit là de l'une des nombreuses rééditions de la carte au 50.000è dressée par C.F. DENNECOURT (32) en 1844 "à l'aide des meilleurs plans et rectifiée sur le terrain".

Parmi ces "meilleurs plans", deux au moins sont à citer : 1) la Carte des Chasses du Roi, à Fontainebleau publiée (seulement) en 1809, à l'échelle du 34.560e environ, en noir, chef d'oeuvre de gravure, dont la topographie vaut presque celle de la carte d'Etat-Major, et où les rochers sont figurés par un signe discret ; 2) et surtout la magnifique Carte de la Forêt de Fontainebleau... gravée en 1778 par Guillaume DE LA HAYE, à une échelle voisine, avec lavis en couleurs. La gravure, mieux que dans la précédente, rehaussée par le coloriage, fait admirablement ressortir le système des alignements rocheux, avec une précision pas tellement éloignée de celle du commandant BARRÉ de 1902. Par opposition, le figuré du modelé par hachures, un peu schématique, fait apparaître la disposition des "monts" d'interbandes, en forme de plateaux ou lobes sans rochers. La terminologie encore en usage ("rochers", "monts", "plattières", "plaines") est déjà fixée.

Il paraît clair qu'une filiation peut donc être tracée (ce qui ne veut pas dire une connaissance cumulée des antécédents) depuis cette carte jusqu'à DOUVILLÉ en passant par les relais des cartes de 1809 et de DENNECOURT. Notons qu'il ne s'agit que de cartes sans prétention géologique, d'intérêt purement forestier, cynégétique et touristique. Serait-ce là la raison de leur non-prise en considération par la géologie "officielle" ? Comment expliquer que les géologues chargés de synthétiser la géologie du Bassin parisien tertiaire, tant par des cartes que par les textes, aient pu à ce point se désintéresser du fait des alignements gréseux, pourtant déjà si clairement figuré en 1778 ? Serait-ce plutôt parce que l'existence de ces derniers constituait un fait dérangeant, qu'on aimait mieux laisser de côté ?

Or, deux auteurs au moins parmi les géologues renvoient à la carte de 1778 : il s'agit de CUVIER et BRONGNIART, dans leur célèbre ouvrage de 1811 (33). Ces deux auteurs reprennent les termes de "rochers" et "monts ou plateaux", mais sous l'angle géologique : les longues et étroites collines nommées "rochers", "sont uniquement composés de grès jusqu'à leur sommet", tandis que les "monts" ont conservé un chapeau calcaire. Leur végétation est différente, et le lecteur est prié de se reporter a la carte sus-mentionnée pour les données que la leur, à beaucoup plus petite échelle, n'a pas pu figurer. Chose importante : il est précisé que les buttes et collines "qui portent du calcaire d'eau douce sont toujours applaties à leurs sommets, et sans aucun bloc de grès" (tels le Mont Merle, le Mont Morillon, le cap de la Queue-de-la-Vache, etc.). (Ces données sont reproduites sans changement dans la réédition de 1822). Il n'y manque qu'une seule phrase pour que l'état du savoir en 1811 ait pu être le prélude virtuel immédiat de celui de 1806 : à savoir que dans ces conditions, le calcaire coiffant les "monts" gisait en contrebas du faite des "rochers" gréseux : ce qui découlait évidemment de la topographie, et que CUVIER et BRONGNIART n'ont pas pu ne pas voir. S'ils n'en parlent pas, n'est-ce pas parce qu'une telle disposition, avec limite ondulée des formations, contredisait leur système d'avancées et retraits catastrophiques de la mer ?

Une indication indirecte dans ce sens nous est donnée par COUPÉ en 1805 (34) : il ne croit pas à un retrait graduel de la mer (après le dépôt des sables de Fontainebleau), car un tel retrait aurait laissé derrière lui "une suite de bourrelets successifs de galets, de sablons et de dunes". Or, il ne voit rien de tel, mais une vaste plaine uniforme et lisse. Et c'est son actualisme même qui lui fait admettre un retrait subit, laissant une surface sableuse plane. Le catastrophisme de CUVIER et BRONGNIART devait sans doute récupérer volontiers cette vision des choses. Ne peut-on alors inversement imaginer que CONSTANT PREVOST, militant de l'anti-catastrophisme, retiendrait au contraire l'antithèse rejetée par COUPÉ, ou au minimum serait, lui, prêt à ouvrir les yeux sur la réalité des ondulations ? Bien qu'il n'en ait pas donné de commentaires, elles sont fort explicitement figurées en forêts de Sénart et de Fontainebleau, sur sa Coupe des Formations tertiaires du Bassin de Paris (35), tout comme sur la Coupe théorique jointe.

Il est en tout cas piquant de remarquer que l'idée des bourrelets et dunes au sommet des sables de Fontainebleau a été lancée par un auteur dès 1805, mais pour la nier ! Que n'a-t-il pas, fin observateur qu'il était, séjourné à Fontainebleau, plutôt que de se limiter au Hurepoix ? Il les auraient vues, puisqu'il les concevait. De même, CONSTANT PREVOST devait se réjouir de les constater, car il pouvait, nous l'imaginons du moins, y trouver un argument de plus pour sa thèse (transcrite en termes d'aujourd'hui) de l'hétérochronie générale des limites de faciès lithologiques et même de biozones.

Est-ce alors, a contrario, la doctrine des formations isochrones séparées par des catastrophes instantanées, -si fortement affirmée par exemple par DUFRÉNOY en 1843 (36), puis codifiée paléontologiquement par Alcide D'ORBIGNY, - qui a guidé la plume d'un DE SÉNARMONT (lui-même avocat de cette doctrine (37)) à dessiner plane l'interface Sables de Fontainebleau - Calcaire de Beauce en forêt de Fontainebleau sur sa carte de 1851, alors qu'il avait vu le contraire en 1844 (38) ?

Il nous aurait fallu de plus examiner l'influence des doctrines en matière d'érosion,sur la façon dont les auteurs conçoivent la morphologie dans l'espace des corps gréseux. Pour un catastrophiste comme Belgrand (40), il n'y a nul rapport entre la structure et le modelé, celui-ci devant tous ses traits à la seule action de la ruée des eaux : et celles-ci ont pu transporter au loin les blocs gréseux disjoints. En réaction, le premier soin de DOUVILLÉ sera au contraire de souligner que les blocs sont descendus sur place, sans déplacement latéral notable, ce qui permet donc de restituer la disposition primitive des bandes gréseuses dans l'espace. Ce sont là deux positions extrêmes (nos propres études tendant à confirmer la seconde). Ne peut-on pas postuler que le fait géologique majeur de la disposition des grès en bandes parallèles, par lui-même bien singulier, voire gênant, ne pouvait être vraiment perçu que par les tenants de l'actualisme en matière de dénudation, c'est-à-dire des causes douces, des causes lentes ? Car inversement le recours au catastrophisme incitait à douter de l'héritage structural, à transférer sur l'événement récent du cataclysme diluvien une large partie des données du terrain. On peut en tout cas noter la coïncidence entre la longue période de cécité déjà signalée (à savoir l'étrange non-vision des bandes et ondulations) d'une part, et l'impressionnante régression générale d'autre part des idées en matière de morphogenèse durant une large partie du XIXè siècle (39).

Quel contraste entre un BELGRAND (pris au sérieux par nombre de contemporains), et la brève mais juste vision d'un BUFFON cent-dix ans plus tôt ! Ce dernier, pourtant chiche en matière de dénudation par les eaux courantes (en comparaison de GAUTIER ou BOULANGER), ayant posé en général que les pluies entraînent peu à peu le sable où le grès s'est formé, nous dit que "elles ont commencé par silloner et découper ces collines dans les intervalles qui se sont trouvés entre les noyaux de grès, comme on voit que sont découpées les collines de Fontainebleau ; chaque pointe de colline répond à un noyau qui fait une carrière de grès, et chaque intervalle a été creusé et abaissé par les eaux,qui ont fait couler le sable dans la plaine" (41). Mettons qu'il n'y ait là que proto-actualisme et proto-géologie : mais aussi un début d'intuition pénétrante d'une vérité restée inchangée.

Conclusion

Le présent petit essai, rédigé par un géologue pour les géologues, entend se situer à l'intérieur de la science. Celle-ci, corps de connaissances, est une, et les travaux d'il y a deux siècles en font autant partie organique que ceux qui affluent aujourd'hui. Le savoir étant par essence cumulatif, il importe de toujours vérifier que rien n'a été perdu en route. Ce devoir impératif de récapituler tous les résultats antérieurs n'a apparemment pas été mieux accompli dans le passé que de nos jours : le chercheur est pressé, il est tout à ses propres recherches, et rechigne à cette perte de temps qu'est la lecture attentive des travaux antérieurs. Son excuse est dans le dépassement continuel propre à la science, lequel (théoriquement) dévalorise ipso facto tous les états précédents du savoir. Dès lors, l'historien prenant cela à la lettre, veut se donner pour tâche de n'étudier les oeuvres du passé que dans leur propre contexte, encloses dans leur éternel présent, et sans référence à un développement futur qui n'existait pas encore et aurait pu ne pas exister. Le géologue, lui, doit assumer une double tâche : il importe, s'il veut s'occuper de ce passé qui est la racine même de sa propre vision du monde qu'il fasse effort (et c'est fort difficile) de se remettre dans la pensée des prédécesseurs, de revivre leur démarche logique comme de l'intérieur, de réapprendre leur langage, et surtout de se vider de tout l'encombrement des notions ultérieures. Bref, d'agir en historien.

Mais le géologue, ce faisant, reste un scientifique, et a pour autre devoir d'éprouver la valeur positive plus ou moins grande des affirmations passées par rapport à la science d'aujourd'hui (42). Car cette science passée entendait elle aussi saisir la réalité - il serait absurde d'imaginer qu'elle ne l'a jamais atteinte, qu'elle n'était que tissu d'illusions. Notre expérience personnelle est, tout au contraire, que la meilleure clef pour pénétrer dans les travaux anciens et en découvrir toute la valeur, c'est de se livrer soi-même à une étude neuve du sujet. La fraîcheur de notre regard neuf nous met comme en communion avec l'effort de voir du naturaliste de jadis (43), et nous découvrons avec admiration avec quelle profondeur et acuité il leur est arrivé de contempler la nature.

Nous découvrons aussi que nos confrères d'autrefois se sont trompés, de bonne foi. Peu de tâches sont aussi essentielles que de tenter de démêler les raisons exactes de ces pertes de contact avec la réalité, de reconstituer la logique de l'erreur : celle-ci est de tous temps, y compris du nôtre. Nul doute que plus tard les historiens ne s'étonnent à leur tour des archipels d'erreurs, des tunnels d'oublis, qui auront été la contre-partie inévitable des révolutions scientifiques récentes dans la science de la terre.

En conclusion des pages qui précèdent, il nous est apparu que toute recherche bibliographique poussée suffisamment loin en arrière met en lumière le caractère non-linéaire du progrès des connaissances publiées, en tout cas en géologie. Des percées restent sans lendemain ; des lots d'observations précieuses sont apparemment rejetés dans l'oubli. De ce fait, une suite discontinue de chercheurs anciens isolés se trouve (certes sans l'avoir voulu) exilés dans le statut ambigu de "précurseurs". L'usage est d'ajouter "méconnus" : mais comment savoir si leur apport n'a pas en fait été intégré à titres divers dans le savoir commun, même et y compris par des gens qui se sont gardés d'y faire allusion ? Etant donnés nos propres agissements actuels de scientifiques, il est hélas ! probable que d'une génération à l'autre du passé, les pertes en chemin ont été importantes, par paresse à lire, manque d'intérêt, illusion de vivre une novation rendant le reste caduc, etc. Tout ceci est banal, et trop humain. Le présent essai nous a conduit à penser que ces déficiences, ces pertes de vision, dépassaient le pur hasard de l'inconséquence, et qu'insidieusement, au-delà des négligences individuelles, ce sont les concepts et les paradigmes du moment qui rétrécissaient le champ du regard, intellectuel et même physique. Les observateurs, probablement à leur insu, ne voient plus des pans entiers de faits concrets, des évidences de terrain, parce que leur perception s'est modifiée, leur intérêt a changé, et, plus grave, parce que ces faits les gêneraient. Entre l'oeil et les choses., un crible mental s'interpose ; on perd la vision de ce qui inconsciemment nous dérange, ou n'est plus un thème d'engouement collectif. Peut-être a-t-on aperçu, mais alors on se détourne.

Et toute approche "actualiste" de l'historiographie posant en principe que qualitativement, nous différons peu de nos prédécesseurs, devrait nous presser de lire les anciens travaux : car cette lecture (outre son intérêt historique) pourra, si nous sommes de bonne volonté, nous inciter à voir le monde avec un regard renouvelé. Car nous aussi, malgré tout le capital accumulé du savoir, sommes borgnes, sans nous en douter.

BIBLI0GRAPHIE, REFERENCES